Hachette (p. 51-60).



IV

obéissance de gribouille.


La foule se dispersa. Caroline ferma la porte de sa maison pour éviter les visites importunes des curieux ; elle garda Gribouille et Nanon, qui l’aidèrent à mettre de l’ordre dans la maison. Après une nuit douloureuse passée près du corps de la morte, Caroline et Gribouille assistèrent aux pénibles cérémonies de l’enterrement. Quand ils rentrèrent dans leur maison déserte, Caroline pleura amèrement, et Gribouille lui-même ne put retenir ses larmes. Ce fut lui pourtant qui rendit à Caroline du courage en recommençant les raisonnements qu’il avait déjà faits la veille.

« Nous avons bien de l’ouvrage, ma sœur, dit-il quand il la vit plus calme : le linge à laver, les effets de maman à ranger ; et puis… les robes de Mme Delmis à faire.

caroline.

Tu as raison, Gribouille ; j’ai tort de me laisser aller : il me faut du courage ; avec l’aide de Dieu j’en aurai.

gribouille.

Et moi donc ! Il m’en faudra du courage et de la tête pour tout faire à présent.

caroline, souriant.

Tout faire ? Quoi donc ? Qu’auras-tu tant à faire ?

gribouille.

Laver le linge, bêcher, semer, arroser, soigner le jardin, nettoyer la maison, apporter de l’eau, acheter les provisions, réparer les meubles, faire le ménage. C’est toi qui faisais tout cela avec moi, jadis ; à présent que nous n’avons plus la pension de six cents francs de maman, il faut faire de l’argent, et tu pourras en faire en travaillant, tandis que moi je ne puis que t’y aider en t’empêchant de te déranger de ton travail.

caroline.

Bon Gribouille ! sais-tu que tu me seras très utile et que tu as de très bonnes idées ?

— Vraiment ! dit Gribouille rougissant de bonheur : je te serai utile ? J’en suis bien, bien heureux ! Je te demanderai seulement de me dire tous les matins ce que j’aurai à faire et je le ferai… Oh ! tu verras avec quelle exactitude j’exécuterai tes ordres. »

Le pauvre Gribouille se mit tout de suite à l’œuvre en décrochant le balai et en nettoyant la maison, qui ne l’avait pas été depuis deux jours. Il alla chercher de l’eau fraîche dans les cruches, cueillit dans le jardin les légumes nécessaires à la soupe du soir, les lava, les éplucha et les posa proprement près de la marmite où ils devaient cuire. Il s’occupa ensuite de préparer le menu bois nécessaire pour le repas. Caroline, pendant ce temps, mettait en ordre les effets qui avaient servi à sa mère, rangeait le linge et mettait à part ce qui devait être lavé et raccommodé.

La journée s’acheva ainsi, triste, mais sans ennui. La fatigue du jour précédent leur procura une bonne et longue nuit. Lorsque Caroline s’éveilla, elle entendit sonner sept heures ; effrayée de ce sommeil prolongé, elle sauta à bas de son lit, fit une courte prière, s’habilla à la hâte et alla éveiller son frère, qui dormait encore profondément.

« Gribouille, éveille-toi, lui dit-elle en l’embrassant ; il est tard, très tard. Vite à l’ouvrage ! »

Gribouille se frotta les yeux, fit un effort pour se mettre sur son séant et retomba endormi.

Caroline le regarda avec attendrissement.

« Pauvre garçon !… Faut-il le laisser dormir ? faut-il l’éveiller ?… Il est fatigué, il est jeune… Dois-je l’habituer à vaincre la fatigue et le sommeil, ou vais-je le laisser prendre le repos dont il a si évidemment besoin ?… Que faire ? Maman, inspirez-moi… »

Pendant que Caroline, indécise, avançait et retirait sa main prête à secouer Gribouille, il entr’ouvrit les yeux, et d’une voix à peine intelligible :

« Laisse-moi,… j’ai besoin de dormir.

— Dors, pauvre frère, dit tout bas Caroline en déposant un baiser sur son front. Dors, pendant que j’irai à l’église prier le bon Dieu pour nous et pour ma mère. »

Caroline avait l’habitude d’entendre la messe chaque matin ; ce jour-là, la messe était déjà dite, l’église était déserte. Caroline s’agenouilla près de l’autel et pria de tout son cœur pour sa mère, pour son frère et pour elle-même. Elle retourna ensuite à la maison, trouva Gribouille en train de se réveiller, et se mit à préparer leur frugal déjeuner pendant qu’il se débarbouillait et s’habillait.

caroline.

As-tu fait ta prière comme tu le faisais du vivant de maman, Gribouille ?

gribouille.

Non, j’ai oublié.

caroline.

Viens, mon frère ; faisons-la ensemble près du lit vide de notre mère comme nous en avions l’habitude.

gribouille.

Pourquoi près de son lit, puisqu’elle n’y est plus, qu’elle ne nous entend plus ?

caroline.

Par respect pour sa mémoire, mon frère ; elle n’est plus là, mais son âme est près de nous ; elle nous voit, nous entend ; elle prie pour nous et avec nous.

gribouille.

Comment son âme peut-elle être ici sans que je la voie ?

caroline.

Vois-tu le vent ? vois-tu ta pensée ?

gribouille.

Non.

caroline.

Et pourtant le vent souffle, ta pensée existe ; il en est de même pour l’âme de maman : nous ne la voyons pas, et pourtant elle existe et elle nous protège.

— C’est singulier, dit Gribouille en regardant sa sœur d’un air étonné. Je te comprends, et pourtant je ne comprends pas la chose que tu dis. C’est égal, je sens que tu as raison.

Gribouille s’agenouilla près de sa sœur, mais, tout en faisant sa prière avec elle, il paraissait inquiet, et au moindre bruit tournait la tête et regardait à la dérobée si quelqu’un venait.

« Déjeunons maintenant, dit Caroline quand ils eurent fini leur prière. Il est bien tard : je devrais être à l’ouvrage depuis deux heures.

gribouille.

Que dois-je faire, moi ?

caroline.

Prends le paquet de linge sale que tu trouveras au grenier, et va le porter au lavoir ; j’irai te rejoindre et t’aider quand j’aurai taillé et bâti les robes de Mme Delmis. »

Gribouille courut au grenier, prit le paquet et alla le porter au lavoir. Il s’assit à côté.

Il attendit d’abord patiemment, mais après une heure d’attente il commença à trouver le temps long.

« C’est singulier que Caroline me fasse perdre ainsi mon temps… C’est ennuyeux de ne rien faire… J’irais bien lui demander de l’ouvrage ; mais elle m’a dit : « J’irai te rejoindre… » Il ne faut donc pas que j’y aille. »

Gribouille attendit une autre heure, au bout de laquelle il se mit à pleurer ; il pleurait le visage caché dans ses mains et appuyé sur ses genoux, quand, à sa grande joie, il entendit la voix de Caroline qui l’appelait :

« Gribouille, Gribouille, as-tu fini ? as-tu encore besoin de mon aide ? J’ai préparé mes robes et je vais me mettre à coudre les jupes… Eh bien ! qu’as-tu donc ? ajouta-t-elle avec surprise et frayeur. Tu as pleuré ? Tu pleures encore ?

gribouille, sanglotant.

Je m’ennuie.

caroline.

Et pourquoi n’es-tu pas rentré après avoir fini ? Je ne croyais pas que tu en aurais pour plus de deux heures.

gribouille.

Tu m’avais dit que tu me rejoindrais : je t’ai obéi.

caroline.

Pauvre Gribouille ! tu as mal compris.

gribouille.

Mais non : j’ai très bien compris ; tu m’as dit : « Je te rejoindrai. »


Il se mit à pleurer.

caroline, avec tristesse.

C’est moi qui me suis mal expliquée, j’ai oublié que… que… tu étais un peu trop obéissant.

gribouille.

Je t’ai promis de t’obéir exactement et toujours.

caroline, soupirant.

Tu as raison… Je me suis mal expliquée… Emportons le linge, puisqu’il est fini de laver.

gribouille.

Il n’est pas lavé du tout. Je ne l’ai pas seulement défait.

caroline.

Comment pas lavé, pas défait ! Mais qu’as-tu donc fait depuis deux heures ?

gribouille.

Je t’ai attendue.

caroline.

Mais… je t’avais dit…

gribouille.

Tu m’as dit : « Porte le paquet de linge au lavoir » ; je l’ai porté.

caroline.

Et tu ne l’as pas lavé ?

gribouille.

Tu ne me l’avais pas dit : je t’ai obéi exactement.

caroline.

Oui !… c’est vrai,… tu as obéi exactement,… très exactement… C’est encore moi qui ai tort. J’aurais dû t’expliquer plus clairement…

gribouille.

Est-ce que tu aurais désiré… ?

caroline, souriant.

Trouver le linge lavé, mon bon Gribouille. Mais pour me punir de t’avoir si mal expliqué ton ouvrage, je vais m’y mettre avec toi ; nous irons vite à nous deux.

gribouille.

Et tes robes ?

caroline.

Mes robes viendront après ; j’ai beaucoup dormi cette nuit : je veillerai un peu ce soir, et tout sera réparé.

gribouille.

Non, Caroline, je vois bien que c’est ma faute, quoique tu ne le dises pas : c’est moi qui la réparerai. Va travailler ; je vais laver tout le linge tout seul et je ne le rapporterai que lorsque j’aurai tout fini.

caroline.

Tu ne le pourras pas avant la nuit, mon frère.

gribouille.

Je le pourrai ; je sais bien ce qu’il y avait de linge du temps de maman, j’en lavais plus que cela dans la journée.

caroline.

Oui, dans la journée ; mais tu n’as plus qu’une demi-journée à présent.

gribouille.

C’est égal : tu vas voir.

Et Gribouille, défaisant vivement le paquet, ôta sa blouse, releva les manches de sa chemise, plaça un drap sale sous ses genoux et se mit à laver, à frotter avec une telle activité que Caroline consentit à le laisser faire sa besogne, lui promettant de revenir dans deux heures pour le faire dîner.

Caroline revint effectivement à une heure de l’après-midi, mais elle n’eut pas besoin d’aller jusqu’au lavoir : elle rencontra Gribouille qui revenait avec son lourd paquet de linge mouillé, bien blanc, bien lavé et prêt à être étalé pour sécher. Elle voulut le décharger de ce poids : il ne consentit pas à le lui abandonner, et ne déposa le paquet que dans le grenier où il devait rester.

Gribouille était rouge et suant, mais content et radieux. Caroline loua son courage, l’embrassa et essuya son front et ses cheveux mouillés. Après quoi ils se mirent à table. Le travail leur avait donné de l’appétit ; ils mangèrent avec délices la soupe aux légumes, l’œuf dur et le beurre frais qui composaient leur repas. Caroline donna à Gribouille et se donna à elle-même une heure de repos pour le dîner et la conversation ; après quoi Gribouille alla bêcher le jardin, et Caroline continua les robes de Mme Delmis.