Hachette (p. 35-50).



III

mort de la femme thibaut


Lorsque Caroline rentra dans la chambre de sa mère, elle trouva le curé priant pour le repos de cette âme, qui venait de comparaître devant Dieu et qui recevait la récompense de sa piété, de sa longue patience, de sa résignation. Ses peines n’avaient duré que quelques années, son bonheur devait durer toujours.

En voyant sa mère sans mouvement et sans vie, Caroline étouffa un cri qui s’échappait de sa poitrine, et, se jetant à genoux, elle donna un libre cours à ses larmes. Le curé la laissa quelque temps à sa douleur ; quand il vit que ses sanglots commençaient à se calmer, il lui prit la main, et, la faisant agenouiller devant le crucifix qui avait reçu le dernier regard de sa mère, il lui dit de sa voix pleine d’onction et de piété :

« Ma pauvre enfant, remerciez le bon Dieu d’avoir terminé les souffrances de votre mère ; demandez-lui du courage pour lutter contre l’isolement et les privations. Souvenez-vous que ce Dieu si bon est toujours avec vous ; que, s’il vous envoie des peines, c’est pour effacer vos fautes et pour mieux récompenser votre obéissance, votre résignation, votre dévouement.

caroline.

Je le sais, monsieur le curé, je le sais ! Mais ma mère, ma pauvre mère ! Je reste seule…

le curé.

Non, pas seule, mon enfant. Il vous reste un devoir, un grand devoir à remplir : celui que vous a légué votre mère. Vous êtes le seul soutien, le seul appui de votre frère… Dieu vous aidera, car la tâche est difficile.

caroline.

Hélas ! oui ; il me reste mon frère !… Mon frère !… Que le bon Dieu me protège, car je sens mon courage faiblir.

le curé.

Il vous protégera, mon enfant. Ne doutez pas de sa bonté, et, quoi qu’il vous envoie, remerciez et acceptez.

caroline.

Je tâcherai, monsieur le curé, je tâcherai… Que sa sainte volonté soit faite et non la mienne ! »

Après avoir cherché à consoler et à remonter Caroline, le bon curé lui dit :


Le curé la laissa quelque temps à sa douleur. (Page 35.)

« Ma chère enfant, vous ne pouvez rester seule avec le corps inanimé de votre mère ; je vais rentrer chez moi et vous envoyer la vieille Nanon, qui a l’habitude d’ensevelir et de veiller les morts. Je reviendrai vous voir demain de bonne heure et je me charge de tout ce qui a rapport aux funérailles. Ne vous inquiétez de rien ; priez pour elle, priez pour vous ; confiez-vous en la bonté de votre Père tout-puissant. Adieu, mon enfant, au revoir, et que la bénédiction de Dieu repose sur vous et sur votre maison ! »

Le curé donna une dernière bénédiction à la mère et à la fille, et sortit. Lorsque Caroline se trouva seule, elle ne chercha plus à se contraindre, et, malgré sa résignation à la volonté de Dieu, elle se laissa aller à toute la violence de sa douleur. Ses gémissements et ses sanglots éveillèrent Gribouille, quoiqu’elle eût eu la précaution de fermer la porte.

En entendant pleurer sa sœur, il se leva, passa à la hâte ses vêtements, entr’ouvrit doucement la porte et aperçut Caroline affaissée sur ses genoux, le visage baigné de larmes, les yeux levés vers le crucifix, les mains jointes retombées sur ses genoux.

« Caroline ! » dit-il d’un air de reproche.

Caroline essuya ses yeux à la hâte, mais ne se releva pas.

« Caroline ! tu m’as trompé ! Je dormais parce que j’ai cru à ta parole… Caroline ! tu as du chagrin ! Pourquoi pleures-tu ? »

Caroline montra du doigt le corps inanimé de sa mère. « Elle est morte ! » dit-elle d’une voix étouffée.

Gribouille approcha du lit de sa mère et la considéra attentivement.

« Elle ne souffre plus, dit-il ; non ! elle ne souffre pas,… vois comme son visage est calme… Elle disait vrai… « Quand je serai morte, m’a-t-elle dit, je serai bien heureuse ; je serai avec le bon Dieu, la sainte Vierge et les anges… » C’est vrai qu’elle est heureuse… Tiens, je crois qu’elle sourit. »

Et Gribouille répondit à ce sourire qu’il croyait voir ; et, se retournant vers sa sœur :

« Pourquoi pleures-tu, puisqu’elle est heureuse ? Tu n’es donc pas contente qu’elle soit heureuse ?

caroline.

Oh ! mon frère, pense donc que nous ne la verrons plus, que nous n’entendrons plus sa voix, que nous ne pouvons plus rien pour elle.

gribouille.

Nous pouvons prier, M. le curé l’a dit l’autre jour. Nous ne l’entendrons plus gémir et se plaindre, nous ne la verrons plus souffrir ; tu aimes donc mieux avoir le plaisir de la soigner que de la savoir heureuse ?… C’est singulier !… je croyais que tu l’aimais beaucoup.

caroline.

C’est parce que je l’aimais que je la pleure.

gribouille.

C’est drôle d’aimer comme ça ? Pleurer parce que maman est heureuse sans toi ! Pleurer parce qu’elle ne souffre plus près de toi !

caroline.

Ce n’est pas cela, Gribouille, ce n’est pas cela. Si je venais à mourir, même pour être très heureuse près du bon Dieu, est-ce que tu ne pleurerais pas ? »

Gribouille réfléchit un instant.

« Je pleurerais un peu,… peut-être,… mais je serais si content de te savoir heureuse, et je serais si sûr de te rejoindre un jour, que je me consolerais tout de suite, et que j’attendrais patiemment que le bon Dieu me fasse mourir à mon tour.

— Ce garçon a plus de bon sens que nous tous, ma pauvre fille », dit une voix forte qui fit retourner Caroline et Gribouille.

C’était Nanon, qui était entrée depuis quelques instants, et qui écoutait la conversation de Gribouille avec sa sœur.

« Tu as raison, mon garçon ; c’est-à-dire au fond tu as raison ; mais c’est tout de même triste de ne plus voir ceux qu’on a aimés. Vois-tu, c’est comme une médecine : c’est mauvais à avaler, mais ça fait du bien. Et à présent, va te coucher, mon garçon ; nous n’avons que faire de toi ; tu nous gênerais au lieu de nous aider.

gribouille.

Mais Caroline ?

nanon.

J’aurai soin de Caroline : sois tranquille…

gribouille.

Vous l’empêcherez de pleurer ?

nanon.

Ah ! je crois bien ! Je voudrais bien voir qu’elle pleurât, après tout ce que tu lui as dit ! »

Gribouille, entièrement rassuré par les paroles et l’air décidé de Nanon, et par le calme momentané de sa sœur, l’embrassa à plusieurs reprises et retourna dans sa chambrette. Il pria le bon Dieu de rendre sa mère bien heureuse.

« Et moi aussi, mon bon Dieu, ajouta-t-il, rendez-moi bien heureux, et Caroline aussi ; et M. le curé, qui est si bon. Comme ça nous serons tous heureux et Caroline ne pleurera plus. »

Il se recoucha et se rendormit paisiblement.

Quand il se réveilla le lendemain, et qu’il alla chercher Caroline, il trouva la chambre pleine de monde ; le bruit de la mort de la femme Thibaut s’était répandu ; les voisines étaient accourues, les unes par compassion, les autres par curiosité, peu par charité. Caroline avait passé la nuit en prières près de sa mère, que Nanon avait ensevelie dans un linceul bien blanc ; Caroline, pâle, défaite, triste et abattue, recevait avec reconnaissance, mais sans y répondre, les témoignages de sympathie vraie ou fausse qu’elle recevait des voisines ; les unes parlaient avec volubilité ; les autres donnaient de ces consolations qui choquent et qui irritent.

« Qu’allez-vous faire de votre frère ? dit une de ces femmes. Il va vous gêner pour gagner votre vie. Si vous le faisiez entrer dans un hospice ?

— Jamais ! dit Caroline en se levant debout près du lit de sa mère, sur lequel elle était appuyée. Jamais ! J’ai promis à maman de ne jamais abandonner mon pauvre frère : je ne manquerai pas à ma promesse.


Il trouva la chambre pleine de monde.

— C’est bel et bon, petite, reprit Nanon d’un air mécontent ; mais comment le nourrirez-vous ? comment vivrez-vous à deux avec ce que vous gagnerez par votre travail ?

— Le bon Dieu y pourvoira ; maman priera pour nous.

— La petite est têtue, dit la bonne femme ; nous verrons comment elle se tirera d’affaire.

— Ce ne sera toujours pas par son travail, dit une voix qui fit tourner la tête à Caroline et à Gribouille.

— Pourquoi ma sœur ne se tirerait-elle pas d’affaire par son travail ? dit Gribouille en marchant vers Mlle Rose, car c’était elle qui avait prononcé ces dernières paroles.

— Demande-le à Mme Delmis, mon garçon ; elle te le dira. »

Caroline n’écoutait plus ; elle était retombée à genoux près du corps de sa mère. Mais Gribouille, un peu inquiet des paroles de Mlle Rose, regarda quelques instants son visage faux et malicieux, et, se glissant près de la porte, il l’entr’ouvrit et disparut. Il courut vers la maison de Mme Delmis ; il demanda à la voir ; elle le fit entrer dans sa chambre.

madame delmis.

Que me veux-tu, mon pauvre garçon ? dit-elle avec intérêt.

gribouille.

Je viens demander à madame pourquoi ma sœur ne se tirerait pas d’affaire avec son travail.

madame delmis.

Comment ? Que veux-tu dire, Gribouille ? De quelle affaire ta sœur doit-elle se tirer ? Et pourquoi me le demandes-tu à moi qui n’en sais rien ?

gribouille.

C’est Mlle Rose qui m’a dit de le demander à madame, sans quoi je ne me serais pas permis de déranger madame.

madame delmis.

Mlle Rose ! c’est une plaisanterie fort ridicule ; où est Rose ? où l’as-tu vue ?

gribouille.

Chez nous, madame, avec toutes les commères du quartier.

madame delmis.

Par quel hasard avez-vous une réunion de commères ?

gribouille.

Elles viennent voir ce que fait et dit Caroline près du corps de maman.

madame delmis, avec surprise.

Du corps ! Est-ce que ta mère serait… morte ?

gribouille.

Morte cette nuit, madame.

madame delmis, de même.

Et tu n’éprouves aucun chagrin de la mort de ta mère.

gribouille.

Si fait, madame ; mais j’en suis content pour elle.

madame delmis, avec indignation.

Mais c’est abominable, cela ! Comment ! ta mère qui était si bonne pour toi, tu ne l’aimais pas, toi !

gribouille.

Pardon, madame ; c’est parce que je l’aime beaucoup que je suis content de ne plus la voir souffrir et de la savoir heureuse.

madame delmis.

Mais tu ne la verras plus jamais !

gribouille.

Pardon, madame ; je la verrai dans l’autre monde. M. le curé m’a dit qu’on se retrouvait après avoir été mort et qu’on ne se quittait plus jamais, et qu’on était heureux, si heureux qu’on ne souffrait plus du tout. Madame voit bien que ce serait bien méchant et ingrat à moi de m’affliger de ce que maman est heureuse ; je voudrais bien la rejoindre, allez !

madame delmis, d’un air pensif.

Pauvre garçon !… Tu as peut-être raison… Et que fait Caroline ?

gribouille, avec embarras.

Je suis fâché de dire à madame que Caroline pleure… Il ne faut pas lui en vouloir ; elle n’est peut-être pas bien sûre que maman soit heureuse… Madame pense bien que Caroline, qui travaille toujours, n’a pas, comme moi, le temps de réfléchir. Et puis, ces bonnes femmes qui lui cornent je ne sais quoi aux oreilles. Et M. le curé qui est absent ! et Mlle Rose qui doit lui en dire de toutes les couleurs… Car, j’y pense, je cours bien vite au secours de Caroline ; Mlle Rose a peur de moi, tout de même : elle sait que je ne me gênerais pas pour lui donner une claque si elle tourmentait ma sœur.

madame delmis.

Attends, Gribouille ; je vais t’accompagner. Je ne savais pas que ta pauvre mère fût morte.

Mme Delmis se dirigea avec Gribouille vers la maison de Caroline ; elle y trouva Mlle Rose caquetant au milieu d’un groupe de femmes ; s’approchant d’elle, elle lui demanda pourquoi elle se trouvait là, au lieu d’être au marché pour ses provisions.

mademoiselle rose.

J’étais venue, madame, pour donner quelques consolations à Caroline, la sachant dans le chagrin.

— Jolies consolations ! s’écria la vieille Nanon indignée, vous lui disiez des sottises sans fin et vous la menaciez de lui faire perdre ses pratiques !

mademoiselle rose.

Moi ! peut-on dire ! C’est-y possible ! Seigneur Jésus !

nanon.

C’est possible, puisque cela est. Depuis une demi-heure que vous en dites, vous devriez avoir la langue desséchée par la méchanceté. Mais ce n’est pas vous, mauvais cœur, qui ferez du tort à une pieuse et honnête fille comme Caroline.

mademoiselle rose.

J’espère que madame n’ajoute pas foi aux ragots de cette vieille.

nanon.

Vieille vous-même ! Voyez-vous l’insolente qui jette son venin aux autres. Vous en avez donc à revendre, la belle ! Ce n’est pas moi qui vous en débarrasserai, toujours. Il n’aura pas de débit dans le pays.

madame delmis.

De grâce, taisez-vous, ma bonne Nanon. Se quereller dans la chambre d’une morte ! c’est cruel pour la pauvre Caroline. Et vous, Rose, sortez d’ici et n’y remettez pas les pieds.

mademoiselle rose.

J’ai trop de respect pour madame pour résister à ses ordres. Je n’ai nulle envie de venir chauffer la bouillie de l’idiot et d’essuyer les larmes de sa sœur.

« Mon frère, mon pauvre frère ! s’écria douloureusement Caroline en retenant Gribouille prêt à s’élancer sur Mlle Rose.

— Sortez », dit avec autorité Mme Delmis à Rose, en la saisissant par le bras et la poussant vers la porte.

Rose n’osa pas résister à sa maîtresse et sortit.

« Je regrette bien ce qui vient de se passer, ma pauvre Caroline, dit Mme Delmis en lui prenant les mains ; je gronderai sévèrement Rose en rentrant chez moi. Si elle recommence à vous injurier, je la chasserai.

caroline.

Je prie madame de vouloir bien lui pardonner ; la pauvre fille était irritée d’une querelle qu’elle avait eue hier avec Gribouille ; mais au fond elle n’a pas de méchanceté ; c’est une petite vivacité qui passera… Je prierai aussi madame de me continuer ses bontés et de vouloir bien me faire travailler pour elle et ses enfants.

madame delmis.

Certainement, ma bonne Caroline ; je viens d’acheter des robes d’été et je compte sur vous pour les faire le plus promptement possible.


Et vous Rose, sortez d’ici.

— Je les commencerai aussitôt que la triste cérémonie de l’enterrement sera terminée, madame, dit Caroline en essuyant ses larmes qu’elle ne pouvait retenir, et j’y mettrai tous mes soins : madame peut bien y compter. »

Le curé venait d’entrer ; après s’être agenouillé près du corps de la femme Thibaut, il s’approcha de Mme Delmis et la pria de continuer sa protection à Caroline et à Gribouille. Ils causèrent quelques instants ; Mme Delmis voulut emmener Caroline, qui s’y refusa positivement, pour rester près de sa mère jusqu’au moment où elle lui serait enlevée pour toujours.