Bibliothèque de l’Action française (p. 213-222).

XX


À Saint-Antoine, il n’y avait pas de médecin, mais le chirurgien, attaché au régiment anglais cantonné dans le village, vint avec empressement. Il donna à Jean de Tilly les premiers soins et prescrivit l’immobilité, le repos absolu.

C’est la mort dans l’âme que Le Gardeur dut quitter son frère pour se rendre immédiatement à Québec. Avant d’aborder le colonel d’Autrée, il voulut voir le docteur Fauvel et lui dire l’accident funeste.

— Comment ! s’écria l’excellent homme, consterné, sa blessure au côté est rouverte !… C’est un grand malheur… Maintenant, son départ est impossible. Il ne supporterait pas la traversée.

— Mon frère ne voulait plus nous quitter. Il avait compris que sa place n’est pas en France, mais, ici, au Canada.

— Mon Dieu ! que me dites-vous là ? s’exclama Fauvel au comble de la stupéfaction. Il avait renoncé à son mariage ?…

— Oui, et c’est, sans doute, la souffrance de la lutte contre son amour qui a fait sa blessure se rouvrir.

— Mais, c’est de la pure folie. En France, son avenir était assuré… et Mademoiselle d’Autrée est charmante… elle est exquise, adorable… Jamais mariage n’offrit plus de garanties de bonheur.

Le Gardeur ne répondant rien, il poursuivit :

— J’appréhendais les émotions de sa visite chez vous ; j’appréhendais le déchirement des adieux ; mais qu’il sacrifiât son amour ne me serait jamais venu en pensée. Je l’avais vu naître cet amour avec tant de joie. J’y voyais une récompense de son héroïsme, de ses longues souffrances. Ce mariage était mon rêve. Il me semblait que je n’y avais pas nui. Et tout est fini… anéanti… Les pauvres enfants n’ont plus qu’à souffrir… Une chimère les sépare.

— Une chimère, répéta Le Gardeur, ne devons-nous rien au passé ? Les descendants des plus anciennes familles de la colonie peuvent-ils donner l’exemple de la désertion ?

Le docteur était français, il répliqua, s’aigrissant un peu :

— Le passé… la race… la désertion… dites-moi, ne devez-vous rien à la France ?

— Nous devons à la France de ne pas laisser le Canada devenir anglais. C’est à quoi doivent tendre tous nos efforts désormais. Mon frère a compris que le devoir, que l’honneur l’attache à l’œuvre des ancêtres.

— Quelle étrange exagération ! Vos ancêtres ?… des os blancs au fond des cercueils. Et cette délicieuse enfant qui donnerait sa vie pour lui épargner un chagrin, ne lui doit-il rien ?… Mademoiselle d’Autrée est fort délicate, Monsieur de Tilly, croyez-moi, il ne faut pas qu’elle sache la funeste détermination de Jean.

— Je dois la vérité au colonel.

— Oui, mais gardez-vous de tout dire à sa fille… laissez-lui l’espoir qu’il passera en France, quand il le pourra sans danger… laissez-lui l’illusion qu’il l’aime par-dessus tout.

— Si jeune qu’elle soit, Mademoiselle d’Autrée comprendra qu’il est beau de sacrifier le bonheur au devoir.

— Croyez-moi, laissez-lui de l’espoir.

— Ah ! docteur, murmura le jeune homme, avec accablement, que cet entretien va m’être difficile et pénible… que va penser le colonel ?…

— Le colonel… Pour lui, le patriotisme est la vertu suprême. Il trouvera peut-être admirable la conduite de Jean… Mais Mademoiselle d’Autrée a besoin de grands ménagements. Votre devoir accompli auprès des d’Autrée, venez me prendre. Je traverserai avec vous. Je veux voir Jean. Je veux pouvoir rassurer Mademoiselle d’Autrée, lui dire que je l’ai examiné, que sa vie n’est pas en danger, pourvu qu’il soit raisonnable, qu’il se tienne en repos.


Le lendemain, à son retour de Saint-Antoine, le docteur, avant même de passer chez lui, se rendit chez le colonel.

Il trouva la maison bouleversée. L’amiral devait partir au premier bon vent, et, à part Thérèse, chacun travaillait aux emballages.

Monsieur et Madame d’Autrée se précipitèrent au-devant de lui et l’interrogèrent avec le plus vif intérêt :

— La rupture du mariage et l’accident nous ont fort attristés. Ce sacrifice ne servira guère, évidemment, mais cette fidélité au passé, c’est beau !… c’est grand !… c’est héroïque !… Si beaucoup de Canadiens avaient l’âme aussi française, je croirais sans peine que tout n’est pas fini pour nous au Canada, dit le colonel.

Jean de Tilly mérite d’être aimé : le cœur de ma fille ne s’est pas trompé, ajouta Madame d’Autrée.

— Comment va-t-elle ? interrogea le docteur.

— Elle pleure sans cesse, mais son état ne me semble pas alarmant, répondit Madame d’Autrée, le conduisant chez sa fille. Monsieur de Tilly a montré bien du tact, et je sais que vous aussi, vous saurez lui dire ce qu’il faut.

La vue de Mademoiselle d’Autrée émut le docteur Fauvel. Sa tranquille douleur était si vraie, si touchante.

— C’est sa blessure au côté, celle qui l’a tenu en danger si longtemps, qui est rouverte ? demanda-t-elle.

— Oui, mais pourvu qu’il se tienne en repos, cette blessure sera vite cicatrisée, répondit le docteur, et il ajouta quelques détails tout à fait rassurants.

Elle lui parla avec sa simplicité, sa candeur ordinaires. Les mots douloureux lui arrivaient comme chargés de douceur.

— Je ne me reconnais plus, lui dit-elle, je sens que Dieu est bon pour ses pauvres petites créatures. Malgré ma désolation, j’ai en moi une paix profonde qui me donne la force d’accepter cette épreuve. Dieu peut tout adoucir, je l’ai vu souvent : Si nous savions tout ce qu’il sait, nous voudrions tout ce qu’il veut, paraît-il.

Les larmes inondaient le tendre visage de Thérèse, elle dit :

— Je pleure presque continuellement depuis l’affreuse nouvelle. Je ne puis m’en empêcher, mais c’est comme si une main infiniment tendre essuyait mes larmes. Dites-le à Jean. Qu’il ne s’inquiète pas de moi… Si je pouvais aller le voir avant de partir ? implora-t-elle.

— Y songez-vous, pauvre enfant ? Les émotions ne lui sont pas bonnes. Vous risqueriez de lui faire du mal.

— Si j’avais pu rester ici, toutes ces souffrances lui auraient été épargnées. Nous aurions eu une vie calme, si douce.

— Puisqu’il n’a pu soutenir la douleur, le bonheur, pour lui, aurait-il été sans danger ? Sur la terre, vous le savez, un grand bonheur fait peur.

— Mais aussi, sur la terre, la crainte s’y mêle toujours… Il me semble que j’ai tellement mieux la compréhension des choses. Les pensées graves m’assiègent… J’avais si bien oublié qu’il faut mourir.

Il y eut un silence, puis, le docteur poursuivit :

— Croyez-en ma longue expérience de la vie, vous êtes une privilégiée… Aimer, admirer, c’est le bonheur !… Mais, combien l’ont en ce monde ?… Infiniment peu. Chez bien des jeunes filles, le sentiment est divin, mais l’objet est indigne. Lui est si noble… Puis, pour que l’amour rende vraiment heureux, il y faut, je crois, la fleur de la beauté et de la jeunesse. Vous avez tout cela. N’allez pas vous trouver à plaindre.

— Je n’ai pas le moindre sentiment de révolte, mais je n’ose plus guère croire au bonheur… La crainte m’arrive de tous côtés… Pourrais-je lui tenir lieu de tout ?… Si je constatais, un jour, qu’il regrette son mariage… qu’il a le mal du pays… j’en aurais une douleur mortelle.

— Voilà ce que vous appelez des pensées graves ? dit-il. Soyez tranquille.

— Je voudrais l’être… Je voudrais croire à l’amour sans fin.

— Dès que Jean le pourra, il vous écrira.

— Mais, quand aurai-je sa lettre ? fit-elle, avec accablement.

— J’irai le voir souvent. Nous parlerons de vous… Contez-vous le reste à vous-même, dit le docteur, la quittant.