Bibliothèque de l’Action française (p. 179-190).

XVII


Le lendemain, le docteur Fauvel vint de bonne heure voir sa malade. Il la trouva à l’état normal, reposant paisiblement, et il ne cacha ni sa surprise, ni sa joie.

— Vous allez à l’Hôpital-Général ? lui demanda Monsieur d’Autrée.

— Oui, directement.

— Voulez-vous remettre ce mot au capitaine de Tilly ? dit le colonel, lui passant une lettre qu’il venait d’écrire. Lisez d’abord.

Le visage du docteur s’épanouit pendant qu’il lisait.

— C’est la seule solution possible, dit-il, pliant la lettre et la glissant dans sa poche.

— Je n’en vois point d’autre. Exiger que Monsieur de Tilly quitte sa famille, son pays, c’est bien dur… Il m’en coûte… Mais, consentir à ce que ma fille reste ici serait criminel. J’agirais en monstre. Non, je ne puis la laisser épouser l’exil, la ruine, la misère. Comme moi, vous connaissez l’état du pays.

— Oui, la misère est le mal général.

— Si le capitaine consent à s’expatrier, le mariage se fera le plus tôt possible, car, d’un jour à l’autre, l’amiral peut se décider à partir.


En arrivant à l’Hôpital, le docteur fit remettre la lettre à Monsieur de Tilly et passa chez ses malades. Au sortir de la salle, il frappa à la porte du capitaine qu’il trouva radieux, s’habillant avec une hâte fébrile.

— Dites-moi que je ne rêve pas, s’écria-t-il, se jetant à son cou.

— Mon cher enfant, je suis presque aussi heureux que vous, dit le docteur, le serrant dans ses bras.

— Et Mademoiselle d’Autrée ? vous l’avez vue ?

— Oui, tout à l’heure. Elle va bien… le pouls est normal, elle a passé une excellente nuit.

— Je puis la voir ? demanda-t-il, d’une voix frémissante.

— Sans doute. Elle s’est réveillée pendant que je l’examinais, et, à l’insu de sa mère, m’a dit bien bas : « Avec lui, toutes les misères m’auraient été délicieuses. J’aurais voulu faire tous les sacrifices, ne lui en demander aucun. Vous le lui direz. »

— Elle a dit tout cela, mon adorable Thérèse, s’écria Jean, ravi.

— Oui, mais c’est une parole d’amoureuse… l’amour aime les excès. Vous le savez, vivre ici n’est pas possible. Ses parents ont parfaitement raison.

Jean ne répliqua rien, le docteur continua :

— D’ailleurs, que feriez-vous ici maintenant ? Il n’y a plus d’avenir pour vous au Canada.

Jean de Tilly, debout à la fenêtre ouverte, regardait, sans les voir, les arbres verdissants de l’avenue… Les songes dorés, les mirages qui avaient parfois charmé la fatigue des longues marches militaires s’étaient bien dissipés, et le rêve de l’amour éternel et sans bornes l’absorbait, l’enchantait, mais il aurait voulu le bercer à travers les solitudes, dans les âpres parfums de la forêt charmante, sous le ciel clair et pur de sa jeune patrie. Il lui semblait qu’à Paris, il regretterait ses bois, la magnificence du paysage qui l’entourait où son amour avait grandi.

Le docteur l’observait, cherchait à suivre ses pensées. Apercevant Mère Catherine qui passait, il l’arrêta et dit joyeusement

— Venez, Mère Catherine, que je vous présente un heureux.

— La guérison est enfin complète, dit la bonne hospitalière, regardant Monsieur de Tilly.

— Oui, mais il y a bien mieux que cela. Notre cher blessé se marie.

— Parlez-vous sérieusement ? demanda la Sœur, surprise.

— Très sérieusement et le grand événement ne tardera pas. Qui sait ?… Le mariage aura peut-être lieu demain.

Et, en quelques mots brefs, le docteur mit la religieuse au courant. Une ombre couvrit son visage serein, et regardant le jeune homme, elle dit tristement :

— Hé quoi ! Monsieur de Tilly, comme tant d’autres, vous allez donc abandonner notre pauvre Canada ?

Une légère pâleur vint aux lèvres de Jean qui répondit :

— Il me semble, Mère Catherine, que j’ai payé ma dette à mon pays.

— Oui, mon pauvre enfant, personne ne sait mieux que moi ce que vous avez souffert… Puis, vous allez prendre du service en France.

— Il ira loin, vous verrez, il est né soldat, dit le docteur.

— Oh ! j’en suis sûre, Monsieur de Tilly fera honneur à son pays.

La bonne religieuse ajouta quelques mots aimables ; elle parla, en termes exquis, de Mademoiselle d’Autrée qu’elle connaissait. Mais Jean avait compris qu’elle le blâmait d’abandonner sa malheureuse patrie, et il éprouvait un malaise. Il avait baissé dans son estime… Il le sentait… et elle avait été si bonne pour lui… elle l’avait soigné avec une patience si inlassable. Et sa mère, qu’allait-elle penser ? Une douleur aiguë à le faire crier le mordit au cœur.

Le docteur partit. Jean passa au jardin et s’y promena quelque temps, pensif. La fonte des neiges avait gonflé la rivière qui débordait. Les feuilles apparaissaient aux branches des arbres. De partout lui arrivaient des murmures de vie, des gazouillis d’oiseaux. La terre délivrée fumait, se réveillait. L’herbe et les douces petites fleurs commençaient à se montrer.

Jean regardait avec cette tendresse confuse que l’amour répand sur toutes choses. Une allégresse flottait dans l’air vif, dans l’infini d’espace et de lumière. Mais, à tout ce que l’ivresse d’aimer peut mettre de joie dans un cœur humain, une tristesse maintenant se mêlait.

Il avait l’appréhension de trahir un devoir auguste : « Faites durer notre souvenir », lui avait dit Lévis.

Il s’était juré de maintenir toute chaude, autour de lui, la mémoire de la France… et il allait partir… pour toujours… lui qui dégageait du patriotisme, disait-on, à l’Hôpital.

Cette soudaine, cette adorable vision de l’amour qui l’avait fait défaillir un instant, quand il courait à la bataille, revint à sa pensée. Il se rappela, comment, renaissant à la vie, sur son lit de douleur, il avait offert à Dieu, pour sa patrie, le sacrifice de son rêve…


Refoulant ces troublantes pensées, Jean de Tilly gagna l’avenue. Il marchait vite, le visage enflammé, et il enfila les rues sans voir les décombres, les maisons défoncées, les arbres broyés, tous ces souvenirs du siège.


Mademoiselle d’Autrée avait quitté la robe de deuil, dans laquelle il l’avait toujours vue, et s’était mise en blanc pour le recevoir.

Sa joie, son amour qu’elle ne songeait pas à voiler donnait à sa frêle beauté une vie, un charme subtil, indicible. En l’apercevant, Jean oublia sa famille, son pays. Ses souvenirs qui l’avaient torturé s’envolèrent.

L’enchantement d’amour le reprit tout entier, et c’est avec une gratitude profonde, enivré, qu’il remercia le colonel.

Le printemps avait été hâtif : le fleuve était libre. Jean voulait traverser le jour même à Saint-Antoine de Tilly, car le temps pressait. Il lui fallut donc bientôt partir.

— Pauvre Madame de Tilly, murmura Thérèse, le retenant un instant sur le seuil. Votre départ va lui porter un grand coup… Je le comprends et j’en souffre… Pour vous aussi, la séparation va être un déchirement.

Et le couvrant d’un long regard candide, elle ajouta avec sa grâce tendre, enveloppante :

— Dieu le sait, j’aurais voulu faire tous les sacrifices. Mais, jamais mon père n’y consentira. Dites-le à votre mère. Dites-lui que je l’aurais soignée, chérie, vénérée. Nous lui aurions fait oublier tous ses malheurs… toutes ses souffrances.

Des larmes embrumaient ses yeux charmeurs.

— Que vous êtes bonne !… que vous êtes bonne ! murmura Jean, avec une ferveur passionnée. Quand même je vous aimerais trop, je ne vous aimerai jamais assez.

— Cet amour va vous faire souffrir.

— Mais, il me rend si heureux… Je tâche de ne pas penser à la douleur de ma pauvre mère qui m’aime tant.

— Elle a un grand caractère.

— Oui, elle l’a prouvé.

— Je redoute son influence sur vous, fit-elle, interrogeant ses beaux yeux sombres.

— Mon bonheur lui est plus cher que le sien… elle sait s’oublier, ma pauvre maman.

Il porta amoureusement à ses lèvres la douce main qu’il tenait. Leurs regards se confondirent.

— Vous voir partir me fait du mal, dit-elle, d’une voix altérée. Que les heures vont m’être longues.

— L’horrible éloignement… fit-il, avec un geste expressif. Mais, bientôt, nous serons inséparables.

Ils échangèrent un sourire, et Jean prit l’escalier — le dangereux escalier — qu’il descendait maintenant d’un pied alerte. En effleurant les marches branlantes, il se rappela son tendre émoi, quand la main de Thérèse l’y soutenait, à sa première visite, et, triomphalement, chanta ce qu’il avait alors pensé :

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« Nous irons tous les deux
« Dans le chemin des cieux. »
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Thérèse qui n’était pas rentrée le suivait du regard. Un tressaillement infiniment doux fit bondir son cœur. Penchée sur la balustrade, elle écouta le simple chant avec ravissement… C’était l’amour jeune, ailé, c’était l’envolée… L’ardente flamme claire montait vers l’azur.

Mais quand la voix aimée s’éteignit, quand elle n’entendit plus que les souffles du printemps à travers les arbres, un froid subtil, une étrange tristesse l’envahit, et sans trop savoir pourquoi, elle pleura.

Le rayon divin s’était voilé. Sa foi au bonheur avait faibli. Une crainte lui serrait le cœur.