Bibliothèque de l’Action française (p. 167-178).

XVI


Le rude hiver s’en allait enfin. Le cristal que les brouillards et le gel mettaient aux branches n’y tenait guère. D’un jour à l’autre, la neige baissait, l’eau ruisselait partout le long des pentes.

Le colonel d’Autrée, qui avait recouvré le plein usage de son bras, se plaisait à creuser des rigoles dans son jardin où des touffes d’herbe morte, des mousses gonflées apparaissaient çà et là.

Appuyé sur sa pelle, la bonne chaleur du soleil dans le dos, il s’arrêtait parfois à regarder l’eau couler, vive et claire. Voir fondre la neige lui mettait le cœur en liesse… La terre allait se découvrir, le printemps n’était pas loin.

Il aurait voulu hâter le soleil, enchaîner les grands vents froids.

La santé de sa femme s’était fort améliorée pendant l’hiver. D’après le docteur Fauvel, Madame d’Autrée était à peu près en état de supporter la mer, et, à la prière du général Murray, qui avait pour elle des égards, l’amiral Colvill avait offert au colonel de le prendre à son bord, sur un vaisseau, quand il retournerait en Angleterre.

Ravi de la faveur et n’appréhendant plus rien, l’officier ne songeait plus qu’au départ.

Cependant, une inquiétude tourmentait Madame d’Autrée, lui enlevait tout repos, toute joie. Sa fille aimait-elle vraiment Jean de Tilly ?… Souffrirait-elle beaucoup ?… Souffrirait-elle longtemps ?… Elle le craignait, mais son mari la rassurait. Il affirmait que le rapatriement, l’animation, les plaisirs de Paris la consoleraient vite.

— C’est l’amour qu’elle aime, comme la plupart des jeunes filles, disait-il avec un sourire.

Madame d’Autrée aurait voulu le croire, mais elle se rendait compte que Jean de Tilly avait un charme rare, un charme redoutable.


La distance de l’Hôpital-Général à la rue des Remparts n’était plus pour lui qu’une simple promenade. Il venait maintenant à la raquette, et, sans la moindre observation, Madame d’Autrée lui permettait de rapprocher et de prolonger ses visites. Elle les sentait l’un et l’autre affamés de présence, et la séparation allait être si déchirante.

Chaque jour trouvait Thérèse plus pâle, plus abattue, la pensée du départ — sûr comme la mort — ne la quittait plus… Le retour dans sa patrie ne lui disait plus rien. En vain, sa mère tâchait de réveiller ces souvenirs du jeune âge qui restent si vifs, si doux dans tout cœur humain. Elle ne semblait pas comprendre. Tout la laissait indifférente. Elle ne parlait plus que pour répondre et semblait condamnée à vivre dans le vide, dans la nuit. Ses vagues espérances, qui avaient enchanté tant de ses heures, ne la soutenaient plus.

Un soir, voyant entrer un officier de la marine anglaise, elle crut qu’il venait les avertir du départ prochain de la frégate. Un cri lui échappa et elle tomba de tout son long sur le plancher. L’alarme fut grande… L’évanouissement se prolongea et un violent accès de fièvre suivit.

— Emmenez-moi, mon père, emmenez-moi, ma mère, gémissait-elle dans son délire… La frégate est belle… la frégate est sûre… mais moi, je mourrai quand je ne le verrai plus… oui, je mourrai. L’amiral me mettra sur une planche… me laissera glisser dans l’océan : « Va, petite Française »…

Elle se voyait, enveloppée de varech, roulée et battue par les vagues comme une herbe de mer, et poussait des cris déchirants.

La fièvre tomba bientôt, mais Thérèse resta très faible. Étendue sur son lit, seule avec sa mère, qui ne la quittait pas, elle lui dit, abaissant son visage mouillé de larmes jusqu’au sien :

— Mère chérie, pardonnez-moi, le quitter me tuera… Il faut me laisser ici. Je vous aime, vous le savez, mais, lui, c’est ma vie… c’est mon âme…

Comme sa mère pleurait doucement, sans rien dire, elle poursuivit :

— Si vous saviez ce que j’ai souffert !… Dans le jour, je pouvais retenir mes larmes, mais, quand j’étais dans mon lit, les larmes se mettaient à couler… Quand je me levais, le matin, l’oreiller en était tout trempé… Oh ! de grâce, demandez à mon père qu’il consente à notre mariage.

— Oui, oui, ma pauvre enfant, je le ferai, dit avec effort Madame d’Autrée, qui n’osait lui refuser.

— Je vous en supplie, faites-le tout de suite, implora-t-elle, la caressant.


Une profonde tranquillité régnait dans la maison. Seul, le colonel veillait encore. Quand sa femme eut passé la porte de sa chambre, elle le vit, assis à sa table, la tête entre ses mains. La chandelle fumeuse qui brûlait devant lui ne donnait qu’une pâle clarté, mais les rafales du vent dans la cheminée projetaient de grandes lueurs qui éclairaient vivement la pièce, et elle fut frappée de l’affaissement de son mari. Jusqu’à ces derniers jours elle l’avait vu si animé, si fort… Son affection s’émut. Le sentiment de sa peine se fondit dans une pitié tendre pour le compagnon de sa vie, et, lui mettant la main sur l’épaule, doucement, légèrement, elle murmura :

— Elle va mieux, elle est consciente.

Le colonel lui avança un fauteuil et ils restèrent quelques instants à se regarder, sans parler.

— J’ai été bien imprudent quand j’ai invité ce beau blessé, dit-il enfin. Mais je l’avais tant admiré à la bataille.

— Oui, nous avons été bien imprudents… Nous aurions dû prévoir le danger… ne pas l’admettre dans notre intimité, si nous ne voulions pas qu’elle l’aimât. Pauvre enfant, pouvait-elle s’en empêcher ?

— Mais on guérit vite de chagrin d’amour, dit l’officier.

— D’ordinaire, oui… très facilement. L’amour vrai est si rare.

— Vous croyez qu’elle l’aime vraiment ?

— Oui… et de cet amour profond qui engage la vie entière.

— Allons donc, chère amie, à Paris, elle sera forcément distraite des souvenirs de Québec… D’autres sauront lui plaire.

— Je crains qu’il n’y ait plus rien pour elle, nulle part.

— Plus rien ?… Voyons… Quand il s’agit de sentiment, les femmes n’ont pas de mesure.

— Mon Dieu ! répliqua-t-elle avec émotion, je voudrais bien me tromper, mais dans les plus humbles signes de leur amour, quelque chose m’a toujours alarmée… Je voyais que ce sentiment n’était pas ordinaire.

— Et les circonstances non plus ne l’étaient pas… C’est un drame héroïque qui s’est déroulé à Québec.

— Et, si jeune qu’il soit, Monsieur de Tilly y a joué un beau rôle… Songez un peu : il n’a pas seulement l’auréole de la bravoure, il a aussi la grâce, le charme… Et avec cela, un cœur intact. Il l’aime terriblement.

Le colonel ne répondit rien et resta sombre, absorbé dans ses pensées.

Sa femme reprit :

— Monsieur de Tilly a de la naissance. Sa noblesse est de bon aloi.

— Oui, sa famille est très ancienne… Il y a eu des Tilly aux Croisades. Mais, lui, que va-t-il devenir ici ?… Quel avenir a-t-il ?… C’est la misère noire qui l’attend.

— Mais notre fille aura une belle dot.

— Vous voudriez ce mariage ? dit l’officier, stupéfait.

— Je ne veux pas voir ma fille mourir de chagrin, dit Madame d’Autrée, essuyant ses larmes. Ce sera bien affreux de la laisser ici, mais, du moins, elle vivra ; et malgré tout, elle ne sera pas malheureuse, car elle l’aime…

Le colonel d’Autrée s’était levé, et marchait de long en large dans la chambre. Au bout de quelques minutes, il reprit son siège et dit tristement :

— Je ne veux pas le malheur de ma fille… Dieu le sait… Mais la laisser dans ce pays conquis, ruiné, bouleversé… jamais…

— Comme tant d’autres Canadiens, Monsieur de Tilly peut passer en France, insinua Madame d’Autrée.

— Le voudra-t-il ?

— Et pourquoi pas ?… Son frère Le Gardeur et sa belle-sœur auront parfaitement soin de sa mère. Il est libre… Aucun devoir ne le retient ici… J’en vois tant qui sont au désespoir de ne pouvoir partir.

— Lui, a du courage, du patriotisme.

— Mais, aussi, il est amoureux, répondit Madame d’Autrée, souriant.

— Certes, ce n’est pas le mariage que j’aurais désiré, poursuivit l’officier. Le capitaine de Tilly est tout à fait pauvre. Puis, c’est un vrai Français que j’aurais voulu pour gendre. Un homme ne doit pas avoir deux patries. Le patriotisme qui se divise s’affaiblit.

— Deux patries ! dites-vous. Mais, il n’y a plus de Nouvelle-France. Jean de Tilly n’aura pas à se partager. Le Canada va devenir anglais… C’est fatal !

— Oui, et c’est aussi bien malheureux. La France héroïque, la France chrétienne avait fait ici une œuvre qui n’aurait pas dû périr… Je comprends la souffrance de Tilly et je le plains.

— S’il restait ici, il serait bien à plaindre. Mais, en France, il sera chez lui. Il est de France… C’est du pur sang français qu’il a dans les veines. Et, vous le savez, les étrangers mêmes ne peuvent voir la France sans l’aimer.

Il y eut un assez long silence.

Le colonel d’Autrée reprit :

— Si Jean de Tilly consent à quitter le Canada… s’il veut s’engager à se fixer en France pour toujours, je passerai sur sa pauvreté… Il est né, comme vous disiez, et Monsieur de Lévis, qui l’a fort remarqué, le protégera. Il lui obtiendra facilement un grade dans l’armée, et Dieu aidant, il aura une belle carrière militaire.

— Qui sait ? peut-être, une glorieuse carrière, s’écria Madame d’Autrée, transportée… Allez vite, dire tout cela à votre fille.