La Russie telle que je viens de la voir/Texte entier

Éditions du progrès civique (p. --TdM).




La Russie


telle que je viens


de la voir












Les articles composant ce volume ont été publiés dans les numéros 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71 et 72 du Progrès Civique.


La Russie


telle que je viens


de la voir


Par
H-G. WELLS
Auteur de La Guerre des Mondes • Anticipations • M. Britling commence à voir clair • La Guerre qui tuera la Guerre, etc.


AVEC UNE PRÉFACE DE MAXIME LEROY
Auteur de "Pour gouverner", "La Coutume ouvrière", etc.



ÉDITIONS DU PROGRÈS CIVIQUE
69, Avenue de la Grande-Armée
PARIS


PRÉFACE


Actuellement, la Russie est comme rayée de la science sociale. Faute de documents directs, comment parler d’elle exactement, impartialement ?

Les deux grands journaux de la République fédérative des Soviets n’arrivent pas régulièrement en France ; ou s’ils y arrivent, ils ne parviennent qu’à de rares privilégiés qui choisissent les nouvelles ou les discours en se tenant à des points de vue strictement polémiques.

En dehors des textes de lois ou de décrets recueillis par M. Raoul Labry, ou des bulletins communistes, nos seuls documents un peu sérieux sont les récits de voyageurs pressés : documents partiaux qui ne sont d’ailleurs pas tous à notre disposition. Un grand nombre sont en russe, en espagnol, en anglais ou en italien, non encore traduits : or, ceux-là seuls qui les auraient lus tous pourraient se flatter de posséder une vue un peu complexe, suffisamment juste, des choses russes.

Il y a aussi les contre-documents qui nous masquent les quelques raies de vérité filtrant parfois jusqu’à nous : nous voulons parler des campagnes de presse, systématiquement hostiles ou sympathiques ; des souvenirs de guerre, si défavorables aux plénipotentiaires de Brest-Litowsk ; enfin et surtout, de notre nationalisme.

Jamais nous n’aurons été plus aveugles sur nous et sur les autres que depuis la paix : on ne sait quelles préventions policières de guerre continuent à empoisonner notre raison. L’alarme xénophobe sonne sur tous les chemins, comme aux jours mauvais de la détresse.

Quel peuple trouve grâce devant nous ?

Mécontents des autres et de nous-mêmes, nous ne faisons pas plus effort pour comprendre nos anciens ennemis que nos ex-alliés.

Si nous n’arrivons pas à comprendre le marchand de la Cité, si simple, comment pénétrerions-nous la psychologie du Russe que, dans notre extraordinaire incuriosité ethnique, nous ne savons voir qu’au travers de deux ou trois romans de Jules Verne ou de Mme de Ségur et de notre rudiment d’histoire ou de géographie sur l’Asie. L’Asie, terre des Tartares, nous apparaît fabuleuse tant elle est loin de nous.

Et voilà comment le Français est, dans sa masse, antibolcheviste a priori, comme par principe, par hasard de position dans la société ou dans un parti.

Même hasard du côté des bolchevisants.

Là, réquisitoire, ici, apologie, presque tous frénétiques. Cela ne nous a pas empêché, d’ailleurs, de lire avec fruit les études si diverses de la Ligue des droits de l’homme, de Lansburg, de Cachin, de Frossard, d’Hoschiller, de Merrheim, de Ludovic Naudeau ou d’Étienne Buisson.

« De la nuance, de la nuance, » supplierait Verlaine…

Très mal outillés pour observer, mal renseignés pour conclure, même pour discuter scientifiquement, nous n’en voulons pas moins, tous, avoir un avis sur le phénomène.

Et comment pourrait-il en être autrement ? Plus un phénomène est mystérieux, plus grande est notre curiosité.

Inquiets sur nos destins immédiats, comme jamais les hommes ne l’ont été sans doute, même après la grande tourmente révolutionnaire, nous avons un besoin presque maladif de savoir ce qui se passe au pays des Cimmériens, là où vivent les prophètes qui annoncent des temps entièrement nouveaux.

Passionnément observateur des faits sociaux, curieux surtout des formes et des idées qui, en arrière des décors constitutionnels, renouvellent notre vieux fonds politique et économique, j’ai naturellement lu avec toutes les fièvres d’une excessive curiosité le carnet de route de Wells.

C’est bien un carnet : Wells parle avec abandon, à bâtons rompus ; pas d’effet de style. Le trait n’est jamais poussé, et souvent nous l’avons regretté. Pourquoi le touriste court-il si vite ? Que ne s’est-il parfois arrêté, ici ou là, moins pour prendre des notes que pour se laisser imprégner par les choses, silencieusement !

Mais, au fait, l’intérêt de ces notes n’est-il pas précisément dans la spontanéité de l’image ? Wells n’a entendu nous donner que des instantanés ou des croquis, et non des tableaux de chevalet.

Impressions spontanées, vives, franches. Notes d’un voyageur sincère, disons encore : d’un honnête homme. Wells aime la vérité avec ses yeux, avec son esprit, mais aussi avec son cœur.

Wells est un des esprits dont on souhaitait le plus vivement connaître les impressions et les avis sur la Russie, parce qu’il appartient à la catégorie de ces écrivains qui, par leurs préoccupations sociales et leur imagination universelle, appartiennent un peu à toutes les nations, nonobstant les plus accentués particularismes. « J’ai coutume de penser, a-t-il écrit, dans le plan du cosmopolitisme. »

Créateur de mondes inconnus, manipulateur et voyant de l’invisible, navigateur des espaces interplanétaires, il apparaissait tout désigné, vraiment, pour comprendre l’expérience terrible dont les opérateurs déclarent eux-mêmes qu’elle est une « guerre des mondes » et une « anticipation » partielle de la révolution en préparation chez tous les peuples occidentaux et même asiatiques.

Le Bolchevisme russe règne moins par ses idées et les essais de réalisation qu’il a tentés que par le symbole éclatant qu’il représente à l’avant des foules.

Comme l’a écrit le président du Groupement communiste anglais, Mac Manus, dans l’Humanité, « la révolution bolcheviste a mis l’imagination des masses en mouvement, et la possibilité de voir se réaliser la libération s’affirme lentement, mais sûrement[1] ».

Le fonds doctrinal du Bolchevisme est présentement presque indifférent ; nous voulons dire par là qu’il ne triomphe pas dans l’âme des foules pour des raisons tirées de l’excellence de ses doctrines : les peuples n’ont vu en lui que le triomphe total d’une secte marxiste dans un pays qui ne paraissait pas prêt pour une telle aventure. Et il n’en a pas fallu davantage pour les exalter en une immense chimère collective.

Pourquoi ne vaincrions-nous pas aussi ? ont-ils pensé, les uns après les autres.

Et comment auraient-ils pu ne pas se poser une telle question ? Et comment pourraient-ils échapper à cet enivrement sentimental ? Et voilà pourquoi ils s’accrochent tous, de plus en plus, à Moscou, moins pour y trouver une doctrine, que pour obtenir la confidence du précieux secret qui a permis à Lénine de remporter une si singulière et si complète victoire.

À ceux qui voient le phénomène russe sous les formes messianiques, tel Wells, on objectera peut-être qu’il est vain de leur part de discuter les idées ou les institutions qui le constituent : ils pourraient sans doute répondre que le messianisme n’épuise pas le bolchevisme. Point d’État, ni de parti politique sans une foi plus ou moins chimérique qui est comme le lien moral entre camarades ou concitoyens ; mais aussi point d’État ni de parti sans doctrines, sans cadres et sans bureaucratie. Or, le Bolchevisme est doctrine et État. Si peu importantes que soient, en fait, actuellement, les institutions et les idées bolchevistes, elles n’en existent pas moins, prêtes à servir d’exemple, dès qu’une phase plus critique aura commencé.

Des notes de Wells, il apparaît que le Bolchevisme, doctrine internationaliste, est très fortement conditionné par les circonstances russes au milieu desquelles il est né et s’est développé ; mais, d’accord avec le voyageur, ne devons-nous pas ajouter qu’à vouloir le cantonner trop étroitement en Moscovie (comme le font la plupart de ses critiques), on risquerait de n’en pas voir les côtés non-russes ?

Le Bolchevisme n’est plus un phénomène russe, simplement. La secte initiatrice s’est essaimée loin du lieu de ses origines ; et, en s’éloignant de Pétrograd ou de Moscou, la doctrine a pris des caractères nouveaux que nous ne voyons pas, en général, parce que nous regardons trop exclusivement ce qui se fait dans ces deux villes, ou plus exactement ce qui, croyons-nous, se passe en cette Jérusalem et en cette Bethléem.

L’imagerie populaire et les polémiques de parti ont simplifié la figure du Bolchevisme ; or, à la vérité, il a mille faces, ce que ses chefs eux-mêmes semblent ignorer, au moins en partie.

Le Bolchevisme anglais est très différent du Bolchevisme français ; comme étaient différents, restent différents les socialismes traditionnels, de France, d’Allemagne ou d’Italie ; là, plus démocratique, ici, plus despotique. Et ainsi sous un même nom politique s’agitent vingt variétés d’action communiste. Dans les communismes asiatiques, quelles différences encore plus profondes !

Les communistes français s’imaginent n’être que moscovites : en fait, ils sont devenus bolchevicks en restant très imprégnés du vieux démocratisme qui n’a jamais cessé de circuler en frémissant, et circule encore grâce à eux, à travers toute l’histoire de notre socialisme depuis Babeuf, véritable continuateur de Robespierre.

S’ils ignorent la persistance de ces traditions, ne saurait l’ignorer l’observateur qui voit les communistes revendiquer pour eux la pensée de Jaurès : s’ils n’étaient pas démocrates et réformistes, c’est-à-dire une gent essentiellement électorale, est-ce qu’ils revendiqueraient avec cette passion le nom du théoricien le plus sincèrement légalitaire, du démocrate le plus parlementaire qu’ait connu le socialisme français ?

Jaurès n’a jamais invoqué le droit à la dictature du prolétariat ; tout au contraire il l’a critiquée, non sans véhémence, dans les belles pages qui servent d’introduction à ses Études socialistes, publiées par les Cahiers de la Quinzaine : là, il a déclaré que les socialistes « qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie, ceux-là rétrogradent au temps où le prolétariat était faible et où il était réduit à des moyens factices de victoire ». Et, quelques lignes plus loin, il écrivait que le prolétariat n’arriverait au pouvoir que « par l’organisation méthodique et légale de ses propres forces dans la loi de la démocratie et du suffrage universel ».

Les communistes français en se trompant, involontairement, sur la vraie pensée de Jaurès, nous renseignent, non moins involontairement, sur leurs tendances profondes : s’ils invoquent la mémoire du tribun, c’est qu’ils lui ressemblent.

Ce sont là des rappels et des précisations qui situeront pour le lecteur français et la pensée de Wells et la pensée russe : ils nous garderont des uniformisations toujours simplistes.

La révolution bolcheviste a été soudaine : elle a fait irruption dans un monde que rien ne préparait à sa venue.

Wells ne nous cache rien des effets qui ont suivi un cataclysme aussi inopiné. Sans doute fait-il sa part au blocus de l’Entente dans les désastres qui accablent la République soviétique, mais la part faite par lui à l’inexpérience et à l’incapacité bolchevique n’est-elle pas plus forte ?

La révolution s’est faite en Russie contre la corruption, contre le fanatisme même, contre l’incapacité des dirigeants tsaristes. En un endroit, Wells déclare inexpérimenté le personnel soviétique ; en un autre, il l’appelle incapable ; en un autre fanatique : ce personnel ne serait-il pas demeuré un peu tsariste ? Wells veut nous rassurer sur ce point en nous disant qu’il se perfectionnera par l’action. Peut-être, mais en attendant il ne semble lui reconnaître qu’une qualité : la probité.

À elle seule, est-elle une qualité suffisante pour gouverner ?

Wells prétend excuser le « nombre effroyable d’exécutions » qui ont, dit-il, marqué les débuts du régime soviétique, leur « cruauté », par une argumentation assez singulière : « Ces hommes, écrit-il, n’ont tué que pour des raisons déterminées, dans un but déterminé » ; ajoutant que leur action, si elle était fanatique, était du moins honnête.

Est-ce pour avoir de probes fanatiques à sa tête que l’univers est entré dans l’enfer des guerres civiles prédites par Lénine ? Fanatisme : il faut le détester autant que l’improbité, car il n’est pas plus social ou humain que le vol. Est-ce que, tout autant que le voleur, le fanatique ne menace pas l’honnête homme dans sa vie et dans sa liberté ?

Les pogroms sont le fait de foules fanatisées : les excuserons-nous, les a-t-on jamais excusées en disant qu’elles sont de bonne foi, honnêtes ? L’idée de l’honnêteté n’a rien à faire en l’espèce, et on se demande pourquoi Wells a voulu contenir l’effroi, qui est, semble-t-il, au fond de lui, par une épithète que la démence, même collective, n’a jamais postulée, moralement ou psychologiquement.

Le meurtre idéologique a, pour certains esprits, une sorte de grandeur : vieille et barbare idée d’inquisition ! Quel progrès immense nous aurons fait le jour où il y aura en nous la certitude que la sauvegarde d’aucune idée ne mérite la suppression d’une seule vie humaine. Les idées se transforment ; hypothèses, approximations, erreurs, en somme : le martyrologe des peuples, autant que celui des savants et des philosophes novateurs, atteste la vanité cruelle de tout dogmatisme.

Dans tout martyr, il y a un bourreau vaincu, comme dans tout démagogue il y a un renégat bientôt vainqueur de ses frères de misère. Si la classe ouvrière relisait parfois l’histoire de ses meneurs, elle apporterait moins de dogmatisme dans son action. Ses plus grands serviteurs ont en horreur le cannibalisme politique, pour reprendre une expression de Marx.



Wells ne demande pas la destruction des Soviets, et cependant il n’est pas bolcheviste : il s’en défend même vigoureusement, non sans se laisser aller parfois à d’assez cruelles moqueries.

Il demande la levée du blocus, la fin de la guerre : sur ce point, il semble d’accord avec quelques-uns de nos hommes politiques de la majorité, notamment avec M. Barthou. Intéressante conjonction.

Wells s’est placé à un point de vue purement opportuniste : continuer les hostilités, c’est faire durer le malaise international, c’est aussi exposer la Russie à une mort lente.

Le maintien du régime soviétique s’impose à l’esprit du conteur anglais, non pour la supériorité de ses institutions, mais par ce qu’il EST. Il vit : respectons-le pour sa vie. Je vis, donc je suis, disait l’homunculus de Faust.

Ce qui est a nécessairement des raisons d’être ; et par ce truisme, nécessaire à rappeler au cours des polémiques politiques trop violentes, nous voulons prémunir contre la stérilité d’un examen trop exclusivement critique du soviétisme.

Wells a raison de tirer un argument du fait de l’existence du régime, car il ne durerait pas depuis si longtemps (en devenant de plus en plus opportuniste, notamment par les concessions aux étrangers), s’il ne répondait à d’obscurs besoins des classes souffrantes.

Nos habitudes de pensée, surtout notre esprit critique, nos souvenirs révolutionnaires, jusqu’à notre courtoisie idéologique, tout est choqué en nous par l’intransigeance, par l’unilatéralité, par le ton grossier des dirigeants soviétiques.

Les messages de Zinoviev, en particulier, sont de la plus extraordinaire grossièreté de langage : une grossièreté à la Brunswick. Lénine ne croit jamais à l’intelligence ou à la bonne foi de ses adversaires : tout cela voile à l’esprit les raisons d’être du régime. Et si disposé soit-on à souhaiter le prompt avènement des temps meilleurs, on se défend mal contre toute cette nuit qui enveloppe d’un grand sentiment d’angoisse ce formidable phénomène révolutionnaire. Nous voyons bien ce qu’il détruit ; nous entendons les cris de haine des vainqueurs et la plainte des vaincus ; nous ne voyons encore que très confusément ce qu’il apporte de meilleur et de réconfortant.

Nous voyons nettement la dictature : le soviétisme fait passer le prolétariat russe par une phase régalienne, à l’image de la bourgeoisie après 89 ; nous voyons la terreur jacobine ; nous voyons le désordre économique ; nous voyons le développement des haines fratricides entre sectes socialistes voisines ; ce que nous ne voyons qu’au travers des brumes matinales du Volga ce sont les institutions économiques, c’est-à-dire la partie originale des révolutions modernes.

Si intéressants soient ces efforts, Wells ne conclut pas que le bolchevisme soit le bien : partout des ruines, dans les villes et les campagnes ; de l’inexpérience dans les milieux gouvernementaux. Il nous montre simplement, dans les circonstances actuelles, comme le moindre mal. Il nous conseille de laisser au temps le soin de guérir la Russie de son malheur, sans employer les remèdes héroïques.

Si on laisse le pays reprendre une vie internationale normale, ne peut-on espérer en effet, qu’il procédera lui-même, peu à peu, aux sanctions contre les excès, aux accommodements nécessaires entre ce qui vient de la fureur périssable des partis au pouvoir et ce qu’il y a de permanent dans les besoins d’ordre et dans le traditionalisme de l’immense majorité paysanne dans l’immense Moscovie ?


Que doit-on penser de Lénine, du tartare Lénine, comme dit Wells ?

Pour répondre à cette question, il faut ouvrir le dernier livre de Lénine : la Maladie infantile du communisme.

Ce livre met Lénine en si mauvaise posture au plus banal point de vue éthique, que l’on s’étonne de la publicité communiste faite autour de lui : c’est, nous allons le voir, la confession terrible d’un Talleyrand à plus petite échelle que le nôtre — car le vrai Talleyrand n’a jamais fait de zèle pour faire valoir ses recettes gouvernementales. Lénine, lui, est pressé de montrer son habileté.

C’est parce qu’il a ignoré ce livre singulier, que Wells a appelé Lénine « le Rêveur du Kremlin ». Point de jugement qui, à mon sens, apparaisse désormais moins exact. Ni songe, ni métaphysique derrière le front bombé de Lénine.

On aurait d’ailleurs de Lénine une image non moins inexacte si on l’assimilait, selon le point de vue des chancelleries, à un simple terroriste maniant aveuglément une formule de fer.

Lénine est un politique, et par ce mot, il faut entendre qu’il est savant dans l’art des transactions, abondant en ruses, retors, — versutus, comme Ulysse — expert à susciter de profitables malentendus entre lui et ses adversaires, et même entre ses amis, comme on l’a vu pour les deux fractions communistes allemandes.

Compromis : le mot revient constamment sous sa plume.

Son livre est un véritable traité de la transaction politique. Et il n’a pas assez de mépris ou de colère contre les logiciens communistes de gauche qui, à tout prix, essaient de maintenir dans leur pureté les principes du marxisme.

Point d’extrémisme. Utilitaire, Lénine voue au mépris universel l’extrémisme, « maladie du communisme ».

Si l’on s’en rapporte au meilleur juge en la matière, à Machiavel, à l’éternel maître des conducteurs d’État, le gouvernant qui n’est que lion est un sot destiné aux promptes défaites. Le gouvernant-renard est le seul qui sache son métier de mauvais berger, lequel métier est de ruser et de temporiser avec les événements. Gagner du temps, voilà, au dire du secrétaire florentin, la grande ambition de tous les gouvernants.

C’est précisément parce qu’il a su gagner du temps que Lénine apparaît à Wells et peut-être à Barthou comme méritant d’être maintenu en fonctions. Et pour répondre à ce vœu, Lénine cherche, depuis longtemps, des compromis avec les marchands anglais et américains.

Si Lénine aime le compromis, il ne conseille cependant pas n’importe quel compromis. « Il y a compromis et compromis. »

On entend sa pensée : rien que des compromis favorables à la révolution. Mais comment distinguer le bon compromis du mauvais ?

Pour faire comprendre sa pensée, Lénine a imaginé ce petit apologue : « Figurez-vous que votre automobile est arrêtée par des bandits en armes. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre revolver, votre auto. En échange vous êtes débarrassés de l’agréable voisinage de ces bandits… »

Ce serait là le type du bon compromis.

Et le mauvais compromis ?

Il y aurait mauvais compromis si, après avoir remis toutes vos richesses et vos armes aux bandits, vous entriez en accord avec eux pour partager le butin fait sur vous-même et sur d’autres malheureux voyageurs.

Lénine a pris soin d’écrire que sa comparaison était d’une simplicité enfantine : il est juste de lui en donner acte.

On ne voit pas bien comment des bandits accepteront de partager leur butin avec des voyageurs qui se seraient rendus à merci. Et vraiment, le voyageur du « bon compromis » n’est-il pas, en quelque manière, lui aussi, complice des bandits, auxquels il a fourni des moyens de lutte et de fuite ?

Ce qui est caractéristique, c’est que Lénine, à aucun moment, n’a songé que le voyageur pourrait ou voudrait ou devrait résister aux bandits.



Certes, nous ne voulons pas le chicaner sur sa petite fable, mais est-ce que la manière de la présenter n’a pas quelque chose de renardique ? On peut être prudent et chevaleresque, tel notre bon Henri IV : ici il n’y a que prudence du tour le plus subalterne.

Tocqueville, en ses mémoires, a accolé au nom respecté de Dufaure l’épithète de sournois : Lénine ne la mériterait-il pas, lui aussi ?

Il y a du renard en Lénine ; sa comparaison en donne nettement l’impression, que fortifiera la lecture d’un autre passage où il conseille aux Bolcheviks de ruser et de mentir. C’est du pur Stirner autant que du pur Machiavel.

Nous ne forçons pas sur la pensée du despote russe. Voici son texte, littéralement copié dans la traduction publiée par la Librairie communiste : « Il faut savoir… consentir à tous les sacrifices, user même de tous les stratagèmes, user de ruse, taire parfois, parfois voiler la vérité…

Et pourquoi tant de ruse ? Pour amener les syndicats au communisme.

Donnons maintenant un exemple concret de « ruse » selon Lénine.

Il déteste les fractions voisines de la sienne : les noms d’Henderson, de Gompers, de Legien, de Jouhaux, de Merrheim, de Longuet sont, toutes les deux ou trois pages, exposés à la haine des communistes. Il pense à les anéantir, certes ; mais au lieu de conseiller de prime abord une exécution directe, il a suggéré, notamment aux Anglais, un stratagème qui rappelle tout à la fois la fable de la Lice et Tartuffe, la défection des Saxons à Dresde, la victoire des Horaces sur les Curiaces.

Il voudrait donc que le parti communiste anglais proposât à Henderson et à Snowden un compromis en vue des élections.

Pourquoi, objectera-t-on, un compromis avec des hommes si méprisés ?

Parce que, grâce à ce compromis avec des fractions écoutées par les masses anglaises, les communistes pourront se faire entendre.

Cela est honorable, pensera-t-on ; mais non, cela ne l’est pas, car Lénine ne demande à entrer chez ses adversaires que pour les mieux combattre, sous la protection d’un traité d’alliance.

Arrivons maintenant aux textes. Supposons avec Lénine qu’Henderson accepte : « Nous aurons gagné écrit-il, car nous porterons notre agitation dans les masses… et nous aiderons non seulement le Parti Ouvrier à composer plus vite son gouvernement, mais encore les masses à comprendre plus vite toute notre propagande communiste, que nous mènerons contre les Henderson sans la moindre réticence. »

Quelques lignes plus loin : «Mon intention, en faisant voter pour Henderson est de le soutenir exactement de la même façon que la corde soutient le pendu. »

On croit rêver en lisant de pareils propos sous la plume d’un chef d’État : ne contiennent-ils pas un peu de cet « enfantillage » qu’il dénonce, en vingt endroits, chez ses adversaires de tendance ? Et, d’autre part, lorsqu’il écrit que l’on trouvera peut-être « sa tactique trop rusée », on se demande s’il n’y a pas un peu de démence d’orgueil dans le cerveau de ce solitaire que Wells nous a montré prisonnier dans le Kremlin, loin de la vie, comme un Tzar détesté.

Ni la fable, ni les stratagèmes faussement compliqués contre Henderson ne donnent l’impression d’une grande intelligence : tout cela n’est-il pas de la ruse assez mesquine ?

Les sceptiques vont dire cependant qu’il est un grand homme d’État.

Oui, selon le vieux type. Et encore ? Ne parle-t-il pas trop ?

Mais admettons qu’il est un véritable homme d’État ; nous demanderons alors : est-ce pour refaire un autre Alexandre VI cher à Machiavel que les multitudes lèvent vers le Kremlin étincelant d’or des bras suppliants, en faisant des prières messianiques ?

Si le mensonge est prêché contre leur ennemi de classe, ne doivent-elles pas craindre qu’il ne soit appliqué aussi contre elles ? Comment faire le départ entre le mal vertueux, le « mensonge pieux » et le mal diabolique ?

Peut-on être un menteur unilatéral ?

L’hypocrisie n’est-elle pas un état d’esprit qui prend le tout de l’homme sans lui laisser le choix d’une aussi difficile discrimination ?

Mentir à Lloyd George : c’est bien, d’après Lénine. Mais où s’arrêtera le mensonge ?

Mentir aux chefs ennemis de tendance : n’est-ce pas mentir aux masses qui les suivent ?

Et les masses qui hésitent entre Moscou et Amsterdam, avec tendance plus accusée vers Moscou, seront-elles traitées en ennemies contre qui le mensonge est licite ou en amies ?

Dans le contrat Henderson, il y a ruse contre la classe ouvrière, à n’en pas douter : Lénine ne prétend-il pas amener à lui les partisans du leader travailliste sous le couvert de sa propre doctrine ?

Jaurès, qui n’aimait aucun genre de ruse, a spécialement dénoncé l’immoralité de celle-ci : « Je dis qu’il n’y a et ne peut y avoir Révolution que là où il y a conscience, et que ceux qui construisent un mécanisme pour véhiculer le prolétariat à la Révolution presque à son insu, ceux qui prétendent l’y conduire comme par surprise, vont à rebours du vrai mouvement Révolutionnaire[2]. »

En des formes insidieuses, l’art politique n’apparaît-il pas comparable à l’art cynégétique ?

En Lénine, conducteur d’hommes, il y a quelques traits de Bonaparte.


Une des caractéristiques de Bonaparte (cela ressort des Mémoires du temps), c’était une extraordinaire hypocrisie. On connaît, par exemple, ses feintes colères blanches et son art (un art qui ne va pas sans mensonges) d’entretenir la division entre ses serviteurs.


On nous entend : c’est l’âme de Lénine que nous avons cherchée dans son livre ; c’est son secret psychologique que nous voulons arracher à des pages qui ne paraissent que doctrine politique et combat social. Et cette âme, ce secret, ne les avons-nous pas démêlés au travers de cette historiette et de ces conseils ?



Wells rapporte que Lénine a dit qu’il considérait la révolution russe comme « le commencement d’une ère d’expériences illimitées ».

Mots heureux, ceux-là, mots dignes d’être médités parce qu’ils donnent de l’art de gouverner une formule qui, celle-là, n’est ni rusée ni despotique. Ils mettent un peu de franchise sur le visage de Goupil ; et voici que tout à coup, en plein machiavélisme, a passé, l’ombre, rapidement, de notre grand Claude Bernard.

Certes, il est à souhaiter que nous tous, gouvernants et gouvernés, nous arrivions enfin à considérer nos idées politiques et nos institutions constitutionnelles comme des vérités provisoires, comme de simples essais indignes d’un acte de foi, indignes plus encore d’un geste d’intolérance : mais combien fugitive est encore cette espérance !

Sincérité et politique : pourquoi ces mots ne finiraient-ils pas, un jour, par se rejoindre, en ces temps de science ? La science ne dit pas : crois. Elle dit : sois sincère, observe, discute, doute. Doute, surtout.

On a lu le mot « schisme » dans les deux manifestes du Parti communiste français qui ont suivi le congrès sécessionniste de Tours (1920). S’il y a schisme, c’est qu’il y a orthodoxie. Orthodoxie, n’est-ce pas synonyme de pensée figée, d’arrêt dans la curiosité ?


Vraiment, peut-on croire aujourd’hui, qu’il y ait possibilité d’une vérité politique, d’une vérité économique ? Et marquer d’un signe d’infamie les « dissidents » d’un Parti, user même du mot dissidents, n’est-ce point instituer comme une religion économique, comme une religion politique ?

Fois intolérantes, ruses gouvernementales, n’est-ce point pour leur disparition que luttent les meilleurs d’entre nous ? Que penser de partis avancés qui leur rendent hommage et honneur ?

Nous aimerions voir à la tête des États des gouvernants ayant une honnêteté de vrais savants.

Chimère, ce rêve d’hommes d’État probes, sincères et sages comme des savants ? Mais non : il y a le cas à jamais admirable de Washington, qui a été sage, intelligent, honnête, — comme un savant devant ses expériences.

Pourquoi devrions-nous désespérer de connaître un autre Washington ?

Sur le « mur oriental » de l’Europe, Wells a lu les plus terribles menaces d’asiatisme pour la vieille civilisation romaine : il n’annonce pas, hélas ! en Lénine le nouveau Washington que nous souhaitons.

Quoi qu’il en soit de nos proches destins qu’il a peut-être assombris aux dernières pages de son livre, nous devons exprimer à Wells notre reconnaissance pour nous avoir aidés à faire un rapide examen des choses russes, d’un point de vue honnêtement critique.

La tâche du publiciste et du politique est d’observer bien plus que de juger la réalité mouvante et extérieurement chaotique. Inventer ? Non. Mais expliquer et coordonner.

Une telle méthode permet vite d’apercevoir que tout se tient dans un temps malgré la différence des milieux ; comme dans l’espace il y a des correspondances impérieuses entre les étoiles qui ne sont qu’en apparence indépendantes les unes des autres.

Maxime Leroy.


I

L’EFFONDREMENT DE PETROGRAD


En janvier 1914, j’ai passé une quinzaine de jours à Petrograd et à Moscou.

En septembre 1920, M. Kameneff, de la délégation commerciale russe à Londres, me suggéra de faire une nouvelle visite en Russie.

Je saisis au vol cette proposition et je partis à la fin de septembre avec mon fils qui parle quelque peu la langue russe.

Notre séjour dans la République des soviets dura seize jours.

La plus grande partie de notre temps fut passée à Petrograd où nous avons circulé très librement et sans être accompagnés, et où on nous a montré à peu près tout ce que nous avons demandé à voir.

Nous avons visité également Moscou où j’eus avec Lénine une longue conversation que je rapporterai.

À Petrograd, nous ne descendîmes pas à l’Hôtel international, — où sont envoyés les étrangers, — mais chez mon vieil ami Maxime Gorki.

Pour guide et interprète, on nous donna une dame que j’avais déjà connue en Russie en 1914 et qui est la nièce d’un ancien ambassadeur russe à Londres.

Cette dame a été élevée en Angleterre. Elle a été emprisonnée cinq fois par le gouvernement bolcheviste, et il ne lui est pas permis de quitter Petrograd depuis qu’elle a essayé de passer la frontière pour rejoindre ses enfants en Esthonie.

Pour toutes ces raisons, c’était bien la dernière personne qui se fût prêtée à une tentative quelconque de tromperie à mon égard.

Je crois utile de dire cela parce que de tous côtés, — aussi bien en Angleterre qu’en Russie, — j’avais été averti que, d’un bout à l’autre de ma visite, je serais promené à travers un camouflage très complet des réalités.

En fait, les dures, les terribles réalités de la situation actuelle de la Russie ne peuvent pas se camoufler.

Tout au plus peut-on imaginer que, dans le cas de délégations spéciales, les délégués ont pu ou puissent être conduits parmi un tumulte de réceptions de fanfares et de discours de façon à distraire leur faculté d’observation.

Mais il n’est guère possible de maquiller deux grandes villes comme Petrograd et Moscou et de leurrer, par de tels procédés, deux visiteurs errants qui vaquent à leur gré dans leurs enquêtes, — et souvent en directions différentes.

Naturellement, quand on demande à voir une école ou une prison, on peut être certain que ce n’est pas le pire du genre qui sera exhibé. N’importe quel pays, dans de telles circonstances, montre ce qu’il a de mieux. La Russie des soviets, en cela, ne fait pas exception. Mais c’est une chose dont on doit et peut tenir compte.

L’impression dominante qu’on éprouve aujourd’hui en Russie est la sensation qu’on est en face d’un vaste et irréparable effondrement.

La grande monarchie, qui était ici, en 1914, le système administratif, social, financier et commercial de cette monarchie : tout cela est tombé sous les efforts de dislocation d’un état de guerre qui n’a pas cessé depuis six ans. Tout cela gît à terre, complètement fracassé.

Jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut de pareille débâcle.

Le fait de la révolution politique, dans mon esprit, n’est pas comparable en importance au fait de cette totale destruction d’un système.

À cause de sa pourriture inhérente, à cause aussi des coups que lui a portés l’agression étrangère, la partie russe du vieux monde civilisé de 1914 est complètement disparue.

La classe paysanne qui était la base de la vieille pyramide reste épandue sur la terre, vivant, il est vrai, à peu près comme elle a toujours vécu.

Mais tout le reste s’est écroulé ou s’écroule.

Au milieu de cette immense désorganisation un gouvernement de circonstance, soutenu par un parti discipliné qui comprend peut-être 150.000 adhérents, — le parti communiste, — tient le pouvoir.

Ce gouvernement, — au prix de nombreuses exécutions sommaires, — a supprimé le brigandage, rétabli à peu près l’ordre et la sécurité dans les villes exténuées, et réussi tant bien que mal à ravitailler la population par rationnement.

Ce gouvernement (je voudrais le dire tout de suite) est le seul gouvernement possible en Russie à l’heure actuelle.

Il représente la seule idée de solidarité qui ait subsisté. Toutefois ceci est secondaire.

Le phénomène qui, à notre point de vue d’occidentaux, domine toutes choses c’est ce fait, — déconcertant et menaçant, — qu’un système social et économique à peu près pareil au nôtre, et intimement lié au nôtre, s’est totalement écroulé. Nous allons visiter cet éboulis immense ; nous allons observer, interroger ceux qui vivent, espèrent ou désespèrent au milieu de ces ruines.



Nulle part, en Russie, cet écroulement ne frappe d’une manière plus saisissante qu’à Petrograd.

Petrograd fut créé de toutes pièces par Pierre le Grand, dont la statue de bronze, dans le petit jardin près de l’Amirauté, caracole encore au milieu de la vie finissante de la cité.

Ses palais sont muets et vides ou bien étrangement réaménagés avec des cloisons en planches, des tables, des machines à écrire, tout l’attirail d’une administration nouvelle dont presque toute l’activité est absorbée par l’âpre lutte contre la famine et l’envahisseur étranger.

Autrefois les rues de Petrograd étaient bordées de boutiques prospères. J’ai souvenir d’y avoir flâné agréablement en 1914, – achetant de petits riens, observant la vie abondante de la grande ville.

Aujourd’hui, toutes les boutiques ont cessé d’être.

Dans Petrograd entier une demi-douzaine, tout au plus, sont encore ouvertes, entre autres un magasin gouvernemental où l’on vend de la faïence et où j’ai acheté, à titre de souvenir, une ou deux assiettes au prix de 7 ou 800 roubles l’une. Il y a aussi quelques boutiques de fleuristes.

Car, chose étonnante, dans cette cité dont la population décroît chaque jour et où la majeure partie des habitants meurt de faim, — dans cette ville où presque personne ne possède deux costumes, où plus d’un change de linge usé et rapiécé, on vend et on achète encore des fleurs !

Pour cinq mille roubles, — ce qui représente environ 17 à 18 francs au taux actuel du change, — on peut se procurer une fort jolie gerbe de chrysanthèmes.

Je ne sais si les mots toutes les boutiques ont cessé d’être évoqueront chez le lecteur l’image de ce qu’est une rue en Russie aujourd’hui.

Cela n’a même rien de commun avec les rues de Londres le dimanche, où les magasins, aux stores soigneusement baissés, dorment d’un sommeil paisible et plein de décorum, prêts à se réveiller le lundi et à reprendre le cours de leur activité, un moment interrompue.

À Petrograd, les magasins ont l’air d’épaves ravagées à fond et abandonnées. La peinture s’écaille, les glaces des devantures sont fêlées ou défoncées, — souvent remplacées par des planches.

Quelques boutiques laissent encore entrevoir, derrière des vitres souillées et copieusement placardées d’affiches, de pauvres restes de marchandises sans valeur. Le verre s’est terni, la poussière de deux années s’est accumulée sur les comptoirs et les rayons.

Ces magasins sont morts, ils ne s’ouvriront plus — jamais !

Tous les grands marchés de Petrograd qui rappelaient les bazars orientaux sont également fermés, — condition indispensable de la lutte désespérée que soutiennent les autorités pour maintenir le contrôle sur la répartition des denrées essentielles à la vie et empêcher les profiteurs de faire monter à des hauteurs vertigineuses les prix du peu de nourriture qui reste.

Cette mort des boutiques fait paraître absurde la promenade à pied dans les rues. Personne ne se promène plus.

On se rend trop compte ici qu’une ville moderne n’est en réalité qu’une longue succession d’allées bordées de magasins, de restaurants et d’autres établissements du même genre.

Fermez-les, et la rue n’a plus aucun caractère, aucune raison d’être.



Les gens vont tous en hâte, et combien peu nombreux si je me rappelle ce que j’ai vu ici en 1914 !

Les tramways électriques fonctionnent encore jusqu’à six heures du soir, seul moyen de transport pour les personnes de condition ordinaire, — dernier vestige des entreprises capitalistes.

Autrefois il fallait payer sa place dans les tramways deux ou trois roubles, soit le centième du prix d’un œuf. Ils devinrent gratuits pendant notre séjour à Petrograd. Cela, d’ailleurs, n’ajoute pas grand’chose à leur extrême encombrement aux heures d’affluence.

On se bat pour y monter.

Quand il n’y a plus de place à l’intérieur, on s’entasse où l’on peut. Dans les moments de grande presse, de véritables grappes humaines pendent à l’extérieur, s’agrippant à n’importe quoi. Il n’est pas rare de voir des gens projetés sur la chaussée.

Aussi les accidents sont fréquents. Un jour nous vîmes une foule assemblée autour du cadavre d’un enfant qui venait d’être coupé en deux par un tram.

Dans le petit cercle des gens que nous fréquentions, deux personnes avaient eu la jambe cassée dans des accidents de tramway.

Sur tout le parcours de ces véhicules, la chaussée est dans un état abominable, n’ayant pas été réparée depuis trois ou quatre ans. Elle est criblée de trous profonds, parfois de 60 à 80 centimètres, comme des trous d’obus.

La gelée a ouvert de larges crevasses, les égouts se sont affaissés et le pavage en bois a disparu, arraché pour faire du feu.

Une seule fois nous avons vu un timide essai de réparation des chaussées à Petrograd : dans une petite rue, un pouvoir mystérieux avait trouvé moyen de rassembler une charretée de pavés de bois et deux barils de goudron.

Pour nos excursions les plus longues à travers la ville, nous empruntions généralement les automobiles officielles, — reliques des époques révolues. Une promenade en auto ou en voiture est une redoutable aventure, pleine d’embardées et de secousses terribles.

Les quelques voitures qui ont survécu à la tourmente utilisent le pétrole brut comme carburant. D’épais nuages de fumée bleu pâle s’en échappent, et elles démarrent avec un bruit de mitrailleuse en action.

Toutes les maisons de bois ont été démolies l’hiver dernier pour fournir du combustible, et les parties maçonnées de ces maisons mettent des ruines dans tous les intervalles qui séparent les constructions de pierre.

Tout le monde a l’air misérable ; chacun semble avoir été condamné à porter un ballot ou un paquet, et cela aussi bien à Petrograd qu’à Moscou. Lorsqu’on se promène dans les petites rues le soir au crépuscule, à ne voir ainsi que des gens mal vêtus, tous filant hâtivement, tous portant quelque fardeau, on a l’impression que la population entière prend la fuite.

Et cette impression n’est pas absolument trompeuse : les statistiques bolchevistes, que j’ai consultées, sont sur ce point d’une sincérité et d’une honnêteté parfaites.

De 1.200.000, la population de Petrograd est presque tombée à 700.000 et elle ne cesse de diminuer.

Beaucoup des habitants s’en sont retournés à la vie paysanne, d’autres ont passé à l’étranger ; mais la misère a levé sur la population de Petrograd un tribut énorme.

La mortalité y atteint le taux de 81 p. 1.000. Autrefois il n’était que de 22 p. 1.000 et c’était un des plus élevés parmi ceux des cités européennes.

Le chiffre des naissances parmi cette population insuffisamment nourrie et profondément déprimée, ne dépasse pas 15 p. 1.000 environ, contre 30 p. 1.000 autrefois.

Ces ballots et paquets que portent les passants contiennent fréquemment les rations de vivres distribuées, avec parcimonie, par l’administration des soviets, mais souvent aussi des marchandises achetées en cachette ou destinées à faire l’objet d’un commerce illicite.

Le Russe a toujours été trafiquant et marchandeur. Même en 1914, il y avait peu de magasins à Petrograd dont les prix fussent réellement des prix fixes. On a toujours eu, en Russie, l’horreur du tarif. Prendre une voiture à Moscou donnait lieu à des marchandages sans fin pour des sommes de dix kopecks.

Depuis longtemps, le gouvernement russe a été contraint d’envisager les remèdes contre la pénurie de presque toutes choses, — pénurie qui résulte en partie de la prolongation de la guerre (car, depuis six ans, la Russie n’a pas un seul instant cessé d’être en guerre), en partie de l’effondrement général de l’organisation sociale et en partie du blocus.

Dans ces conditions, et avec une circulation monétaire en complet désarroi, il fallait avant tout protéger les villes contre le chaos qui n’eût pas manqué de résulter de l’accaparement, du mercantilisme, de la famine, empêcher aussi la lutte féroce qui se fût fatalement déclanchée pour la possession des dernières denrées comestibles et autres produits de première nécessité.

La seule protection possible impliquait le contrôle total des disponibilités et le rationnement.

Le gouvernement des soviets rationne par principe, il est vrai ; mais aujourd’hui, en Russie, n’importe quel gouvernement se verrait dans l’obligation de rationner.

De fait, si, dans nos pays d’Occident, la guerre s’était prolongée jusqu’à l’époque actuelle, on rationnerait la nourriture, le vêtement et l’habitation à Londres et à Paris comme on le fait présentement à Petrograd et à Moscou.

Toutefois, en Russie, le système dut s’organiser sur la base d’une production agricole impossible à contrôler et parmi une population qui est, par tempérament, indisciplinée, nonchalante, amoureuse de ses aises.

La lutte contre le renchérissement et le gaspillage est nécessairement cruelle.

Quand un profiteur se fait prendre, un vrai profiteur, un de ceux qui opèrent sur une grande échelle, son affaire est claire : on le fusille.

La transaction commerciale la plus normale est souvent punie avec sévérité.

Tout commerce, quel qu’il soit, est qualifié : spéculation, et interdit par la loi.

Pourtant, à Petrograd, on ferme les yeux sur un commerce d’aliments et de menus objets qui se pratique bizarrement à tous les coins de rues.

Et même à Moscou, ce commerce s’exerce ouvertement, car c’est seulement par cette tolérance qu’on a pu amener le paysan à apporter des vivres à la ville.

Beaucoup d’affaires clandestines se traitent aussi entre acheteurs et vendeurs qui se connaissent. Tous ceux qui le peuvent suppléent de cette façon à l’insuffisance de leurs rations légales.

De plus, toutes les gares où l’on s’arrête sont autant de marchés libres.

Nous avons trouvé à chaque halte une foule de paysans qui attendaient le passage des trains pour vendre du lait, des œufs, des pommes, du pain et d’autres choses encore. Les voyageurs dégringolent des wagons et accumulent les paquets.

Un œuf, une pomme, coûtent 300 roubles.

Les paysans ont l’air bien nourris et il ne me parut pas qu’ils fussent plus mal en point qu’en 1914.

Selon toute probabilité, ils sont au contraire plus prospères. Ils ont plus de terres qu’ils n’en avaient alors et se sont débarrassés des propriétaires.

Aucune tentative pour renverser le gouvernement des soviets ne recevra leur appui parce qu’ils sont convaincus que, tant que se maintiendra ce gouvernement, il ne sera apporté aucun changement au nouvel état de choses, et cet état de choses leur convient.

Ceci d’ailleurs ne les empêche pas de résister, quand ils le peuvent, aux gardes rouges qui viennent se faire livrer des vivres aux prix de réquisition.

Il arrive même que des forces insuffisantes de gardes rouges soient attaquées et massacrées.

Ce sont ces incidents qui, grossis par la presse de nos pays, deviennent pour nous des insurrections paysannes contre les bolchevistes.

En fait, aucune insurrection. Les paysans s’installent confortablement dans le nouveau régime.

Mais toutes les classes autres que celle des paysans, — y compris la classe officielle, — sont dans un état de profond dénuement.

Le système industriel, basé sur le crédit, qui assurait la production des objets de première nécessité, s’est écroulé.

Le mécanisme social qui, par l’industrie et le crédit, donnait naissance aux mille choses nécessaires ou utiles, ce mécanisme est brisé et jusqu’ici tout ce qu’on a essayé pour le remplacer n’a pas donné de bons résultats.

Si bien que nulle part on ne voit d’objets qui soient neufs.

À peu près les seules choses qu’on trouve encore en quantité presque suffisante, sont le thé, les cigarettes et les allumettes.

Les allumettes sont plus abondantes aujourd’hui en Russie qu’elles ne l’étaient en Angleterre en 1917, et l’allumette de l’État soviétique est une très bonne allumette.

Mais quant aux faux cols, aux cravates, aux lacets de souliers, aux draps, aux couvertures, aux cuillers, aux fourchettes, à la mercerie, à la vaisselle d’usage courant, tout cela est quasi introuvable. On ne peut remplacer une tasse ou un verre brisés sans s’adonner à de laborieuses recherches et à un trafic illégal.

Pour le voyage de Petrograd à Moscou, on nous avait donné des places dans un wagon-lit de luxe. Mais dans ce wagon, ni carafes, ni verres, ni à vrai dire un seul des accessoires habituels. Tout avait disparu.

La plupart des gens que l’on rencontre semblent, à première vue, mal rasés.

Nous pensions devoir attribuer cette apparente négligence à l’apathie générale, mais nous eûmes le mot de l’énigme, quand un de nos amis informa, par hasard, mon fils, au cours d’une conversation, que, depuis près d’un an, il se servait de la même lame de rasoir mécanique.

Les drogues et les médicaments font aussi totalement défaut. Rien à prendre contre un rhume ou un mal de tête.

Il s’ensuit que les petites indispositions dégénèrent facilement en maladies graves. Presque tous les gens que nous avons vus nous ont paru mal à leur aise et en santé précaire.

Un individu alerte et sain est un oiseau rare dans cette atmosphère de désolation, sous ce régime de privations continuelles.

Si quelqu’un tombe réellement malade, sa situation devient sinistre.

Mon fils visita un jour le grand hôpital d’Obuchovskaya. Les conditions y sont, me dit-il, déplorables. Tout manque. La moitié des lits est inutilisée par suite de l’impossibilité absolue de soigner un plus grand nombre d’autres malades s’ils étaient admis.

Les aliments fortifiants n’existent pas, à moins que, par miracle, la famille du malade n’arrive à s’en procurer au dehors et à en envoyer.

On n’opère chirurgicalement qu’une fois par semaine, me dit le docteur Federoff, et encore quand on peut prendre les dispositions nécessaires. Les autres jours le malade doit attendre.

À Petrograd, presque personne ne possède plus d’un vêtement de rechange, et dans cette grande ville où les moyens de communications se réduisent à quelques tramways toujours bondés[3], toutes les chaussures que l’on voit aux pieds des gens sont vieilles et trouées.

On a recours parfois à d’étranges expédients pour se vêtir.

Un maître d’école, entre autres, à qui nous rendîmes inopinément visite, me frappa par son élégance : il portait un smoking et un gilet de serge bleue.

Plusieurs des savants et des littérateurs avec qui je me suis trouvé en relations s’enveloppaient le cou de foulards pour dissimuler l’absence de linge.

Gorki, lui-même, ne possède qu’un costume.

Au cours d’une réunion de littérateurs, à Petrograd, M. Amphiteatroff, l’écrivain bien connu, m’adressa un long discours en termes amers. Il partageait une erreur commune à tous ses compatriotes vis-à-vis des étrangers qui visitent la Russie : il me croyait à ce point aveugle et inintelligent que je dusse, forcément, m’en laisser imposer quant aux conditions vraies de la vie actuelle en Russie.

Il eût voulu que tous les assistants se dépouillassent de leurs vêtements de dessus, encore assez convenables, pour me montrer les haillons pitoyables qu’ils recouvraient.

Paroles pénibles à entendre et, en ce qui me concerne, bien inutiles. Mais je cite le fait pour mieux faire ressortir la misère générale.

La population si pauvrement vêtue de cette ville désorganisée à tous égards, est, en dépit de tous les trafics clandestins, encore plus pauvrement nourrie.

Avec la meilleure volonté du monde, le gouvernement des soviets n’arrive pas à distribuer des rations qui soient suffisantes pour entretenir la bonne santé chez les citadins.

Nous sommes allés voir une cuisine de quartier où nous avons assisté à l’une des distributions habituelles.

Le lieu nous parut assez propre et bien tenu, mais cela ne saurait suppléer au manque de l’essentiel.

Pour les gens, que les règlements n’avantagent pas expressément, les rations consistaient en une écuellée de soupe au gruau très dilué et en compote de pommes.

On a institué des cartes de pain et l’on voit des foules faire la queue pour attendre les distributions.

Le pain est de qualité très variable.

C’est parfois de bon gros pain bis, mais par contre il m’est arrivé de me voir offrir, sous le nom de pain, une pâte visqueuse, de la consistance de l’argile, et immangeable.

Je ne sais jusqu’à quel point ces détails décousus, jetés sur le papier au hasard de mes souvenirs, suffiront à donner au lecteur une idée de la vie quotidienne dans le Petrograd d’aujourd’hui.

À Moscou, où la population est plus dense, le manque de combustible se fait, dit-on, encore plus sentir ; mais, à la surface tout au moins, l’aspect général de la ville est loin d’être aussi attristant qu’à Petrograd.

Tout ce dont je viens de parler, nous l’avons vu en octobre, par un temps exceptionnel, beau et chaud pour la saison.

Mais un jour, un frisson passa soudain. Les feuilles jaunies s’envolèrent en tourbillons, chassées par un essaim de flocons de neige.

C’était le premier souffle de l’hiver.

Chacun grelottait, regardait au dehors, à travers les doubles fenêtres hermétiquement closes… déjà, et se prenait à parler des souffrances endurées l’année précédente.

Puis toute la bonne tiédeur d’un bel automne revint, et c’est par un soleil magnifique que nous avons quitté la Russie.

Mais mon cœur se serre quand je pense à cet hiver tout proche et qui va sûrement être effroyable aux gens de là-bas.

Le gouvernement des soviets des régions du Nord a accompli des efforts surhumains pour faire face aux besoins de la mauvaise saison.

Le bois de chauffage s’empile sur les quais, au milieu des rues principales, s’entasse dans les cours, partout enfin où il a été possible d’en mettre.

L’année dernière, un grand nombre de personnes ont dû vivre dans des pièces dont la température était de plusieurs degrés au-dessous de zéro. L’eau des tuyaux était gelée, les appareils de chasse du tout-à-l’égout ne fonctionnaient plus.

Qu’on s’imagine toutes les conséquences d’un tel état de choses !

Les gens, pressés les uns contre les autres en des pièces mal éclairées et glaciales, ne se soutenaient, au physique et au moral, que par le thé chaud et la conversation.

Un jour, sans doute, un écrivain russe nous dira toute l’influence de ces souffrances sur le cœur et sur l’esprit russes.

Cette année, peut-être, les conditions ne seront-elles pas si mauvaises. S’il faut en croire les on-dit, la situation s’est améliorée en ce qui concerne la nourriture, mais, personnellement, j’en doute fort.

Les chemins de fer sont arrivés à un état de délabrement extrême.

Les machines chauffées au bois s’usent rapidement. Les boulons d’éclisse sautent et ne sont point remplacés, les rails s’écartent souvent dangereusement quand les trains passent. Les convois font un bruit de ferraille et ne circulent plus qu’à la vitesse maxima de 40 kilomètres à l’heure.

D’ailleurs, si les chemins de fer étaient en état de mieux fonctionner, Wrangel détient (ou détenait) tous les approvisionnements en vivres du Sud de la Russie.

Bientôt, la pluie glaciale va tomber sur les 700.000 âmes qui habitent encore Petrograd. La neige suivra de près. Les nuits, déjà longues, deviendront plus longues encore ; la bonne lumière du jour décroît de plus en plus.

Certains diront : Cet amoncellement de misères, cette agonie de l’énergie d’un peuple est l’œuvre, précisément, du système bolcheviste de gouvernement.

Pour ma part, je n’en crois rien.

Mais qu’on me permette de dire que la désolation de la Russie actuelle n’est nullement le résultat d’attaques contre un bon système social, battu en brèche par une force malfaisante mais manifeste, bien plutôt l’usure et l’effondrement d’un système qui était défectueux.

Ce n’est pas le communisme qui a construit ces villes monstrueuses où la vie, toujours précaire, peut devenir à tout moment soudainement impossible par suite d’une crise quelconque. C’est le capitalisme qui les a édifiées.

Ce n’est pas le communisme qui a plongé dans les horreurs d’une guerre de six ans cet immense empire menacé de faillite, dont depuis longtemps le monde entier percevait les craquements sinistres. Cette guerre est née de l’impérialisme européen.

Ce n’est pas non plus le communisme qui, la grande guerre terminée, a continué à harceler sans relâche la Russie souffrante — mourante peut-être — en soudoyant des bandes d’envahisseurs, des insurrections, et en lui infligeant ce honteux blocus de tortionnaires.

Le créancier français vindicatif, le journaliste anglais imbécile sont bien plus responsables du désordre et des souffrances russes que le plus farouche communiste.

Mais je reprendrai ces questions quand j’aurai, plus amplement encore, décrit la Russie telle que nous l’avons vue au cours de notre visite.

C’est seulement quand on commence à se faire une idée de l’étendue réelle de l’effondrement matériel et moral de la Russie qu’on peut comprendre et juger selon ses mérites le gouvernement bolcheviste.



II

ÉPAVES ET SAUVETEURS


Une des choses que je désirais le plus étudier dans ce chaos était l’œuvre sociale accomplie par mon vieil ami Maxime Gorky.

J’en avais entendu parler par les membres de la délégation des travaillistes anglais à leur retour en Angleterre. Ce qu’ils m’en avaient dit m’intéressait tellement que j’avais grand désir de me rendre compte par moi-même et de très près.

De plus, les rapports de M. Bertrand Russell sur la santé de Gorky m’avaient donné des inquiétudes sérieuses. Je suis heureux, sur ce dernier point, de pouvoir donner de bonnes nouvelles.

Gorky m’a paru aussi vigoureux et aussi bien portant que lorsque je fis sa connaissance en 1906. Sa personnalité a pris, au milieu des événements, une importance immense.

La situation qu’il occupe aujourd’hui en Russie est tout à fait extraordinaire et lui seul pouvait la remplir.

Il n’est pas plus communiste que je ne le suis moi-même. Je l’ai entendu, dans son appartement, en discussion avec des hommes comme Bokaiev (lequel, tout récemment encore, était chef de la Commission extraordinaire de Petrograd) et Zalutsky (l’un des jeunes espoirs du parti communiste) attaquer sans se gêner les idées et les agissements des extrémistes.

Ce fut là une démonstration réconfortante de liberté d’opinion et de liberté de parole — car, en cette occasion, Gorky prononça un réquisitoire bien plus qu’il ne prît part à une discussion. Et cela devant deux enquêteurs anglais évidemment tout oreilles.

Mais Gorky a gagné la confiance et le respect de la plupart des chefs bolchevistes. Imposé par une sorte de nécessité, il est, sous le nouveau régime, devenu semi-officiellement le grand sauveteur des épaves signalées comme précieuses.

Il sent, passionnément, toute la valeur de la science et de la culture occidentales. Il est pénétré de la nécessité d’assurer la continuité des rapports intellectuels entre la Russie qui pense et les intellectuels du reste du monde.

Sur ce point, il a toujours été résolument soutenu par Lénine.

Le travail auquel s’applique Gorky jette une lumière intense sur l’ensemble de la situation en Russie, car ce travail rassemble nombre de faits qui permettent de saisir la nature essentiellement catastrophique des événements.

La déconfiture de la Russie, telle qu’elle s’accomplit à la fin de 1917, fut certainement la plus complète qu’on ait jamais pu observer dans une organisation sociale des temps modernes.

Kerensky s’étant refusé à conclure la paix et le secours de la marine britannique ayant fait défaut pour améliorer la situation militaire sur la Baltique, les armées russes, disloquées et défaites sur certains points, se débandèrent tout armées et refluèrent sur la Russie, avalanche impétueuse de soldats paysans sans espoir, sans nourriture, sans discipline.

Cette ère de débandade fut une ère de désordre social complet — et marqua en réalité la dissolution même de la société.

En maints endroits des jacqueries s’organisèrent, des châteaux furent incendiés et ces méfaits s’accompagnèrent d’atrocités horribles.

La bride était temporairement lâchée aux pires instincts d’une humanité réduite au désespoir.

Mais, en ce qui concerne la plus grande partie des abominations qui furent commises dans ces conditions, les bolchevistes sont tenus responsables avec à peu près autant de justice que le pourrait être le gouvernement australien.

On arrêtait les passants, on les volait, on les dépouillait de leurs vêtements et même de leur chemise, en plein jour, dans les rues de Petrograd et de Moscou, et personne n’intervenait.

Les cadavres de gens assassinés gisaient parfois toute une journée dans les ruisseaux. Nul n’y prenait garde. Sur le trottoir, les passants allaient et venaient tranquillement comme si de rien n’était.

Des hommes armés, se disant gardes rouges, pénétraient dans les maisons, pillaient et tuaient.

Pendant les premiers mois de 1918, le nouveau gouvernement bolcheviste entama une lutte à outrance, non seulement avec les contre-révolutionnaires, mais avec les voleurs et les brigands de toutes sortes.

Ce fut seulement, pendant l’été de 1918 et après l’exécution de milliers de maraudeurs et de pillards, que la vie redevint normalement sûre dans les rues des grandes villes russes.

Pendant un temps, la Russie cessa d’être un pays policé. Un torrent de violence sans Dieu ni loi balaya la contrée.

Un gouvernement central, encore mal établi et composé de chefs sans expérience, avait à se défendre non seulement contre les interventions imbéciles de l’étranger, mais encore contre la plus complète anarchie à l’intérieur.

C’est de ce chaos que la Russie s’est efforcée et s’efforce encore d’émerger.

L’art, la littérature, la science, tous les raffinements, tout le mécanisme social, en un mot tout ce que nous entendons par civilisation se trouva soudain compromis.

Pendant un temps, le théâtre fut l’élément le plus stable de la culture russe.

Les théâtres étaient là. Personne n’eut l’idée de les piller ou de les détruire. Les artistes avaient l’habitude de s’y rencontrer pour y travailler.

Ils continuèrent à se réunir et à travailler comme par le passé. On ne leur retira même pas la subvention officielle qui est de tradition en Russie.

Ainsi, chose inouïe, la vie dramatique et lyrique traversa sans subir aucun arrêt les tourmentes les plus violentes et elle continue encore à l’heure actuelle.

À Petrograd, on donne — nous avons pu nous en rendre compte — plus de quarante représentations théâtrales tous les soirs. Nous avons constaté qu’il en est à peu près de même à Moscou.

Nous entendîmes Chaliapine, le plus grand des acteurs et des chanteurs, dans le Barbier de Séville et dans Chovanchina. Les musiciens de l’admirable orchestre étaient accoutrés de vêtements disparates, mais le chef d’orchestre tenait bon en habit noir et cravate blanche.

Nous assistâmes à une représentation de Sadko ; nous vîmes Monachof dans le Tsarevitch Alexei et dans Othello, où il représentait Iago.

Andreievna (Mme Gorky) jouait ce même soir le rôle de Desdemone.

Tant qu’on regardait la scène, on pouvait se figurer que rien n’était changé en Russie. Mais quand, le rideau tombé, on se tournait vers l’auditoire, on ne pouvait plus oublier la révolution.

Plus de brillants uniformes, plus de costumes de soirée dans les loges et les fauteuils d’orchestre.

L’auditoire était une masse uniforme de gens — les mêmes à tous les étages — attentifs, de bonne humeur, corrects et vêtus de vêtements râpés.

Les places sont assignées par tirage au sort et sont généralement gratuites.

Pour une représentation, les billets sont, par exemple, distribués gratuitement un jour aux unions professionnelles, le lendemain aux soldats de l’armée rouge et à leur famille, le troisième jour aux enfants des écoles, et ainsi de suite.

Il se pratique bien un certain commerce de billets, mais il n’est nullement prévu par les règlements.

J’avais entendu chanter Chaliapine à Londres, mais je ne l’avais jamais autrement rencontré.

À Petrograd, nous avons fait sa connaissance. Nous avons dîné chez lui et nous eûmes, ce jour-là, un aperçu de la gaîté de son intérieur.

Il a deux enfants d’un premier lit, presque adultes, et deux petites filles qui parlent gentiment un anglais guindé et correct et dont la plus jeune danse délicieusement.

Chaliapine est certainement l’une des figures les plus curieuses en Russie à l’heure actuelle.

C’est le prototype de l’artiste magnifique qui, conscient de sa valeur, défie tous les pouvoirs.

Il se refuse absolument à chanter sans être payé. On lui donne, dit-on, 200.000 roubles par représentation, ce qui équivaut à peu près à 750 francs.

Et quand il devient trop difficile de s’approvisionner au marché, il insiste pour qu’on le paie en farine, en œufs ou en denrées du même genre.

Tout ce qu’il exige, on le lui donne, car Chaliapine en grève, cela laisserait un vide par trop sombre dans la vie théâtrale de Petrograd.

C’est ainsi que Chaliapine arrive à conserver un train de maison qui est peut-être le dernier qui soit confortable en Russie.

Quant à Mme Chaliapine, la révolution l’a si peu abattue, qu’elle nous demanda des renseignements sur ce qui se portait à Londres. Les derniers journaux de mode qu’elle avait vus dataient — grâce au blocus — des premiers jours de 1918.

Mais, c’est une situation exceptionnelle que celle dont jouit le théâtre.

Pour les autres arts, pour la littérature en général, comme pour l’activité scientifique, le désastre de 1917-1918 a été complet.

Il ne restait personne pour acheter livres ou tableaux ; et le savant s’est vu un beau jour payé en roubles qui se dépréciaient rapidement, et bientôt ne représentèrent plus que les cinq centièmes de leur valeur première.

La nouvelle organisation sociale, encore mal dégrossie et entièrement occupée à combattre le vol, le meurtre et l’anarchie la plus effroyable, n’avait pas besoin d’eux. Elle les avait oubliés.

Ces classes spéciales de travailleurs, dont l’importance est pourtant vitale dans toute civilisation, se virent donc condamnés aux pires privations et plongées dans la plus noire misère.

C’est à leur venir en aide, c’est à les sauver que Gorky consacra ses premiers efforts.

Grâce à Maxime Gorky en grande partie, mais aussi aux intelligences les plus constructives du gouvernement bolcheviste, on a aujourd’hui organisé un groupe d’asiles dont le meilleur, celui qui jouit de l’organisation la plus complète, est la Maison de la Science, installée dans l’ancien palais de l’archiduchesse Marie Pavlovna, à Petrograd.

Nous y vîmes fonctionner l’organisation centrale d’un système autonome de rationnement, qui pourvoit de son mieux aux besoins de quatre mille travailleurs intellectuels et de leurs auxiliaires ; soit en tout peut-être dix mille personnes.

Dans cet établissement, les travailleurs intellectuels, leurs assistants et leurs familles non seulement reçoivent leurs rations de vivres, mais ils trouvent aussi : salles de bains, coiffeurs, tailleurs, cordonniers et bien d’autres commodités encore.

On a constitué un petit stock de chaussures et de vêtements. Il y a des chambres à coucher individuelles et une sorte d’hôpital où l’on soigne les affaiblis et les malades.

Ma visite à cette institution, la présence sous les traits d’hommes vieillis par les soucis et d’aspect misérable de quelques-uns des grands survivants du monde scientifique russe, fut bien la plus étrange de mes aventures en Russie.

J’y vis des hommes comme Oldenburg, l’orientaliste, Karprinsky, le géologue, Pavloff, titulaire du prix Nobel, Radloff, Bielopolskyet tant d’autres dont les noms sont célèbres dans le monde entier.

Ils me posèrent une foule de questions au sujet des progrès faits par la science dans le monde extérieur à la Russie et me firent rougir de mon ignorance crasse en ces matières.

Notre blocus leur a fait perdre tout contact avec la littérature scientifique des autres pays. Leurs instruments sont tous de fabrication ancienne ; ils sont à court de papier et doivent poursuivre leurs études dans des laboratoires sans feu.

Il est surprenant qu’ils puissent, dans ces conditions, faire un travail quelconque. Pourtant, Pavloff se livre à des recherches très étendues et fort ingénieuses sur la mentalité des animaux. Manuchin affirme avoir découvert une cure de la tuberculose, efficace même dans les cas avancés. Et ainsi des autres.

J’ai rapporté des résumés des travaux de Manuchin pour les faire traduire et publier.

L’ardeur scientifique est vraiment une ardeur tenace.

Si Petrograd souffre de la faim cet hiver, la Maison de la Science elle aussi, à moins toutefois que nous ne tentions un effort spécial pour lui venir en aide, devra souffrir de la faim. Et c’est à peine si ces savants m’ont demandé si nous pourrions leur envoyer des vivres.

Dans la Maison de la Littérature et de l’Art, on m’a parlé quelque peu de misères et de souffrances, mais chez les hommes de science on n’y a fait aucune allusion.

Ce qui les intéressait, ceux-là, par-dessus tout, c’était de connaître s’ils pourraient se procurer des ouvrages scientifiques. Pour eux, la question savoir prime la question pain.

J’espère sur ce point leur venir en aide.

À ma suggestion, ils formèrent un comité qui me fournit une liste de tous les livres et ouvrages dont ils avaient besoin. J’ai remis cette liste, à mon retour, au secrétaire de la Royal Society de Londres qui, de son côté, avait déjà fait certaines démarches dans le même sens.

Il faudra des fonds ; cent cinquante ou deux cent mille francs peut-être (l’adresse du secrétaire de la Royal Society est : Burlington House, London). Le gouvernement bolcheviste et le gouvernement anglais ont déjà donné leur assentiment à cet approvisionnement intellectuel de la Russie. D’ici peu, je l’espère, les premiers colis de livres partiront à l’adresse de ces hommes depuis si longtemps isolés de la grande vie mentale universelle.

N’eussé-je obtenu de mon voyage en Russie que la seule satisfaction de constater l’espoir et le réconfort que ma présence apportait manifestement aux célébrités de la Maison de la Science et de la Maison de la Littérature et de l’Art, que ce voyage n’aurait pas été accompli en vain.

Sur l’esprit de beaucoup de ces hommes était descendue une sorte de désespérance de jamais pouvoir renouer avec le reste de l’univers.

Pendant trois années, trois années longues et ternes, ils avaient vécu d’une vie qui semblait devoir — de privation en privation — les mener à un abîme de ténèbres.

Il est possible qu’ils aient aperçu, de loin, une ou deux des députations politiques qui ont visité la Russie à diverses époques. Je ne saurais le dire.

Toujours est-il qu’ils ne s’attendaient plus à jamais revoir un individu libre et indépendant pénétrer jusqu’à eux avec l’air d’être venu facilement de son propre gré, sans être investi d’une mission officielle. Ils ne pouvaient se faire à l’idée que cet homme pourrait s’en retourner, comme il était venu, vers ce monde occidental qui déjà leur semblait à jamais disparu.

Ils ressemblaient en cela au prisonnier qui voit soudain entrer dans sa cellule, par un bel après-midi, un visiteur inattendu.

Tous les amateurs de musique, en Angleterre, connaissent l’œuvre de Glazounov. Il a dirigé des concerts à Londres, il est même docteur honoraire des deux Universités d’Oxford et de Cambridge.

J’ai été très affecté de notre entrevue avec lui.

Glazounov était autrefois un homme de forte corpulence, au teint fleuri. Maintenant son visage est pâle et ses vêtements flottent sur un corps amaigri.

Il me parla de ses amis sir Hubert Parry et sir Charles Villiers Stanford, et me chargea de messages pour eux. Il me dit qu’il composait encore mais que son stock de papier à musique était presque épuisé. « Et après celui-là, conclut-il tristement, il n’y en aura plus. »

Je lui assurai qu’il en aurait en abondance — et cela avant peu. Il se montra incrédule.

Il me parla de Londres et d’Oxford. Je pus voir qu’un désir, presque insupportable dans son acuité, de se retrouver dans une grande ville pleine de vie le dévorait — une grande ville où régnerait l’abondance, où circuleraient des foules pleines de la joie de vivre, une ville enfin où il retrouverait un auditoire attentif dans une salle chaude et brillamment éclairée.

J’étais pour lui comme une preuve vivante que tout cela — quelque part — existait encore.

Le pauvre homme tourna le dos à la fenêtre qui donnait sur la froide Néva — grise et déserte au crépuscule — sur la silhouette basse de la forteresse-prison de Saint-Pierre et Saint-Paul. Et en Angleterre, vous n’aurez pas la Révolution ? Non ? J’avais beaucoup d’amis en Angleterre, beaucoup de bons amis…

Il m’en coûtait de le quitter, et il lui en coûtait beaucoup de me laisser partir.

À voir tous ces hommes distingués mener ce genre d’existence de naufragés au milieu des épaves du régime impérial déchu, je me rendis compte à quel point l’homme exceptionnellement doué dépend absolument pour vivre d’une civilisation bien assise.

L’homme ordinaire peut exercer, tour à tour, n’importe quel métier ; il peut être marin, ouvrier d’usine, terrassier. La loi commune l’oblige à travailler, mais il n’est pas possédé d’un démon intime qui l’oblige à faire une certaine chose et seulement cette chose, qui le force à être ce qu’il est ou à ne pas être. Mais un Chaliapine doit être Chaliapine ou rien. Pavloff est Pavloff et Glazounov, Glazounov.

Aussi longtemps qu’ils peuvent accomplir la tâche particulière que leur génie leur a assignée, de tels hommes vivent et prospèrent.

Chaliapine continue à jouer et à chanter magnifiquement en dépit de tous les principes communistes. Pavloff poursuit ses recherches merveilleuses, vêtu d’un vieil habit, dans un cabinet de travail où s’entassent les pommes de terre et les carottes qu’il cultive à ses moments perdus. Glazounov continuera à composer jusqu’au moment où le papier lui manquera.

Mais combien d’autres ont, là-bas, un sort plus désespéré.

La mortalité, parmi les intellectuels russes, a été terriblement élevée.

Dans certains cas, on peut en attribuer les causes aux difficultés de la vie. Mais pour beaucoup, j’en suis certain, c’est la mortification de voir leurs grands dons naturels se perdre qui les a tués. Ils ne pouvaient pas plus vivre dans la Russie de 1919 que dans un Kraal de Cafres.

La science, l’art, la littérature sont plantes de serre ; il leur faut de la chaleur, du respect, des soins.

Si paradoxal que cela puisse paraître, il n’en reste pas moins que la science qui bouleverse le monde est le fruit du génie d’hommes qui ont besoin de plus d’aide, de plus de protection que n’importe quel autre travailleur.

En s’écroulant, le régime impérial russe a écrasé sous ses décombres tous les abris où ces choses et ces gens délicats pouvaient subsister.

La grossière philosophie marxiste qui divise tous les hommes en deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat, qui ne voit dans la vie sociale qu’une lutte des classes d’une absurde simplicité, ignore totalement les conditions indispensables à une activité mentale collective.

Mais il faut rendre au gouvernement bolcheviste cette justice qu’il a su comprendre l’étendue du danger que représenterait pour la Russie l’extinction totale des foyers intellectuels.

Et, malgré le blocus, malgré la lutte interminable qu’il doit soutenir contre les révoltes et les invasions subventionnées dont nous et les Français empoisonnons la Russie, il autorise et soutient ces institutions de sauvetage.

La Maison de la Littérature et de l’Art est une institution semblable en tous points à la Maison de la Science.

La publication de livres nouveaux (à l’exception de quelques poésies) et la production de nouveaux tableaux ont cessé en Russie.

Néanmoins, la plupart des écrivains et des artistes ont trouvé un emploi pour leurs talents dans la mise à exécution d’un projet grandiose qui consiste à publier une espèce d’encyclopédie de la littérature universelle.

C’est un fait : dans cette étrange Russie où la guerre, le froid, la famine et les privations pitoyables sévissent, on élabore à l’heure actuelle une œuvre littéraire d’une envergure telle que n’auraient pu la concevoir les cerveaux les plus hardis de la riche Angleterre ou de la riche Amérique.

En Angleterre et aux États-Unis, la production et la vente de bons livres à des prix raisonnables a pour ainsi dire cessé par suite du prix élevé du papier.

La nourriture intellectuelle des masses anglaises et américaines diminue en quantité et en qualité, et nul des gouvernants n’en a cure.

Le gouvernement bolcheviste, par contre, s’est montré nettement supérieur à cette basse indifférence. Dans la Russie affamée, des centaines d’individus travaillent à des traductions, et les livres qu’ils traduisent sont composés et imprimés ; et ce travail permettra peut-être à la Russie de demain, dans sa masse, d’avoir une meilleure connaissance de la pensée universelle que n’importe quel autre peuple.

J’ai vu quelques-uns de ces livres, j’ai vu le travail en cours d’exécution et, malgré tout, je viens d’écrire : peut-être.

En effet, je n’ose rien affirmer. Car, comme le reste, dans le pays en ruines, ce labeur créateur est essentiellement improvisé et fragmentaire.

J’ignore comment cette littérature mondiale sera distribuée au peuple russe. Les librairies sont fermées et la vente des livres est illégale, comme tout autre commerce.

Il est probable que les ouvrages seront répartis entre les écoles et autres institutions.

Toujours est-il que la distribution de ces livres embarrasse fort le gouvernement bolcheviste. D’ailleurs, beaucoup de questions du même genre constituent manifestement pour lui des problèmes quasi-insolubles.

On est bien forcé de convenir que le marxisme ne contient aucun plan déterminé, aucune idée en ce qui concerne la vie intellectuelle de la cité.

Le communisme marxiste n’a jamais été qu’une théorie révolutionnaire, une théorie qui non seulement fait abstraction des idées créatrices et constructives, mais qui, par surcroît, leur est complètement hostile.

Tout orateur communiste est entraîné à couvrir l’utopisme de raillerie, c’est-à-dire qu’on lui a enseigné à traiter avec dédain tout projet étudié et préparé d’avance.

Plus encore que les négociants anglais de la vieille école, les marxistes croient fermement que les choses finiront par s’arranger d’elles-mêmes et que, tant bien que mal, on arrivera à s’en tirer.

Pour reconstruire la société, le communiste russe est contraint d’envisager bien d’autres problèmes encore que celui qui consiste à faire vivre les savants, à entretenir la pensée et la discussion, à encourager l’esprit créateur de l’artiste.

Marx, le Prophète et son livre sacré ne lui fournissent là-dessus aucun guide.

Le bolchevisme n’ayant aucun plan préconçu doit improviser des expédients maladroits et se trouve réduit aux efforts pathétiques que j’ai déjà signalés pour sauver les épaves de la vie intellectuelle de l’ancien régime.

Et cette vie est bien malade, bien triste et semble, malgré tout, à chaque instant sur le point de devoir s’éteindre entre ses mains.

Ce n’est pas seulement la science et la littérature dont Maxime Gorky s’efforce d’empêcher l’anéantissement en Russie. Il s’occupe aussi d’une troisième organisation de sauvetage encore plus curieuse.

Je veux parler de la Commission d’Expertise, dont le quartier général est situé dans les locaux de l’ancienne ambassade d’Angleterre.

Quand une organisation sociale basée sur la propriété individuelle se disloque ; quand la propriété privée est soudainement et totalement abolie, cette abolition ne fait pas disparaître, ne détruit pas ce qui constituait la propriété privée.

Les maisons et leur contenu sont toujours là.

Quand les autorités bolchevistes réquisitionnent une maison ou occupent un palais abandonné, elles ne savent que faire du contenu de ces demeures, et c’est chaque fois pour elles un nouveau problème à résoudre.

Quiconque connaît tant soit peu la nature humaine comprendra facilement que, sans y attacher grande importance, certains personnages officiels aient subrepticement dérobé des objets qu’ils convoitaient, ou que peut-être leurs femmes s’en soient plus ou moins ouvertement emparés. Mais, en général, le bolcheviste est de tendance honnête. Il s’est opposé très vigoureusement au pillage et à toute autre manifestation, dans le même genre, de l’esprit d’entreprise individuelle.

Il semble bien que les actes de pillage soient devenus plutôt rares à Petrograd ou à Moscou après les jours de la grande débâcle.

Le pillage est mort le dos au mur à Moscou en 1918. Dans les maisons réservées aux invités ou autres lieux de même genre, nous avons remarqué que tout était numéroté et catalogué.

À l’occasion, nous avons bien vu de-ci de-là des bibelots qui semblaient s’être égarés : par exemple de beaux cristaux, de l’argenterie armoriée sur des tables où l’on ne se serait pas attendu à les voir figurer. Mais souvent ces objets avaient été vendus par leurs propriétaires pour se procurer de la nourriture ou des objets de première nécessité.

Le marin qui était chargé de nous servir de courrier et de veiller à ce que nous ne manquions de rien pendant notre voyage à Moscou, avait été pourvu par les autorités d’une ravissante petite théière en argent, laquelle, à une autre époque, avait dû figurer dans un salon.

Mais cette théière était, en quelque sorte, passée de la vie privée à une vie semi-officielle d’une manière tout à fait légitime.

Pour plus de sûreté, la Commission d’Expertise a rassemblé et catalogué tout ce qui peut passer pour une œuvre d’art. Le palais qui abritait autrefois l’ambassade d’Angleterre ressemble aujourd’hui à quelque magasin regorgeant d’objets d’art d’occasion comme on en trouve dans certains quartiers de Londres.

Nous en avons visité salle après salle. Tout le fatras magnifique dont s’encombrait l’ancien régime russe semblait y avoir été entassé.

De grandes pièces sont littéralement pleines à éclater de statues.

Je n’ai vu nulle part, pas même au musée de Naples, tant de Vénus, tant de sylphes de marbre blanc réunis sous le même toit.

Des tableaux de toutes sortes sont empilés un peu partout. Des couloirs débordent de meubles de marqueterie placés les uns sur les autres jusqu’au plafond. Une pièce s’emplit de caisses de vieilles dentelles, une autre de meubles magnifiques, et ainsi de suite.

On a soigneusement numéroté et catalogué cet amoncellement d’objets disparates et… on les a laissés là.

Je n’ai rencontré personne qui eût la moindre idée de ce qu’on pourrait bien faire un jour de tout ce qui garnit ce capharnaüm.

Ces objets paraîtront déplacés dans le monde nouveau, si toutefois c’est bien un monde nouveau que les communistes sont en train d’organiser.

Il n’était certes jamais venu à l’esprit des communistes qu’ils dussent un jour s’occuper de tout cela.

Ils ne s’étaient jamais non plus préoccupés de savoir ce qu’ils feraient des boutiques et des marchés après avoir interdit tout commerce tant dans les magasins que sur les places et voies publiques.

Ils n’avaient non plus jamais envisagé le problème qu’il leur faudrait résoudre pour convertir une ville de palais et d’hôtels particuliers en une agglomération communiste.

Les théories marxistes les avaient amenés à concevoir une dictature du prolétariat conscient. De plus, elles leur avaient donné à entendre — oh ! combien vaguement, nous nous en rendons compte aujourd’hui — que tout serait changé dans le ciel et sur la terre.

S’il en avait été ainsi, nous eussions vu une révolution réelle dans les affaires humaines.

Mais nous avons pu nous rendre compte en Russie que la vieille terre est toujours là, couverte du fouillis des matériaux abandonnés et des débris du mécanisme disloqué de l’ancien régime.

Nous avons pu nous rendre compte que le vieux paysan, tenace et obstiné, est toujours là, comme autrefois, cramponné à son sol.

Nous avons pu nous rendre compte que le communisme gouverne avec courage et honnêteté, mais ressemble, en maintes circonstances, à un prestidigitateur qui aurait oublié ses accessoires indispensables et qui ne pourrait, l’heure venue, faire sortir de son chapeau ni le pigeon ni le lapin qu’attendent les spectateurs.

La Russie d’aujourd’hui est une immense ruine, tel est le fait primordial dont il faut se pénétrer.

La révolution communiste et le gouvernement communiste, que je me propose de décrire dans un prochain article, ne sont que des conséquences de ce fait. Ils ont jailli des ruines, seul milieu qui ait pu leur être propice.

Il importe au plus haut degré que les peuples d’Occident se pénètrent bien de ces vérités.

Si la grande guerre s’était prolongée un an ou deux de plus, l’Allemagne d’abord, les autres puissances ensuite se seraient écroulées comme la Russie.

Le cours des événements aurait pu être influencé par des conditions spéciales à chaque pays, mais le résultat partout eût été le même.

Ce que nous avons vu en Russie n’est, en somme, que le résultat, sur une plus grande échelle, d’un état de choses semblable à celui vers lequel se trouvaient entraînés la Grande-Bretagne et les autres pays belligérants de 1918.

La disette que nous constatons en Russie, nous avions commencé à en souffrir en Angleterre.

On rationne en Russie comme on a rationné en Angleterre et ailleurs.

Mais chez nous les lois qui régissent le rationnement sont mal appliquées et inefficaces.

En Russie, on n’inflige pas d’amendes au profiteur, on le fusille.

Au lieu du Décret pour la défense du royaume qui, en Angleterre, réglementait la répartition des denrées, poursuivait les défaitistes, les espions, les profiteurs, etc., nous voyons en Russie la Commission extraordinaire.

Certaines tensions qu’en Angleterre nous ne considérions que comme de simples ennuis, ont pris la proportion de calamités en Russie. Voilà toute la différence.

D’ailleurs, il est très possible que l’Europe occidentale soit entraînée par le courant des événements vers un écroulement semblable à celui qu’on trouve en Russie.

Quant à moi, je ne suis pas le moins du monde certain que nos pays soient hors de danger.

On peut parfaitement se demander si la guerre, l’amour exagéré du bien-être, la spéculation improductive, ne gaspillent pas en ce moment davantage que ce que nous arrivons à produire.

Auquel cas, notre propre écroulement — banqueroute, disette universelle, détraquement social et politique avec toutes leurs conséquences — la grande subversion en un mot, ne saurait être qu’une question de temps.

Dire que la misère effroyable de la Russie d’aujourd’hui est due au seul régime communiste, dire que ces communistes maudits qui gouvernent présentement ont amené la Russie au point où elle en est, affirmer que s’ils sont renversés tout ira pour le mieux, comme par magie, dans la meilleure des Russies, c’est présenter toute la situation du monde sous un faux jour ; c’est égarer l’opinion des peuples et fourvoyer leur politique.

C’est la guerre universelle d’abord, c’est ensuite l’insuffisance morale et intellectuelle de nos gouvernants et de nos classes dirigeantes qui ont précipité la Russie dans l’abîme de misère où elle se débat.

Les mêmes causes auraient les mêmes effets en Angleterre, en France ou aux États-Unis.

Les classes dirigeantes n’ont eu ni l’intelligence ni la conscience assez fortes pour arrêter la guerre et mettre fin aux effroyables gaspillages de toutes sortes.

Les classes dirigeantes n’ont pas eu le courage moral non plus que le bon sens de cesser de s’approprier le meilleur de toutes choses, sans se préoccuper du malheur où, dangereusement, ils laissent d’autres êtres plongés.

Aveugles, comme dans les autres pays, les dirigeants russes continuèrent à gouverner, à gaspiller et à se chamailler entre eux, refusant de voir la catastrophe imminente jusqu’au moment où elle fut pleinement déchaînée.

C’est alors seulement, comme je le montrerai dans un prochain article, que les communistes firent leur entrée en scène.


III

QUINTESSENCE DU BOLCHEVISME


Je me suis efforcé jusqu’ici de communiquer aux lecteurs l’impression que j’avais ressentie au spectacle de la vie russe à Petrograd et à Moscou.

C’est, je le répète, l’effondrement — l’effondrement sous le poids de six années de guerre, — d’un système politique social et économique semblable au nôtre, mais plus faible et plus pourri encore.

En 1917, le tsarisme, gouvernement d’une ânerie inconcevable, devint tout à fait impossible.

C’est alors que se produisit le grand éboulement — le premier, le plus important, celui qui devait entraîner tout le reste.

Le tsarisme avait désolé le pays, perdu le contrôle de son armée, la confiance de la population entière. Son système de police avait dégénéré en un régime de violence et de brigandage. Sa chute était inévitable.

Aucun autre gouvernement pourtant n’était prêt à se substituer au tsarisme, qui pendant des générations avait utilisé le meilleur de ses énergies à détruire toute possibilité d’un autre régime.

Il n’avait subsisté, justement, que parce que — si mauvais qu’il fût — il n’y avait rien à mettre à sa place.

Conséquence : la première révolution russe ne put que transformer la Russie en un vaste club d’orateurs et de discutailleurs.

Les forces libérales du pays, sans entraînement à l’action ou à la responsabilité, ne surent que discuter interminablement.

La Russie serait-elle une monarchie constitutionnelle ?… une république libérale ?… une république socialiste ?…

Au-dessus de la mêlée, Kerensky gesticulait, affectait les attitudes d’un libéralisme de dilettante.

Bientôt, à travers la confusion, se frayèrent passage des aventuriers ambigus, des hommes à poigne ou prétendus tels, les Monks, les Bonapartes russes.

Ce qui demeurait de l’ordre social s’effondrait chaque jour.

Dans les derniers mois de 1917, le meurtre et le vol étaient dans les rues de Petrograd et de Moscou des incidents aussi communs que l’accident d’automobile dans les rues de nos grandes villes. Encore y prêtait-on moins d’attention.

Sur le bateau de Réval, je fis connaissance d’un Américain qui avait autrefois dirigé les affaires de la American Harvester Company (moissonneuses), et avait vécu à Moscou pendant cette période de désordre absolu. Il racontait les agressions à main armée exécutées en plein jour dans les rues fréquentées, il disait les cadavres humains gisant pendant des heures dans le ruisseau — comme parfois chez nous on voit un chat ou un chien crevé — cependant que, sur le trottoir contigu, la foule allait, comme si rien n’était, à ses affaires.

Par le pays enfiévré et chaotique, vaguaient les représentants officiels de l’Angleterre et de la France, aveugles quant à la portée de l’immense tragédie, n’ayant qu’une idée en tête : la guerre, tarabustant, harcelant les Russes pour les retenir au combat et obtenir d’eux une nouvelle offensive contre l’Allemagne.

Toutefois, lorsque les Allemands firent leur énergique poussée vers Petrograd — à la fois par mer et au travers des provinces baltiques — l’Amirauté britannique, soit par lâcheté, soit par conséquence des intrigues royalistes, n’apporta aucun secours réel à la Russie. Sur ce point, le témoignage de lord Fisher est irréfutable.

Ce grand malheureux pays, malade à mourir, et comme en délire, s’en allait à la désintégration.

Dans toute la Russie et parmi tous les groupes de langue russe répandus à travers le monde, il n’y avait qu’une catégorie de Russes qui eussent en commun des idées générales sur ce qu’il y avait à faire, une foi et une volonté communes : c’étaient les adhérents au parti communiste.

Pendant que le reste de la Russie ou bien était apathique comme le milieu paysan, ou bien se dépensait en inutiles bavardages, ou bien s’adonnait à la violence ou se laissait paralyser par la peur, les communistes, eux, avaient la foi et étaient prêts à agir.

Numériquement, ils ne représentaient et ne représentent encore qu’une très faible partie de la population : il n’y a pas actuellement un pour cent des Russes qui soit communiste.

Le parti organisé ne compte certainement pas plus de 600.000 adhérents et ne dispose pas de beaucoup plus de 150.000 membres actifs.

Néanmoins, parce que dans ces jours terribles il fut la seule organisation apportant aux hommes des principes communs pour l’action, des formules communes et une confiance mutuelle, il fut en mesure de mettre la main et d’établir sa domination sur cet empire en miettes.

Le parti communiste était alors le seul lien qui pût — le parti communiste est encore aujourd’hui le seul lien qui puisse — maintenir la masse russe en solidarité administrative.

Ces aventuriers douteux qui ont désolé la Russie avec l’appui des puissances occidentales : Denikine, Koltchak, Wrangel et les autres, n’apportaient avec eux aucun principe directeur. Ils ne présentaient aucune garantie de sécurité autour de laquelle la confiance des hommes se pût cristalliser. Ce sont — essentiellement — des brigands.

Le parti communiste, quelque critique qu’on puisse lui opposer, personnifie une idée et on peut compter sur lui pour la défendre.

Il représente un élément moral supérieur à tout ce qui lui a été opposé jusqu’ici.

En autorisant les paysans à s’approprier les terres des grands propriétaires, en faisant la paix avec l’Allemagne, il s’est assuré l’appui passif de la masse rurale.

Dans les grandes villes, grâce à un nombre effroyable d’exécutions, il a restauré l’ordre.

À une certaine période, quiconque était trouvé en possession d’une arme sans autorisation était fusillé.

Le procédé était grossier et sanglant, mais il s’est trouvé efficace.

Pour conserver le pouvoir, le gouvernement communiste organisa des commissions extraordinaires disposant de pouvoirs illimités et écrasa toute opposition par la terreur rouge. Une grande partie des actes de cruauté et d’épouvante imputables à cette terreur doivent être attribués au fait qu’elle fut exercée par des hommes à l’esprit étroit ; nombre de ces représentants agissaient dans un sentiment de haine sociale et dans la crainte d’une contre-révolution.

Du moins, si elle était fanatique, elle était honnête. Quelques actes individuels d’atrocité mis à part, ces hommes n’ont tué que pour des raisons déterminées, dans un but déterminé.

Leurs effusions de sang se distinguent des sottes boucheries sans but du régime Dénikine, lequel, m’a-t-on assuré, se refusait même à reconnaître et à respecter la Croix-Rouge bolcheviste.

Aujourd’hui, je crois le gouvernement bolcheviste de Moscou aussi solide que n’importe quel autre gouvernement d’Europe.

De même, à ce que j’ai constaté, les rues des villes russes offrent autant de sécurité que celles de n’importe quelle ville d’Europe.

Donc, non seulement ce gouvernement s’est affirmé, s’est implanté et a réussi à rétablir l’ordre, mais — et cela grâce surtout au génie de cet ex-pacifiste : Trotsky — il a redonné à l’armée russe sa force combative.

C’est là, en tout cas, un résultat qu’il nous faut bien reconnaître comme tout à fait prodigieux.

Personnellement, j’ai eu peu de contact avec l’armée russe. Ce n’était pas l’armée russe que j’étais venu étudier.

Mais M. Vanderlip — le distingué financier américain, que j’ai rencontré à Moscou où il était engagé en de très remarquables négociations avec Lénine — M. Vanderlip, lui, avait assisté à une revue où figuraient des milliers de soldats, et il manifestait une admiration enthousiaste pour leur allure et leur équipement.

Nous avons vu, mon fils et moi, un certain nombre de détachements partant pour le front, et aussi des bataillons de recrues qui rejoignaient leur corps. Il nous a semblé que le moral de ces hommes était aussi bon que celui des troupes similaires de recrues anglaises qui partaient en 1917-18.

Et maintenant, qui sont ces bolchevistes qui ont sur la Russie une emprise si réelle ?

Si l’on en croit la fraction la plus sotte de la presse britannique, ils seraient les agents d’une mystérieuse conspiration raciale, d’une association secrète où juifs, francs-maçons et Allemands se mélangent de la façon la plus insensée.

En réalité, rien ne fut jamais moins secret que les idées, les buts, les méthodes des bolchevistes. Rien ne ressemble moins à une société secrète que leur organisation.

Mais, dans nos pays, nous nous complaisons à une certaine façon de penser si étrangère aux idées générales que nous en sommes réduits à imaginer des complots pour expliquer les réactions les plus simples de l’esprit humain.

Un journalier s’agite-t-il parce qu’il trouve que le prix des souliers de ses enfants s’est accru d’une façon disproportionnée à son salaire de semaine ; proclame-t-il que lui et ses camarades sont volés et insuffisamment payés : immédiatement, les rédacteurs de nos grands journaux feront doctement remonter la cause du ressentiment de ce pauvre bougre à l’insidieuse propagande de quelque mafia de Königsberg ou de Pékin.

Ils ne peuvent concevoir, sans cela, que de pareilles idées aient pu lui venir en tête.

Cette manie de la conspiration est si répandue que je me vois obligé d’affirmer ici que je n’en suis pas atteint. Les bolchevistes me paraissent être tout à fait les hommes qu’ils font profession d’être. Et je crois de mon devoir de les traiter comme des gens habituellement sincères.

Je ne partage leurs vues, ni n’approuve leurs procédés ; mais ceci est une autre affaire.

Les bolchevistes sont des socialistes marxistes.

Marx est mort à Londres, il y a environ quarante ans.

Depuis plus d’un demi-siècle, sa doctrine s’est propagée ; elle s’est répandue par toute la terre et groupe, dans presque tous les pays, des adhérents peu nombreux mais enthousiastes.

C’est là une conséquence naturelle des conditions économiques mondiales.

En tous lieux, dans la même phraséologie, cette doctrine exprime les mêmes idées bien circonscrites.

Elle constitue un culte, une fraternité internationale universelle.

Il n’est donc aucunement nécessaire de connaître le russe pour étudier les idées bolchevistes. On les trouve exposées dans la Plèbe de Londres ou le Liberator de New-York, exactement dans les mêmes termes dont se sert la Pravda (la Vérité) russe.

Ils disent tout de leurs doctrines et de leurs projets.

Les bolchevistes ne dissimulent rien.

Et c’est précisément ce que tous les disciples de Marx disent et croient que les bolchevistes essayent de mettre en pratique.

Ayant à parler de Marx, je le ferai sans déférence hypocrite.

Je l’ai toujours considéré comme un raseur de la pire espèce.

Son vaste ouvrage inachevé, Le Capital, série de fastidieux volumes pleins d’irréalités aussi fantomatiques que La Bourgeoisie, Le Prolétariat, pleins de digressions secondaires et ennuyeuses, m’a toujours semblé d’une pédanterie monumentale.

Toutefois, avant mon dernier voyage en Russie, je ne nourrissais aucune hostilité active contre Marx. J’évitais ses livres et quand je rencontrais des marxistes, je m’en débarrassais toujours en leur demandant ce qu’ils entendaient précisément par prolétaires et quels sont les gens qui constituent le prolétariat.

Nul d’entre eux ne le savait.

Aucun marxiste ne le sait.

Un jour, chez Gorky, j’ai suivi une discussion entre Bokaiev et Chaliapine sur l’existence réelle d’un prolétariat russe qui se puisse distinguer des paysans. J’écoutais avec attention, car Bokaiev avait été chef de la Commission extraordinaire pour la dictature du prolétariat à Petrograd, et il était intéressant de noter les difficultés de son argumentation.

De même que, dans le jargon de certains économistes, on parle du « producteur », considéré comme une créature absolument distincte et différente du « consommateur », ainsi dans le jargon marxiste, on parle du « prolétaire » mis en opposition absolue avec quelque chose qu’on appelle le « Capital ».

Dans un récent numéro de La Plèbe, je vois imprimé en grandes lettres : « La classe des travailleurs et la classe des employeurs n’ont rien de commun ».

Or, appliquez la formule à un contremaître qui prend un train conduit par un mécanicien et un chauffeur ; il voyage, le contremaître, pour aller voir comment vont les travaux de la maison qu’il se fait bâtir par un entrepreneur.

Dans quelle catégorie le rangez-vous ? Parmi les employés ou parmi les employeurs ?

Tout cela est l’absurdité même.

Je dois avouer qu’en Russie la répulsion passive que j’entretenais pour feu le camarade Marx, s’est transformée en une hostilité très active.

Partout où nous allions, nous nous heurtions à des bustes, à des portraits, à des statues de Marx !

Les deux tiers environ du visage de Marx sont en barbe — une barbe solennelle, laineuse qui, sans aucun doute, rendait tout exercice physique normal complètement impossible à son possesseur.

Ce n’est pas là la sorte de barbe qui pousse naturellement à un homme. Cela, c’est une barbe cultivée, une barbe chérie, thésaurisée pour pouvoir l’étendre patriarcalement sur le monde.

Dans sa ridicule abondance, elle rappelle exactement Das Kapital.

Quant à la partie humaine du visage, elle regarde par-dessus la barbe, à la façon d’un hibou, comme pour se rendre compte de l’impression produite sur le genre humain par cette broussaille.

Donc, les images — partout présentes — de ce système pileux, m’agaçaient de plus en plus.

Un désir finit par me ronger : voir le menton de Karl Marx sans poil !… Quelque jour, du moins — si je vis — je compte bien m’armer de ciseaux contre Das Kapital et en faire un petit volume que j’intitulerai : J’ai rasé Karl Marx.

Mais pour les marxistes, Karl Marx n’est après tout qu’une image et un symbole. Et c’est des marxistes et non de Marx que nous devons nous occuper pour l’instant.

Peu de marxistes se sont aventurés très avant dans Das Kapital.

Le Marxiste est représenté par des gens de même sorte dans toutes les communautés modernes et j’avouerai que, par tempérament comme par l’effet des circonstances, j’ai pour lui une très vive sympathie. S’il adopte Marx pour prophète, c’est tout simplement qu’il pense que Marx a écrit sur la guerre de classes — une guerre implacable des « travailleurs » contre les « employeurs » et qu’il a prophétisé le triomphe des premiers, puis une dictature du monde par les masses libérées (dictature du prolétariat) et enfin l’âge d’or communiste surgissant de cette dictature.

La doctrine et la prophétie ont, dans tous les pays, exercé une extraordinaire attirance sur les jeunes gens, surtout sur les jeunes hommes d’énergie et d’imagination qui, au début de la vie, se sont vus, imparfaitement instruits, mal équipés, agrippés par l’esclavage salarié du système économique actuel.

Ceux-ci sentent, dans leur propre personne, l’injustice sociale, la négligence stupide, la colossale grossièreté de ce système. Ils comprennent qu’il les lèse et les sacrifie. Et ils se vouent à le détruire, à en émanciper le monde.

Pour faire de tels rebelles, point n’est besoin d’insidieuse propagande.

Ce sont les crimes de notre régime qui, leur donnant une demi-éducation pour les rendre ensuite esclaves, a créé le mouvement communiste partout où l’industrialisme s’est développé.

Marx n’eût-il jamais vécu, qu’il y aurait des marxistes tout de même.

À l’âge de quatorze ans j’étais un marxiste complet, sans avoir encore entendu prononcer le nom de Marx.

Mon éducation brusquement interrompue, j’avais été placé dans un détestable atelier où me brisait une existence de travail âpre et fastidieux.

On me faisait peiner si durement, si longuement, que toute aspiration vers le perfectionnement de moi-même semblait sans espoir. J’aurais mis le feu à la boutique si je n’avais été convaincu que le propriétaire ne l’avait assurée bien au delà de sa valeur.

J’ai revécu l’état d’esprit de ces mauvais jours dans une conversation que j’eus avec Zorin, un des chefs de la Commune du Nord. Zorin est un homme jeune encore, qui est revenu d’Amérique, où il avait travaillé comme manœuvre. Gai, sympathique, c’est l’un des orateurs les plus populaires du Soviet de Petrograd.

Nous échangions nos souvenirs et je pus me rendre compte que le grief qui s’était le plus profondément ancré dans son esprit contre les États-Unis, était la discourtoisie brutale à laquelle il s’était heurté à un moment où il cherchait de l’ouvrage comme emballeur dans un des grands magasins de New-York.

Nous nous racontions l’un à l’autre des faits démontrant de quelle façon notre système social gaspille, brise, enrage souvent des hommes de droiture et de bonne volonté.

Et immédiatement entre nous, je sentis s’établir la sympathie d’une commune indignation.

C’est cette indignation des jeunes énergies brisées, mal utilisées, c’est cela bien plus que les théories économiques qui, à travers le monde, sert d’inspiration vivante et de lien au mouvement marxiste.

En somme, le marxisme n’est point dû aux doctrines de Marx, mais bien plutôt au fait que notre système économique est stupide, égoïste, gaspilleur et anarchique.

L’organisation communiste a muni les rebelles de certains apophtegmes et mots de passe : « Travailleurs du monde, unissez-vous !…», etc.

Elle a implanté en ses adeptes la notion d’une grande conspiration fomentée contre le bonheur de l’humanité par quelque corps mystérieux de méchants hommes appelés capitalistes.

Car, dans le monde à mentalité affaiblie où nous vivons, cette manie de la conspiration que je signalais tout à l’heure chez les partisans de l’ordre établi, trouve sa contrepartie chez les récalcitrants ; et il est difficile de convaincre un marxiste que les capitalistes ne sont au total qu’une masse confuse d’hommes à courtes vues et collectivement d’esprit mesquin.

Tous ces mécontents, tous ces déshérités, la propagande communiste les a groupés en une organisation mondiale de révolte — et d’espoir ! — (espoir dont les aspirations sont loin d’ailleurs d’être précises).

Et cette organisation internationale a choisi Marx pour prophète et le rouge pour drapeau.

Et c’est ainsi que lorsque tout se mit à craquer en Russie, lorsque ne resta plus aucune solidarité, sauf entre quelques hommes travaillant ensemble à la réalisation de fins immédiates et égoïstes, on vit affluer d’Amérique et des pays de l’Ouest, venant rejoindre leurs camarades, un nombre considérable de jeunes gens et d’adolescents, pleins d’ardeur et d’enthousiasme.

Au contact de l’énergie occidentale, ces Russes, originellement peu pratiques, avaient tout de même acquis une certaine aptitude à mener le songe jusqu’à la réalisation.

Tous pensaient avec les mêmes phrases, tous avaient le courage des mêmes idées, tous étaient hantés du rêve d’une révolution qui mettrait dans la vie humaine plus de justice et de bonheur.

Ce sont ces jeunes gens qui constituent la force vivante du bolchevisme.

Nombre d’entre eux sont juifs, simplement parce que la plupart des émigrants russes vers l’Amérique étaient des juifs ; mais peu d’entre eux sont mus par le sentiment de la race.

Ce n’est pas pour le judaïsme, c’est pour un monde nouveau qu’ils luttent.

Bien loin de suivre la tradition israélite, les bolchevistes ont mis en prison le plus grand nombre de leaders sionistes et ils ont proscrit l’enseignement de l’hébreu, parce que langue réactionnaire.

Plusieurs des bolchevistes les plus intéressants que j’ai rencontrés n’étaient nullement juifs, mais de très blonds septentrionaux.

Lénine, le chef bien-aimé de tout ce qui aujourd’hui représente l’énergie russe, Lénine a le type tartare et n’est certainement pas juif.

Le gouvernement bolcheviste est à la fois le plus téméraire et le moins expérimenté de tous les gouvernements du monde.

En certaines matières, son incompétence est effarante. Sur presque toutes choses, son ignorance est profonde.

Contre les ruses diaboliques du capitalisme et les subtilités de la réaction, il nourrit des soupçons ridicules.

Il lui arrive même de prendre peur et il est alors cruel.

Mais il est essentiellement honnête. C’est assurément, à l’heure actuelle, le gouvernement dont l’esprit est le plus simple.

Cette candeur ressort bien d’une question qui, maintes et maintes fois, me fut posée pendant ma visite en Russie :

Quand la révolution sociale va-t-elle éclater en Angleterre ?

Oui, Lénine, Zinovieff, Zorin et bien d’autres, me posèrent — tout bonnement — cette question.

Parce que, dans les théories de Karl Marx, il n’avait jamais été entendu que c’est en Russie que la Révolution sociale dût tout d’abord éclater.

Et le fait que c’est là tout de même qu’elle s’est accomplie, perturbe tous les leaders du mouvement.

D’après Karl Marx, la révolution sociale devait se produire d’abord dans le pays où l’industrialisme était le plus ancien et le plus développé, avec une classe nombreuse, bien délimitée, des travailleurs pour la plupart sans propriétés (prolétariat).

Elle eût donc dû commencer en Angleterre, gagner la France et l’Allemagne. Puis fût venu le tour de l’Amérique et ainsi de suite.

Au lieu de cela, voici que c’est en Russie que le communisme arrive d’abord au pouvoir ; en Russie où n’existe, en réalité, aucune classe de travailleurs spécialisés ; en Russie, dont les usines ont jusqu’ici fonctionné avec des travailleurs paysans venant de leurs villages et y retournant ; en Russie, qui n’a à peu près aucun prolétariat qui puisse s’unir aux travailleurs du monde.

Dans l’esprit de beaucoup de bolchevistes avec lesquels je me suis entretenu, j’ai clairement vu poindre l’amer soupçon de la réalité. Ils commencent à comprendre qu’ils ne se trouvent pas en présence de la révolution sociale promise, qu’en fait ils n’ont pas capturé un état, mais se sont embarqués sur une épave qui allait à la dérive.

Je m’efforçai d’élargir en eux la notion de cette nouvelle et déconcertante découverte. Et je me plus à donner une petite conférence sur l’Absence d’une classe importante de prolétaires conscients dans les pays occidentaux. J’expliquai qu’en Angleterre il y a au moins 200 classes différentes et que la seule classe de prolétaires conscients qui m’y soit connue consiste en une petite cohorte (composée principalement de travailleurs écossais) que maintient groupée la poigne du nommé Mac Manus.

Les plus chères convictions des bolchevistes se heurtaient là à ma bonne foi manifeste.

Car ils s’attachent désespérément à cette croyance qu’il existe en Angleterre des centaines de mille de communistes convaincus, familiers avec l’évangile de Karl Marx, et qu’il y a chez nous une solidarité prolétarienne, qui est à la veille de s’emparer du pouvoir et de proclamer la république des soviets britanniques.

Oui, c’est à cela, malgré trois années d’attente vaine, qu’ils accrochent leur espoir ! Mais leur foi faiblit.

Parmi les incidents les plus amusants suscités par cette étrange mentalité, on doit noter les gronderies fréquentes que le télégraphe sans fil de Moscou répand sur les travailleurs occidentaux parce qu’ils ne se comportent pas comme Marx dit qu’ils devraient se comporter ! Ils devraient être rouges et ils ne le sont pas : ils sont jaunes — jaunes, et voilà tout.

Ma conversation avec Zinovieff fut particulièrement curieuse. Zinovieff a de la voix, de la vivacité et une abondante chevelure bouclée d’un noir de jais.

« Vous avez la guerre civile en Irlande, me dit-il.

En fait, oui, répliquai-je.

Qui considérez-vous comme prolétaires ? Les sinn-feiners ou les hommes de l’Ulster ? »

Et la conversation se poursuivit sur ce ton, Zinovieff s’évertuant à résoudre ce puzzle difficile : faire entrer la question irlandaise dans les formules de la guerre des classes.

D’ailleurs, il n’y parvint pas et nous en vînmes à parler des choses d’Asie.

Impatientés du retard que les prolétaires de l’Occident apportent à se lever et à prendre nettement position, Zinovieff, assisté par Bela Kun et un certain nombre d’autres communistes notoires, fit récemment un pèlerinage à Bakou pour y soulever le prolétariat asiatique.

Il s’agissait de réveiller la classe des salariés esclaves et conscients de la Perse et du Turkestan !

Et jusque sous les tentes des steppes ils s’efforcèrent de découvrir les exploités d’usines et les prolétaires de taudis.

À Bakou, ils réunirent un congrès où se trouvaient groupés, en une agglomération merveilleuse, des noirs, des blancs, des bruns, des jaunes, — des prolétaires en costumes asiatiques et porteurs d’armes étonnantes.

Il y eut une belle assemblée où l’on jura haine éternelle au capitalisme et à l’impérialisme britannique. Il y eut un imposant cortège dans lequel, j’ai le regret de le dire, figuraient plusieurs batteries de canons britanniques que quelqu’un de nos bâtisseurs d’empire, pressé sans doute et peu soigneux, avait abandonnées derrière lui.

On exhuma, pour les enterrer solennellement à nouveau, treize victimes que ledit constructeur d’empire avait, paraît-il, exécutées sans jugement.

Enfin M. Lloyd George, M. Millerand et le Président Wilson furent brûlés en effigies.

Je m’efforçai d’obtenir de Zinovieff et de Zorin qu’ils m’éclairassent sur les buts réels poursuivis à ce congrès de Bakou. Franchement, je ne pense pas qu’ils les connaissent.

Il me semble que, dans l’esprit des gouvernants bolchevistes, il n’y a eu là rien autre chose qu’un désir de rendre au gouvernement britannique, par l’intermédiaire de l’Inde et de la Mésopotamie, les coups qu’ils en avaient reçus par l’intermédiaire de Koltchak, Denikine, Wrangel et les Polonais.

Ce fut une courte offensive presque aussi maladroite et stupide que l’offensive à laquelle elle répondait.

Il est inconcevable qu’ils aient pu nourrir l’espoir d’établir une solidarité sociale quelconque avec la masse hétérogène qu’assembla ce congrès de Bakou.

Un des épisodes que l’on voit sur un film cinématographique reproduisant cette réunion de prolétaires est une danse exécutée par un gentleman du pays.

Vêtu d’une vareuse garnie de fourrure, de hautes bottes et d’un bonnet à poil, il danse, et c’est un cavalier seul d’une habileté, d’une rapidité merveilleuse.

Il exhibe soudain deux poignards qu’il place entre ses dents. Puis deux autres qu’il met en équilibre périlleux de chaque côté de son nez. Enfin, il place un cinquième coutelas sur son front.

Le tout sans cesser une seconde de gigoter énergiquement en mesure avec une musique qu’on devine orientale.

Les mains aux hanches, il se baisse et s’accroupit, envoie en avant et en arrière ses bottes agiles comme font les cosaques dans les ballets russes.

En même temps, il tourne lentement en rond en battant des mains.

J’ai rapporté ce film et présentement ce danseur repose dans mes archives, tout prêt à danser à nouveau si l’occasion se présente.

J’ai essayé de savoir s’il représente vraiment un spécimen de prolétaire asiatique. J’ai essayé de connaître au moins ce qu’il symbolisait exactement au congrès de Bakou. Je n’ai pu y parvenir. En tout cas, il occupe des mètres et des mètres du film commémoratif. Et je voudrais pouvoir ressusciter Karl Marx pour contempler, au-dessus de sa barbe, l’ahurissement solennel qui le frapperait à ce spectacle.

J’espère que je n’offenserai pas le camarade Zorin, pour lequel j’ai une amitié réelle, si je lui confesse que je ne puis prendre très au sérieux ce congrès de Bakou. Ce fut une excursion, une parade, un pique-nique. Vouloir représenter cela comme une manifestation des prolétaires asiatiques est une absurdité.

Toutefois, si en elle-même, cette manifestation compte peu, elle est très importante en ceci qu’elle révèle un changement de tactique. Selon moi, elle marque une nouvelle orientation de la mentalité bolcheviste telle qu’elle est représentée par Zinovieff.

Aussi longtemps que les bolchevistes demeurèrent fermement convaincus de l’excellence de la formule marxiste, ils tournèrent leurs regards vers l’Occident, un peu surpris que la révolution sociale eût éclaté si loin à l’est du centre qui lui avait été prédéterminé.

Maintenant qu’ils commencent à se rendre compte que ce n’est pas du tout la révolution sociale prédite et attendue, mais un phénomène tout différent qui les a portés au pouvoir, ils s’efforcent de créer un nouveau système qui puisse cadrer mieux avec les faits.

La figure symbolique de la République russe est encore, dans l’idéal bolcheviste, un énorme travailleur d’Occident, porteur d’un lourd marteau ou d’une faucille.

Mais un temps peut venir — si l’Europe maintient un blocus suffisamment serré et rend ainsi toute résurrection de l’industrie impossible — où cette représentation plastique ne sera plus de mise et devra faire place à celle d’un nomade du Turkestan avec beaucoup de coutelas à la ceinture.

Il dépend de nous de rejeter ce qui reste de la Russie bolcheviste à la vie de la steppe et au brigandage à main armée.

Si nous aidons le baron Wrangel[4] à jeter bas le gouvernement pas très solide de Moscou, avec l’illusion qu’il serait possible alors d’établir des institutions représentatives ou une monarchie tempérée, nous risquons de nous trouver loin de compte.

Quiconque détruira la légalité et l’ordre maintenus présentement par Moscou, détruira en même temps, à mon sens, tout ce qui reste de légalité et d’ordre en Russie.

Un gouvernement quelconque d’aventuriers monarchistes balayerait d’une nouvelle traînée sanglante toute la Russie. Cette restauration n’aurait probablement d’autre résultat que celui de montrer comment peuvent se conduire des Russes bien nés lâchés sans contrainte sur la plèbe. Pendant un temps ce serait la terreur blanche, des pogroms effroyables, puis les discussions, la dissolution dans l’incommensurable étendue et dans l’incommensurable problème.

Après quoi l’Asie reprendrait partout le dessus.

L’antique et simple rythme du cavalier pillant le paysan et du paysan tendant des embûches au cavalier se rétablira de lui-même au travers des plaines, du Niemen au Dniester. Les villes d’aujourd’hui seront devenues des amas de ruines dans la solitude, les routes se rétréciront en pistes, les voies ferrées rouillées et pourries s’oblitéreront assez vite, le trafic par eau ira s’affaiblissant…

Ce congrès de Bakou avait profondément déprimé Maxime Gorky.

Il était obsédé par le cauchemar d’une Russie glissant… glissant vers l’Asie.

Peut-être me suis-je laissé impressionner quelque peu par son découragement.



IV

L’EFFORT CRÉATEUR EN RUSSIE


Dans mes précédents articles, je me suis efforcé de traduire mon impression du spectacle qu’offre la Russie. On y voit comment une civilisation moderne, qui était déjà désordonnée, a été complètement détraquée par la mauvaise administration, l’ignorance et la tension de six années de guerre.

J’ai montré la science et l’art se mourant d’inanition, j’ai dit la disparition de beaucoup de ce qui rend la vie facile et décente.

À Vienne, le bouleversement est tout aussi grave. De même qu’en Russie, on y a vu mourir de faim des savants comme feu le professeur Marguliès.

Si Londres avait eu à supporter quatre années de guerre de plus, on y aurait vu pareillement s’oblitérer la civilisation.

Nous n’aurions plus, à l’heure actuelle, de charbon pour nos grilles, de vivres à échanger contre nos tickets d’alimentation ; l’aspect des boutiques dans Bond Street serait tout aussi désolé qu’il l’est sur la Perspective Newsky.

Encore une fois, j’estime que le gouvernement bolcheviste de Russie n’est pas plus responsable du déchaînement de ces maux que de leur continuation.

Je me suis efforcé jusqu’ici de ramener à sa proportion véritable la part de tout ce qui revient au système soviétique de gouvernement.

Les bolchevistes, encore qu’ils représentent moins de cinq pour cent de la population, ont pu s’emparer du pouvoir en Russie et le retenir parce que, au milieu de l’immense effondrement, eux seuls ont une foi commune, des buts communs.

Je ne partage pas leur foi, je me moque de Karl Marx, leur prophète, mais je comprends et je respecte l’esprit qui les anime.

Malgré leurs fautes — et elles sont nombreuses — les communistes représentent maintenant la seule ossature autour de laquelle puisse se bâtir une renaissance russe.

La recivilisation du pays ne se pourra réaliser qu’avec, au point de départ, le concours du gouvernement des soviets.

La grande masse de la population russe est constituée par des paysans complètement illettrés, grossièrement matérialistes, indifférents à la politique.

Les Russes de la masse sont superstitieux : on les voit s’agenouiller dans tous les coins, constamment en train de se signer et de baiser leurs icônes (c’est à Moscou surtout que cette idolâtrie frappe sans répit l’observateur) ; ils sont superstitieux mais non pas religieux.

Ils n’ont d’autre compréhension politique, d’autre aspiration sociale que la satisfaction immédiate de leurs appétits divers.

Et, dans son ensemble, le système bolcheviste leur convient.

Le prêtre orthodoxe russe est très différent du prêtre catholique de l’Europe occidentale ; c’est le plus souvent le type achevé du paysan sale et illettré. Le pope est sans influence réelle sur les volontés ou les consciences de ses ouailles.

Il n’y a aucune force constructive dans le paysan russe, ni dans la religion orthodoxe.

Quant au reste de la population, on ne voit en Russie et hors de Russie qu’une confusion de Russes de tous les degrés de culture, mais sans idées politiques communes, sans programme commun.

Ils ne sont capables de rien, sauf de mettre sur pied des aventures sans issue et de palabrer interminablement.

Les réfugiés russes qu’on rencontre en Angleterre et en France sont politiquement méprisables. Ils ressassent sans fin des anecdotes sur les horreurs bolchevistes. Les incendies de châteaux, les jacqueries paysannes, les vols et meurtres commis dans les villes par des soldats ivres, n’importe quel crime ordinaire dans une rue écartée : tout cela nous est présenté par les soins de ces gens comme des actes du gouvernement bolcheviste.

Mais interrogez-les sur le régime qu’ils désirent substituer au gouvernement des soviets, ils vous serviront des généralités éculées et stupides, la plupart du temps instantanément adaptées par votre interlocuteur à ce qu’il suppose être votre tendance, votre préférence particulière.

À moins toutefois qu’ils ne vous écœurent des louanges du surhomme à la mode — Denikine, Koltchak, Wrangel — qui va tout à l’heure — Dieu sait par quels moyens ! — remettre toutes choses en place.

Ceux-là ne méritent rien de mieux qu’un tsar. Ils sont même incapables de s’entendre sur le tsar qu’ils désirent.

Les meilleurs, les plus intelligents des Russes, qui se trouvent actuellement en Russie, ont été amenés — par amour de la Russie — à coopérer, un peu à contre-cœur, mais loyalement, avec le gouvernement bolcheviste.

Les bolchevistes eux-mêmes sont marxistes et communistes. Mais, ainsi que je l’ai expliqué, le contrôle qu’ils ont établi sur la Russie les place en contradiction absolue avec les théories de Karl Marx.

Une grande partie de leur énergie et de leur travail a été absorbée par la lutte très patriotique contre les raids, les invasions, le blocus et les persécutions de toute sorte, que nos gouvernements insensés ont suscités sans relâche contre ce pays si tragiquement aux prises avec toutes les difficultés.

Avec le peu qui leur reste de temps et d’énergie, ces hommes des soviets tâchent de garder la Russie vivante, d’organiser un semblant d’ordre social au milieu des ruines accumulées.

Ces bolchevistes, je l’ai déjà dit, sont des hommes extrêmement inexpérimentés — exilés intellectuels venant de Genève et de Hampstead, ou des travailleurs manuels presque illettrés venant des États-Unis.

Depuis le temps où l’islamisme naissant se trouva régner sur le Caire, Damas et la Mésopotamie, on ne vit jamais semblable gouvernement d’amateurs !

J’ai cru comprendre que nombre d’entre eux éprouvent de véritables épouvantes devant les tâches colossales qui se présentent à eux. Ce qui les a considérablement aidés — et la Russie avec eux — c’est la familiarité avec les principes communistes.

Ainsi que les Anglais ont pu s’en rendre compte au temps où la guerre sous-marine semblait vouloir isoler l’Angleterre du reste du monde, une population urbaine et industrielle, lorsqu’elle se voit menacée de disette, doit organiser le contrôle collectif des denrées ou périr.

En Angleterre aussi, nous avons dû contrôler et rationner. En Angleterre aussi, nous avons dû mettre fin aux agissements des profiteurs par des lois répressives.

Ces communistes de Russie, dès leur prise du pouvoir, ont fait d’emblée et par principe, la chose qui s’impose en temps de bouleversement social.

Contre toutes les habitudes et les traditions de la Russie, ils se mirent à contrôler et à rationner toutes choses, sans faiblesse, sans tergiversation.

Ils ont maintenant un système de rationnement qui, théoriquement, est sans conteste admirable, et qui, en pratique, fonctionne aussi bien que peuvent le permettre le tempérament russe et les conditions actuelles de la production et de la consommation en Russie.

Il est facile de marquer les défauts et les échecs ; mais il n’est point si aisé de montrer comment, dans cette immensité dénuée de ressources et démoralisée, on eût pu les éviter.

L’état des choses est présentement tel en Russie qu’en supposant les bolchevistes renversés et un autre gouvernement mis à leur place, ce gouvernement, quel qu’il soit, devrait aujourd’hui maintenir par tous les moyens le système de rationnement organisé par les bolchevistes (en supprimant peut-être quelques vagues expériences politiques) et continuer comme eux à punir et à fusiller les profiteurs.

Donc, dans cet état de siège et de famine les bolchevistes, se basant sur les principes, ont fait dès l’abord ce que tout autre gouvernement eût été amené à faire sous la pression des circonstances.

De même, mis en face de difficultés gigantesques, ils s’évertuèrent tout de suite à rétablir — parmi les ruines et malgré les ruines — à rebâtir la Russie nouvelle. Nous pouvons discuter leurs principes et leurs méthodes, nous pouvons qualifier leurs plans d’utopies, nous pouvons tourner en ridicule ou redouter l’œuvre qu’ils poursuivent : il est faux de dire qu’à l’heure présente aucun effort de création ne se manifeste en Russie.

Une certaine fraction, parmi les bolchevistes, est composée de rustauds à mentalité fruste, de doctrinaires, d’hommes inéducables, de fanatiques qui croient que la destruction du capitalisme, la suppression de la monnaie et du commerce, la disparition de toutes les inégalités sociales suffiront à amener le millenium.

Le millenium dans ces conditions serait morose.

Il est des bolchevistes crétins qui interdiraient illico l’enseignement de la chimie dans les écoles si on ne leur garantissait qu’il s’agit bien d’une chimie « prolétarienne », et qui supprimeraient, comme art réactionnaire, tout dessin décoratif qui n’aurait pas comme motif les lettres R. S. F. S. R. (République soviétique Fédérale Socialiste Russe.)

J’ai déjà parlé des études hébraïques qu’on avait supprimées parce que réactionnaires.

Dans le temps où je me trouvais avec Maxime Gorky, je le voyais engagé dans de perpétuelles et violentes discussions avec des fonctionnaires extrémistes qui, dans la littérature du passé, ne trouvaient d’acceptable que celle qui incite à la révolte.

Mais dans ce nouveau monde russe se trouvaient aussi nombre d’esprits libéraux, des intelligences qui, si l’occasion leur en était donnée, s’appliqueraient à construire et probablement construiraient bien.

Parmi ces esprits constructeurs, je voudrais citer quelques noms.

En premier lieu, celui de Lénine lui-même qui, depuis son retour d’exil, s’est merveilleusement développé et qui a, tout récemment, écrit des études subtiles et fortes contre les extravagances de ses propres extrémistes.

Trotsky n’a jamais été extrémiste. Ses talents d’organisateur sont de premier ordre.

Lunacharsky, le ministre de l’Éducation.

Rikoff, chef du département de l’Économie populaire.

Mme Lilna, placée à la tête du ministère de l’Enfance.

Enfin, Krassine, chef de la délégation commerciale à Londres.

Ce sont là les noms qui se présentent à moi, mais il est bien entendu qu’ils n’épuisent pas la liste de ceux qui, dans le gouvernement bolcheviste, se sont montrés de véritables hommes d’État.

Dès maintenant, malgré le blocus, malgré la guerre civile et étrangère, ces hommes ont des réalisations à leur actif.

Ce n’est pas assez de dire qu’ils travaillent à faire revivre un pays, si complètement dépourvu de matériel et de certaines matières premières essentielles que les lecteurs anglais, français ou américains peuvent difficilement concevoir une pénurie si lamentable.

Il faut ajouter qu’ils ne disposent, pour leurs œuvres, que d’un personnel extraordinairement incapable.

La Russie d’aujourd’hui a encore plus besoin, si possible, de contremaîtres, de directeurs, de chefs d’atelier et de chefs d’équipe que de nourriture ou de médicaments.

Dans les bureaux du gouvernement russe, le travail ordinaire est lamentablement exécuté. La négligence et l’incurie y sont indescriptibles. Tout le monde semble travailler dans une pagaille de papiers épars et de bouts de cigarettes. Mais à cela, aucune contre-révolution ne pourrait rien changer. C’est un état de choses qui est inhérent à la situation actuelle de la Russie.

Si, par un désastreux accident, un aventurier militaire du type Youdenitch ou Denikine, arrivait un de ces jours à dominer là-bas, son succès n’aurait d’autres résultats, c’est très certain, que d’ajouter au désordre général présent les scandales de l’ivrognerie, de la vénalité et l’ignominie effrontée des maîtresses largement et publiquement entretenues.

Quoi qu’on puisse dire, en effet, contre les chefs bolchevistes, il est indéniable que la grande majorité d’entre eux mène une vie non seulement laborieuse mais puritaine — la vie des ascètes.

La mauvaise organisation générale de l’administration russe fut cause que je ne pus arriver à rencontrer Lunacharsky.

Pour avoir une conversation d’une heure et demie avec Lénine, je dus dépenser environ 80 heures de mon existence en démarches, coups de téléphone, attentes — et autant pour m’entretenir avec Tchicherine.

À la façon dont allaient les choses et en tenant compte des intermittences du service de bateaux entre Réval et Stockholm, j’aurais dû, pour voir Lunacharsky, passer au moins une semaine de plus en Russie.

L’organisation tout entière de ma visite à Moscou fut agencée avec un désordre particulièrement agaçant.

Un matelot, porteur d’une bouilloire d’argent, qui n’arrivait pas à se retrouver dans les rues de Moscou, fut chargé de m’y piloter cependant qu’un Américain, qui ne parlait ni ne comprenait assez le russe pour téléphoner convenablement, était chargé de fixer mes divers rendez-vous.

Bien que longtemps à l’avance, j’eusse entendu, à Petrograd, Gorky prendre par téléphone toutes dispositions pour préparer mon entrevue avec Lénine, les autorités de Moscou, lorsque j’y arrivai déclarèrent qu’elles n’avaient reçu aucun avis de ma visite.

Plus tard, lorsqu’il fut question pour moi de rentrer à Petrograd, on me fit prendre un train omnibus qui mit 22 heures au lieu de 14 que prend l’express pour faire le trajet !

De pareils détails peuvent sembler d’importance secondaire. Mais si l’on veut bien se rappeler que la Russie faisait de son mieux pour me donner l’impression de sa force et du bon ordre qui y régnait, ces petites choses sont extrêmement significatives.

Dans ce fameux train de retour, lorsque j’eus compris que c’était un omnibus et que l’express était parti trois heures auparavant, pendant que nous arpentions le hall de la Maison des Invités, nos bagages ficelés, et sans que personne vînt nous chercher et nous avertir, le feu sacré se saisit de moi et se manifesta par de rudes paroles.

Je parlai à mon matelot comme un matelot parle à un matelot et ne lui laissai rien ignorer de mon opinion sur les méthodes russes.

Il écouta avec respect ma diatribe. Puis, quand enfin je me tus, il répliqua simplement :

Vous savez, c’est le blocus…

Et ces mots aussi marquent bien l’affaissement général que l’on constate chez les Russes.

Si je ne pus rencontrer personnellement Lunacharsky, il me fut donné de prendre contact avec son œuvre. La matière première sur laquelle travaille l’éducateur, c’est l’être humain, et celle-là, du moins, ne fait pas encore défaut en Russie. À cet égard, Lunacharsky est mieux servi que la plupart de ses collègues.

Malgré mes idées préconçues et ma défiance du début, je fus bientôt contraint d’avouer que, étant données les énormes difficultés, l’œuvre d’éducation des bolchevistes m’a donné l’impression d’être étonnamment bonne.

Tout d’abord, mon enquête sur l’effort scolaire marcha fort mal.

À peine arrivé à Petrograd, je demandai à visiter une école. Deux jours après mon arrivée, on m’en fit visiter une qui m’impressionna très défavorablement.

Elle était parfaitement bien aménagée pourtant — beaucoup mieux qu’une école primaire anglaise ordinaire — et les enfants étaient vifs et intelligents. Mais notre visite ayant eu lieu pendant la récréation, je ne pus assister à aucune leçon. Au surplus, la tenue des bambins indiquait une discipline plutôt relâchée.

Je me persuadai immédiatement qu’on m’avait probablement amené dans une école choisie et spécialement préparée pour moi et que c’était là tout ce que Petrograd avait de mieux.

Par malheur, et comme pour donner corps à ma méfiance, le guide spécial qui était avec nous se mit à interroger les élèves sur la littérature anglaise et leur demanda de citer les écrivains anglais qu’ils préféraient.

Un nom dominait tous les autres : le mien.

De vagues personnalités de second plan comme Milton, Dickens, Shakespeare, étaient de temps à autre citées après le colosse littéraire H. G. Wells — mais peu souvent en somme.

L’interrogation se poursuivant, ces enfants indiquèrent les titres de peut-être une douzaine de mes ouvrages !

Je me déclarai entièrement satisfait de ce que j’avais vu et entendu. J’ajoutai que je ne désirais pas en voir ni en entendre davantage. Que pouvais-je, en effet, demander de plus ?

Et je quittai l’école, essayant de sourire mais y arrivant avec difficulté, furieux contre mes guides.

Mais, trois jours après, je décidai, tout à coup, un matin, de décommander tous mes rendez-vous. Et sans donner le temps de rien préparer, j’insistai pour être immédiatement conduit à une autre école — n’importe laquelle — dans le voisinage.

Convaincu qu’on avait truqué ma première visite, je m’imaginais que je ne pouvais manquer de voir un établissement évidemment très défectueux.

Tout au contraire, celui-là était beaucoup mieux que le premier.

Les locaux et l’aménagement y étaient supérieurs, la discipline des élèves plus exacte et les leçons auxquelles j’assistai paraissaient être données suivant des méthodes excellentes.

La plupart des maîtres étaient des femmes d’un certain âge, qui me parurent être tout à fait à la hauteur de leur tâche.

Pour faire mes observations, je profitai d’une leçon de géométrie élémentaire, car, au tableau noir, les figures parlent une langue que tout le monde comprend. Je vis également nombre de dessins et divers modelages exécutés par les élèves et qui étaient bien faits.

L’école était pourvue de nombreux tableaux ; je remarquai notamment des séries bien conçues de paysages destinés à l’enseignement de la géographie.

Les appareils de chimie et de physique étaient nombreux, et évidemment utilisés avec intelligence.

J’assistai également à la confection d’un repas qui allait suivre la classe — car, dans la Russie des soviets, les enfants mangent à l’école. La nourriture était bien préparée, très supérieure aux rations qu’ailleurs nous avions vu servir aux adultes.

Tout cela était beaucoup plus satisfaisant que ce qu’il m’avait été donné de voir précédemment.

Avant de quitter les lieux, quelques questions posées aux élèves éclaircirent mes idées quant à la vogue extraordinaire de H. G. Wells parmi la jeunesse de Russie.

Pas un de ces enfants n’avait entendu parler du monsieur !… Pas un seul de ses livres ne figurait à la bibliothèque de l’école !

Ce qui acheva de me convaincre que je venais bien de visiter une école comme les autres écoles.

Je m’en rends compte maintenant : en me conduisant à l’autre établissement, on n’avait pas eu l’intention — comme dans le premier mouvement d’irritation je l’avais supposé — de me tromper sur l’état réel du travail scolaire dans le pays. Seulement, j’y avais été précédé par l’intrigue amicale d’un ami de lettres, M. Chukowsky, le critique, qui, affectueusement préoccupé de me faire sentir qu’on m’aimait en Russie, avait un peu perdu de vue que la mission d’étude que je m’étais donnée était pour moi chose sérieuse.

Des enquêtes ultérieures et la confrontation de mes observations avec celles d’autres visiteurs de la Russie — en particulier celles du docteur Staden Guest qui, lui aussi, fit plusieurs visites inopinées dans les écoles de Moscou — m’ont convaincu que la Russie des soviets, aux prises avec de gigantesques difficultés, a fait et fait encore de très grands efforts pour l’instruction publique.

En dépit des obstacles nés de la situation générale, les écoles sont dans les villes, en nombre et en qualité, absolument supérieures à celles du régime tsariste.

Comme toujours, le paysan, hélas ! reste à peu près en dehors de ce mouvement.

Les écoles que j’ai vues correspondent aux bonnes écoles primaires supérieures d’Angleterre.

Elles sont ouvertes à tous et on tend de plus en plus à rendre l’instruction obligatoire.

Naturellement, la Russie se heurte, dans ces questions encore, à des difficultés spéciales.

Nombre d’écoles manquent de maîtres.

De plus, il est difficile dans le grand désarroi d’assurer l’assiduité des élèves récalcitrants.

Beaucoup d’entre eux préfèrent négliger la classe pour s’en aller trafiquer, vendre ceci ou cela, par les rues. Une grande partie du commerce illicite en Russie est faite par des enfants, ils sont plus difficiles à prendre sur le fait que les adultes et bénéficient généralement d’ailleurs de l’impunité, car le communisme russe n’admet guère le châtiment pour les enfants.

L’enfant russe est, si on le compare aux autres enfants des régions septentrionales, remarquablement précoce.

Dans un pays aussi démoralisé, la coéducation des jeunes gens des deux sexes jusqu’à quinze ou seize ans a eu de sérieux inconvénients. Mon attention fut appelée sur ce point par une visite que firent à Gorky, qu’ils venaient consulter à ce sujet, l’ancien président de la Commission extraordinaire de Petrograd, et son collègue Zatutky.

Ils discutèrent franchement cette question en ma présence et leur conversation me fut tout entière traduite au fur et à mesure.

Les autorités bolchevistes ont, sur la situation morale de la jeunesse de Petrograd, réuni et publié des chiffres particulièrement frappants et scandaleux.

Je ne sais jusqu’à quel point on les pourrait comparer avec les chiffres anglais — si toutefois il en existe — concernant la situation de certains districts néfastes aux jeunes gens comme par exemple le quartier du East End à Londres ou la situation de certaines villes remarquables par le paupérisme ouvrier comme Reading.

Je ne sais pas davantage ce que représentent ces récentes statistiques russes par rapport aux statistiques de l’ancien régime tsariste.

De même je ne veux pas disserter sur le point de savoir si ces phénomènes observés chez les enfants et adolescents de Russie sont ou non la conséquence pour ainsi dire mécanique des privations et des promiscuités subies dans une ambiance de désespoir et en tout cas de découragement constant.

Mais il n’est pas douteux que, dans les villes russes, concurremment avec l’effort pour développer l’éducation populaire et la stimulation intellectuelle de la jeunesse, on observe, chez les adolescents des deux sexes, une tendance très marquée à s’affranchir de toute discipline et de tout frein, notamment en ce qui concerne les questions sexuelles.

Et cela dans le temps même où les adultes font preuve au contraire d’une sobriété exemplaire et s’astreignent à un décorum de puritanisme raide et intransigeant.

Cette fièvre hectique morale de la jeunesse assombrit le tableau que présente l’éducation en Russie. J’estime qu’on doit principalement la considérer comme un des aspects de l’effondrement social général.

Toutes les nations d’Europe ont observé que la guerre marchait de pair avec un relâchement de la moralité.

Mais la Révolution, en chassant des écoles nombre de vieux maîtres expérimentés, en remettant en discussion toutes les idées acceptées comme base de la morale, a, sans aucun doute, contribué à accroître dans des proportions qu’il est encore difficile d’apprécier, l’excessif désordre dont, en ces matières, souffre la Russie d’aujourd’hui.

Mis en présence du problème des foyers affamés et disloqués au milieu du chaos social, les dirigeants bolchevistes créent des institutions nationales pour y abriter les enfants des villes.

Ils ont organisé l’école-pension et, dans les agglomérations urbaines tout au moins, les enfants habitent des pensionnats comme, en Angleterre, les enfants des classes riches.

Tout près de cette seconde école russe que j’ai visitée s’élèvent deux grands bâtiments réservés à l’habitation, l’un pour les élèves filles, l’autre pour les élèves garçons.

Et là, du moins, il est possible de les astreindre à une certaine discipline au point de vue de l’hygiène et de la morale.

Cette façon de procéder, non seulement me paraît en conformité avec la doctrine communiste, mais imposée par les conditions très spéciales de la crise russe.

Des villes entières sont en voie de désagrégation miséreuse ; le gouvernement bolcheviste a été amené à jouer le rôle d’un bon Samaritain gigantesque.

Nous inspectâmes, certain jour, une sorte de maison d’asile, où sont conduits les enfants que leurs parents ne peuvent, en raison des conditions actuelles, tenir propres et convenablement vêtus, ou nourrir suffisamment.

Cette maison d’asile est installée dans l’ancien Hôtel de l’Europe qui, sous le régime défunt, vit défiler d’innombrables parties fines.

Tout en haut, on y voit encore le toit à velum qui couvrait le jardin d’été où se faisait entendre autrefois un fameux quatuor d’instruments à cordes.

En montant l’escalier, nous passâmes une porte sur la glace dépolie de laquelle se lisait encore en lettres d’or cette indication : « Salon de coiffure des Dames ».

Plus haut, des mains dorées sur plaque de marbre noir pointent l’index pour guider vers le Restaurant, aboli par l’ordre nouveau en même temps que toute la haute noce de Petrograd.

Les enfants qu’on amène passent d’abord par une section sanitaire et sont examinés au point de vue des maladies infectieuses et pour assurer leur propreté corporelle. Les neuf dixièmes de ces nouveaux venus portent en effet des désagréables parasites.

Ils passent alors dans une autre section, où ils subissent une autre quarantaine, toute morale celle-là. On les observe au point de vue des mauvaises habitudes et des inclinations fâcheuses. C’est dans cette section de filtrage que sont généralement reconnus les quelques enfants dont il importe d’éviter le contact et l’exemple aux autres. Ils sont envoyés dans l’une quelconque des institutions qui ont été créées pour les anormaux.

Quant aux autres, ils feront désormais partie des pupilles nationaux et sont répartis dans les pensionnats d’État.

Nous pouvons certes observer ici en pleine activité la destruction de la famille.

Le vaste filet bolcheviste passe dans toutes les parties du monde social et réunit des enfants de toutes les origines imaginables.

Les parents, toutefois, ont, dans des limites raisonnables, libre accès auprès de leurs enfants pendant le jour, mais ils n’ont que peu ou pas de contrôle sur leur éducation, leur habillement et tout ce qui fait leur occupation et leur souci habituel.

Nous avons visité des enfants à tous les stades de cette éducation nationale. Ils nous ont donné l’impression d’enfants en parfaite santé, bien traités et satisfaits.

En vérité, pour veiller sur cette jeunesse, se sont trouvés de très braves gens.

Des hommes et des femmes en grand nombre politiquement suspects, ou même ouvertement opposés au régime actuel — mais néanmoins pleins du désir d’être utiles à leur pays — ont trouvé en ces institutions un endroit où ils peuvent, en toute conscience et de bon cœur, dépenser leur activité bénévole.

Mon interprète, ainsi que la dame qui nous fit visiter la maison d’asile avaient souvent dîné ou soupé gaîment à l’Hôtel de l’Europe dans les jours de splendeur de la civilisation capitaliste et se connaissaient l’une l’autre parfaitement.

Notre aimable guide était maintenant vêtue sans la moindre prétention ; elle avait la chevelure coupée court ; ses manières étaient graves.

Son mari — un blanc — servait avec les Polonais. Elle avait deux de ses propres enfants dans l’institution et servait de mère à des douzaines d’autres petites créatures.

Manifestement elle était très fière de l’œuvre réalisée dans son institution. Et elle prit la peine de me déclarer que la vie qu’elle menait — oui, en cette ville de misère, sous la menace de la famine proche ! — l’intéressait davantage, était plus satisfaisante pour elle à tous égards que son ancienne existence.

Je ne puis ici m’étendre davantage sur l’effort national d’enseignement et d’éducation, tel qu’il nous a été donné d’en observer le fonctionnement en Russie.

À peine trouverai-je la place de dire quelques mots de la Maison de repos pour travailleurs de Kamenni Ostrof.

C’est une institution qui m’a donné à la fois l’impression d’être quelque chose de très bien et de quelque peu absurde.

C’est dans cette Maison de repos qu’on envoie les travailleurs passer tour à tour deux ou trois semaines, afin qu’ils puissent faire connaissance avec la vie d’aisance et de raffinement et y prendre un certain goût.

L’établissement occupe une très belle maison de campagne, avec de superbes jardins, une orangerie et des communs.

Les repas y sont servis sur des tables couvertes de blanches nappes, parsemées de fleurs, etc., etc.

Tout l’effort du travailleur doit tendre à s’adapter à cet élégant milieu : cela fait partie de son éducation civique.

Il lui arrive de s’oublier, et, après s’être récuré la gorge à grand bruit, suivant la bonne vieille méthode des paysans-ouvriers de là-bas, d’expectorer sans discrétion n’importe où. On m’affirme qu’en ce cas, un garçon bien stylé vient tout aussitôt tracer à la craie, sur le tapis ou le parquet, un cercle autour de la souillure et oblige le délinquant à nettoyer la place.

L’avenue qui conduit à ce singulier établissement est décorée dans le style futuriste.

À la porte d’entrée, se dresse une imposante statue de travailleur s’appuyant sur son marteau. Cette statue a été faite en gypse, qu’on a prélevé sur les réserves des services de chirurgie des hôpitaux de Petrograd.

Peut-être, à tout prendre, cette idée de civiliser rapidement les travailleurs en les plongeant brusquement dans un bain de beauté et de bien-être n’est-elle pas, en soi, si ridicule…

J’avoue que je trouve parfois assez difficile d’apprécier avec certitude la portée des méthodes, des procédés, du travail général des bolchevistes.

Voici, par exemple, tous ces efforts créateurs, toutes ces institutions originales dans le domaine de l’éducation. Certaines de ces tentatives me semblent admirables, d’autres ridicules. Du moins, et sans conteste, constituent-elles du travail honnête et propre. Ces œuvres sont bonnes à voir comme des oasis dans l’immensité des décombres et de la misère.

Dans le bouillonnement d’un monde qui se liquéfie peut-être pour se resolidifier en d’autres formes, qui peut dire exactement ce que ces tentatives créatrices peuvent représenter de force, quelles possibilités elles recèlent ?

Qui peut dire quels encouragements, quels perfectionnements recevraient ces premiers efforts, quelles forces prendraient ces essais tâtonnants, si la Russie pouvait obtenir quelque répit de la guerre civile et de la guerre étrangère, de la famine et de la misère ?

C’est de cette Russie recréée, de cette Russie fabuleuse qui peut être la Russie de demain, que j’avais hâte de m’entretenir lorsque je me rendis au Kremlin, pour y converser avec Lénine.

Cette conversation, je la relaterai dans mon prochain article.


V

LE RÊVEUR DU KREMLIN


Le but principal de mon voyage à Moscou était de voir Lénine et de m’entretenir avec lui.

Une grande curiosité me poussait à le rencontrer et j’étais plutôt disposé à lui être hostile.

Je me suis trouvé en présence d’une personnalité toute différente de celle à laquelle je m’attendais.

Lénine n’est pas un écrivain et les écrits de lui qui ont été publiés l’expriment mal.

Les circulaires, les aigres opuscules publiés à Moscou sous son nom, qui contiennent tant de conceptions erronées sur la psychologie du travailleur occidental et soutiennent obstinément la thèse absurde que ce qui se passe en Russie est la révolution sociale telle que l’a prophétisée Marx, laissent à peine entrevoir la vraie mentalité de Lénine telle que je pus l’apprécier lors de notre entrevue.

On trouve bien dans ces publications quelques traits pleins de finesse, évidemment inspirés par lui, mais dans l’ensemble elles ressassent, sans plus, les idées et les phrases stéréotypées du marxisme doctrinaire.

Peut-être est-ce nécessaire, peut-être est-ce le seul langage que puissent comprendre des communistes, peut-être l’introduction d’un nouveau dialecte en déroutant les adeptes les démoraliserait-elle.

Le communisme de gauche est l’épine dorsale de la Russie d’aujourd’hui — épine dorsale malheureusement dépourvue de jointures flexibles — épine dorsale qu’on ne peut courber qu’avec la plus extrême difficulté et seulement par la flatterie et la déférence.

Moscou, par le beau soleil d’octobre, parmi l’envol des feuilles jaunies, nous parut dans son ensemble plus gai et plus animé que Petrograd.

Il y a plus de vie dans les rues, l’activité commerciale y est plus grande, les voitures publiques y sont relativement nombreuses. Les marchés sont ouverts.

D’une manière générale, les maisons et les rues ne sont pas en ruines comme à Petrograd, bien qu’on y trouve maintes traces des combats terribles qui ensanglantèrent les rues au commencement de 1918.

L’un des dômes de cette absurdité architecturale qu’est la cathédrale de Saint-Bazile, aux portes mêmes du Kremlin, éventré par un obus, n’a pas encore été réparé.

Les tramways ne transportaient pas de voyageurs, mais servaient au ravitaillement en vivres et en combustible.

Sous ce rapport, la municipalité de Petrograd prétend avoir conservé une meilleure organisation que Moscou.

Les dix mille croix de la capitale soviétique brillent encore au soleil.

Sur l’un des pinacles les plus en vue du Kremlin, les aigles impériales déploient encore leurs ailes. Le gouvernement bolcheviste, soit manque de temps, soit indifférence, ne les a pas abattues.

Les églises sont ouvertes, les génuflexions, signes de croix, baisements des icônes se poursuivent avec la même activité qu’autrefois, et les mendiants sous les portails font, comme alors, appel à la charité des fidèles.

Le fameux sanctuaire miraculeux de la Madone Ibérienne, près de la porte du Rédempteur, est visité par de véritables foules.

Beaucoup de paysannes, ne pouvant arriver à pénétrer dans la petite chapelle, baisent, faute de mieux, les pierres du seuil et du chemin qui y mène.

En face, gravée dans un panneau de plâtre accroché à la façade d’une maison, se lit l’inscription, aujourd’hui fameuse, apposée par les premiers révolutionnaires de Moscou :

« LA RELIGION
EST L’OPIUM DU PEUPLE »

L’effet produit par cette inscription se trouve grandement atténué par le fait qu’en Russie le peuple ne sait en général pas lire.

Au sujet de cette inscription, j’eus une discussion sans acrimonie, mais plutôt amusante, avec M. Vanderlip, le financier américain qu’on avait logé dans la Maison des hôtes, où nous fûmes, pendant notre séjour à Moscou, cantonnés nous-mêmes.

Il aurait donné beaucoup pour voir effacer cette inscription.

Je soutenais qu’au contraire, on la devait conserver, à cause de l’intérêt historique qu’elle présente, et aussi parce que, selon moi, la tolérance religieuse doit s’étendre aux convictions des athées aussi bien qu’à toutes les autres convictions.

Mais les sentiments religieux de mon Américain ne lui permettaient pas d’adopter, là-dessus, mon point de vue.

La Maison des hôtes que nous partagions — M. Vanderlip et nous — avec un artiste anglais en quête d’aventures et venu à Moscou, on ne sait trop comment, pour y exécuter les bustes de Lénine et de Trotsky, consistait en un vaste immeuble richement meublé, situé au no 17 de la Sofiskaya Naberezhnaya, immédiatement en face du grand mur du Kremlin et de la forêt de dômes et de clochetons de cette impériale cité dans la cité.

Nous nous y sentions beaucoup moins libres et beaucoup plus séquestrés qu’à Petrograd.

Des sentinelles aux portes nous protégeaient contre les visites intempestives. À Petrograd, au contraire, n’importe qui pouvait, sans invitation, entrer en passant si la fantaisie l’en prenait, et s’installer pour bavarder avec moi. Et l’on ne s’en privait pas.

M. Vanderlip était, je m’en rendis compte, à Moscou depuis plusieurs semaines et se proposait d’y rester encore assez longtemps. Il n’avait avec lui ni secrétaire, ni domestique, ni interprète.

Il ne me fournit aucune explication de sa présence en Russie. Il se borna simplement à me laisser entendre une fois ou deux, en termes d’ailleurs assez vagues, que sa mission était de nature strictement financière et commerciale et n’avait aucune portée politique.

Il était, me dit-on, porteur de lettres d’introduction du sénateur Harding pour Lénine. Mais, par tempérament, je ne suis pas curieux et ne fis aucun effort pour vérifier cette assertion ou m’immiscer en quoi que ce soit dans les affaires de M. Vanderlip.

Je ne lui demandai même pas comment il était possible de se livrer au moindre négoce, à la moindre opération financière dans un État communiste autrement qu’avec le gouvernement, ni comment il était possible de négocier avec un gouvernement sans que les négociations devinssent des négociations politiques.

C’étaient là mystères trop profonds pour moi. Aussi mangions-nous, fumions-nous, buvions-nous notre café et conversions-nous ensemble dans une atmosphère pleine de réserve.

Les arrangements préliminaires de ma rencontre avec Lénine furent fastidieux et agaçants. Mais tout a une fin, et je me mis un jour en route pour le Kremlin, accompagné d’un M. Rothstein, bien connu autrefois dans les centres communistes de Londres, et d’un camarade américain muni d’un appareil photographique de dimensions imposantes, personnage officiel, lui aussi, m’apprit-on, attaché au ministère des Affaires étrangères russe.

Le Kremlin, si ma mémoire est fidèle, ouvrait volontiers ses portes aux visiteurs en 1914. Il ressemblait beaucoup en cela au château de Windsor. On y trouvait le même faible courant de pèlerins et de touristes qui le parcouraient soit par couples, soit en groupes. Mais aujourd’hui le Kremlin est bien fermé et difficile d’accès.

Notre entrée se compliqua de formalités sans fin. Il nous fallut exhiber à plusieurs reprises laissez-passer et permis avant même de pouvoir franchir l’enceinte extérieure.

Nous fûmes ensuite filtrés à travers cinq ou six bureaux pleins de scribes et de sentinelles où l’on nous inspecta sur toutes les coutures avant de nous laisser pénétrer dans le Saint des Saints.

Toutes ces précautions sont peut-être nécessaires à la sûreté de Lénine ; mais elles empêchent la Russie de parvenir jusqu’à lui, et, ce qui peut-être est plus important, si l’on admet la nécessité d’une dictature effective, elles empêchent ses décisions à lui de parvenir, telles quelles, où il faudrait, quand il faudrait.

En effet, si les faits et les événements doivent, pour arriver jusqu’à lui, subir un filtrage si lent, les conseils et les ordres qu’il donne sont sûrement filtrés en sens inverse et peuvent subir des dénaturations graves pendant l’opération.

Nous parvînmes enfin jusqu’au cabinet de Lénine et le trouvâmes — assis, tout menu, devant un énorme bureau — dans une vaste salle très claire, donnant sur de grands espaces environnés de palais.

Sa table de travail me donna une impression de fouillis désordonné.

Je m’assis dans un fauteuil, au coin de ce bureau, et le petit homme — il est si petit que ses pieds touchent à peine le sol quand il est assis tout au bord de sa chaise — se tourna vers moi pour me parler en entourant de ses bras une pile de papiers sur laquelle il s’appuyait.

Il s’exprimait en excellent anglais. Mais, ce qui me semble très caractéristique des conditions actuelles en Russie, M. Rothstein chaperonna notre conversation qu’il crut devoir émailler de ses commentaires, remarques et explications personnelles.

Pendant ce temps, l’Américain manœuvrait son appareil, prenant photographie sur photographie, avec autant de discrétion que possible et avec une persévérance inouïe.

La conversation était toutefois trop intéressante pour que le photographe ait pu m’ennuyer longtemps et je ne perçus bientôt que très vaguement ses changements de plaques incessants et le déclic répété de son obturateur.

En allant voir Lénine, je m’attendais à me heurter aux idées préconçues d’un marxiste doctrinaire.

Rien de semblable.

On m’avait prévenu que Lénine avait l’habitude de sermonner les gens.

Je dois dire qu’en cette occasion tout au moins il s’en abstint.

Dans les descriptions qu’on a faites de lui, son rire tient une grande place : séduisant d’abord, il ne tarde pas, dit-on, à devenir cynique.

Je n’en puis rien dire, car ce rire, de toute l’entrevue, ne se montra point.

Son front me faisait irrésistiblement penser à quelqu’un d’autre. Où donc avais-je vu un front semblable ? Je m’en suis souvenu l’autre jour seulement en apercevant M. Arthur Balfour s’entretenant avec des amis sous une lumière discrète, tamisée par un abat-jour.

Lénine et Balfour ont exactement le même crâne arrondi en dôme, le même crâne un peu plus développé d’un côté que de l’autre.

Le visage de Lénine est brun ; sa physionomie est agréable et très changeante ; le sourire lui donne beaucoup d’animation. Il a une habitude — due probablement à un défaut visuel — c’est de cligner fortement d’un œil quand il cesse de parler.

Il ne ressemble pas beaucoup aux photographies que l’on voit de lui, parce qu’il est de ces gens dont les jeux de physionomie importent plus que les traits du visage.

En me parlant, il gesticulait quelque peu : ses mains s’agitaient au-dessus des papiers empilés sur son bureau.

Il parlait vite, plein de son sujet, sans pose, sans prétention, sans ambages, simplement, ainsi que certains de nos meilleurs hommes de science ont coutume de parler.

Deux sujets — les appellerai-je leit-motivs — revenaient sans cesse sur le tapis et servaient en quelque sorte de pivot à notre conversation.

L’un de moi à lui : « Vers quelles destinées pensez-vous mener la Russie ? — Quelle sorte d’État essayez-vous de créer ?

L’autre de lui à moi : Pourquoi la révolution n’éclate-t-elle pas en Angleterre ? — Pourquoi ne travaillez-vous pas à la révolution sociale ? — Pourquoi ne détruisez-vous pas le capitalisme et n’établissez-vous pas, vous aussi, un état communiste ?

Ces leit-motivs, bien entendu, s’entremêlaient, réagissaient l’un sur l’autre, s’éclairaient l’un par l’autre.

Le second ramenait le premier.

Mais, vous qui l’avez, votre révolution sociale, qu’en faites-vous ? Considérez-vous que vous en ayez fait un succès ?

Sur quoi, fatalement, Lénine revenait à son point de vue :

Pour que notre révolution donne ses pleins résultats, il faudrait que le monde occidental fît aussi la révolution. Pourquoi ne la fait-il pas ?

Avant 1918, le monde marxiste considérait la révolution sociale comme une fin en soi.

Les travailleurs du monde devaient s’unir, renverser le capitalisme et vivre à jamais heureux.

Mais en 1918, les communistes, à leur grande surprise, se virent maîtres de la Russie et mis soudainement en demeure de donner une forme tangible à leur rêve millénaire.

Ils peuvent invoquer bien des excuses pour le retard apporté par eux à donner aux pays où ils dominent un ordre social nouveau et meilleur : la prolongation de l’état de guerre, le blocus, et mille autres choses encore.

Il est clair, néanmoins, qu’ils commencent à se rendre compte du manque de préparation absolu à tout changement radical qui est impliqué dans la méthode de pensée marxiste.

En face de cent problèmes divers — j’en ai déjà signalé deux ou trois — ces hommes aujourd’hui sont cruellement embarrassés.

Mais le marxiste que l’on rencontre le plus souvent se fâche tout rouge quand vous lui demandez si tout est bien fait comme il le faudrait et de la manière la plus intelligente possible sous le nouveau régime.

Il ressemble en cela à la ménagère susceptible qui, au cours même d’une expulsion, voudrait vous forcer à reconnaître que le plus grand ordre règne dans sa demeure.

Il ressemble aussi à ces suffragettes — bien oubliées aujourd’hui — qui nous promettaient le Paradis terrestre dès que nous nous serions débarrassés de la tyrannie des lois fabriquées par le sexe masculin.

Lénine, par contre — Lénine, dont la franchise doit bien souvent couper la respiration à ses disciples — a récemment cessé tout à fait de prétendre que la Révolution russe soit autre chose que le commencement d’une ère d’expériences illimitées.

Ceux qui ont entrepris la tâche formidable — de vaincre le capitalisme, a-t-il écrit ces temps derniers, doivent être prêts à essayer méthode après méthode, jusqu’à ce qu’ils aient enfin découvert celle qui doit le mieux les mener à leurs fins.

Notre conversation commença par une discussion sur l’avenir des grandes villes sous le régime communiste.

Je voulais savoir jusqu’à quel point Lénine envisageait la disparition graduelle mais rapide des villes en Russie.

La désolation de Petrograd m’avait fait comprendre beaucoup mieux que je ne m’en étais auparavant rendu compte, combien la configuration et le plan d’une ville moderne dépendent des magasins et des marchés.

Abolissez le commerce, et les neuf dixièmes des édifices d’une ville ordinaire cessent d’avoir le moindre sens ou la moindre utilité.

Les villes deviendront beaucoup plus petites, reconnut Lénine.

Elles seront aussi toutes différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui ?

Évidemment ; tout à fait différentes.

Je lui fis remarquer l’énormité de la tâche que cela impliquait.

Cela signifiait la mort des villes actuelles et leur remplacement. Les églises et les grands édifices de Petrograd deviendraient bientôt comme ceux de Novgorod la Grande, comme les temples de Pœstum ou d’Angkor.

Il admit sans aucune tristesse que la plupart des villes se désagrégeraient et finiraient par disparaître.

Il me semble que cela lui réjouissait le cœur de trouver quelqu’un qui comprenait une des conséquences nécessaires du collectivisme — conséquence que beaucoup, même parmi ses disciples, ne peuvent saisir.

La Russie, me dit-il, a besoin d’être reconstruite de toutes pièces… Il faut de la Russie faire une chose entièrement neuve…

Et l’industrie, questionnai-je, ne faudra-t-il pas la reconstruire de fond en comble, elle aussi ?

Il me demanda si je me rendais compte de ce qu’on avait déjà commencé à faire dans cette voie dans son pays. N’avais-je donc pas encore entendu parler de l’électrification totale de la Russie ?

Car Lénine, qui, comme tout bon marxiste orthodoxe, raille et dénonce volontiers les utopistes, a fini, lui aussi, par tomber victime d’une utopie, l’utopie des électriciens.

Il appuie de tout son pouvoir un projet grandiose qui comporte l’établissement de grandes centrales électriques en Russie, capables de distribuer à des provinces entières, lumière, moyens de transport et force motrice pour l’industrie.

À titre d’expérience, dit-il, on a déjà électrifié deux districts.

Peut-on imaginer un projet plus hardi dans ce pays plat, couvert de forêts, peuplé de paysans illettrés, dans ce pays sans houille blanche, sans techniciens, et dont l’industrie et le commerce sont en agonie.

Des plans d’électrification du même genre — il faut le dire — sont en cours d’exécution en Hollande. D’autres ont donné et donnent lieu à des discussions techniques et financières en Angleterre.

Dans ces contrées, à population dense, à industrie développée, on comprend fort bien que ce système puisse donner d’excellents résultats, qu’il puisse être économique et soit appelé à rendre d’immenses services.

Mais appliquer ce système de l’avenir à la Russie d’à présent, voilà qui demande un grand effort à l’imagination la plus résolument créatrice.

Il m’est impossible, quant à moi, de concevoir la réalisation de rien de pareil dans cette Russie sombre et inscrutable.

Mais le petit homme du Kremlin est plein de confiance.

Il voit les chemins de fer aujourd’hui délabrés remplacés par un mode de locomotion électrique tout neuf. Il voit de nouvelles routes se déroulant en longs rubans à travers tout le pays. Il voit un industrialisme communiste — tout nouveau et plus heureux que celui que nous connaissons — s’installant bientôt sur les ruines de celui-ci.

Et pendant que je causais avec lui, il avait presque réussi à me faire partager son enthousiasme et sa confiance en sa vision.

Mais, lui objectai-je, dans la mise à exécution de vos projets, ne vous faudra-t-il pas compter avec les paysans désormais enracinés au sol qui leur a été donné ?

Car il ne s’agit pas seulement de reconstruire les villes. Les derniers vestiges de l’ancienne organisation agricole et de la présente organisation agricole du pays devront, eux aussi, disparaître.

Même aujourd’hui, répondit Lénine, il ne faut pas croire que toute la production agricole de la Russie soit due aux efforts des paysans.

Nous avons par endroits des exploitations qui fonctionnent par les procédés modernes de grande culture.

Dans les endroits où les conditions sont favorables, le gouvernement soviétique fait valoir de vastes domaines où les ouvriers ont remplacé les paysans. Les résultats que nous obtenons encouragent les plus grands espoirs.

On peut développer ces exploitations.

Nous les étendrons d’abord à toute une province ; puis à une autre.

Les paysans des autres provinces, aujourd’hui propriétaires, égoïstes et ignorants, ne sauront rien probablement de la transformation qui est en cours, jusqu’à ce que leur tour d’expropriation arrive…

Il peut être malaisé de vaincre le paysan russe en bloc. Mais en détail la chose ne présentera pas la moindre difficulté.

En me parlant ainsi des paysans, Lénine rapprocha son visage du mien ; son attitude devint confidentielle comme s’il n’était pas impossible que les paysans fussent aux portes pour surprendre la conversation.

Ce n’est pas seulement l’organisation matérielle d’une société qu’il vous faut entreprendre, dis-je encore, c’est tout un peuple auquel il vous faut donner une mentalité nouvelle. Les Russes sont par habitude trafiquants et individualistes ; c’est leur âme même et leurs instincts qu’il vous faudra complètement repétrir si ce monde nouveau doit survivre.

Sur quoi Lénine me demanda aussitôt si j’avais déjà étudié l’œuvre de réorganisation que les soviets ont entreprise pour l’éducation populaire.

Je louai certaines des choses que j’avais vues.

Il s’inclina et sourit de plaisir.

Il a une confiance illimitée en tout ce qu’il fait.

Mais ce ne sont que des embryons, lui dis-je.

Entendu. Revenez dans dix ans voir ce que d’ici là nous aurons accompli en Russie, me répondit-il.

En Lénine, je commençais à me rendre compte que le communisme pouvait, malgré tout et en dépit de Marx, prendre une puissance constructive énorme.

Après les fatigants fanatiques de la guerre de classes que j’avais rencontrés parmi les communistes, après ces hommes aux formules stériles comme le silex, après avoir maintes fois fait l’expérience de la suffisance bien entraînée et vide qui est commune aux disciples de Marx, que l’on trouve un peu partout, ce petit homme extraordinaire qui reconnaissait avec tant de franchise l’immensité et la complexité de son projet de communisme, cette concentration simple et sans pose de tous les efforts qu’il apporte à le faire aboutir, avaient, ma foi, quelque chose de très rafraîchissant.

Lui, du moins, possède une vision nette d’un monde nouveau, étudié, reconstruit sur des plans inédits.

Sur son insistance, il me fallut lui donner de nouveaux détails sur ce que j’avais vu en Russie, lui dire mes impressions.

Je ne lui cachai pas que, dans certains cas, à mon sens, et plus particulièrement en ce qui concerne l’organisation communiste de Petrograd, le communisme allait trop fort et trop vite et détruisait avant d’être prêt à reconstruire.

On avait, par exemple, brisé les reins au commerce avant d’avoir pris les dispositions nécessaires pour établir le système de rationnement.

On avait, de même, détruit l’organisation coopérative au lieu de la développer et de s’en servir.

Ainsi de bien d’autres choses.

Et ceci nous amena rapidement aux divergences essentielles de nos conceptions, — la différence en somme, qui existe entre le collectiviste et le marxiste, à savoir : Est-il nécessaire de pousser à fond la révolution sociale, est-il vraiment nécessaire de renverser complètement un système social et économique existant, avant qu’un système nouveau puisse commencer à fonctionner ?

Pour moi, expliquai-je, je crois qu’au moyen d’une campagne d’éducation civique — campagne soutenue et de grande envergure — le système capitaliste actuel pourrait être civilisé et changé en un système collectiviste universel.

Lénine, par contre, a épousé, il y a déjà plusieurs années, le dogme marxiste de l’inévitable lutte des classes et de la suppression totale du capitalisme comme prélude essentiel à toute tentative de reconstruction, le dogme de la dictature du prolétariat, etc.

Il lui fallait donc soutenir, et il le soutint à nouveau, que le capitalisme moderne est incurablement rapace, gaspilleur, réfractaire à tout perfectionnement.

Il lui fallait soutenir et il le soutint, que le capitalisme moderne continuera à exploiter l’héritage de l’humanité, stupidement et sans aucun but déterminé, qu’il combattra et empêchera toute administration des ressources nationales en vue du seul intérêt général, et que périodiquement, inévitablement, il amènera la guerre sur le monde.

En plaidant contre ces affirmations, je plaidais, il faut le reconnaître, une cause difficile.

Lénine sortit soudain de son bureau le dernier livre de Chiozza Money, intitulé Le Triomphe de la nationalisation. Il avait évidemment lu l’ouvrage avec la plus grande attention.

Mais vous le voyez bien, dit-il, en me montrant le volume, sitôt que vous commencez à avoir une bonne organisation collectiviste qui pourrait travailler pour l’intérêt général, les capitalistes la mettent en pièces.

Ils ont détruit vos chantiers nationaux de construction navale.

Ils ne veulent pas vous laisser exploiter vos mines de charbon économiquement, ni vos chemins de fer.

C’est là-dedans tout cela, ajouta-t-il, en frappant le livre de la main.

Et quand, à un autre moment de l’entretien, je voulus faire prévaloir cet argument que les guerres étaient dues à l’impérialisme nationaliste, et non pas à l’organisation capitaliste de la société, il m’interrompit soudain :

Mais alors, que pensez-vous de ce nouvel impérialisme républicain qui nous vient aujourd’hui d’Amérique ?

Ici M. Rothstein voulut s’interposer et fit entendre en russe une protestation que Lénine écarta d’un geste.

Malgré donc M. Rothstein qui le priait évidemment de ne pas se départir de la réserve diplomatique, Lénine se mit à m’expliquer les projets par lesquels l’Amérique s’efforçait à ce moment même d’éblouir l’imagination de Moscou.

Ils comprenaient :

Aide économique à la Russie ;

Reconnaissance du gouvernement bolcheviste ;

Une alliance défensive contre toute agression du Japon en Sibérie ;

La création d’une base navale américaine sur la côte d’Asie ;

La concession aux Américains, par des baux à long terme — cinquante ou soixante ans — de l’exploitation des ressources naturelles du Kamtchatka, et probablement d’autres régions encore de la Russie.

Que signifiaient ces projets, me demanda Lénine, sinon le commencement d’une nouvelle lutte entre nations pour les meilleurs morceaux de la planète ?

L’impérialisme britannique et l’impérialisme français allaient-ils trouver ces projets américains à leur goût ?

Mais, lui dis-je, il faudra bien que quelque puissance industrielle vienne au secours de la Russie. Il lui est impossible aujourd’hui de reconstruire toute seule et sans aide.

Notre discussion, qui embrassait tant de sujets si divers, se termina, à vrai dire, sans que nous nous fussions mis d’accord.

Nous nous séparâmes pourtant en d’excellents termes.

Nous dûmes, mon compagnon et moi, nous soumettre pour sortir du Kremlin aux mêmes formalités de filtrage — cette fois dans l’autre sens — que nous avions connues pour entrer, et faire l’objet d’un examen très minutieux avant de pouvoir franchir chacune des portes.

Lénine, c’est un homme extraordinaire, aventura bientôt M. Rothstein, mais il a commis une indiscrétion…

J’étais peu enclin à la conversation.

Nous suivions, pour rentrer à notre Maison des hôtes, le chemin bordé d’arbres magnifiques qui poussent dans l’antique fossé du Kremlin.

Je voulais penser à Lénine, penser, juger cet homme, tandis que j’étais encore sous l’impression qu’il m’avait produite.

Et je n’avais pour cela aucun besoin, cela va sans dire, des commentaires de mon compagnon.

Mais M. Rothstein parlait, parlait sans cesse.

Longtemps après que je lui eus déclaré que je respectais beaucoup trop le voile de mystère dont s’enveloppait M. Vanderlip pour le déchirer d’un mot irréfléchi, il me suppliait encore de ne point souffler mot à l’envoyé américain du petit exposé que m’avait fait Lénine des combinaisons russo-américaines qui sont à l’étude.

Ainsi donc nous retrouvâmes le 17 de la Sofiskaya Nabrerezhnaya, et déjeunâmes avec le même M. Vanderlip et le jeune sculpteur de Londres.

Le vieux domestique de la maison nous servit, triste et honteux de la frugalité de notre chère au souvenir des grands jours d’autrefois.

Il avait vu, ce brave serviteur, il se remémorait le temps où Caruso était parmi les invités de la maison, et dans un des salons de l’étage supérieur, avait chanté devant tout ce que la haute société de Moscou comptait de plus brillant.

M. Vanderlip proposait que nous allions, après le lunch, visiter le marché principal, et que nous passions la soirée au théâtre où se donnait un ballet.

Mais je résolus de repartir pour Petrograd le soir même et d’atteindre Reval à temps si possible pour prendre le premier bateau vers Stockholm.


VI

CONCLUSION


Dans les articles qui précèdent, j’ai écrit à la première personne en un style familier.

Je ne voulais pas en effet que le lecteur perdît de vue et le peu de durée de notre séjour en Russie et mes insuffisances personnelles.

À présent, pour conclure, si l’on veut bien m’accorder encore un peu de patience, j’aimerais présenter quelques-unes de mes réflexions ; j’aimerais, en termes moins personnels, exposer ici de façon très simple mes convictions principales en ce qui concerne la situation russe.

Ce sont des convictions profondes.

Elles s’appliquent non seulement à la Russie, mais encore à la situation présente de notre civilisation tout entière.

Elles ne représentent, il est vrai, que l’opinion d’un homme comme les autres ; mais elles s’imposent à moi avec une telle force que je crois devoir les donner ici telles quelles et sans atténuation aucune.

Tout d’abord, la Russie qui constituait autrefois une civilisation moderne du type occidental, bien qu’elle fût la moins disciplinée et la moins solide de toutes les grandes puissances, n’est plus aujourd’hui qu’une civilisation qui se débat dans les affres de l’agonie.

Il faut rechercher la cause directe de cette ruine dans la guerre et dans l’épuisement physique qui en fut le résultat.

Ce concours de circonstances très spécial a seul permis aux bolchevistes de s’emparer du pouvoir.

Cet écroulement de la Russie est sans précédent dans l’histoire. Que l’état de choses actuel se prolonge un an ou deux, et l’œuvre de destruction sera parachevée. De ce pays il ne restera plus rien, rien qu’une contrée peuplée de rustres sordides.

Les villes, presque totalement abandonnées, seront en ruines et sur les rails inutilisés des chemins de fer, la rouille achèvera de ronger les wagons et les locomotives.

Avec les chemins de fer disparaîtront les derniers vestiges de tout gouvernement central organisé.

Les paysans sont absolument illettrés et, pris en masse, inintelligents. S’ils peuvent à l’occasion s’opposer par la violence à une ingérence du gouvernement dans leurs affaires, ils sont par ailleurs totalement incapables de prévoyance et d’une organisation de quelque envergure.

Ils formeront une sorte de bourbier humain où séviront les querelles intestines, les guerres civiles pour des causes futiles, la malpropreté politique et, quand les récoltes seront mauvaises, la famine.

Ces peuplades constitueront un foyer d’infection où naîtront des épidémies qui se répandront sur le reste de l’Europe.

Finalement, elles retomberont à l’asiatisme.

Cet écroulement dans l’ignorance et la barbarie paysanne de tout le système politique civilisé de la Russie, signifie sans doute que, pendant de nombreuses années le reste de l’Europe sera complètement tenu à l’écart des richesses minérales, ainsi que de toutes les matières premières provenant de cette immense région, de son blé, de son lin, etc.

La question se pose de savoir si les puissances occidentales peuvent se passer aujourd’hui des denrées que pourrait fournir la Russie.

En tout cas, leur disparition ne saurait manquer de causer un appauvrissement général de la partie de l’Europe que nous habitons.

Le seul gouvernement qui soit à présent capable d’arrêter cet effondrement final de la Russie est le gouvernement bolcheviste actuel, si l’Amérique et les puissances occidentales veulent bien consentir à le seconder dans sa tâche.

On n’a pas le choix entre le gouvernement des soviets et un autre.

Il ne manque pas, il est vrai, parmi ses adversaires, d’aventuriers de tout acabit disposés, avec l’aide de l’Europe, à faire l’impossible pour essayer de le renverser.

Mais nulle part on ne discerne le moindre vestige d’un dessein commun, d’une unité morale suffisante pour permettre à qui que ce soit de prendre la place du régime bolcheviste.

Et, de plus, il n’est plus temps de faire une nouvelle révolution en Russie.

Encore un an de guerre civile et, inévitablement, ce grand pays sera rayé du nombre des pays civilisés.

Il nous faut donc nous accommoder tant bien que mal du gouvernement bolcheviste, qu’il nous plaise ou qu’il ne nous plaise pas.

Le gouvernement des soviets est au plus haut point inexpérimenté et incapable.

Il a connu des phases de violence et de cruauté.

Mais dans son ensemble il est foncièrement honnête.

De plus, il comprend un grand nombre de gens spécialement et réellement doués de l’imagination et de l’intelligence nécessaires pour construire, des gens qui pourraient, si l’occasion se présentait, et surtout si leurs efforts étaient bien secondés, rebâtir et rebâtir grand.

Jusqu’à présent, le gouvernement bolcheviste paraît, dans son ensemble, conformer ses actes à ses professions de foi que la plupart de ses adeptes acceptent avec un fanatisme absolument religieux.

Si on l’aide sans lésiner, il réussira peut-être à établir en Russie un système social nouveau qui ne différera pas sensiblement de n’importe quelle autre civilisation.

Ce système sera probablement une forme adoucie de communisme avec contrôle absolu des transports, de l’industrie et peut-être (plus tard) de l’agriculture.

Il faut que nous comprenions, il faut que nous respections les professions de foi et les principes des bolchevistes, si nous, peuples occidentaux, voulons rendre d’efficaces services à cette partie de l’humanité qui habite la Russie.

Jusqu’à présent ces professions de foi et ces principes ont été ignorés de façon incroyable des gouvernements occidentaux.

Le gouvernement bolcheviste est — et le déclare — un gouvernement communiste. Il est sincère quand il le dit ; et sa conduite tout entière s’inspirera des principes communistes.

S’il a supprimé la propriété et le commerce privé en Russie, ce n’est pas seulement par nécessité, mais parce qu’il lui a semblé équitable de les supprimer.

Aussi ne reste-t-il pas aujourd’hui, dans toute la Russie, un seul commerçant, une seule compagnie commerciale avec lesquels nous puissions éventuellement traiter qui se croie tenu de respecter les us et coutumes du commerce occidental.

Le gouvernement bolcheviste nourrit, il faut le bien comprendre, un préjugé invincible envers les hommes d’affaires en tant qu’individus. Il ne les traitera jamais d’une manière qu’ils puissent considérer comme équitable et honorable ; il se méfiera d’eux, et, dans la mesure de ses moyens, leur créera tous les embarras possibles.

Il serait donc futile et impossible pour n’importe quelle firme ou n’importe quel individu de penser à aller établir son négoce en Russie.

Le monde occidental ne peut en Russie traiter avec personne, sinon avec le gouvernement bolcheviste lui-même. Et, dans ce dernier cas, aucune opération ne saura donner de bons résultats, ni s’entourer des garanties nécessaires à sa réussite, si elle n’est conduite par un consortium national ou mieux encore par un trust international.

Seule, une organisation de ce genre représentant une nation ou un groupe de nations, pourrait traiter avec le gouvernement bolcheviste sur un pied d’égalité.

Il lui faudrait tout d’abord reconnaître ce gouvernement et s’entendre avec lui pour entreprendre la tâche, aujourd’hui urgente, de restaurer matériellement la vie civilisée en Russie d’Europe comme en Russie d’Asie.

Dans son ensemble, cette organisation devrait ressembler aux grands trusts d’achats et de contrôle qui ont été si nécessaires et, somme toute, si efficaces dans les États européens pendant la grande guerre.

Ayant groupé, dans un ou plusieurs pays, des producteurs décidés à exporter, ayant pris avec chacun d’eux des arrangements, le consortium négocierait avec le gouvernement bolcheviste.

Celui-ci, de son côté, prendrait les mesures nécessaires pour répartir les marchandises livrées par ce moyen, à la population russe.

Un trust de ce genre deviendrait bientôt indispensable au gouvernement bolcheviste.

Cette façon de commercer est d’ailleurs la seule concevable entre un État capitaliste et un État communiste.

Les essais, comme ceux tentés au cours de l’année dernière (et même antérieurement), pour découvrir une méthode qui permette à des commerçants de trafiquer individuellement avec la Russie, sans que leur pays reconnaisse le gouvernement bolcheviste, sont voués à un échec aussi certain que la recherche d’un passage du nord-ouest entre l’Angleterre et l’Inde : les passages sont gelés.

Tout pays ou groupe de pays possédant des ressources industrielles suffisantes, qui ira en Russie, y reconnaîtra le gouvernement des soviets et se montrera décidé à aider le pays, deviendra nécessairement le soutien, le bras droit et le conseiller du gouvernement bolcheviste.

Il réagira sur ce gouvernement qui, à son tour, réagira sur lui.

Ce pays ou ce groupe deviendra probablement plus collectiviste dans ses méthodes, mais, par contre, son influence ne saura manquer d’adoucir le rigorisme du communisme extrême en Russie.

La seule puissance qui soit à même, sans faire appel à aucun secours extérieur, de jouer ce rôle d’auxiliaire de la onzième heure de la Russie, ce sont les États-Unis d’Amérique.

Si d’autres puissances que les États-Unis veulent venir en aide à la Russie, il leur faudra, étant donnée la phase d’épuisement que traverse le monde, former entre elles une association d’une sorte ou d’une autre.

Les grosses affaires n’effraient en aucune façon le communisme.

Plus une affaire croît en importance et plus elle se rapproche du collectivisme.

Ce serait le chemin haut que traceront aisément sur le plat quelques hommes, au lieu de la route rocailleuse que devront péniblement ouvrir les masses à travers de terribles obstacles pour atteindre au même but : le collectivisme.

Si cette intervention salutaire ne se produit pas, je crois fermement qu’on assistera à la destruction totale de ce qui reste encore de civilisation moderne sur tous les territoires qui constituaient autrefois l’empire russe.

Il est fort douteux que l’effondrement s’arrête aux frontières de la Russie. À l’est comme à l’ouest, de vastes régions rouleront presque fatalement l’une après l’autre dans l’énorme trou ainsi creusé dans la civilisation.

Et peut-être même la civilisation tout entière sombrera-t-elle dans le gouffre.

Ces prévisions ne s’appliquent pas à un avenir hypothétique et lointain.

Je me suis efforcé de marquer les faits saillants tels que je les avais vus et d’indiquer la portée possible des événements qui se précipitent — qui se précipitent avec une rapidité vertigineuse, non seulement en Russie, mais, à l’heure actuelle, dans le monde entier.

Tel est, dans son ensemble, le cadre de circonstances que je voudrais qu’on ne perdît pas de vue en lisant les croquis que je viens de tracer de la Russie.

Car c’est ainsi que j’ai interprété les paroles écrites sur le mur oriental de l’Europe.



FIN


TABLE DES MATIÈRES





  1. Humanité, 23 janvier 1921.
  2. Action socialiste, p. 106.
  3. J’ai vu, une seule fois, un bateau à vapeur sur la Néva. Il était chargé à couler de passagers. D’habitude, la rivière est déserte. À longs intervalles, on y voit passer un remorqueur du gouvernement, ou bien un batelier solitaire occupé à ramasser du bois flottant.
  4. Ces lignes étaient écrites avant la déroute de Wrangel.