Éditions du progrès civique (p. 129-157).


V

LE RÊVEUR DU KREMLIN


Le but principal de mon voyage à Moscou était de voir Lénine et de m’entretenir avec lui.

Une grande curiosité me poussait à le rencontrer et j’étais plutôt disposé à lui être hostile.

Je me suis trouvé en présence d’une personnalité toute différente de celle à laquelle je m’attendais.

Lénine n’est pas un écrivain et les écrits de lui qui ont été publiés l’expriment mal.

Les circulaires, les aigres opuscules publiés à Moscou sous son nom, qui contiennent tant de conceptions erronées sur la psychologie du travailleur occidental et soutiennent obstinément la thèse absurde que ce qui se passe en Russie est la révolution sociale telle que l’a prophétisée Marx, laissent à peine entrevoir la vraie mentalité de Lénine telle que je pus l’apprécier lors de notre entrevue.

On trouve bien dans ces publications quelques traits pleins de finesse, évidemment inspirés par lui, mais dans l’ensemble elles ressassent, sans plus, les idées et les phrases stéréotypées du marxisme doctrinaire.

Peut-être est-ce nécessaire, peut-être est-ce le seul langage que puissent comprendre des communistes, peut-être l’introduction d’un nouveau dialecte en déroutant les adeptes les démoraliserait-elle.

Le communisme de gauche est l’épine dorsale de la Russie d’aujourd’hui — épine dorsale malheureusement dépourvue de jointures flexibles — épine dorsale qu’on ne peut courber qu’avec la plus extrême difficulté et seulement par la flatterie et la déférence.

Moscou, par le beau soleil d’octobre, parmi l’envol des feuilles jaunies, nous parut dans son ensemble plus gai et plus animé que Petrograd.

Il y a plus de vie dans les rues, l’activité commerciale y est plus grande, les voitures publiques y sont relativement nombreuses. Les marchés sont ouverts.

D’une manière générale, les maisons et les rues ne sont pas en ruines comme à Petrograd, bien qu’on y trouve maintes traces des combats terribles qui ensanglantèrent les rues au commencement de 1918.

L’un des dômes de cette absurdité architecturale qu’est la cathédrale de Saint-Bazile, aux portes mêmes du Kremlin, éventré par un obus, n’a pas encore été réparé.

Les tramways ne transportaient pas de voyageurs, mais servaient au ravitaillement en vivres et en combustible.

Sous ce rapport, la municipalité de Petrograd prétend avoir conservé une meilleure organisation que Moscou.

Les dix mille croix de la capitale soviétique brillent encore au soleil.

Sur l’un des pinacles les plus en vue du Kremlin, les aigles impériales déploient encore leurs ailes. Le gouvernement bolcheviste, soit manque de temps, soit indifférence, ne les a pas abattues.

Les églises sont ouvertes, les génuflexions, signes de croix, baisements des icônes se poursuivent avec la même activité qu’autrefois, et les mendiants sous les portails font, comme alors, appel à la charité des fidèles.

Le fameux sanctuaire miraculeux de la Madone Ibérienne, près de la porte du Rédempteur, est visité par de véritables foules.

Beaucoup de paysannes, ne pouvant arriver à pénétrer dans la petite chapelle, baisent, faute de mieux, les pierres du seuil et du chemin qui y mène.

En face, gravée dans un panneau de plâtre accroché à la façade d’une maison, se lit l’inscription, aujourd’hui fameuse, apposée par les premiers révolutionnaires de Moscou :

« LA RELIGION
EST L’OPIUM DU PEUPLE »

L’effet produit par cette inscription se trouve grandement atténué par le fait qu’en Russie le peuple ne sait en général pas lire.

Au sujet de cette inscription, j’eus une discussion sans acrimonie, mais plutôt amusante, avec M. Vanderlip, le financier américain qu’on avait logé dans la Maison des hôtes, où nous fûmes, pendant notre séjour à Moscou, cantonnés nous-mêmes.

Il aurait donné beaucoup pour voir effacer cette inscription.

Je soutenais qu’au contraire, on la devait conserver, à cause de l’intérêt historique qu’elle présente, et aussi parce que, selon moi, la tolérance religieuse doit s’étendre aux convictions des athées aussi bien qu’à toutes les autres convictions.

Mais les sentiments religieux de mon Américain ne lui permettaient pas d’adopter, là-dessus, mon point de vue.

La Maison des hôtes que nous partagions — M. Vanderlip et nous — avec un artiste anglais en quête d’aventures et venu à Moscou, on ne sait trop comment, pour y exécuter les bustes de Lénine et de Trotsky, consistait en un vaste immeuble richement meublé, situé au no 17 de la Sofiskaya Naberezhnaya, immédiatement en face du grand mur du Kremlin et de la forêt de dômes et de clochetons de cette impériale cité dans la cité.

Nous nous y sentions beaucoup moins libres et beaucoup plus séquestrés qu’à Petrograd.

Des sentinelles aux portes nous protégeaient contre les visites intempestives. À Petrograd, au contraire, n’importe qui pouvait, sans invitation, entrer en passant si la fantaisie l’en prenait, et s’installer pour bavarder avec moi. Et l’on ne s’en privait pas.

M. Vanderlip était, je m’en rendis compte, à Moscou depuis plusieurs semaines et se proposait d’y rester encore assez longtemps. Il n’avait avec lui ni secrétaire, ni domestique, ni interprète.

Il ne me fournit aucune explication de sa présence en Russie. Il se borna simplement à me laisser entendre une fois ou deux, en termes d’ailleurs assez vagues, que sa mission était de nature strictement financière et commerciale et n’avait aucune portée politique.

Il était, me dit-on, porteur de lettres d’introduction du sénateur Harding pour Lénine. Mais, par tempérament, je ne suis pas curieux et ne fis aucun effort pour vérifier cette assertion ou m’immiscer en quoi que ce soit dans les affaires de M. Vanderlip.

Je ne lui demandai même pas comment il était possible de se livrer au moindre négoce, à la moindre opération financière dans un État communiste autrement qu’avec le gouvernement, ni comment il était possible de négocier avec un gouvernement sans que les négociations devinssent des négociations politiques.

C’étaient là mystères trop profonds pour moi. Aussi mangions-nous, fumions-nous, buvions-nous notre café et conversions-nous ensemble dans une atmosphère pleine de réserve.

Les arrangements préliminaires de ma rencontre avec Lénine furent fastidieux et agaçants. Mais tout a une fin, et je me mis un jour en route pour le Kremlin, accompagné d’un M. Rothstein, bien connu autrefois dans les centres communistes de Londres, et d’un camarade américain muni d’un appareil photographique de dimensions imposantes, personnage officiel, lui aussi, m’apprit-on, attaché au ministère des Affaires étrangères russe.

Le Kremlin, si ma mémoire est fidèle, ouvrait volontiers ses portes aux visiteurs en 1914. Il ressemblait beaucoup en cela au château de Windsor. On y trouvait le même faible courant de pèlerins et de touristes qui le parcouraient soit par couples, soit en groupes. Mais aujourd’hui le Kremlin est bien fermé et difficile d’accès.

Notre entrée se compliqua de formalités sans fin. Il nous fallut exhiber à plusieurs reprises laissez-passer et permis avant même de pouvoir franchir l’enceinte extérieure.

Nous fûmes ensuite filtrés à travers cinq ou six bureaux pleins de scribes et de sentinelles où l’on nous inspecta sur toutes les coutures avant de nous laisser pénétrer dans le Saint des Saints.

Toutes ces précautions sont peut-être nécessaires à la sûreté de Lénine ; mais elles empêchent la Russie de parvenir jusqu’à lui, et, ce qui peut-être est plus important, si l’on admet la nécessité d’une dictature effective, elles empêchent ses décisions à lui de parvenir, telles quelles, où il faudrait, quand il faudrait.

En effet, si les faits et les événements doivent, pour arriver jusqu’à lui, subir un filtrage si lent, les conseils et les ordres qu’il donne sont sûrement filtrés en sens inverse et peuvent subir des dénaturations graves pendant l’opération.

Nous parvînmes enfin jusqu’au cabinet de Lénine et le trouvâmes — assis, tout menu, devant un énorme bureau — dans une vaste salle très claire, donnant sur de grands espaces environnés de palais.

Sa table de travail me donna une impression de fouillis désordonné.

Je m’assis dans un fauteuil, au coin de ce bureau, et le petit homme — il est si petit que ses pieds touchent à peine le sol quand il est assis tout au bord de sa chaise — se tourna vers moi pour me parler en entourant de ses bras une pile de papiers sur laquelle il s’appuyait.

Il s’exprimait en excellent anglais. Mais, ce qui me semble très caractéristique des conditions actuelles en Russie, M. Rothstein chaperonna notre conversation qu’il crut devoir émailler de ses commentaires, remarques et explications personnelles.

Pendant ce temps, l’Américain manœuvrait son appareil, prenant photographie sur photographie, avec autant de discrétion que possible et avec une persévérance inouïe.

La conversation était toutefois trop intéressante pour que le photographe ait pu m’ennuyer longtemps et je ne perçus bientôt que très vaguement ses changements de plaques incessants et le déclic répété de son obturateur.

En allant voir Lénine, je m’attendais à me heurter aux idées préconçues d’un marxiste doctrinaire.

Rien de semblable.

On m’avait prévenu que Lénine avait l’habitude de sermonner les gens.

Je dois dire qu’en cette occasion tout au moins il s’en abstint.

Dans les descriptions qu’on a faites de lui, son rire tient une grande place : séduisant d’abord, il ne tarde pas, dit-on, à devenir cynique.

Je n’en puis rien dire, car ce rire, de toute l’entrevue, ne se montra point.

Son front me faisait irrésistiblement penser à quelqu’un d’autre. Où donc avais-je vu un front semblable ? Je m’en suis souvenu l’autre jour seulement en apercevant M. Arthur Balfour s’entretenant avec des amis sous une lumière discrète, tamisée par un abat-jour.

Lénine et Balfour ont exactement le même crâne arrondi en dôme, le même crâne un peu plus développé d’un côté que de l’autre.

Le visage de Lénine est brun ; sa physionomie est agréable et très changeante ; le sourire lui donne beaucoup d’animation. Il a une habitude — due probablement à un défaut visuel — c’est de cligner fortement d’un œil quand il cesse de parler.

Il ne ressemble pas beaucoup aux photographies que l’on voit de lui, parce qu’il est de ces gens dont les jeux de physionomie importent plus que les traits du visage.

En me parlant, il gesticulait quelque peu : ses mains s’agitaient au-dessus des papiers empilés sur son bureau.

Il parlait vite, plein de son sujet, sans pose, sans prétention, sans ambages, simplement, ainsi que certains de nos meilleurs hommes de science ont coutume de parler.

Deux sujets — les appellerai-je leit-motivs — revenaient sans cesse sur le tapis et servaient en quelque sorte de pivot à notre conversation.

L’un de moi à lui : « Vers quelles destinées pensez-vous mener la Russie ? — Quelle sorte d’État essayez-vous de créer ?

L’autre de lui à moi : Pourquoi la révolution n’éclate-t-elle pas en Angleterre ? — Pourquoi ne travaillez-vous pas à la révolution sociale ? — Pourquoi ne détruisez-vous pas le capitalisme et n’établissez-vous pas, vous aussi, un état communiste ?

Ces leit-motivs, bien entendu, s’entremêlaient, réagissaient l’un sur l’autre, s’éclairaient l’un par l’autre.

Le second ramenait le premier.

Mais, vous qui l’avez, votre révolution sociale, qu’en faites-vous ? Considérez-vous que vous en ayez fait un succès ?

Sur quoi, fatalement, Lénine revenait à son point de vue :

Pour que notre révolution donne ses pleins résultats, il faudrait que le monde occidental fît aussi la révolution. Pourquoi ne la fait-il pas ?

Avant 1918, le monde marxiste considérait la révolution sociale comme une fin en soi.

Les travailleurs du monde devaient s’unir, renverser le capitalisme et vivre à jamais heureux.

Mais en 1918, les communistes, à leur grande surprise, se virent maîtres de la Russie et mis soudainement en demeure de donner une forme tangible à leur rêve millénaire.

Ils peuvent invoquer bien des excuses pour le retard apporté par eux à donner aux pays où ils dominent un ordre social nouveau et meilleur : la prolongation de l’état de guerre, le blocus, et mille autres choses encore.

Il est clair, néanmoins, qu’ils commencent à se rendre compte du manque de préparation absolu à tout changement radical qui est impliqué dans la méthode de pensée marxiste.

En face de cent problèmes divers — j’en ai déjà signalé deux ou trois — ces hommes aujourd’hui sont cruellement embarrassés.

Mais le marxiste que l’on rencontre le plus souvent se fâche tout rouge quand vous lui demandez si tout est bien fait comme il le faudrait et de la manière la plus intelligente possible sous le nouveau régime.

Il ressemble en cela à la ménagère susceptible qui, au cours même d’une expulsion, voudrait vous forcer à reconnaître que le plus grand ordre règne dans sa demeure.

Il ressemble aussi à ces suffragettes — bien oubliées aujourd’hui — qui nous promettaient le Paradis terrestre dès que nous nous serions débarrassés de la tyrannie des lois fabriquées par le sexe masculin.

Lénine, par contre — Lénine, dont la franchise doit bien souvent couper la respiration à ses disciples — a récemment cessé tout à fait de prétendre que la Révolution russe soit autre chose que le commencement d’une ère d’expériences illimitées.

Ceux qui ont entrepris la tâche formidable — de vaincre le capitalisme, a-t-il écrit ces temps derniers, doivent être prêts à essayer méthode après méthode, jusqu’à ce qu’ils aient enfin découvert celle qui doit le mieux les mener à leurs fins.

Notre conversation commença par une discussion sur l’avenir des grandes villes sous le régime communiste.

Je voulais savoir jusqu’à quel point Lénine envisageait la disparition graduelle mais rapide des villes en Russie.

La désolation de Petrograd m’avait fait comprendre beaucoup mieux que je ne m’en étais auparavant rendu compte, combien la configuration et le plan d’une ville moderne dépendent des magasins et des marchés.

Abolissez le commerce, et les neuf dixièmes des édifices d’une ville ordinaire cessent d’avoir le moindre sens ou la moindre utilité.

Les villes deviendront beaucoup plus petites, reconnut Lénine.

Elles seront aussi toutes différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui ?

Évidemment ; tout à fait différentes.

Je lui fis remarquer l’énormité de la tâche que cela impliquait.

Cela signifiait la mort des villes actuelles et leur remplacement. Les églises et les grands édifices de Petrograd deviendraient bientôt comme ceux de Novgorod la Grande, comme les temples de Pœstum ou d’Angkor.

Il admit sans aucune tristesse que la plupart des villes se désagrégeraient et finiraient par disparaître.

Il me semble que cela lui réjouissait le cœur de trouver quelqu’un qui comprenait une des conséquences nécessaires du collectivisme — conséquence que beaucoup, même parmi ses disciples, ne peuvent saisir.

La Russie, me dit-il, a besoin d’être reconstruite de toutes pièces… Il faut de la Russie faire une chose entièrement neuve…

Et l’industrie, questionnai-je, ne faudra-t-il pas la reconstruire de fond en comble, elle aussi ?

Il me demanda si je me rendais compte de ce qu’on avait déjà commencé à faire dans cette voie dans son pays. N’avais-je donc pas encore entendu parler de l’électrification totale de la Russie ?

Car Lénine, qui, comme tout bon marxiste orthodoxe, raille et dénonce volontiers les utopistes, a fini, lui aussi, par tomber victime d’une utopie, l’utopie des électriciens.

Il appuie de tout son pouvoir un projet grandiose qui comporte l’établissement de grandes centrales électriques en Russie, capables de distribuer à des provinces entières, lumière, moyens de transport et force motrice pour l’industrie.

À titre d’expérience, dit-il, on a déjà électrifié deux districts.

Peut-on imaginer un projet plus hardi dans ce pays plat, couvert de forêts, peuplé de paysans illettrés, dans ce pays sans houille blanche, sans techniciens, et dont l’industrie et le commerce sont en agonie.

Des plans d’électrification du même genre — il faut le dire — sont en cours d’exécution en Hollande. D’autres ont donné et donnent lieu à des discussions techniques et financières en Angleterre.

Dans ces contrées, à population dense, à industrie développée, on comprend fort bien que ce système puisse donner d’excellents résultats, qu’il puisse être économique et soit appelé à rendre d’immenses services.

Mais appliquer ce système de l’avenir à la Russie d’à présent, voilà qui demande un grand effort à l’imagination la plus résolument créatrice.

Il m’est impossible, quant à moi, de concevoir la réalisation de rien de pareil dans cette Russie sombre et inscrutable.

Mais le petit homme du Kremlin est plein de confiance.

Il voit les chemins de fer aujourd’hui délabrés remplacés par un mode de locomotion électrique tout neuf. Il voit de nouvelles routes se déroulant en longs rubans à travers tout le pays. Il voit un industrialisme communiste — tout nouveau et plus heureux que celui que nous connaissons — s’installant bientôt sur les ruines de celui-ci.

Et pendant que je causais avec lui, il avait presque réussi à me faire partager son enthousiasme et sa confiance en sa vision.

Mais, lui objectai-je, dans la mise à exécution de vos projets, ne vous faudra-t-il pas compter avec les paysans désormais enracinés au sol qui leur a été donné ?

Car il ne s’agit pas seulement de reconstruire les villes. Les derniers vestiges de l’ancienne organisation agricole et de la présente organisation agricole du pays devront, eux aussi, disparaître.

Même aujourd’hui, répondit Lénine, il ne faut pas croire que toute la production agricole de la Russie soit due aux efforts des paysans.

Nous avons par endroits des exploitations qui fonctionnent par les procédés modernes de grande culture.

Dans les endroits où les conditions sont favorables, le gouvernement soviétique fait valoir de vastes domaines où les ouvriers ont remplacé les paysans. Les résultats que nous obtenons encouragent les plus grands espoirs.

On peut développer ces exploitations.

Nous les étendrons d’abord à toute une province ; puis à une autre.

Les paysans des autres provinces, aujourd’hui propriétaires, égoïstes et ignorants, ne sauront rien probablement de la transformation qui est en cours, jusqu’à ce que leur tour d’expropriation arrive…

Il peut être malaisé de vaincre le paysan russe en bloc. Mais en détail la chose ne présentera pas la moindre difficulté.

En me parlant ainsi des paysans, Lénine rapprocha son visage du mien ; son attitude devint confidentielle comme s’il n’était pas impossible que les paysans fussent aux portes pour surprendre la conversation.

Ce n’est pas seulement l’organisation matérielle d’une société qu’il vous faut entreprendre, dis-je encore, c’est tout un peuple auquel il vous faut donner une mentalité nouvelle. Les Russes sont par habitude trafiquants et individualistes ; c’est leur âme même et leurs instincts qu’il vous faudra complètement repétrir si ce monde nouveau doit survivre.

Sur quoi Lénine me demanda aussitôt si j’avais déjà étudié l’œuvre de réorganisation que les soviets ont entreprise pour l’éducation populaire.

Je louai certaines des choses que j’avais vues.

Il s’inclina et sourit de plaisir.

Il a une confiance illimitée en tout ce qu’il fait.

Mais ce ne sont que des embryons, lui dis-je.

Entendu. Revenez dans dix ans voir ce que d’ici là nous aurons accompli en Russie, me répondit-il.

En Lénine, je commençais à me rendre compte que le communisme pouvait, malgré tout et en dépit de Marx, prendre une puissance constructive énorme.

Après les fatigants fanatiques de la guerre de classes que j’avais rencontrés parmi les communistes, après ces hommes aux formules stériles comme le silex, après avoir maintes fois fait l’expérience de la suffisance bien entraînée et vide qui est commune aux disciples de Marx, que l’on trouve un peu partout, ce petit homme extraordinaire qui reconnaissait avec tant de franchise l’immensité et la complexité de son projet de communisme, cette concentration simple et sans pose de tous les efforts qu’il apporte à le faire aboutir, avaient, ma foi, quelque chose de très rafraîchissant.

Lui, du moins, possède une vision nette d’un monde nouveau, étudié, reconstruit sur des plans inédits.

Sur son insistance, il me fallut lui donner de nouveaux détails sur ce que j’avais vu en Russie, lui dire mes impressions.

Je ne lui cachai pas que, dans certains cas, à mon sens, et plus particulièrement en ce qui concerne l’organisation communiste de Petrograd, le communisme allait trop fort et trop vite et détruisait avant d’être prêt à reconstruire.

On avait, par exemple, brisé les reins au commerce avant d’avoir pris les dispositions nécessaires pour établir le système de rationnement.

On avait, de même, détruit l’organisation coopérative au lieu de la développer et de s’en servir.

Ainsi de bien d’autres choses.

Et ceci nous amena rapidement aux divergences essentielles de nos conceptions, — la différence en somme, qui existe entre le collectiviste et le marxiste, à savoir : Est-il nécessaire de pousser à fond la révolution sociale, est-il vraiment nécessaire de renverser complètement un système social et économique existant, avant qu’un système nouveau puisse commencer à fonctionner ?

Pour moi, expliquai-je, je crois qu’au moyen d’une campagne d’éducation civique — campagne soutenue et de grande envergure — le système capitaliste actuel pourrait être civilisé et changé en un système collectiviste universel.

Lénine, par contre, a épousé, il y a déjà plusieurs années, le dogme marxiste de l’inévitable lutte des classes et de la suppression totale du capitalisme comme prélude essentiel à toute tentative de reconstruction, le dogme de la dictature du prolétariat, etc.

Il lui fallait donc soutenir, et il le soutint à nouveau, que le capitalisme moderne est incurablement rapace, gaspilleur, réfractaire à tout perfectionnement.

Il lui fallait soutenir et il le soutint, que le capitalisme moderne continuera à exploiter l’héritage de l’humanité, stupidement et sans aucun but déterminé, qu’il combattra et empêchera toute administration des ressources nationales en vue du seul intérêt général, et que périodiquement, inévitablement, il amènera la guerre sur le monde.

En plaidant contre ces affirmations, je plaidais, il faut le reconnaître, une cause difficile.

Lénine sortit soudain de son bureau le dernier livre de Chiozza Money, intitulé Le Triomphe de la nationalisation. Il avait évidemment lu l’ouvrage avec la plus grande attention.

Mais vous le voyez bien, dit-il, en me montrant le volume, sitôt que vous commencez à avoir une bonne organisation collectiviste qui pourrait travailler pour l’intérêt général, les capitalistes la mettent en pièces.

Ils ont détruit vos chantiers nationaux de construction navale.

Ils ne veulent pas vous laisser exploiter vos mines de charbon économiquement, ni vos chemins de fer.

C’est là-dedans tout cela, ajouta-t-il, en frappant le livre de la main.

Et quand, à un autre moment de l’entretien, je voulus faire prévaloir cet argument que les guerres étaient dues à l’impérialisme nationaliste, et non pas à l’organisation capitaliste de la société, il m’interrompit soudain :

Mais alors, que pensez-vous de ce nouvel impérialisme républicain qui nous vient aujourd’hui d’Amérique ?

Ici M. Rothstein voulut s’interposer et fit entendre en russe une protestation que Lénine écarta d’un geste.

Malgré donc M. Rothstein qui le priait évidemment de ne pas se départir de la réserve diplomatique, Lénine se mit à m’expliquer les projets par lesquels l’Amérique s’efforçait à ce moment même d’éblouir l’imagination de Moscou.

Ils comprenaient :

Aide économique à la Russie ;

Reconnaissance du gouvernement bolcheviste ;

Une alliance défensive contre toute agression du Japon en Sibérie ;

La création d’une base navale américaine sur la côte d’Asie ;

La concession aux Américains, par des baux à long terme — cinquante ou soixante ans — de l’exploitation des ressources naturelles du Kamtchatka, et probablement d’autres régions encore de la Russie.

Que signifiaient ces projets, me demanda Lénine, sinon le commencement d’une nouvelle lutte entre nations pour les meilleurs morceaux de la planète ?

L’impérialisme britannique et l’impérialisme français allaient-ils trouver ces projets américains à leur goût ?

Mais, lui dis-je, il faudra bien que quelque puissance industrielle vienne au secours de la Russie. Il lui est impossible aujourd’hui de reconstruire toute seule et sans aide.

Notre discussion, qui embrassait tant de sujets si divers, se termina, à vrai dire, sans que nous nous fussions mis d’accord.

Nous nous séparâmes pourtant en d’excellents termes.

Nous dûmes, mon compagnon et moi, nous soumettre pour sortir du Kremlin aux mêmes formalités de filtrage — cette fois dans l’autre sens — que nous avions connues pour entrer, et faire l’objet d’un examen très minutieux avant de pouvoir franchir chacune des portes.

Lénine, c’est un homme extraordinaire, aventura bientôt M. Rothstein, mais il a commis une indiscrétion…

J’étais peu enclin à la conversation.

Nous suivions, pour rentrer à notre Maison des hôtes, le chemin bordé d’arbres magnifiques qui poussent dans l’antique fossé du Kremlin.

Je voulais penser à Lénine, penser, juger cet homme, tandis que j’étais encore sous l’impression qu’il m’avait produite.

Et je n’avais pour cela aucun besoin, cela va sans dire, des commentaires de mon compagnon.

Mais M. Rothstein parlait, parlait sans cesse.

Longtemps après que je lui eus déclaré que je respectais beaucoup trop le voile de mystère dont s’enveloppait M. Vanderlip pour le déchirer d’un mot irréfléchi, il me suppliait encore de ne point souffler mot à l’envoyé américain du petit exposé que m’avait fait Lénine des combinaisons russo-américaines qui sont à l’étude.

Ainsi donc nous retrouvâmes le 17 de la Sofiskaya Nabrerezhnaya, et déjeunâmes avec le même M. Vanderlip et le jeune sculpteur de Londres.

Le vieux domestique de la maison nous servit, triste et honteux de la frugalité de notre chère au souvenir des grands jours d’autrefois.

Il avait vu, ce brave serviteur, il se remémorait le temps où Caruso était parmi les invités de la maison, et dans un des salons de l’étage supérieur, avait chanté devant tout ce que la haute société de Moscou comptait de plus brillant.

M. Vanderlip proposait que nous allions, après le lunch, visiter le marché principal, et que nous passions la soirée au théâtre où se donnait un ballet.

Mais je résolus de repartir pour Petrograd le soir même et d’atteindre Reval à temps si possible pour prendre le premier bateau vers Stockholm.