La Russie sous l’empereur Alexandre II/02

La Russie sous l’empereur Alexandre II
Revue des Deux Mondes2e période, tome 39 (p. 769-803).
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LA RUSSIE
SOUS L'EMPEREUR ALEXANDRE II

II.
LA CRISE DE L'AUTOCRATIE ET LA SOCIETE RUSSE.

L’esprit du temps pénètre désormais dans toutes les régions, et dans sa marche victorieuse il ébranle jusqu’à ces empires massifs accoutumés à vivre d’une vie inerte sous l’autorité de gouvernemens dont l’essence a été, pendant des siècles, le mystère et l’immobilité. Il va sans doute souvent d’un pas inégal, et partout il ne procède point de même manière ; mais en quelque lieu qu’il pénètre, surtout s’il rencontre une société longtemps attardée, un des premiers, un des plus invincibles effets de sa présence, est de frapper d’une lumière accusatrice des mondes d’abus, de rendre palpable l’impossibilité des régimes vieillis, de faire éclater à la fois toutes les : questions de réorganisation morale et politique, de transformer, en un mot, la vie d’un peuple en un champ de bataille où tourbillonnent mille élémens, où se croisent toutes les passions, tous les intérêts, toutes les influences. C’est le drame de tout pays où s’agite, dans des ; conditions différentes, le redoutable problème des rénovations nécessaires. Telle est, à vrai dire, la vie publique de la Russie depuis le jour où s’éteignait l’empereur Nicolas, ce prince qui ne parut grand peut-être aux yeux de l’Europe que parce qu’il avait façonné son pays en un bloc gigantesque et informe au-dessus duquel seul il se dressait dans sa stature superbe, et qui, en mourant, après avoir tout épuisé, poussé à bout, ne pouvait attendre qu’un remplaçant, l’esprit de réparation et de réforme. Ce jour-là en effet, au lendemain et à la faveur d’une circonstance exceptionnelle, telle que la libérale guerre d’Orient, s’ouvre pour la Russie une situation où, de ce sol foulé et battu par la compression, sort pour ainsi dire une société inattendue, d’autant plus ardente à se produire que toutes les issues lui ont été fermées jusque-là. Alors, à travers les indécisions d’un règne nouveau, se dessine un mouvement extraordinaire, plein d’obscurité, mais vivace, énergique, complexe, s’étendant à toutes les classes et à toutes les sphères d’intérêts. La question n’est plus de savoir si ce mouvement est de ceux qui s’appellent une révolution. La révolution, elle existe en substance : elle est bien moins dans l’agitation extérieure des esprits et dans le jeu de partis artificiels que dans le fond des choses ; elle se révèle bien moins comme une préméditation ou une conspiration que comme une nécessité résultant de la nature des problèmes qui se sont élevés depuis quelques années, depuis l’avènement de l’empereur Alexandre II. La question n’est plus aujourd’hui que de suivre ce mouvement, quelque nom que les événemens lui donnent, de le scruter dans ses élémens intimes, de savoir de quel pas la Russie marche dans cette voie, de quelles difficultés elle est assaillie, quels mirages se mêlent à la réalité et la déguisent parfois, ce que deviennent enfin dans cette mêlée l’action du gouvernement, le travail indépendant de l’opinion et tous ces problèmes organiques d’une société jetée en un instant d’une immobilité muette et morne dans une crise presque imprévue de transformation. C’est l’histoire actuelle et saisissante de l’empire russe, à laquelle chaque jour ajoute un chapitre de plus en éclairant hommes et choses d’une lumière nouvelle.

Tout marche donc ou s’agite en Russie. Ce serait pourtant une étrange erreur de croire que tout se meut sous une impulsion réfléchie et suit un plan coordonné, qu’il y a dans les esprits une idée claire et précise de la nature, des conditions, des périls d’une situation si nouvelle et si extraordinaire. Un des traits caractéristiques au contraire de cette crise où l’empire russe est engagé, et que j’essayais de décrire il y a quelques mois dans sa première explosion, dans ses progrès après six ans de règne, c’est la confusion même et l’incohérence. Cette société russe, appelée soudainement à se réformer, en est encore à se déchiffrer elle-même, à se sonder et à tenter. Dans ce grand vide laissé par l’empereur Nicolas, dont la redoutable personnalité éclipsait tout, elle cherche ce qu’elle mettra, comment elle se reconstituera. Finances, justice, système d’administration, organisation de la propriété, rapports des classes entre elles, principe du gouvernement, tout est en question ; mais quelles sont les solutions qui se dégagent de cet ébranlement ? Les personnifications de la politique changent des hommes nouveaux ont paru sur la scène depuis quelques mois ; mais quelle est la signification de ces changemens, et quelle influence ont-ils dans la pratique des choses ? Les réformes se succèdent et se multiplient, on ne parle que de réformes : dans quelle mesure touchent-elles au vif de la situation, et jusqu’à quel point même sont-elles une vérité ? Pour la première fois, les assemblées de la noblesse, qui n’étaient rien jusqu’ici, qui s’ouvraient ou se fermaient sans trouver un écho, ont pris à l’improviste le caractère d’une sorte de session de l’opinion ; mais qu’est-il sorti de ces assemblées, et où conduisent-elles ? La plus grande de toutes les questions enfin, l’émancipation des paysans, qui est partout, qui touche à tout, cette question arrive au moment décisif : qu’a-t-on fait cependant pour éviter qu’elle ne reste une pompeuse chimère ou qu’elle ne devienne un élément de gigantesque perturbation ?

Une chose est certaine et visible à travers les incidens les plus récens, c’est que le malaise s’étend et s’aggrave par la durée même d’une transition indéfinie. La seule conviction dominante en Russie, le seul point sur lequel on ne dispute plus, c’est qu’il y a quelque chose à faire. Au-delà, tout est chaos et contradiction. Ce qui n’est pas moins certain et moins visible dans le travail de fermentation universelle auquel est livrée la société russe, c’est que le gouvernement lui-même, déjà trop ébranlé pour résister, n’est point assez convaincu pour prendre d’une main résolue et hardie la direction du mouvement. Placé entre la réaction, qui est loin d’être vaincue, qui se défend autour de lui avec la ténacité d’une organisation, d’une tradition séculaire, qui a toujours ses représentans au pouvoir, et l’opinion qui s’agite, dont les manifestations prennent toutes les formes, ostensibles ou clandestines, il hésite, marche à l’aventure, mêle les procédés de la vieille politique russe à des velléités réparatrices, passe en un instant de la réaction à un certain libéralisme ou du libéralisme à la réaction, s’arrête devant les conséquences de ses propres actes, et en définitive laisse s’accumuler cet amas de griefs, de mécontentemens et d’aspirations vagues, sur lequel repose aujourd’hui ce qu’on est convenu d’appeler la tranquillité intérieure de la Russie. Qu’en arrivera-t-il ? Je voudrais reprendre et résumer cette histoire.

Il y eut pour la Russie un moment grave dans l’automne de 1861. Tandis que l’empereur Alexandre II, prince honnête, mais d’une nature un peu passive, voyageait tranquillement dans les provinces méridionales de l’empire, en Crimée, une dangereuse pensée naissait à Pétersbourg dans certaines sphères du monde officiel. Les généraux du dernier règne, les personnages de cour, les séides obstinés de la vieille politique de Nicolas, profitant de l’absence du maître et plus libres dans leurs mouvemens, ne songeaient qu’à saisir une occasion de frapper un coup décisif et d’en finir avec ce qu’ils appelaient la révolution. Le ministre de l’instruction publique, l’amiral Poutiatine, élevé au pouvoir un peu sous l’influence de la camarilla, se trouva être l’exécuteur d’une partie de ce plan par les mesures dirigées contre les universités. L’amiral Poutiatine allait au-devant d’une tempête plus grosse que toutes celles qu’il avait pu essuyer dans sa campagne du Japon il y a quelques années. Il fit si bien qu’une simple affaire d’écoliers, une dissidence entre les étudians et les autorités universitaires, qui, dans un autre temps et dans un autre pays, eût passé sans bruit, prenait tout à coup les proportions d’un événement. Les troupes marchaient contre les étudians, le sang coulait à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Cette répression outrée et les mesures de réaction qui en étaient le préliminaire ou la suite s’accomplissaient justement à l’heure où le mécontentement de toutes les classes de la nation arrivait au dernier degré, où la noblesse, atteinte dans ses intérêts, se préparait à passer de l’opposition de parole à l’opposition active, lorsque le commerce, languissant et désespéré, murmurait tout haut contre le gouvernement, quand les écrivains s’agitaient pour secouer le joug de la censure, lorsqu’enfin des journaux clandestins, tels que le Welikorus, répandaient par milliers des proclamations révolutionnaires. C’était souffler sur un foyer incandescent, et, au lieu de livrer à l’empereur la révolution domptée, les dangereux promoteurs de cette tentative de réaction ne faisaient que lui préparer pour son retour d’inextricables embarras. des sa rentrée à Pétersbourg en effet, Alexandre II se trouvait en présence d’un spectacle plein de confusion et d’anarchie. L’université de Saint-Pétersbourg était fermée, celle de Moscou à moitié dispersée ; des centaines d’étudians étaient dans les forteresses ; des écrivains avaient été emprisonnés, des officiers traduits devant des cours martiales. L’effervescence du public était extrême ; les passions, les haines contre le gouvernement n’avaient fait que s’accroître ; les plaintes, les récriminations s’élevaient partout, jusque dans le Palais d’Hiver.

L’esprit d’Alexandre II s’effraya de ce spectacle. Comme de coutume, le tsar commença par remercier les troupes dévouées et fidèles jetées dans cette triste campagne contre les étudians. Il prodigua les faveurs et les grâces, témoignant la plus vive reconnaissance aux généraux, qui se représentaient eux-mêmes comme les sauveurs de la dynastie ; mais en même temps il vit clairement qu’aller plus loin dans cette voie, c’était marcher à une catastrophe imminente, qu’il fallait s’arrêter. Il sentit surtout que le moment était venu de s’inspirer de nouveaux conseils, de s’entourer d’hommes un peu moins aveuglés par la haine de tout mouvement, et il rappela auprès de lui le grand-duc Constantin, qui voyageait à l’étranger. dès lors en effet un changement assez marqué se manifestait. C’est en réalité le point de départ d’une phase de politique qu’on pourrait appeler le règne de l’influence du grand-duc Constantin, qui commençait par l’éloignement de quelques-uns des personnages les plus compromis et par l’avènement au pouvoir de quelques hommes nouveaux. Il n’est point inutile, pour comprendre cette phase, pour la saisir dans ce qu’elle a de compliqué, de favorable ou de précaire, de regarder de près le caractère, les opinions, les mobiles des principaux acteurs passant sur cette scène de Pétersbourg.

Le grand-duc Constantin n’est pas tout assurément en Russie depuis six mois, mais il a un rôle sérieux, quelquefois décisif, et on pourrait dire qu’il est la figure dominante de cette situation nouvelle. Son élévation récente au poste de vice-roi de Pologne ne fait qu’attester cette importance. Est-ce un prince libéral ? Il l’est peut-être comme Frédéric II de Prusse et Joseph II d’Autriche. Ce qui est certain, c’est qu’il a un esprit vif et hardi, un tempérament résolu et une réelle intelligence de quelques-unes des nécessités de son temps, Il n’a pas visité sans fruit la France et l’Angleterre ; il y a puisé je goût du progrès civil. Une justice dégagée de corruption et impartiale, des tribunaux mieux organisés, un système de procédure orale et publique, l’instruction répandue dans toutes les classes, des universités modelées sur celles de l’Occident, l’abolition de toutes les entraves du commerce, les chemins de fer, toutes les améliorations ont en lui un énergique partisan. Il ne reculerait même pas devant une certaine liberté de la presse fortement contenue par les lois et devant un certain degré de self-government provincial et communal. Au-delà, quand on parle d’une participation du pays à ses propres affaires, d’une représentation nationale, d’un contrôle exercé par des assemblées électives, il résiste absolument. Il est intraitable sur l’autocratie, qui est à ses yeux la seule forme possible et désirable de gouvernement pour la Russie. Des réformes partout, c’est sa pensée, mais par l’action du gouvernement, par une administration éclairée et bienveillante. Et si l’on songe qu’en même temps le grand-duc Constantin nourrit pour la noblesse une aversion et un dédain à peine déguisés, qu’il incline, dans le règlement de l’émancipation des paysans, aux solutions les plus radicales, les moins favorables aux intérêts des propriétaires, qu’il porte enfin dans ses vues une rigueur systématique, un caractère à la fois concentré et ardent, on comprendra l’étrange position de ce prince, trop libéral pour les uns, — tranchons le mot, puisqu’il a été dit en Russie, « Jouant au Philippe-Egalité, » — et considéré par les autres comme beaucoup plus dangereux pour la vraie liberté que l’empereur Alexandre, comme l’exemplaire d’un tsarisme rajeuni allant chercher une force nouvelle de domination dans les classes populaires émancipées et protégées. Le grand-duc Constantin a d’ailleurs autour de lui un petit groupe d’amis attachés à sa personne et à ses idées, hommes d’intelligence et de capacité, désintéressés et pleins de zèle pour le bien de leur pays. Ils ont reçu le nom de constantinovtsi. On estime fort leurs qualités ; on leur reproche seulement d’avoir les défauts de toutes les coteries, d’être exclusifs, de se croire plus éclairés et plus sages que tout le monde, de se considérer comme élus par la Providence pour réformer la Russie, dont ils connaissent seuls les besoins et les intérêts, à ce qu’ils pensent : hommes d’esprit d’ailleurs, qui ont quelque chose de la rigidité théorique et impérieuse de leur chef.

Jusqu’à la fin de 1861, le grand-duc Constantin avait été tenu à l’écart des affaires. Son retour à Pétersbourg, bâté par l’empereur Alexandre, était un grave symptôme ; il coïncidait, je l’ai dit, avec une sorte de remaniement au moins partiel du ministère et des plus hautes fonctions du gouvernement. Quels étaient les hommes qui disparaissaient ainsi de la scène ? C’étaient d’abord les cinq héros de la répression contre les universités : le ministre de l’instruction publique, l’amiral Poutiatine, qui avait porté au pouvoir une bigoterie orthodoxe fort malheureuse ; le gouverneur de Pétersbourg, Ignatief, vrai type du général formé à l’école de l’empereur Nicolas ; le général Schouvalof, chef de la police secrète ; le grand-maître de la police, Patkul, dont je racontais, il y a six mois, les facétieuses ordonnances sur les cochers de fiacre ; le général Philipson, curateur de l’université de Saint-Pétersbourg. Le vieux général Souchozannett, à bout d’années et d’esprit, quittait aussi le ministère de la guerre. On profitait de son jubilé de cinquante ans de services pour le fêter et le congédier, et il était bientôt suivi dans sa retraite par le ministre des domaines, le général Muravief, un des plus implacables adversaires de toute idée nouvelle, un des hommes les plus fanatiques de réaction et d’absolutisme. Par une triste allusion à cet Apostol Muravief, exécuté à la suite de la tentative de révolution de 1825, le ministre des domaines répétait quelquefois, dit-on, cette lugubre plaisanterie : « Je ne suis pas de ces Muravief qu’on pend, mais de ceux qui pendent. » L’éloignement du général Muravief ressemblait à une victoire pour l’opinion. Ce souffle de disgrâce enfin atteignait le ministre des finances lui-même, M. Kniajievitch ; mais la politique n’avait rien à voir ici. M. Kniajievitch était tout simplement victime, dit-on, de son amour de la famille, de ses faiblesses pour deux de ses neveux, à qui il livrait un peu trop complaisamment le choix des receveurs de l’administration nouvelle de l’accise sur les eaux-de-vie. Un des directeurs du ministère des finances, chargé de l’organisation de ce service, M. Grote, homme de tête et de volonté, avait préparé une liste des employés nouveaux, et s’offensa de la voir bouleversée par le ministre, qui avait à faire la part des créatures de ses neveux. La querelle allait jusqu’à l’empereur et se dénouait par une déconvenue de M. Kniajievitch, à qui il ne restait plus qu’à se retirer. Ces changemens d’ailleurs n’éclataient pas brusquement et à la fois comme la révélation d’une politique hardiment nouvelle ; ils se succédaient par intervalles dans un espace de trois mois, non sans mille détours et des ménagemens infinis, suivant la constante habitude d’Alexandre II. Le vieux général Souchozannett était richement doté dans sa retraite. Le général Muravief recevait un don considérable de terres qui ne laissait pas de scandaliser quelque peu Pétersbourg au premier moment. Ces éliminations successives n’étaient pas moins, dans une certaine mesure, un événement en Russie, où jamais peut-être on n’avait vu autant de changemens en si peu de jours.

Quels sont d’un autre côté les hommes nouveaux appelés au pouvoir ? Tous les choix ne procèdent point d’un même esprit, il est vrai, et s’il est malheureusement un fait palpable, c’est l’absence d’une pensée précise dans ces révolutions du personnel politique russe. Il est cependant quelques hommes dont l’élévation au pouvoir a une assez réelle signification, et par leur valeur propre, par la nature de leurs idées, et parce qu’ils sont les amis du grand-duc Constantin, dont ils représentent l’influence dans le gouvernement. Celui dont le nom a eu le plus de retentissement au dehors est le successeur de l’amiral Poutiatine au ministère de l’instruction publique, M. Golovnine. Chose curieuse et presque extraordinaire en Russie, où l’on commence à en voir de ce genre et où l’on en verra bien d’autres, M. Golovnine n’est point un général, non plus que le nouveau ministre des finances, M. Reutern, Ils étaient tous les deux relativement peu connus, étrangers jusqu’ici à la politique. M. Golovnine notamment est un homme de la génération nouvelle, jeune encore, d’une instruction sérieuse, ayant des vues élevées. C’est, à tout prendre, le ministre le plus libéral qu’ait eu la Russie depuis longtemps, et il n’avait qu’à paraître pour être populaire, parce qu’il était inconnu et parce qu’on attendait beaucoup de lui.

Sa tâche n’était pas pourtant des plus aisées. Il n’avait pas seulement à remettre un peu d’ordre là où on avait mis la confusion, à effacer les traces les plus criantes de la réaction outrée qui avait signalé les derniers momens du ministère de l’amiral Poutiatine ; il avait encore à éviter de compromettre des les premiers pas sa position, soit vis-à-vis des influences anciennes, toujours puissantes autour de l’empereur, soit vis-à-vis de l’opinion, qui le soutenait en le poussant en avant. M. Golovnine trouvait en arrivant au pouvoir l’université de Pétersbourg fermée, les professeurs licenciés, un grand nombre d’étudians dispersés par mesure de police dans des provinces lointaines. Il a commencé Sinon par rétablir immédiatement et complètement l’université de Pétersbourg, du moins par la faire revivre pour le moment et jusqu’à un certain point sous une forme libre, en créant une commission provisoire investie des attributions académiques, notamment du droit de faire passer des examens et de décerner des grades, en autorisant des cours publics et des lectures. Il a confié des missions en France, à Berlin et dans l’intérieur de l’empire à des professeurs éminens atteints par la réaction, tels que MM. Caveline, Piragof, Pavlof. Une commission enfin a été nommée pour élaborer un projet de réorganisation des universités, et, ce projet, communiqué aux conseils académiques, est conçu, dit-on, dans un sens assez libéral. M. Golovnine a eu tout d’abord à s’occuper aussi de la censure, et là était le plus difficile, car le développement de la presse est l’effroi de l’esprit de réaction. On était arrivé à créer une multitude de censurés superposées, enchevêtrées, et finissant par rendre l’expression de toute pensée impossible. M. Golovnine a commencé par supprimer toute cette hiérarchie de censures multiples, pour la remplacer par une censure unique et générale, en attendant qu’une loi puisse être faite. Je ne voudrais point assurément diminuer le mérite du nouveau ministre de l’instruction publique russe ; il y aurait pourtant à tempérer l’illusion de ceux qui, séduits par quelque pompeuse dépêche illustrant cette réforme, se sont un peu hâtés de demander la liberté comme en Russie, après avoir demandé la liberté comme en Autriche. La vérité est que la liberté russe, même sous ce régime adouci, c’est la censure du temps de Nicolas. M. Golovnine ne pouvait faire plus pour le moment, et, chose extraordinaire, ce qu’il faisait était encore un progrès. On lui a tenu compte de ne pas faire pis et de désarmer la censure de quelques-unes de ses rigueurs.

Le plus libéral peut-être des nouveaux ministres avec M. Golovnine est le successeur du vieux Souchozannett à la direction des affaires de la guerre, le général Milutine, le frère de M. Milutine qui était il y a quelques années adjoint au ministère de l’intérieur, et qui a aujourd’hui quelques chances de devenir ministre lui-même. Ami du grand-duc Constantin et favorable à des idées de réforme, le général Milutine a le mérite d’avoir un esprit libre de tous les préjugés militaires dont sont imbus les généraux formés à l’école de l’empereur Nicolas. Il n’a point hésité, dit-on, à conseiller la dissolution de ces splendides régimens des chevaliers-gardes et des cuirassiers de la garde impériale qui, en absorbant des sommes énormes, ne servent qu’à des parades, à des revues, et il irait même jusqu’à proposer l’abolition de toute la garde impériale ; mais la cour de Russie trouve pénible de se priver du spectacle de ces brillans cavaliers dont chacun coûte pourtant 1,000 roubles par an. Il est certain que le général Milutine est partisan de larges réformes dans l’organisation de l’armée et dans le budget de la guerre ; c’est ce qui lui a valu une certaine popularité. Le ministre des finances, M. Reutern, est aussi un ami du grand-duc Constantin, un esprit éclairé et zélé, de qui on attend du bien, et en dehors du ministère même, parmi les grands fonctionnaires, un des mieux accueillis est le nouveau gouverneur de Pétersbourg, le prince Suvarof, qui était auparavant gouverneur des provinces baltiques allemandes. Le prince Suvarof peut avoir sans doute un libéralisme d’une espèce particulière, il ne le prodigue pas en paroles ; mais il est actif, intègre, impitoyable pour les vices de l’ancien régime, et il a déjà prouvé à Saint-Pétersbourg qu’il ne craignait pas de mettre la main sur les abus invétérés de l’administration, sans ménager même la camarilla, dont il n’a pas les sympathies depuis une certaine aventure où, placé entre un personnage influent et ses créanciers qui n’osaient le poursuivre, il s’est prononcé énergiquement pour les créanciers en leur conseillant de recourir aux tribunaux. L’aventure s’est dénouée, dit-on, par une saignée faite à la cassette de l’empereur ; mais on en a voulu au prince Suvarof, et les gens de cour ne demanderaient pas mieux que de l’éloigner. Le gouverneur de Pétersbourg est à sa manière un des représentans de cette phase politique nouvelle de la Russie.

À ne considérer que ces choix, l’influence à laquelle ils sont dus, les premiers actes et la bonne volonté de quelques hommes, et surtout le bruit qui s’est fait autour de ces révolutions du monde officiel, on dirait que la Russie est entrée d’un pas plus décisif dans la voie du libéralisme, et à tout prendre ce mouvement est bien quelque chose sans doute. Il ne faudrait pourtant pas se méprendre sur le sens, la nature et la portée de ces changemens. Cette victoire des idées réformatrices est plus apparente que réelle. Au fond, ce libéralisme, si mitigé qu’il soit, s’énerve dans la pratique, et rencontre une multitude d’obstacles dans le caractère et les opinions de l’empereur lui-même, dans la puissance survivante de tous les intérêts d’ancien régime, de toutes les traditions d’absolutisme et de réaction, dans les malfaisantes habitudes laissées par le dernier règne et si difficiles à déraciner, dans la résistance passive du vieil organisme administratif. Honnête d’instinct et justifiant assez le nom de bien intentionné qu’il a reçu, autocrate de race, de tradition, non de théorie comme son frère, plus irrésolu que le grand-duc Constantin, mais aussi moins passionné, moins systématique et par cela même peut-être plus porté à. se rendre au besoin à des transactions, l’empereur Alexandre n’a d’idée fixe et irrévocable que sur un point, l’émancipation des paysans. C’est son œuvre et le premier lustre de son règne. Dans tout le reste, il hésite, ne se livre jamais définitivement, et s’il n’est point de ces princes qui se laissent entraîner sans retour dans une politique à outrance, il n’est pas non plus de ceux dont les bonnes résolutions sont à l’abri des inconséquences et des mobilités. Flottant entre toutes les influences contraires qui s’agitent autour de lui, il cède tantôt aux unes, tantôt aux autres, quelquefois aux unes et aux autres simultanément, donnant raison aux amis du grand-duc Constantin et à leurs idées, et n’ayant d’un autre côté ni la volonté ni peut-être la force de décourager leurs tenaces adversaires. De là en quelque sorte deux courans permanens de libéralisme et de réaction tourbillonnant autour d’un même pouvoir et se neutralisant. D’utiles réformes sont adoptées quelquefois, il est vrai ; mais à l’œuvre elles disparaissent ou se dénaturent, parce que l’exécution est confiée à des généraux cordialement hostiles à tout progrès, à une bureaucratie corrompue, accoutumée à vivre d’abus, à s’entourer de mystère. On veut des réformes sans toucher au vieux, mécanisme de gouvernement du dernier règne, qu’on s’efforce de maintenir à tout prix, et malheureusement le grand-duc Constantin lui-même ne semble nullement s’apercevoir de ce qu’il y a d’incompatible entre ces deux choses. Qu’on songe bien qu’il y a en Russie près de quatre cents généraux et plus de trois mille officiers employés à des fonctions civiles comme gouverneurs de provinces, curateurs des universités, directeurs et inspecteurs de collèges, chefs des divers départemens administratifs, maîtres de police, et que tout cela forme une hiérarchie redoutable pour la résistance.

L’esprit de réforme est entré dans les conseils du gouvernement, il est vrai, avec M. Golovnine, M. Reutern, le général Milutine ; mais en même temps le ministère et les plus hautes fonctions n’ont pas moins continué à être peuplés des champions les plus violens et les plus opiniâtres de la réaction : le comte Panine, ministre de la justice ; le vieux et frivole général Adlerberg, le général Tchevkine, ministre des travaux publics, fort peu initié aux affaires de son département, et qui n’est après tout qu’un réactionnaire de plus ; le général Zelenoï, qui a succédé au général Muravief, et qui a les mêmes idées. Le prince Dolgoroukof a toujours le pouvoir illimité de chef des gendarmes de l’empire et de grand-directeur de la police secrète du cabinet impérial. Le ministère russe avait autrefois l’homogénéité d’un même esprit d’immobilité systématique ; dans sa composition nouvelle, il forme une galerie singulière où la figure la moins curieuse n’est point celle du ministre de l’intérieur, M. Valouief, dont on m’a reproché de n’avoir rien dit, et que je ne voudrais pas oublier cette fois. M. Valouief se considère peut-être comme l’âme du gouvernement, et il a des amis de bonne volonté qui verraient presque en lui un Robert Peel ou un Casimir Perier. En réalité, c’est un homme d’une remarquable politesse, de la prévenance la plus courtoise, qui compte peu dans le gouvernement, et qui ne représente rien, peut-être parce qu’il voudrait tout représenter. Souple et adroit, il se prête facilement à tous les rôles : libéral avec les libéraux, réactionnaire avec les réactionnaires, et peu s’en faut même qu’il ne soit un peu Polonais avec les Polonais. Son talent consiste à passer avec de mielleuses paroles à travers tous les partis qui s’agitent autour de l’empereur, tantôt paraissant pousser aux réformes, tantôt écrivant les circulaires les plus étranges, les moins suspectes de libéralisme. En Russie, on l’a caractérisé d’un mot, d’un sobriquet significatif : on a transformé son nom de Valouief en celui de Vilaief qui veut dire louvoyant. Le caractère le plus évident du ministère russe avec ou sans M. Valouief, c’est l’incohérence, l’incompatibilité des élémens qui le composent.

Il y a eu un jour sans doute où l’empereur Alexandre a paru se préoccuper de ce mal de l’incohérence et songer à mettre l’unité dans le pouvoir en accomplissant une des réformes qui ont au premier moment le plus retenti en Europe, la création d’un conseil de ministres. On y vit presque le germe de ce qu’on nomme un ministère dans les pays libres. Malheureusement cette réforme, accomplie avec un certain éclat il y a six mois, n’était point une nouveauté, et telle qu’elle était, elle n’est point devenue une réalité. Depuis longtemps en effet, il y avait à Saint-Pétersbourg un comité des ministres qui se rassemblait une fois par semaine. C’était une institution qui faisait peu de bruit, et à laquelle nul n’attachait d’importance, parce qu’elle n’avait aucune action sur la marche des choses : rouage inutile, sans destination et sans but. Le nouvel oukase ne faisait que changer le nom en paraissant élargir un peu les attributions de ce comité, transformé en conseil, mais il y a loin de là encore à un ministère fondé sur une certaine solidarité de vues et d’action, et dans sa forme nouvelle, ou remise à neuf, cette institution n’a pas eu même une vie sérieuse jusqu’ici. Le système du passé n’a pas moins continué à être suivi, car il n’est vraiment pas facile de déraciner des habitudes qui se lient étroitement à la forme despotique et personnelle du gouvernement. Après comme avant l’oukase, la plupart des affaires se traitent directement, en audience particulière, entre l’empereur et chaque ministre. Le conseil se réunit, il y a des conversations le plus souvent stériles, et tout se décide ailleurs. Qu’en résulte-t-il ? C’est que tout se fait un peu au hasard. Il peut y avoir quelques ministres d’intentions libérales ; mais, renfermés dans la sphère de leur département, ils n’ont aucune influence sur l’ensemble de la politique, sur les grandes questions qui s’agitent, et tandis qu’une certaine pensée de progrès intelligent prévaut aux ministères de l’instruction publique, de la marine et de la guerre, le vieux système d’absolutisme et d’arbitraire administratif règne et prospère aux ministères de la justice et de l’intérieur. La puissance occulte de la troisième section de la chancellerie impériale s’exerce dans sa plénitude, et les actes contradictoires se succèdent.

M. Golovnine arrive, il y a six mois, au pouvoir avec une mission de paix, d’adoucissement et de réparation. Ses premiers actes en effet n’ont qu’un but, calmer les irritations, effacer les traces d’un grand désordre, préparer une organisation plus libérale des universités, et au même instant la police ne poursuit pas moins son œuvre contre les étudians, auxquels la chute de l’amiral Poutiatine vient en définitive de donner raison. Les uns sont envoyés à Viatka, à Perm, en Sibérie, comme de vrais criminels ; les autres sont impitoyablement chassés de Pétersbourg et privés de la faculté de se faire admettre dans d’autres universités. Il y a mieux, une circulaire secrète, — pas si secrète pourtant qu’elle n’ait été, selon la coutume, connue de M. Hertzen et publiée dans la Cloche à Londres, — ordonne aux autorités des provinces de traiter les étudians avec la dernière sévérité, de ne les admettre dans aucun service, pas même comme secrétaires des communes. On traque ces malheureux jeunes gens dans tout l’empire, on leur refuse le pain et le sel, sans songer qu’un seul acte de ce genre détruit l’effet de dix oukases flamboyans de libéralisme, et laisse une impression que dix oukases nouveaux n’effaceront point. Je dois dire que M. Golovnine n’était pour rien dans ces rigueurs, œuvre du ministre de l’intérieur et du ministre de la justice. Il y a quelque temps, lorsque M. Milutine, le frère du général, était au ministère de l’intérieur, on avait eu l’idée de créer à Pétersbourg un conseil municipal dans certaines conditions d’indépendance. C’était là peut-être l’unique institution libérale que possédât la Russie ; encore est-elle restée suspendue tant que le général Ignatief a été gouverneur de Pétersbourg, et elle n’a commencé à devenir une réalité que depuis la nomination du prince Suvarof. Récemment M. Valouief s’est ravisé, et, par des règlemens nouveaux, il a réduit ce conseil à une insignifiance complète. La question a été agitée dans une réunion des ministres. M. Valouief n’a été appuyé que par deux de ses collègues, le comte Panine et le général Annenkof ; tous les autres membres du cabinet ont été opposans. La mesure n’a pas moins été adoptée malgré l’opinion contraire de la majorité du conseil. Voilà donc à quoi sert ce conseil des ministres dont la création a été représentée comme une garantie ! Voilà comment à travers tout le vieux fonds résiste, faisant de la politique russe un perpétuel mirage, comment tout semble s’essayer, sans que rien soit mené à bout, — et je touche ici à un des côtés les plus curieux et les plus saillans, à ce qui est véritablement l’essence de la situation de la Russie.

C’est la confusion des apparences et de la réalité, ou plutôt c’est le contraste de la réalité et d’une certaine apparence, de ce qu’on dit et de ce qu’on fait. C’est ce phénomène que décrivait récemment un des plus éminens publicistes russes, M. Katkof, et qui fait que la vie d’un pays peut extérieurement ressembler à une fantasmagorie ayant sans doute ses causes, ses raisons d’être, mais ne correspondant nullement à un état vrai des choses, a « Nous avons des partis politiques de toutes les nuances, écrivait M. Katkof, nous n’avons rien qui ressemble à une vie politique ; nous avons beaucoup de mots et point les choses que ces mots représentent… » Rien n’est plus ordinaire aujourd’hui en Russie que de parler de libéralisme. C’est le mot d’ordre presque universel, c’est la mode du règne d’Alexandre II. Tout le monde est libéral ou se dit libéral, même le nouveau chef de la police secrète, le général Potapof. Le gouvernement du tsar est infiniment préoccupé de garder aux yeux de l’Europe ce vernis de libéralisme qu’il s’est donné par quelques actes du commencement du règne. Périodiquement il parle des réformes qu’il fait ou qu’il va faire ; il en parle surtout dans les momens difficiles, ou à l’approche de quelque anniversaire mémorable, ou quand il a un emprunt à négocier, comme on l’a vu récemment. On a même imagine un moyen ingénieux d’entretenir ce bon renom libéral : on a créé à Pétersbourg, au ministère de l’intérieur, un service correspondant avec les agences télégraphiques européennes pour prévenir et gagner par des sommaires flatteurs l’opinion de l’Occident. Cette tactique a réussi plus d’une fois, au moins pour quelques jours. En quoi consistent cependant ces réformes, qui jouent un rôle si invariable et si obstiné dans la politique russe ? Que sont-elles en elles-mêmes ? Destinées quelquefois à rester indéfiniment des promesses, assez souvent tardives ou impraticables, quand elles ont un commencement d’exécution, elles se ressentent évidemment de ces conditions organiques du pouvoir que je dépeignais, d’un ordre de choses où les mots ne disent pas toujours ce qu’ils semblent dire, d’un mode de procéder mieux fait pour amasser les incertitudes et créer une illusion d’activité que pour conduire à des résultats sérieux et précis. dès qu’une question s’élève, le gouvernement nomme un comité. La Russie en est venue, depuis quelques années, à avoir un nombre infini de ces comités ; elle ne connaît pas même l’existence de tous ceux qu’elle possède. Il y en a pour la réforme des lois militaires, pour la révision du système d’impôts, pour la réorganisation des banques, pour l’amélioration de la justice, pour l’abolition des peines corporelles, pour toutes-les réformes possibles. Entre ces comités, composés d’habitude de fonctionnaires de la bureaucratie, c’est-à-dire voyant tout au point de vue administratif, étrangers à la vie réelle et pratique du pays, il n’y a aucun rapport, aucun lien, aucune combinaison d’études et d’action. Chacun fonctionne à part, entouré d’un profond mystère, sans se préoccuper de ce que font les autres, et ne songeant qu’à dérouler une enquête dont les résultats, — quand il y a des résultats, — sont souvent plus ; ingénieusement exposés que décisifs. De là ce je ne sais quoi d’artificiel, de décousu et en définitive d’inefficace dans ce travail poursuivi sans direction précise au milieu d’une société où tous les intérêts sont ébranlés, où le malaise ne fait que s’accroître, et où le sentiment le plus vivace, le plus déterminé, est peut-être la haine du gouvernement de trente ans, comme on appelle le règne de l’empereur Nicolas. Prenons, si l’on veut, quelques-unes de ces réformes dans leur rapport avec la situation actuelle de la Russie.

Il y en a de toute sorte, je l’ai dit, et dans un pays où le libéralisme est devenu un mot d’ordre, l’abolition des peines corporelles est assurément une des premières réformes qui se présentent, ne fût-ce que pour faire cesser cette anomalie étrange d’une société au sommet de laquelle s’agitent les spéculations politiques les plus avancées, et qui à sa base a le knout et le plète. Le grand-duc Constantin et le tsarévitch lui-même ont pris cette œuvre sous leur protection. Il y a plus d’un an déjà, un des aides-de-camp du grand-duc frère de l’empereur, le prince Orlof, esprit éclairé et qui tient évidemment à effacer le sombre renom de son père, le prince Orlof, étant à Bruxelles, où il avait été envoyé, adressait à Pétersbourg un mémoire où il proposait la suppression absolue du châtiment corporel dans l’ordre civil comme dans l’ordre militaire. Je voudrais pouvoir citer ce mémoire, qui s’inspire non-seulement d’un sentiment chrétien et humain, mais encore d’une prévoyante pensée politique, qui représente l’abolition du knout et des verges comme une conséquence de l’émancipation des paysans, comme une nécessité du temps, comme l’acte le plus propre à relever les classes rurales des habitudes d’hypocrisie et de mensonge entretenues par la crainte perpétuelle du fouet. « Pour la société russe, écrivait le prince Orlof, la tolérance de ce genre de punition est non-seulement un mal, mais encore un danger. La lumière a pénétré dans toutes les classes de la nation plus profondément qu’on ne le suppose, et nous ne sommes pas éloignés du temps où toute punition corporelle provoquera la résistance ou le suicide : extrémité terrible, mais inévitable ! » La conclusion était l’abolition complète de la peine. Un comité spécial fut nommé ; il était présidé par M. de Korf, qui est lui-même partisan de la réforme. Ce comité a pris l’avis de toutes les administrations. Le ministère de la marine, dont le grand-duc Constantin est le chef comme grand-amiral, a répondu dans le sens le plus favorable. Le ministre de la guerre, qui était encore à cette époque le général Souchozannett, se montrait au contraire fort opposé à la réforme. Il eût peut-être sacrifié une partie dû système, le knout et cette terrible peine qui s’appelle le défilé ; seulement il réclamait pour les colonels la liberté illimitée des verges. Depuis l’avènement du général Milutine au ministère de la guerre, les dispositions sont devenues plus favorables, il est vrai ; le châtiment corporel a pourtant encore de puissans soutiens. Il n’y a pas bien longtemps, un des ministres, le général Annenkof, exprimait cette opinion que, « par le temps qui court, quand des proclamations incendiaires se répandent dans les provinces, quand une partie de l’empire est en état de siège, l’abolition de ces peines équivaudrait à un encouragement à la révolte, et ne serait qu’un concours prêté par le gouvernement lui-même aux révolutionnaires. »

Ce qu’il y a de plus curieux et de plus imprévu, c’est que le knout a trouvé un défenseur dans le métropolitain de Moscou, Philarète, que l’empereur a l’habitude de consulter en tout, et qui l’an dernier bénissait le choix de l’amiral Poutiatine pour le ministère de l’instruction publique. Le métropolitain Philarète a répondu par une homélie pleine d’onction et de citations bibliques, en montrant que la religion n’a rien à faire en pareille question, que l’état est seul juge des moyens de répression qui lui sont nécessaires. Le métropolitain Philarète, au reste, ne voit rien d’avilissant pour des êtres créés à l’image de Dieu dans l’usage du bâton, et il s’élève aux considérations les plus merveilleuses pour démontrer que c’est le crime qui avilit, non la verge ou la marque, que l’humiliation et la souffrance sont au surplus des moyens de purification chrétienne. « Il a été remarqué, dit-il, par ceux qui ont l’occasion de manœuvrer la conscience des coupables, qu’ordinairement après avoir subi une punition avilissante ces coupables sentent un soulagement intérieur, et cette satisfaction de la justice les affermit dans l’espoir du pardon du ciel. Autrefois, lorsque les punitions corporelles étaient très sévères, ceux qui visitaient la Sibérie rencontraient avec effroi des gens marqués sur le front et privés de narines ; mais les habitans du pays leur assuraient que c’étaient des gens honnêtes, dignes d’une pleine confiance : preuve que le châtiment corporel ne les empêchait pas de s’élever de l’abîme du crime à l’honnêteté… Certaines personnes seraient d’avis d’abolir ces peines, et de les remplacer par la prison. Il faudrait pour cela construire et entretenir presque une ville-prison pour ainsi dire, il faudrait dépenser des sommes énormes ; où les prendre ? Dans les revenus de l’état ? Mais ces revenus viennent de l’imposition sur le peuple. Ainsi, pour soulager les coupables d’un fardeau prétendu ou réel, on chargerait d’un nouveau fardeau ceux qui ne le sont pas, etc. » Je m’arrête ; la conscience orthodoxe de l’empereur Alexandre n’a pu qu’être soulagée par la consultation du métropolitain Philarète. Malgré tout, il sera fait quelque chose sans doute. Seulement on commence à craindre un peu en Russie que la réforme ne se borne à quelque moyen terme qui, en abolissant définitivement le knout, le plète, la marque, conserverait l’emploi des verges pour l’armée de terre, ainsi que pour les tribunaux et pour la police. Grâce au grand-duc Constantin, la marine en serait, dans tous les cas, complètement exempte. Restera-t-on décidément en chemin ? La question seule est par elle-même caractéristique.

Poursuivons : la réorganisation des tribunaux et l’introduction d’un système de procédure orale et publique sont à l’étude depuis quelque temps déjà. Simplifier, régulariser, épurer l’administration de la justice, entachée jusqu’ici de vénalité, enchevêtrée de juridictions et d’instances au sommet desquelles règne un arbitraire d’autant plus complet, que le sentiment de la loi est absent partout, accomplir cette œuvre est assurément une des premières nécessités pour la Russie : plusieurs comités sont chargés de ce travail ; la difficulté est d’arriver à une solution sérieuse qui offre des garanties réelles. Et se mît-on décidément à l’œuvre, comme on le dit maintenant, il resterait toujours à savoir ce qu’on peut attendre de nouvelles institutions judiciaires appliquées par le ministre actuel de la justice, le comte Panine, l’homme qui depuis près de vingt-cinq ans est peut-être dans les conseils du gouvernement le représentant le plus opiniâtre de toutes les idées de réaction et d’absolutisme illimité.

Un problème qui n’est pas le moins grave de tous ceux qui s’agitent aujourd’hui en Russie, c’est la constitution de l’armée, le mode de recrutement militaire. La réforme du régime actuel est la conséquence nécessaire, inévitable de l’émancipation des paysans. Jusqu’ici c’étaient les seigneurs qui avaient la responsabilité du recrutement, qui assuraient au gouvernement son contingent de soldats. Ces jours-là, ils faisaient la presse dans leurs domaines et ils ne donnaient pas ce qu’ils avaient de mieux, en quoi ils étaient aidés par les fonctionnaires de l’état, dont il ne leur était pas difficile de gagner la complicité intéressée. L’émancipation change les rapports des propriétaires et des serfs, elle enlève aux premiers, du moins en principe, tout pouvoir sur leurs anciens sujets devenus des hommes libres ; elle met ainsi le gouvernement en face de la nation tout entière et crée pour lui le problème nouveau du recrutement direct de l’armée. Or quel sera le mode de ce recrutement ? L’idée favorite du parti du grand-duc Constantin et du général Milutine est d’appliquer la conscription indistinctement à toutes les classes, noblesse et peuple, avec la faculté d’exonération moyennant argent ; mais c’est ici que cette réforme, qui est une nécessité, qui semble si naturelle et si simple dans les pays où elle s’accorde avec toutes les institutions civiles, apparaît comme une contradiction, comme une menace dont s’effraie la société russe. On veut appliquer l’égalité de la conscription lorsque, le gouvernement recule encore devant l’égalité civile. Et de plus, qu’on se représente un pays où le service militaire est une punition et dure quinze ans, où l’abolition du châtiment des verges est encore une question, où de malheureux soldats battus, pillés, exploités pendant la plus belle période de leur vie, n’ont d’autre chance en quittant l’uniforme que d’aller mendier sur les routes ! Assujettir dans ces conditions les classes élevées au recrutement, ce n’est pas leur appliquer l’égalité, c’est leur infliger par le fait l’inégalité la plus terrible, un véritable supplice ; c’est faire en grand ce qu’on fait en envoyant quelquefois par mesure de police de pauvres étudians servir à Orenbourg et sur les confins de la Sibérie. Tant que l’armée n’est point transformée dans sa constitution, dans sa hiérarchie, dans ses mœurs, dans ses lois, la conscription universelle, au lieu d’être un progrès et un bienfait, n’est qu’une aggravation du régime actuel sans compensation. Offrir d’un autre côté à la noblesse le moyen d’éluder le service militaire effectif en payant pour se faire remplacer au moment où elle est à moitié ruinée déjà par l’émancipation, c’est la placer dans l’alternative la plus dure, la plus cruelle. Encore une fois, ce n’est pas l’abolition du privilège de ne pas servir qui est un mal, elle est réclamée par la noblesse elle-même avec l’abolition de tous les autres privilèges ; ce qui est un danger, c’est que cette mesure soit isolée et semble procéder uniquement de la pensée de courber toutes les classes sous un même joug d’égalité devant l’autocratie, et sous ce rapport rien ne peint mieux le genre de libéralisme du grand-duc Constantin que ce projet de réforme, qui, au surplus, a sans doute encore à passer par bien des phases avant de devenir une réalité.

Il reste deux questions, qui touchent, il est vrai, à toutes les autres et les dominent, qui sont l’objet de l’incessante préoccupation du gouvernement russe, et auxquelles se rattachent une multitude de mesures inspirées d’une pensée évidente d’amélioration : ces deux questions sont l’émancipation des paysans et la réforme des finances. Où en sont aujourd’hui ces deux grandes affaires de la Russie ? L’émancipation des paysans, on ne peut le nier, est le grand honneur du règne actuel ; elle est la pensée propre de l’empereur, qui s’y est attaché avec une sorte de religieuse fermeté. Irrésolu et troublé dans bien des questions, Alexandre II ne l’a point été dans celle-là. Il a marché au but avec une invariable volonté d’en finir, sans se laisser détourner par les obstacles, les résistances qu’il rencontrait autour de lui. Est-ce à dire que le gouvernement russe se soit rendu des l’origine un compte précis des conditions ; des difficultés, des conséquences de l’œuvre qu’il entreprenait ? Il a procédé en ceci comme en tout : après avoir livré cette pensée généreuse à une multitude de commissions provinciales, il a nommé un comité supérieur chargé de résumer l’enquête, de comparer entre eux tous les projets venus des provinces pour en faire un projet unique et définitif. Le vague de la pensée première se révèle dans le nom même donné au comité : c’était un comité « de rédaction des règlemens relatifs aux paysans qui sortent de la servitude. » C’était bien d’un règlement qu’il s’agissait, non de la large application d’un grand principe. Les membres du comité dit de rédaction étaient sans nul doute laborieux, consciencieux, animés surtout de l’idée de faire une œuvre pratique, de ménager tous les intérêts. C’étaient des fonctionnaires pleins de lumières et de zèle ; mais la plupart étaient des hommes qui de leur vie n’avaient quitté Pétersbourg, fort peu initiés aux détails de la vie rurale, aux conditions locales des diverses parties de l’empire. Aussi les règlemens qu’ils ont rédigés, et qui sont devenus le décret d’émancipation du 19 février 1861, ont-ils rencontré et rencontrent-ils plus que jamais mille difficultés d’application. Ils sont ingénieux, merveilleusement combinés et impraticables. Ni les propriétaires ni les paysans ne sont satisfaits. Les premiers souffrent dans leurs intérêts sans avoir même la compensation d’une situation nette ; les seconds ne se contentent plus de l’émancipation graduée et équivoque qui leur est assurée, et au milieu de ce mouvement de plaintes, de récriminations, le gouvernement se voit pressé, débordé par tous les intérêts qui souffrent, par l’opinion, qui en est déjà à réclamer une solution plus radicale.

Je ne peux m’arrêter, on le comprend, qu’à ce qui se rattache au mouvement actuel et en fait la gravité. Quel est le nœud de cette situation, dégagée des détails techniques et administratifs qui la compliquent ? L’oukase impérial décide qu’il doit y avoir d’abord un état de transition, une période intermédiaire pendant laquelle les paysans, autrefois soumis à la corvée et maintenant déclarés personnellement libres, doivent néanmoins rester encore astreints à un travail obligatoire, qui n’est plus que de trois jours par semaine. Pendant ce temps, ils doivent s’arranger avec leurs seigneurs et conclure avec eux des contrats sur le partage et la délimitation des terres qui leur sont dès ce moment assurées, sur la transformation du travail obligatoire en redevance pécuniaire, et enfin sur le rachat définitif de ces terres et de cette redevance. Le gouvernement, cela est bien clair, a voulu tout sauvegarder, le droit des propriétaires en leur assurant provisoirement des redevances et une certaine somme de travail, le droit des paysans en leur garantissant la liberté et des terres dans un avenir plus ou moins lointain, le principe de propriété en stipulant le rachat, la liberté des transactions en ouvrant l’issue des conventions amiables entre seigneurs et paysans. Il a voulu faire sortir l’émancipation d’une série de combinaisons destinées à ménager le présent ; en faisant reposer une transformation forcée sur des arrangemens libres. Malheureusement il est de ces mesures qui, en éclatant dans la vie d’un peuple, font tout éclater autour d’elles et sur leur passage, et voici ce qui arrive aujourd’hui. Quelque juste que soit l’émancipation, si nécessaire qu’elle fût, les paysans russes, il faut le dire, sont peu préparés par le régime de dépravante oppression qu’ils ont subi si longtemps à entrer dans cette vie nouvelle. Ce qu’ils ont vu de plus clair dans la liberté, c’est la possibilité de ne rien faire. Ils ne veulent plus travailler pour les seigneurs ; les champs restent sans culture, et il est telle partie de la Russie où une diminution est déjà sensible dans la production agricole. Du côté d’Odessa, les propriétaires ne peuvent plus obtenir le transport de leurs récoltes.

Ce n’est pas tout : à cette diminution de travail vient se joindre de la part des paysans une défiance incurable, une résistance passive à l’exécution du règlement, je veux dire à la condition du rachat des corvées. Ils refusent d’entrer en arrangement avec les seigneurs et de conclure des contrats. Parmi ceux qui se prêtent à une transaction, il en est qui font insérer quelquefois dans leurs actes cette clause naïve : « valable jusqu’au changement de la loi. » Il y a environ cent dix mille propriétés auxquelles la loi est applicable, et jusqu’ici on ne compte pas plus de cinq ou six mille contrats. Les paysans ont toujours l’espérance à peine dissimulée que les terres leur seront laissées gratuitement, sans nulle redevance ni rachat ; ils sont intimement persuadés que l’empereur leur fera ce don à l’expiration de la période transitoire. Les propriétaires de leur côté se trouvent réduits à l’extrémité la plus cruelle. Sans parler de la dépossession partielle qui pèse sur eux, s’ils ne font rien pour obtenir un travail plus réel et plus efficace, ils voient tarir leurs ressources marchent à grands pas vers la ruine ; s’ils étaient tentés d’employer la contrainte et la rigueur envers les paysans, ils seraient exposés à rencontrer des résistances terribles, des explosions de haine populaire. Pour d’autres motifs, la période transitoire et toutes ces combinaisons de rachat gradué et facultatif ne leur sont pas moins antipathiques qu’aux paysans ; ils ne voient dans ces conditions qu’un avenir sans sécurité, une source permanente de froissemens et de rapports orageux avec leurs anciens serfs. Ils pressentent bien qu’un jour ou l’autre la question peut être tranchée violemment par la force des choses. De là le cri unanime qui s’élève d’un bout à l’autre de la Russie contre les règlemens actuels, contre l’état transitoire. On veut en finir d’un coup avant de se trouver en face d’une situation irrémédiable, et la solution qu’on propose est le rachat immédiat et obligatoire au moyen de quelque combinaison qui fixe dès ce moment toutes les positions, qui fasse cesser un antagonisme indéfini et périlleux entre seigneurs et paysans. Le gouvernement résiste encore : il défend ses règlemens. Le grand-duc Constantin, disais-je, est volontiers favorable à une solution radicale et immédiate, l’empereur Alexandre tient à maintenir son système ; mais le gouvernement russe se trouve déjà dans une de ces crises où il est pressé, dominé par tous les intérêts, par les conséquences même d’une réforme qui lui échappe, qu’il a peine à contenir dans les limites d’une réglementation impuissante, et plus que jamais la question est là, devant la société russe, comme une redoutable énigme.

Quelle est enfin la part des finances dans l’ensemble de la situation actuelle de la Russie, et qu’a-t-on fait pour les réformer ? Ici peut-être est la difficulté, sinon la plus considérable, du moins la plus épineuse, d’autant plus épineuse qu’à la mort de l’empereur Nicolas la confusion était immense. Tout était à faire, tout était à rectifier. Lorsqu’il y a huit ans bientôt[1], pendant la guerre d’Orient, le vigoureux et pénétrant esprit de Léon Faucher disséquait les ressources financières de la Russie, il voyait la vérité, il la devinait à travers le mystère calculé dont s’enveloppait le pouvoir du dernier tsar ; il poursuivait avec une inexorable logique les expédiens ruineux de ce système, qui n’était en d’autres termes que la dilapidation des ressources d’un grand pays maintenu dans l’immobilité, et lorsqu’un des économistes russes les plus éminens, M. Tegoborski, entreprenait de défendre son gouvernement, il le défendait faiblement, parce qu’il savait sans doute ce qu’il ne pouvait dire, et qu’il n’aurait pu soulever le voile sans donner des armes nouvelles à son énergique contradicteur. La vérité est qu’à sa mort l’empereur Nicolas léguait à la Russie les élémens d’une vaste crise financière. Il laissait un budget où depuis vingt-cinq ans il y avait un déficit annuel de 25 millions de roubles ou 100 millions de francs, une dette consolidée singulièrement accrue, surtout à partir de 1848, une dette flottante démesurée, immense, composée soit d’émissions de billets de crédit ou papier-monnaie qui, en continuant au commencement du règne actuel, ont fini par jeter le trouble dans la circulation monétaire, soit d’emprunts faits aux banques. Le chiffre des billets de crédit montait, il n’y a pas longtemps encore, à plus de 700 millions de roubles ou près de 3 milliards de francs ; ce que l’état a emprunté aux banques pendant vingt-cinq ans s’élève à plus de 300 millions de roubles ou près d’un milliard et demi de francs, et le système de crédit intérieur représenté par les banques n’est point réellement le fait le moins singulier. Le rôle de ces banques dites de prêt, de dépôt, etc., était en effet aussi bizarre qu’imprévu. Il consistait à recevoir en dépôt des capitaux particuliers, à les attirer par un intérêt composé et à les replacer. Ce mécanisme semble simple, et il ne l’est pas autant qu’on pourrait le croire ; il s’éloigne fort surtout de la destination ordinaire des institutions de crédit. D’un côté, les banques absorbaient les capitaux, fruits de l’économie et de la réserve ; de l’autre, elles les mettaient à la disposition soit de la noblesse, qui les dépensait le plus souvent en luxe improductif, en voyages, soit de l’état, qui se prêtait à lui-même, puisque ces institutions étaient sous sa dépendance. En outre, comme dépositaires, elles étaient responsables de sommes toujours exigibles, tandis qu’elles prêtaient à des termes éloignés. Ainsi, en ne rentrant qu’à de longues échéances dans les sommes prêtées, elles restaient sans cesse passibles de remboursemens immédiats. Il en résultait qu’à la moindre crise c’était une sorte de banqueroute déguisée en ajournement ; mais une autre conséquence bien plus grave, c’est que l’état était dès lors intéressé à entraver le développement des forces productives, à détourner les capitaux du commerce, de l’industrie, de toutes les libres et utiles entreprises, pour rester seul maître, seul régulateur de la richesse publique. Il y a eu en Russie une administration financière, celle du général comte Cancrine, qui a joui d’une certaine renommée en Europe ; c’est par le fait le général Cancrine qui a développé et perfectionné ce système, consistant à puiser dans les caisses des banques pour pallier les déficit du budget. Le mystère a tout couvert pendant longtemps ; le jour où l’empereur Nicolas a disparu, le vice et les suites de ce régime se sont révélés tout à coup, et le gouvernement nouveau s’est trouvé en présence du problème d’une régénération financière. C’est le problème que le ministre actuel des finances, M. Reutern, après M. Kniajevitch, a toujours à résoudre, et il est visible qu’il subsiste tout entier, que ce qui a été fait jusqu’ici ne l’effleure que très superficiellement, qu’il se lie d’ailleurs à un mouvement général, et qu’il a toutes les faiblesses comme il subit toutes les fluctuations de la politique actuelle.

Les réformes financières en Russie ! C’est là en effet un grand mot qui a retenti de nouveau comme une fanfare pour inaugurer le dernier emprunt négocié en Europe. Je ne veux pas dire pourtant que ce ne soit absolument qu’un mot. En réalité, le règne actuel, pressé par une nécessité impérieuse, a senti au moins le besoin de l’ordre, et depuis quelques années, depuis 1859 surtout, il est à l’œuvre avec sa bonne volonté flottante, intermittente, tantôt s’inspirant d’un sentiment assez juste de la situation impossible qu’il a reçue, tantôt retombant sous le poids de difficultés partiellement abordées et incomplètement résolues. Quelles sont donc les réformes accomplies jusqu’ici ? Une des premières pensées du gouvernement russe a été de modifier le système de crédit intérieur, cette étrange organisation des banques, qui ressemblait à une pompe aspirant la richesse publique pour l’immobiliser. Il a fait ce qu’il a pu pour éloigner les dépôts par des réductions d’intérêt, pour se soustraire au danger de demandes subites de restitutions, et d’un autre côté il a supprimé les prêts à longues échéances aux propriétaires. Il a enfin liquidé comme il a pu cette situation, il l’a simplifiée en transformant les banques multiples qui existaient en une seule banque de l’état. Malheureusement, comme il arrive toujours dans des crises aussi vastes, aussi profondes que celle où est la Russie, cette mesure, coïncidant avec l’émancipation des paysans, créait une autre complication : elle faisait disparaître le seul crédit foncier qui existât jusque-là, au moment où la propriété en aurait eu le plus pressant besoin, et aurait pu en faire l’usage le plus utile. Elle soulevait une autre question, celle de l’organisation du crédit foncier privé, qui est encore à résoudre, et qui se heurte aujourd’hui contre toutes les difficultés en présence d’une incertitude universelle. L’emprunt récemment contracté en Europe avec un succès qui est un encouragement, un appel à un sérieux esprit de réforme, cet emprunt procède d’une autre idée : il a pour objet d’atténuer les troubles de circulation monétaire développés par les émissions gigantesques de papier-monnaie, en rétablissant le paiement en espèces ; mais ici tout tient évidemment à ce qui sera fait, à l’emploi réel de l’emprunt ; en d’autres termes, tout dépend de la politique qui prévaudra à Pétersbourg. L’emprunt peut être un élément puissant de régularisation, un moyen d’aider à de plus vastes mesures, comme aussi il peut n’être qu’un expédient assurant des ressources pour quelque temps, comblant des déficit.

Un des actes du caractère le plus sérieux jusqu’ici, au moins comme symptôme, est la publicité donnée au budget. Le gouvernement russe, il est vrai, a été un peu contraint dans sa bonne volonté. M. Hertzen avait publié à Londres, dans le Kolokol, les budgets de 1859 et de 1860, et il était infiniment vraisemblable qu’il pourrait, par les mêmes moyens, divulguer celui de 1862. Alors le gouvernement a fait spontanément ce qu’on aurait fait peut-être sans lui et malgré lui. Tel qu’il est cependant, ce budget est un document révélateur. Il est parfaitement balancé sans doute en roubles et kopecks ; mais, pour arriver à ce résultat, M. Kniajevitch, l’auteur de cette œuvre financière, met au nombre des recettes destinées à couvrir les dépenses ordinaires le reste d’un précédent emprunt, montant à 60 millions de francs, ce qui ne laisse pas d’intimider au seuil d’un nouvel emprunt. M. Kniajevitch a compté de plus sur un accroissement de recettes provenant de l’augmentation récente des divers impôts sur le timbre, ports de lettres, douanes, etc., ce qui est assez problématique et n’est point l’effet ordinaire de ces sortes de mesures. Ce qui est grave surtout, c’est, si l’on peut ainsi parler le caractère moral du budget. Que voit-on en effet ? Les dépenses s’élèvent en totalité à 294 millions de roubles, et sur ce chiffre l’armée et la marine seules absorbent 132 millions ; encore faudrait-il y joindre 6 millions pour les pensions, ce qui porterait le chiffre des dépenses militaires presque à la moitié du budget total. À côté de cela, l’instruction publique pour plus de soixante-dix millions d’habitans coûte Il millions ! Il y a dans les recettes un trait qui n’est pas moins caractéristique : ces recettes sont évaluées dans leur ensemble à 295 millions de roubles, et sur cette somme 123 millions viennent du produit seul des eaux-de-vie. La vente des eaux-de-vie est passée récemment, il est vrai, du système de l’affermage, qui était plein de révoltans abus, au régime de l’accise, qui sera appliqué en 1863. Le fait essentiel ne subsiste pas moins. Ainsi l’empire des tsars repose, pour la moitié de ses ressources, sur l’usage de la boisson la plus démoralisante. Par une combinaison aussi dangereuse qu’étrange, la prospérité financière, même la sécurité du trésor, est liée au développement d’un vice qui est la plaie de la Russie ! Déficit matériel si la sobriété progresse, déficit moral si les recettes sont florissantes, telle est la terrible et périlleuse alternative sur laquelle repose le budget, qui appelle assurément de plus énergiques remèdes que la transformation du système des fermes de l’eau-de-vie en accise ou le perfectionnement de quelques mécanismes financiers, qui provoque de plus vastes réformes, dont la nécessité et la possibilité, au surplus, se lient désormais à la situation tout entière de la Russie.

C’est cette situation générale qui éclaire de leur vrai jour toutes les réformes tentées jusqu’ici, qui révèle ce qu’elles ont d’insuffisant, d’incomplet, de suspensif en quelque sorte, et ce qu’il y a de singulièrement remarquable en présence du gouvernement, dont l’action est embarrassée de mille incertitudes, c’est l’intervention croissante, spontanée de l’opinion dans la politique, dans la discussion des intérêts qui s’agitent. Ce qu’il y a de curieux, c’est le mouvement des esprits et de la société tout entière aux prises avec tous ces problèmes, qui ne font que grandir au lieu de diminuer, mouvement qui ne fait lui-même que s’accentuer et s’étendre à mesure que le règne se déroule. On ne peut plus rien faire sans les paysans, qui ont leurs prétentions, et sans lesquels on ne peut vraiment exécuter les règlemens d’émancipation ; on ne peut rien faire sans les propriétaires, qui ont assurément le droit de réclamer des compensations, de revendiquer une place dans une situation nouvelle qu’ils contribuent à créer par des sacrifices. De là l’intérêt de ces assemblées de la noblesse qui se sont succédé pendant quelques mois depuis la fin de 1861, qui sont la seule expression ou du moins la plus saisissable, la plus coordonnée des vœux et des besoins d’une portion du pays, et qui ressemblent à une manifestation de vie publique, fort irrégulière et fort traversée, il est vrai, mais réelle. Je n’ignore pas que, pour une partie de la noblesse, ce qu’on nomme le libéralisme n’est que le déguisement de l’ennui, de la déception, de l’amertume d’une dépossession partielle ; il y a ce que j’appelais des libéraux de désespoir. Au fond cependant le mouvement n’en est pas moins sérieux. La noblesse n’est pas seulement poussée par le désir de voir sa position réglée vis-à-vis des classes rurales et de se retrouver dans des conditions moins menaçantes ; elle est aussi poussée à bout par les excès de l’arbitraire administratif. Privée par l’émancipation des avantages exceptionnels de sa classe, du seul privilège bien réel qu’elle possédât, exaspérée par les violences de l’autocratie bureaucratique, et en même temps ayant eu l’occasion de se nourrir des idées libérales de l’Occident, la noblesse s’est trouvée naturellement conduite à chercher son salut dans une transformation plus complète, à s’identifier désormais avec les autres classes, de qui elle n’est plus séparée que par quelques privilèges surannés ou presque ironiques, tels que celui de ne point subir le châtiment corporel, — à saisir enfin toutes les occasions de faire acte de vie. Quel que soit le motif qui l’ait primitivement déterminée, elle n’en est pas moins venue rapidement à s’élever contre la tutelle ombrageuse de la police, à placer la garantie des réformes nécessaires sous l’intervention et le contrôle organisé du pays et à vouloir jouer un rôle politique, non plus comme caste privilégiée, mais comme représentant un des intérêts les plus considérables de la société. C’est ainsi qu’est née cette question de l’assimilation des anciennes classes seigneuriales avec les autres classes par l’égalité des droits, et de la participation du pays tout entier à ses propres affaires. C’est ainsi que les récentes assemblées de la noblesse ont pris une importance toute nouvelle ; elles ont été le reflet vivant, animé, des préoccupations publiques et de cette agitation mystérieuse qui est partout en Russie.

Ce mouvement ne pouvait échapper à la clairvoyance inquiète du cabinet de Pétersbourg des la fin de 1861, à la veille même des réunions qui allaient avoir lieu pour les élections triennales des maréchaux de la noblesse dans quelques gouvernemens, notamment à Moscou, à Toula. On n’ignorait pas autour de l’empereur Alexandre que, si l’esprit de caste régnait encore dans une partie des classes élevées, la partie la plus jeune, la plus vivace et même la plus nombreuse, était ouvertement animée des dispositions les plus libérales, qu’il y avait partout une fermentation singulière, que des manifestations sérieuses se préparaient. Le cabinet russe fit comme toujours ; il essaya tout à la fois de transiger et de contenir. Il ne pouvait, sans raison plausible, ni ajourner les assemblées ordinaires dans les cinq ou six gouvernemens où elles devaient avoir lieu cette année, ni empêcher la noblesse, une fois réunie, d’exprimer des vœux. Il imagina alors une combinaison : il voulut donner une certaine satisfaction à la noblesse en l’autorisant à se réunir en assemblée extraordinaire dans les gouvernemens mêmes où il n’y avait point d’élections de maréchaux[2] ; mais d’un autre côté il crut pouvoir circonscrire ses délibérations dans une sorte de questionnaire en cinq articles, d’où l’on ne devait pas sortir. Les questions proposées n’étaient point d’ailleurs d’un ordre bien élevé : elles touchaient aux modifications du règlement des élections provinciales et de l’administration des communes rurales par suite de l’émancipation des paysans, aux banques foncières, à la police sanitaire, etc. Le gouvernement ne vit pas qu’il n’opposait avec son questionnaire qu’une entrave inutile, que ce sont les circonstances qui donnent aux institutions leur sens et leur force. Ces assemblées, œuvre de Catherine II, n’étaient rien autrefois ; elles se réunissaient périodiquement pour élire leurs maréchaux et manifester leurs vœux. Les adresses qu’elles rédigeaient allaient au gouvernement, qui, sans les lire, se hâtait de les ensevelir pour l’éternité dans les archives des ministères, et tout était dit. Nul ne s’intéressait à ce qu’elles faisaient en dehors des familles des nobles qui aspiraient à la dignité de maréchaux. C’était ainsi autrefois, ce n’était plus ainsi au commencement de 1862, dans des circonstances si prodigieusement changées. Le public ne s’y trompait pas en Russie ; aussi attendait-on avec une impatience singulière l’ouverture de ces assemblées, qui pour la première fois excitaient un intérêt universel et devenaient l’objet de toutes les préoccupations, de toutes les conversations. Croire que dans cette situation la noblesse allait se renfermer dans les limites étroites qu’on lui traçait, parler de banques, de police sanitaire, sans aborder les questions qui agitaient tous les esprits, c’était se faire une illusion étrange. On pouvait au contraire tenir pour certain que les questions proposées par le gouvernement seraient considérées comme un objet fort secondaire, que le mouvement d’opinion qui était dans le pays se ferait jour dans les assemblées, et c’est là justement ce qui arrivait.

La physionomie de ces assemblées, tenues successivement dans les villes principales de l’empire, à Moscou, à Pétersbourg, à Novgorod, à Toula, à Tver, à Smolensk, est certainement une des choses les plus curieuses de la situation actuelle de la Russie. Au fond, c’est un même esprit qui se révèle partout, et qui trouve son expression la plus tranchée, la plus caractéristique dans quelques-unes de ces réunions, traversées d’un éclair de vie parlementaire. Les assemblées de la noblesse des gouvernemens de Saint-Pétersbourg et de Moscou s’ouvraient presque en même temps à la fin de janvier 1862. On ne s’attendait à rien de bien sérieux de celle de Pétersbourg, siégeant à côté du gouvernement et sous ses yeux, toute peuplée de grands dignitaires de la cour, de chambellans, d’aides-de-camp de l’empereur, de généraux. La noblesse de Pétersbourg était considérée d’ailleurs jusqu’ici comme une des plus arriérées, et cependant il s’est trouvé que, dans cette assemblée même, les idées libérales ont fait plus de progrès qu’on ne pensait. Elles ont été assez fortes pour soutenir la lutte et disputer la victoire. L’assemblée devait d’abord s’occuper des banques foncières ; mais les esprits étaient ailleurs, et on se jetait aussitôt dans des discussions plus graves, plus vives sur les règlemens de l’émancipation, sur l’abolition des privilèges de la noblesse, sur l’égalité de toutes les classes devant la loi, devant l’impôt, sur l’admission de tous les propriétaires dans les assemblées provinciales. Je ne veux saisir que le fait le plus saillant et le plus significatif : c’est une motion du libéralisme le plus net présentée tout à coup au milieu de ces débats par M. Platonof, maréchal du district de Tsars-koe-Selo. M. Platonof est le fils du dernier amant de Catherine II, Platon Zoubof, le frère d’un personnage qui a exercé dans ces derniers temps une dure autorité à Varsovie. Il était plutôt connu jusqu’ici pour ses idées nobiliaires et absolutistes. Était-il sincère dans sa conversion ? On a cru, on a dit à Pétersbourg qu’il n’avait présenté sa motion que pour détourner une manifestation d’un caractère plus modéré et par cela même plus pratique. Quoi qu’il en soit, il demandait nettement pour la Russie la convocation des états-généraux, et cette proposition, accueillie avec une ardente sympathie par une portion de l’assemblée, devenait aussitôt l’objet du débat le plus animé, où l’ancien régime trouvait pour défenseurs M. Karamsine, le fils de l’historien, le comte Schouvalof, aide-de-camp de l’empereur, le prince Vassiltchikof, tandis que la motion de M. Platonof était soutenue avec une vivacité souvent éloquente par des orateurs libéraux. Les forces des deux partis se balançaient. En présence d’une issue incertaine, M. Platonof se décida à retirer sa proposition, ou plutôt à l’ajourner à l’année prochaine. Par le fait, on se séparait ainsi sans résultat, sans avoir même voté une adresse à l’empereur, faute de pouvoir s’entendre ; mais l’opinion libérale s’était clairement manifestée, le nom des états-généraux avait retenti là où on s’y attendait le moins, à quelques pas du Palais d’Hiver, dans une assemblée remplie d’uniformes, et des mots significatifs avaient traversé la discussion, notamment celui qu’un des orateurs adressait aux adversaires des réformes : « Il est temps de les faire, il est temps, disait-il avec vivacité ; quand on répète trop souvent et trop longtemps qu’il est trop tôt, on arrive plus vite qu’on ne croit au moment où il est trop tard. »

L’assemblée de Moscou a eu un résultat plus précis et plus décisif. Ce n’est pas que là aussi la réaction et la vieille politique n’eussent des défenseurs : elles étaient représentées notamment par le comte Orlof-Davidof, par M. Bezobrazof, qui proposa une motion en faveur des privilèges des propriétaires nobles et du rétablissement de leurs droits sur les paysans ; mais le parti libéral avait une majorité immense, il comptait plus de 300 membres sur 362 dont se composait l’assemblée, et il en e9t résulté le vote d’une adresse à l’empereur demandant le self-government local, la procédure orale et publique, la solution définitive de la question des paysans par le rachat obligatoire, la publicité du budget, la liberté de la presse, enfin la convocation à Moscou, « cœur de l’empire, » d’une assemblée générale composée des représentans de toutes les classes, avec mission de préparer le projet de tout un ensemble de réformes. La noblesse de Moscou rappelle dans son adresse qu’elle s’est signalée la première en d’autres temps par ses services, lorsque l’empire était menacé par l’ennemi extérieur, et elle ajoute qu’aujourd’hui c’est l’ennemi intérieur qui est menaçant. « Dans tous les rangs de la société, dit-elle, il y a quelque déviation de la loi, et les lois, dans leur vrai sens, ne sont pas observées. Ni les personnes ni la propriété n’ont de protection contre la volonté de l’administration. Des classes sont poussées les unes contre les autres, et l’inimitié entre elles croît de plus en plus par suite du mécontentement. En outre il y a une crainte générale d’une catastrophe financière. Tel est en peu de mots l’état actuel des choses. » Un trait particulier et assurément nouveau d’ailleurs de ces assemblées de Moscou et de Pétersbourg, c’est que pendant leurs délibérations les deux capitales offraient le spectacle le plus animé. On pouvait presque se croire en pleine agitation parlementaire. Les salles des séances, toujours à peu près vides jusque-là, étaient cette fois encombrées d’une foule qui suivait les discussions avec un intérêt passionné. Les dames elles-mêmes, les dames surtout, remplissaient les tribunes. En un mot, c’était comme un éveil de la vie politique.

Même spectacle à Toula, à Smolensk, si ce n’est que l’adresse de Toula équivaut à la demande formelle d’une constitution ; mais c’est à Tver peut-être que cette agitation politique a pris le caractère le plus vif, et que se sont passées les scènes les plus graves. Depuis quelques années déjà, la noblesse de Tver est à la tête du mouvement libéral de la Russie. C’est d’elle qu’est venue l’impulsion, et on s’est accoutumé à la considérer comme un guide. Elle a pour maréchal un homme d’énergie et d’intelligence, M. Umkovski, qui a été déjà exilé, mais qui a été rappelé par l’empereur. Convoquée en assemblée extraordinaire comme celle des autres gouvernemens, la noblesse de Tver devait dépasser tout ce qui se faisait ailleurs par sa hardiesse et par la couleur tranchée de son libéralisme. Aussi son adresse est-elle plus nette et va-t-elle plus loin que celles de toutes les autres assemblées. Cette adresse était discutée pendant trois séances, et rien ne peint mieux les débats comme aussi le mouvement actuel des idées de la noblesse libérale de la Russie que ces paroles hardies prononcées par un des membres de la réunion : « On a toujours beaucoup vanté les privilèges de la noblesse, disait-il ; pour ce qui est de moi, me voilà arrivé à l’âge de soixante ans passés, et je n’ai su ni les apprécier, ni même les constater. On m’a dit qu’un des privilèges de la noblesse consistait à servir l’état ou à ne le pas servir, selon sa volonté. Or j’ai deux fils : l’un d’eux a demandé à entrer au service, on le lui a refusé ; l’autre a demandé à quitter le service, on le lui a refusé aussi. On m’a dit encore qu’un des privilèges de la noblesse consistait à être à l’abri des punitions corporelles ; mais nous voyons chaque jour que pour un simple délit, sans parler de crimes, le gouvernement condamne un noble à être fait soldat, et le lendemain, si ce noble manque à la discipline, on le crible de coups de bâton, quelquefois même on le condamne à la peine du défilé. Je ne parle pas de la police secrète, qui peut saisir chacun selon son bon plaisir et le punir d’autant de coups de verges qu’il lui plaît….. On m’a parlé du privilège qu’aurait tout noble de ne pouvoir être puni et exilé sans jugement ; mais, sans aller plus loin, nous n’avons qu’à citer notre honorable maréchal, M. Umkovski, qui, deux fois remercié par sa majesté l’empereur, a été tout à coup cependant saisi et envoyé en exil à Vtatka sans aucune espèce ni simulacre de jugement. Reste le privilège de ne pas payer l’impôt ; mais c’est un privilège si peu juste, je dirai même si déshonorant, que nous ferons bien de l’abdiquer le plus tôt possible. »

L’assemblée de Tver discutait pendant trois séances, disais-je. Dans la première, elle déclarait presque à l’unanimité que les règlement officiels sur l’émancipation des serfs étaient impraticables, et devaient être modifiés, qu’il fallait rendre les paysans immédiatement propriétaires au moyen du rachat, avec le concours du gouvernement ; dans la seconde, elle déclarait que la noblesse renonçait à ses privilèges, qu’elle voulait se confondre avec le peuple et payer tous les impôts comme lui ; dans la troisième séance enfin, elle proclamait la nécessité de convoquer une assemblée nationale, composée des représentans de toutes les classes. « Pour réaliser les réformes exigées par la force pressante des choses, dit l’assemblée de Tver dans un mémoire qui commente son adresse, il faut abandonner la voie des mesures gouvernementales. Quelque bonnes que soient les dispositions du gouvernement, la noblesse est convaincue qu’il est incapable de les mener à bonne fin. Les institutions libres qui doivent être le résultat de ces réformes ne sauraient avoir d’autre source que le peuple, sans quoi elles resteraient une lettre morte et ne feraient qu’empirer la situation. Par conséquent la noblesse, tout en suppliant le gouvernement d’entreprendre les réformes nécessaires, se déclare à elle seule incompétente pour résoudre dès questions d’une si haute importance, et se borne à désigner l’unique voie de salut pour le gouvernement comme pour la société entière. Cette voie, c’est la convocation d’une assemblée nationale, composée des députés du peuple, sans distinction de classes ni d’états. » Cent douze signatures appuyaient cette manifestation, qui dépassait un peu, il faut le dire, le questionnaire du gouvernement.

Ce n’est pas tout : jusque-là, ce n’est qu’un vote, un vœu théoriquement exprimé ; ici commencé presque l’action. Treize juges de paix ou médiateurs, fonctionnaires nouveaux nommés depuis l’émancipation pour servir d’arbitres entre les propriétaires et les paysans dans la négociation des contrats de rachat, signaient une sorte de manifeste où ils disaient : « L’assemblée de la noblesse de Tver ayant déclaré le règlement du gouvernement inapplicable, nous, les médiateurs, nous ne nous guiderons pas d’après ce règlement, mais nous suivrons les convictions exprimées par l’assemblée, qui sont aussi les nôtres. » Les signataires étaient MM. Glazenapp, Kharlamof, Poltoratski, Lazaref, Likhatchef, Nevedomski, Kondriavtsef, Chirobokof, Balkachine et Bakounine. Les médiateurs du reste profitaient de leurs tournées pour lire l’adresse de l’assemblée aux paysans, afin de leur montrer que ce n’était pas la noblesse qui était contraire à leurs intérêts. Cette démarche, courageuse et noble au fond, est assurément d’un caractère inusité et quelque peu inconsidéré de la part de fonctionnaires du gouvernement ; mais elle révèle la tension des esprits et ce qu’il y a eu de sérieux dans ces assemblées, qui se sont succédé depuis dans les principales villes de l’empire, à Novgorod, à Saratof, etc., reproduisant la même pensée sous des formes diverses dans leurs adresses. Chose curieuse cependant, et qui est un trait de la vie russe, ces assemblées ont été pendant quelques mois l’événement de l’empire, et les journaux n’ont pu recueillir un écho de cette manifestation d’opinion. Ils ont essayé un instant de se rapprocher de la réalité en discutant théoriquement la question de la noblesse, ils ont été rappelés à l’ordre par le gouvernement. Les journaux ont la liberté de parler de tout d’une façon abstraite, de jouer avec les systèmes les plus avancés ; ils n’ont pu dire un mot de ces assemblées, qui discutaient sous leurs yeux les intérêts les plus vivaces, les plus pressans du pays : si bien qu’un historien futur, à ne chercher les élémens de ses récits que dans ce qui s’est publié en Russie depuis quelques mois, pourrait hardiment nier l’existence même de toute assemblée de la noblesse au printemps de 1862 !

Le malheur du gouvernement est de n’avoir su ni empêcher ni diriger ces manifestations, de ne s’être point placé avec une confiante hardiesse à la tête de ce mouvement, d’avoir cru qu’il suffisait à tout avec dès questionnaires et les vieilles tactiques de la bureaucratie, d’avoir commencé enfin par de l’incertitude pour continuer par de la mauvaise humeur et finir par des coups de répression. Au premier moment, il se bornait à ne rien faire. À l’adresse de Moscou, il ne répondait rien ; il se contentait de témoigner son, ennui en refusant de sanctionner l’élection du nouveau maréchal, M. Voïeïkof, qui pourtant n’était nullement hostile, et en lui préférant son suppléant, le prince Gagarin. À la noblesse de Toula, il répondait avec une laconique aigreur qu’il ne répondrait pas, que la noblesse s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas. À Tver, ce fut autre chose. On s’émut extrêmement dans les régions officielles de Pétersbourg de ce qui venait de se passer, et le général Annenkof était aussitôt expédié à Tver avec un détachement de gendarmes. Dans un premier instant d’irritation, on avait eu la pensée d’arrêter les cent douze signataires de l’adresse, puis on craignit un peu le bruit et le scandale ; toute la répression tombait sur les treize juges de paix qui ont été seuls arrêtés et transportés à Pétersbourg, à la forteresse de Petropavlosk, où ils sont encore dans le plus grand secret, attendant d’être jugés par le sénat et menacés de la déportation. Si le gouvernement d’ailleurs, dans cette affaire, voulait froisser la noblesse de Tver, il ne pouvait mieux choisir pour être l’instrument de ses sévérités que le ministre du contrôle-général Annenkof, qui, sans être un des membres les plus influens du conseil, n’en est pas moins un des plus détestés, et qui est en un mot un type parfait du bureaucrate.

L’attitude du gouvernement, ses incertitudes qui se dénouent par des recrudescences de répression et de réaction, n’ont rien fait naturellement. Elles n’ont d’autre résultat en réalité que de donner un aliment nouveau au mécontentement, d’entretenir à la surface de la société une effervescence anarchique, — périlleuse comme toutes les effervescences sans but précis et sans issue, — un malaise d’opinion qui se fait jour sous toutes les formes, par des publications révolutionnaires clandestines, par des manifestations bizarres où perce l’esprit d’hostilité. Il n’y a pas longtemps un jeune écrivain, M. Michaïlof, a été condamné à la déportation pour avoir répandu une proclamation pleine d’emportement révolutionnaire et de menaces. Il n’a cessé, dit-on, de garder pendant son jugement devant le sénat l’attitude la plus énergique. Certes ce n’était pas ce qu’il y avait de violent dans sa proclamation qui pouvait être approuvé ; il n’est pas moins vrai que lorsque M. Michaïlof a du partir pour la Sibérie, les souscriptions se sont multipliées en sa faveur. On lui a offert une voiture, de riches fourrures pour son voyage ; des matinées littéraires ont été organisées, en apparence au profit de la société des gens de lettres, et en réalité au profit du condamné. Le gouvernement a voulu un instant dissoudre la société et mettre la main sur son capital ; mais il a reculé. Des milliers de photographies ont été répandues, représentant Michaïlof en prison. C’est un martyr ! A part ce qu’il y a de cruel dans la position de M. Michaïlof, rien n’est plus facile maintenant, il faut le dire, que de devenir populaire en Russie : il suffit d’être mis en prison par la troisième section de police de la chancellerie impériale.

Un autre fait qui n’est pas moins caractéristique et qui peut avoir de plus graves conséquences, c’est ce qui est arrivé à M. Pavlof, professeur d’histoire à l’université. Dans un de ces cours libres que M. Golovnine laissait s’organiser à son avènement au ministère, M. Pavlof prononça, au mois de mars, un discours dont on a, je crois, un peu exagéré la couleur, mais qui faisait enfin une allusion libérale à la prochaine célébration du millenium de l’empire russe. Une tempête d’applaudissemens éclata aussitôt. La police s’en émut, et des le lendemain M. Pavlof était déporté à Vetlouga, dans le gouvernement de Kostroma. Cette mesure, il est vrai, fut bientôt adoucie, et M. Golovnine, qui était resté étranger à cet acte de rigueur, qui ne l’avait pas connu avant le public, autorisait peu après M. Pavlof à échanger son séjour de Vetlouga pour celui de Novgorod, en lui confiant même une mission ; mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là : les autres professeurs ont suspendu leurs cours pour n’être point exposés à l’aventure de M. Pavlof. Un seul, jusque-là très populaire, M. Kostomarof, a voulu continuer. Il a essayé de continuer en effet ; seulement, à sa première leçon, il a été accueilli par les étudians et le public tout entier par un effroyable orage de sifflets. M. Kostomarof a été réduit à donner sa démission, et la police, en désespoir de cause, s’est adressée à l’empereur pour obtenir la complète suspension de tous les cours publics, autorisés peu auparavant. La position ministérielle de M. Golovnine ne s’en trouve pas plus assurée ; c’est sur lui, sur sa tolérance que la camarilla rejette la responsabilité de ces désordres d’université. Ce qu’il y a d’étrangement significatif dans cette agitation qui s’alimente de tout, c’est qu’elle fermente et s’accroît au foyer même du tsarisme. Les autres provinces ne sont que mécontentes ; l’esprit d’opposition prend une vivacité extraordinaire à Pétersbourg. Il y a moins de deux mois, la veille de Pâques, à minuit, on répandait une proclamation aux officiers de l’armée pour les engager à la sédition. Cette proclamation émut la ville et la cour, et c’est là la première cause de ces arrestations mystérieuses dans l’armée, dont le bruit n’est arrivé qu’affaibli en Europe. Voilà comment se déroule, se complique et grandit cette situation où tout flotte confusément !

Tout est confus sans doute dans les faits et dans les idées en Russie, et pourtant à travers ces incidens, ces contradictions, ces anomalies, ces chocs d’influences, il se révèle je ne sais quelle intime et profonde unité ; il y a je ne sais quoi qui marche, qui suit une obscure et invincible logique. Sans doute encore, la société russe a beaucoup de ces mirages, de ces phénomènes aériens dont parle M. Katkof dans ce fragment que je citais ; sans avoir une vie politique selon le mot de cet éminent écrivain, elle a tous les partis possibles, conservateurs, libéraux modérés, constitutionnels, radicaux, socialistes, tous s’agitant un peu dans les airs, créant à la surface une certaine atmosphère factice. En réalité, le vrai et sérieux caractère du mouvement qui s’accomplit n’est point dans ce tourbillonnement extérieur qui peut passer comme une nuée d’orage, il est dans les choses elles-mêmes, dans cette force secrète qui fait que tout se lie, tout s’enchaîne, qu’une réforme appelle l’autre, qu’un problème conduit à un autre problème, et que tout s’ébranle à la fois. Vous proclamez l’abolition du servage, l’avènement de vingt-cinq millions d’hommes à la liberté personnelle, à la propriété ; mais aussitôt surgissent une multitude de questions. Jusque-là les seigneurs payaient l’impôt par tête de serf ; aujourd’hui le serf est libre. Qui paiera l’impôt ? Sur quoi l’impôt sera-t-il établi ? Et voilà le principe de l’égalité des charges qui se montre accompagné de la nécessité de remanier le système tributaire. Le droit de posséder des serfs était par le fait le privilège constitutif de la noblesse ; ce privilège n’existe plus, et voilà le principe de l’égalité civile. Vous voulez réformer les finances, mais tout de suite vous arrivez à la nécessité d’une garantie, de la publicité, d’un contrôlé qui ne peut être efficace que s’il est exercé par un pouvoir autre que le pouvoir administratif, et vous touchez au principe même de l’état. Il y a quelque temps, lorsqu’on voulut réformer les banques pour les fondre dans Une banque unique, tous les systèmes furent agités dans un conseil ; on proposa de faire de la banque nouvelle une institution indépendante de l’état. — C’est changer le principe du gouvernement, — répondit quelqu’un, et c’était en effet changer le principe du gouvernement. La révolution était dans une simple question de banque. Il en est de même de la constitution de l’armée, de la réorganisation de la justice. Ce n’est pas tout : vous admettez un certain libéralisme intérieur ; mais aussitôt apparaît à l’horizon la Pologne frémissante : la compression en Russie est la triste rançon de la Pologne vaincue et jamais domptée, ou la justice faite à la Pologne est la condition première du libéralisme dans l’empire. C’est ainsi que tout se tient, qu’aucune réforme sérieuse ne peut rester isolée ou partielle, que la politique extérieure elle-même est solidaire de la politique intérieure, et cet ensemble, c’est la révolution latente de la Russie. Or, en présence de cette situation où s’agite la question de la réorganisation d’un grand empire, quelle est la vraie et décisive politique ? Quels sont les systèmes qui se dégagent de cet ensemble de choses ?

Il y a deux politiques, si je ne me trompe. L’une est le système dont le grand-duc Constantin est l’inspirateur et que soutiennent ses amis. Ce sont des esprits éclairés, intelligens, qui sentent le mal et qui cherchent le remède. Ce remède, c’est de tout réformer, mais d’en haut, selon leur langage, par l’initiative du gouvernement, par l’action incessante d’une administration juste et vigilante, et en maintenant l’autocratie. À leurs yeux, l’autocratie est la condition première de l’existence de l’empire avec son étendue, avec la multitude de races qui le peuplent, et bien mieux c’est la condition la plus efficace de toute réforme au milieu des résistances intéressées et aveugles qui s’obstinent. Théoriquement, il se peut bien en effet que quelques années d’un absolutisme éclairé, vigilant, réformateur ; fussent une trêve utile, une transition favorable. et dans tous les cas ce serait assurément un progrès réel ; dans la pratique, il n’y a qu’un malheur, c’est l’incompatibilité entre le régime politique auquel on se rattache et l’œuvre qu’on veut accomplir. Le mal profond, source de tous les autres, est justement dans cette hiérarchie d’administration et de police qui enlace le pays, le pénètre en quelque sorte, rend toute loi illusoire, et paralyse même les pensées les plus généreuses en les arrêtant au passage, en les altérant, en les dénaturant dans l’exécution. L’empereur Alexandre lui-même en a fait plus d’une fois l’expérience depuis quelques années. Vouloir tout réformer sans réformer l’autocratie et la bureaucratie, c’est prétendre faire l’éducation de la Russie, la préparer à un régime meilleur, la transformer avec l’instrument même qui l’a corrompue et conduite à la situation où elle se trouve aujourd’hui ; c’est confier le rajeunissement d’un empire à ceux qui ont le plus souvent intérêt à faire vivre un régime dont l’abus est l’essence.

L’autre système, c’est de faire intervenir le pays dans le maniement de ses propres affaires, d’appeler à son aide la lumière, la publicité, le contrôle organisé et efficace, de limiter par la loi, par des garanties réelles, l’omnipotence administrative et bureaucratique, de créer enfin une hiérarchie d’assemblées, dût-on commencer d’abord, suivant un mot aujourd’hui très répandu en Russie, par le self-government communal et provincial. C’est une révolution sans doute, il n’y a point à le nier, et il se peut qu’au premier instant il y ait une certaine inexpérience dans l’essai de cette vie nouvelle. Les dernières assemblées de la noblesse cependant ne sont point sans révéler un certain esprit politique, un sentiment juste de la situation, et même des vues pratiques. Ce qu’elles révèlent surtout, c’est qu’à travers l’incohérence des idées, le pays arrive par degré à se sentir vivre, à avoir une certaine conscience de lui-même. C’est entre tous ces systèmes, entre toutes ces tendances que se trouve aujourd’hui placé l’empereur Alexandre, inclinant volontiers aux réformes, mais hésitant sur les moyens, tantôt écoutant son frère le grand-duc Constantin, tantôt regagné par les influences de réaction qui s’agitent autour de lui, et l’arrêtent au moment où il semble de nouveau disposé à marcher.

Tandis que tout s’agite dans le pays, et que pour les esprits les plus éclairés il n’y a de choix qu’entre des nuances diverses de libéralisme, entre les moyens d’accomplir des réformes, ces influences de réaction sont loin de se tenir pour battues en effet. Plus que jamais au contraire elles se démènent et sont à l’œuvre : elles cherchent à effrayer l’empereur, elles lui montrent la sédition et la menace partout, au point que, dans ces derniers temps, et je ne sais si cela ne dure pas encore, on en était à changer incessamment la garde du Palais d’Hiver. Est-il même bien certain que l’élévation récente du grand-duc Constantin au poste de vice-roi à Varsovie ne soit pas en définitive une victoire de l’esprit de réaction à Pétersbourg ? Le grand-duc occupait des positions importantes comme président du conseil d’état, président du comité d’émancipation des paysans, ministre de la marine. Ces postes restent vacans, et ils sont enviés par les champions les plus outrés de l’absolutisme, qui finiront peut-être par s’en emparer. C’est ainsi que tout est incessamment remis en question. L’empereur Alexandre cependant n’a rien à craindre du pays ; on lui demanderait tout au plus d’être un peu plus décidé, de ne point décourager par ses irrésolutions ceux qui lui prêteraient le plus ferme appui. Ses vrais, ses plus dangereux ennemis sont ceux qui cherchent à lui cacher la vérité, qui se servent de son pouvoir contre lui-même, qui feignent de craindre pour lui et qui le flattent ; ce sont ces généraux qu’il a comblés de dons et de grâces, et qui n’en sont pas moins pleins de rancunes, qui rejettent sur lui tout ce qui se passe, en ajoutant quelquefois ce que l’un d’eux disait récemment : « Il n’avait qu’à continuer tout simplement son père, et tout aurait marché le mieux du monde dans la meilleure des Russies possible !… »

On attribue à l’empereur Alexandre II un mot énigmatique qui serait une espérance : « Le 26 août 1862, j’étonnerai l’Europe, » aurait-il dit. Le 26 août, la Russie célèbre le millième anniversaire de son existence. C’est le millénium de l’empire des tsars. Ce jour-là, il y aura mille ans que les Slaves s’adressaient au Varègue Rurik en lui demandant de les sauver de l’anarchie et de leur donner Un gouvernement. Après la guerre de Crimée, le cabinet de Pétersbourg, voulant donner un aliment aux méditations inquiètes du peuplé russe, décréta l’érection à Nijni-Novgorbd d’un monument qui s’achève aujourd’hui, qui est orné de bas-reliefs où figurent tous les grands personnages de l’histoire russe, et qui doit être inauguré solennellement. L’empereur doit se rendre à Nijni-Novgorod ; des délégués de toutes les parties de la Russie sont convoqués. Ce n’est pas le moment de chercher si, dans la pensée de ce monument, tout est bien conforme à l’histoire. Quoi qu’il en soit, c’est la consécration d’un souvenir mémorable pour la Russie, et elle ne pourra certainement qu’éveiller dans l’âme honnête d’Alexandre II un sentiment ému des difficultés de l’avenir en présence du passé, dénouer le drame de ses irrésolutions, l’engager enfin à faire d’une parole échappée dans l’intimité une vérité éclatante devant l’Europe, qui ne demande pas mieux que d’être étonnée par les largesses libérales d’un tsar.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1854.
  2. Les élections des maréchaux de la noblesse ne se font pas en même temps dans tous les gouvernemens, mais à dus époques différentes et par périodes triennales dans chaque gouvernement.