La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 796-827).
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L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

X.[1]
LA CRISE ACTUELLE ET LES RÉFORMES POLITIQUES.

La guerre de Crimée a été pour la Russie le point de départ d’une ère nouvelle, marquée par de grands changemens ; la dernière guerre d’Orient a ouvert dans l’histoire russe une autre période qui doit être marquée par des réformes d’une autre nature. Malgré la différence d’issue, la double campagne de Bulgarie et d’Arménie a eu sur l’opinion et l’esprit public une influence presque aussi grande, presque aussi profonde que la chute de Sébastopol. Les succès si chèrement achetés de la dernière guerre ont à plus d’un égard eu les mêmes effets que les glorieuses défaites de Crimée. A vingt-trois ans de distance, Plevna et Malakof ont eu à l’intérieur des résultats fort analogues. Dans les vallées des Balkans comme sur les plateaux de la Crimée, les batailles livrées par les armes russes ont rendu sensibles à tous les yeux les défauts du régime existant, et réveillé impérieusement !e besoin de réformes avec l’esprit critique.

La guerre de Crimée a eu pour conséquence l’affranchissement de serfs; aujourd’hui qu’il n’y a plus de serfs à émanciper, quelles seront au dedans les conséquences de la campagne de Bulgarie? Jusqu’ici il n’en est rien sorti, et c’est en grande partie parce que les réformes qu’elle en attendait n’ont pas encore été entamées que la Russie a tant de peine à se défaire des complots nihilistes. On peut dire en effet que la dernière guerre a soudainement posé devant l’opinion et le gouvernement la question de l’émancipation politique.

Un pareil phénomène n’a rien d’étonnant. Les guerres extérieures ont souvent au dedans un contre-coup qui fait époque dans la vie des peuples. En mettant en jeu toutes les forces et toutes les ressources de l’état, la guerre en montre aussi comme un verre grossissant tous les défauts et les taches. En exaltant le patriotisme national à l’heure même où elle en renverse les illusions, la guerre et surtout une guerre longue, disputée, coûteuse, comme celle de Bulgarie, une guerre dont ni les succès n’ont été aussi rapides ni les résultats aussi grands qu’on l’avait espéré, force une nation à s’examiner elle-même et à juger ses chefs; elle la rend vis-à-vis du pouvoir défiante et exigeante, parfois jusqu’à l’injustice.

À ce compte, les diversions belliqueuses tentées par les gouvernemens dans l’embarras pour détourner les esprits des affaires intérieures ne sont le plus souvent qu’un faux calcul d’esprits à courte vue. Ce n’était pas là, nous le savons, le cas de la Russie dans son conflit avec la Turquie. Contrairement aux préjugés invétérés de l’étranger, c’est de la société et de la nation, c’est de Moscou et du cœur de la Russie, non de la cour et des ministères qu’est partie l’initiative de la campagne entreprise au profit des Slaves du Balkan[2]. Ce caractère national et populaire de la guerre ne pouvait du reste qu’en accroître le contre-coup et l’influence au dedans. Plusieurs des hommes qui, dans la presse et les comités slaves, avaient le plus poussé à recourir aux armes, l’avaient fait avec le vague espoir d’amener par les secousses du dehors un changement dans la direction politique intérieure; et ce qui d’avance n’était que le calcul du petit nombre est après devenu le rêve de beaucoup.

Une guerre d’émancipation, comme celle faite par les Russes en Orient, suscite forcément chez les libérateurs des appétits de liberté. On rapporte toujours quelque chose des biens qu’on prétend porter à autrui. Ces mots d’autonomie, d’affranchissement, d’indépendance, bien que pris dans un autre sens, ne retentissent pas impunément aux oreilles des hommes. On avait déjà pu s’en apercevoir en Russie après la chute du premier empire français; les officiers russes revenus de la guerre d’émancipation contre Napoléon en avaient rapporté les idées d’où sortit l’insurrection de 1825. L’impression laissée par la campagne de 1877-1878 est bien plus profonde et plus générale. Ce ne sont pas des peuples de race et de religion étrangère, ce sont des frères slaves et orthodoxes que les Russes ont été délivrer du joug, et ces frères, hier encore esclaves, ont, grâce aux armes du tsar, été mis en possession de droits et de libertés dont les libérateurs ne jouissent pas eux-mêmes.

Il y a là une anomalie apparente qui ne peut manquer de frapper l’amour-propre national. Il sera difficile aux Russes de se résigner longtemps à demeurer politiquement au-dessous de tous les petits états d’Orient déjà pourvus de constitutions politiques, au-dessous de tous leurs frères puînés, et encore enfans, du Balkan, au-dessous des Serbes, des Bulgares, des Rouméliotes même, au-dessous en un mot de petits peuples que pour le génie et la civilisation l’on ne saurait assurément mettre au-dessus de la Russie. Beaucoup de Russes ont peine à se rendre compte des trop sérieuses raisons qui rendent une évolution libérale et un gouvernement représentatif plus malaisés dans le grand empire du nord que dans ces minces états nés d’hier. Leurs yeux sont choqués d’un contraste que leur esprit ne s’explique pas assez et que, pour un grand nombre, les années ne feront que rendre plus sensible et plus blessant. Cette sorte d’humiliation de l’orgueil national en face d’une Europe tout entière en possession de droits déniés aux Russes est déjà par elle-même un grave obstacle au maintien du régime existant.

De la dernière campagne est ainsi sortie une situation nouvelle qui appelle des mesures nouvelles. La guerre d’Orient a donné au vieux système une double secousse dont il ne saurait se remettre pour longtemps. D’un côté, les déceptions de la guerre ont fait voir qu’après vingt années de réformes sans précédent, la Russie n’avait pas autant changé depuis Sébastopol que le patriotisme national se croyait en droit d’y compter, et en même temps la croisade prêchée pour la délivrance des Slaves a répandu chez les libérateurs de vagues idées de liberté et d’indépendance.

A cet égard, la guerre de Bulgarie pourrait, toutes proportions gardées, être comparée avec notre guerre d’Amérique sous Louis XVI, qui lui aussi avait fait des réformes. L’une et l’autre, entreprises sous la pression de l’opinion et des plus nobles sentimens, ont réagi à l’intérieur dans le sens libéral, donné un stimulant aux instincts de liberté et précipité le cours des événemens. Dans la Russie d’Alexandre II comme dans la France de Louis XVI, l’émancipation à l’intérieur doit succéder à la guerre d’émancipation étrangère. Heureusement pour ceux qui la gouvernent, les idées nouvelles ont en Russie pénétré bien moins avant, et si la tâche est lourde, l’heure où elle peut être accomplie n’est pas encore passée.

I.

La guerre de Bulgarie a hâté la marche des événemens, elle n’en a point détourné le cours. Tous ces besoins nouveaux, ces vagues instincts de liberté qu’elle a fait surgir, lui sont antérieurs; ils n’ont fait qu’en recevoir une impulsion soudaine. La campagne de 1877-1878 n’a été que la cause occasionnelle et superficielle de l’agitation dont elle a été suivie. Des raisons plus profondes et d’un ordre permanent acheminaient l’empire à une transformation politique, indépendamment de toutes les désillusions et de toutes les rancunes de la guerre ou de la paix.

Sans constitution, sans droits politiques, la Russie n’est pas encore un état moderne; comme la Turquie, elle est à peine un état européen. Or, chez elle comme en Turquie, y a-t-il dans le sang ou le génie du peuple, y a-t-il dans son histoire, dans sa religion, dans ses traditions, y a-t-il dans sa constitution sociale ou dans le fonds national quelque chose qui la sépare assez des autres peuples chrétiens pour lui interdire toute part à ces libertés politiques dont jouissent plus ou moins aujourd’hui toutes les nations européennes? Nous en revenons ainsi à notre point de départ. La Russie est-elle si radicalement différente de l’Europe, appartient-elle si peu à notre continent et à notre civilisation qu’elle soit vouée par la nature et par une sorte de fatalité ethnique à un type de société et à une forme de gouvernement radicalement dissemblables?

Des hommes également sincères et éclairés sont partagés sur ce point; il n’y a pas à s’en étonner. La Russie tient trop à l’Europe, elle en a depuis deux siècles trop subi l’influence pour s’en pouvoir aujourd’hui moralement isoler. Par un contact aussi prolongé, comment éviter la contagion des idées? Entre l’Occident et lui, l’empire des Romanof n’a pas d’épaisses montagnes qui détournent de ses frontières le grand courant libéral et démocratique de l’Ouest, comme le massif de la Scandinavie détourne de ses côtes le Gulf-stream de l’Atlantique ; le flot des idées européennes vient battre incessamment ses bords.

En même temps, par ses habitudes et ses besoins, par sa composition ethnique même, par ses traditions séculaires, ses préjugés, son éducation nationale, le vieil empire autocratique diffère encore trop de l’Europe pour en pouvoir emprunter les formes politiques et constitutionnelles. La Russie, en un mot, ne peut se tenir en dehors du courant libéral qui emporte l’Occident, elle ne peut non plus s’approprier les constitutions et les appareils politiques de l’étranger ; elle ne saurait se défendre de l’influence européenne et elle ne saurait copier l’Europe. Tel est le dilemme où, après deux siècles d’emprunt et d’imitation, se trouve acculée la Russie de Pierre le Grand. Elle semble placée entre deux impossibilités et n’avoir que le choix des périls. Entre ces deux écueils n’y a-t-il point de passe libre?

A nos yeux, le problème n’est pas insoluble. S’il est vrai que la Russie ne peut demeurer dans le statu quo, il n’est nullement certain qu’elle ne puisse changer de régime et accommoder son gouvernement à la moderne. Toute la question est dans la mesure et la forme de cette évolution.

Aux vagues et dangereuses aspirations qui, au contact de l’Europe, bouillonnent dans la jeunesse et les classes instruites, il faut une issue légale, et cette issue ne peut être donnée que par la liberté, par des droits et franchises politiques, par une charte ou une constitution. Peu importent les mots et les noms : ce qu’il faut à la Russie, c’est la chose, c’est une représentation nationale. A ce peuple officiellement muet depuis des siècles il faudra, sous peine de rendre toutes les catastrophes possibles, donner la voix et la parole; sur la scène politique, jusqu’ici remplie par le gouvernement et ses agens, il faudra faire monter ce nouvel acteur, énigmatique et obscur personnage dont les autres parlent sans cesse et que jusqu’ici on n’a ni vu, ni entendu; il est temps de le faire sortir de la coulisse, de le produire devant le public, ne serait-ce que pour jouer le rôle du chœur antique et donner la réplique aux premiers sujets.

Ce besoin de liberté politique est déjà fortement senti des Russes, il ne l’est peut-être pas cependant chez les classes cultivées même autant qu’on se l’imagine parfois à l’étranger, autant qu’il semblerait devoir l’être. Parmi les esprits éclairés il en est beaucoup qui, tout en étant très avancés et parfois radicaux pour l’Occident, restent opposés chez eux à toute tentative constitutionnelle prochaine, ou n’envisagent cette perspective qu’avec de sombres appréhensions. Eh quoi! disent-ils, comment! sous prétexte découper court à nos difficultés, nous jeter en de nouvelles plus graves peut-être? A quoi bon entreprendre une tâche pour laquelle nous sommes si mal outillés et dont les matériaux mêmes nous font encore défaut? C’est prétendre parfaire et couronner l’édifice des réformes avant que les étages inférieurs en soient achevés; ne ferait-on pas mieux d’en affermir et élargir les assises? Quelle constitution irait à notre inexpérience, à notre ignorance, à notre paresse, à notre routine? Ce qu’il nous faut, c’est une bonne et honnête administration, c’est une droite et libre justice, c’est l’abolition de la IIIe section, la suppression de la vénalité et de l’arbitraire administratifs. En fait de self-government, ce qui nous sied, c’est le self-government local, c’est le développement de nos institutions provinciales et municipales, de nos zemstvos et de nos doumas, en un mot, c’est la consolidation et l’achèvement, ou mieux c’est la pratique sincère de toutes les réformes de l’empereur Alexandre II. Avec cela, la Russie serait heureuse, tranquille et forte; elle pourrait attendre en s’y préparant l’heure périlleuse où elle mériterait d’être mise en possession de droits politiques.

Ce modeste et prudent langage n’a qu’un défaut; sous une apparente sagesse, sous les dehors du sens commun et de l’esprit pratique, il cache au fond une naïve et j’oserai dire une enfantine illusion. Certes, ce qu’il faut avant tout à la Russie, c’est une bonne administration et une bonne justice; l’illusion, c’est de croire que l’on puisse acquérir de tels biens et qu’on en puisse jouir sûrement sans rien qui les garantisse; c’est de ne pas voir que ce qui fait précisément défaut à la Russie, ce qui la frustre du résultat des meilleures réformes, c’est le manque de contrôle et de garanties, qui ne peuvent être trouvés que dans des droits politiques. Veut-on un exemple? Que les Russes se rappellent par quels moyens et au prix de quelles luttes les Anglais ont conquis leur habeas corpus.

Il est à Moscou des patriotes qui, dans leurs songes d’avenir, se représentent la Russie comme un grand empire bureaucratique fortement gouverné d’en haut, avec une sage et large liberté de penser pour les honnêtes gens, avec une administration intelligente et une justice intègre, comme une sorte de Chine européenne civilisée et saine. Ce rêve est non moins chimérique que celui d’un état libre sans lutte de partis. Un pareil idéal bureaucratique n’a rien de nouveau, au fond, c’est celui de l’empire romain, qui l’a en vain poursuivi durant quatre siècles, et grâce à la complication de la vie moderne, grâce au manque de traditions municipales et provinciale?, grâce surtout aux exemples du dehors et à l’esprit révolutionnaire moderne, il est bien plus chimérique dans la Russie contemporaine, bien plus difficile à atteindre que dans l’empire des Césars ou des Antonins. Si, par plus d’un côté, l’empire russe ressemble singulièrement à l’empire romain, il ne saurait longtemps s’en approprier les méthodes de gouvernement sans tomber comme son modèle dans une précoce et irrémédiable décadence.

Une observation d’un autre genre me conduit à la même conclusion. Envisage-t-on tous les changemens effectués dans les lois durant le règne d’Alexandre II, toutes les réformes accomplies ou ébauchées depuis vingt ans dans le domaine administratif, judiciaire, militaire, financier même; on voit que tous les efforts du gouvernement impérial tendent à introduire dans l’empire autocratique un ordre légal et régulier analogue à celui des états constitutionnels de l’Occident. Or cela est-il possible sans les droits politiques qui en Occident sont la condition et la garantie de tout le reste? Pour ma part j’en doute. Les Russes qui prétendent s’en tenir aux réformes administratives me font l’effet de vouloir faire marcher une horloge sans le ressort ou le balancier qui la met en mouvement.

Nous sommes sans cesse contraints de le répéter, ce qui fait l’insuccès relatif des meilleures réformes, l’insuccès du self-government local, ce qui a été la cause des déceptions russes dans la paix et dans la guerre, c’est le manque de contrôle, le manque de garanties. Or contrôle et garanties ne sauraient se trouver que dans des libertés nouvelles, dans des franchises politiques. La liberté même de la presse serait insuffisante, parce que, si elle est un contrôle, la presse n’est pas une garantie.

La Russie doit aborder un ordre de réformes nouveau pour elle, dont toutes les grandes mesures du règne actuel n’ont été que le prélude. En réalité, il n’y a plus de place chez elle pour des réformes administratives d’une efficacité durable, elle ne peut aller plus loin sans franchir cette limite.

Sous le règne de l’empereur Nicolas, un Russe, d’un esprit sagace et clairvoyant, classait en deux catégories toutes les réformes dont il traçait le plan ; les réformes compatibles avec le maintien du régime autocratique, et celles qui ne l’étaient pas[3]. Les premières ont presque toutes été exécutées, c’est maintenant le tour des secondes. L’on ne peut plus rien faire de sérieux, de bon, d’efficace sans toucher au mode de gouvernement et au principe même du pouvoir.

Comme presque toutes les classifications, celle de Nicolas Tourguenef, si naturelle qu’elle semble, n’est du reste pas d’une rigoureuse exactitude. A y bien regarder, nous avons déjà eu l’occasion de le montrer à propos des tribunaux et de la IIIe section[4], toutes les réformes administratives et judiciaires, toutes les institutions qui prétendent établir un régime légal et régulier tendent indirectement à borner dans la pratique le pouvoir illimité de l’autocratie. Entière en droit, l’autocratie ne le serait plus en fait si toutes les réformes annoncées ou promulguées avaient toujours été appliquées dans leur plénitude et leur sincérité. Et il n’en saurait être autrement. Toutes les réformes faites dans le sens de l’esprit moderne ont pour premier effet de mettre au régime du bon plaisir des obstacles ou des bornes.

Aussi peut-on dire qu’entre les réformes qui semblent compatibles avec le gouvernement autocratique et celles qui ne le paraissent point, l’intervalle n’est ni aussi large ni aussi profond qu’il le semble au premier coup d’œil. En réalité, la concession de droits politiques, l’octroi d’une charte à la nation ne ferait qu’étendre à de nouvelles sphères, aux finances de l’état, à la police, à l’administration générale, aux affaires extérieures, les droits déjà reconnus à la société dans l’administration locale et la justice.

Par contre, en disant que la Russie est acculée aux réformes qui entament manifestement le régime autocratique, nous sommes loin d’attendre de pareilles innovations, d’attendre d’une constitution politique même la complète abolition de l’autocratie et la suppression du régime séculaire de la Russie. De telles espérances ou de telles prétentions ne seraient à nos yeux que la plus ingénue des illusions. De même qu’à notre sens les réformes administratives et judiciaires limitent pratiquement le pouvoir autocratique en le maintenant intact en principe, une réforme constitutionnelle, des libertés politiques qui sembleraient détruire l’autocratie en droit, seraient loin de toujours l’annuler en fait.

Les habitudes d’un peuple et la nature d’un gouvernement dix fois séculaire ne se laissent pas ainsi subitement transformer. Un tsar ne saurait par oukase abolir d’un trait de plume l’autorité de plus de vingt générations d’autocrates. Il aurait beau l’abandonner officiellement que la meilleure part en resterait dans ses mains. On effacerait des titres impériaux le samoderjets, l’autocrator emprunté par Ivan III à Byzance captive ; la réalité du pouvoir impérial n’en serait de longtemps guère diminuée. Sur ce point il importe d’éviter tous les malentendus, l’autocratie a dans l’histoire, dans la tradition, dans les besoins de l’état, dans l’affection du peuple, de trop profondes racines pour être extirpée et renversée d’un coup par la proclamation d’une constitution, si libérale qu’on la suppose. J’irai plus loin : si les fautes et les atermoiemens du pouvoir devaient amener une révolution, il n’en sortirait probablement qu’une nouvelle autocratie plus exigeante et plus absolue peut-être que celle du tsar.

Les partisans d’un pouvoir fort peuvent se rassurer ; quand nous parlons de la nécessité d’un changement de régime, il ne peut s’agir d’énerver, de débiliter la puissance impériale, de la réduire à n’être qu’une dignité extérieure et passive ou même un simple arbitre entre les partis. Quand l’autocratie serait entamée en droit, l’autorité impériale n’en resterait pas moins le pouvoir le plus fort de l’Europe et du monde civilisé. Peut-être même puiserait-elle dans des formes libérales qui la débarrasseraient de l’appareil despotique une vigueur et un ascendant nouveaux. Toute constitution russe en effet ne saurait avoir d’autre but que de mettre le tsar et le trône en contact direct avec la nation représentée par des organes réguliers. Si cette évocation du peuple est faite à temps avant que l’esprit révolutionnaire ait pénétré plus avant, le pouvoir impérial ne la saurait redouter. La bureaucratie et le tchinovnisme y auraient plus à perdre que la couronne.

Jusqu’ici tout s’est fait en Russie d’en haut, par ordre, par oukase: aujourd’hui le gouvernement semble avoir accompli tout ce qu’il pouvait exécuter sans le concours direct de la nation. Voici tantôt deux siècles qu’à l’aide d’étrangers Pierre le Grand entreprit de policer son peuple, d’européaniser la Moscovie. Le pouvoir absolu qui, durant cette longue période, a été la première condition du progrès, s’est par ses succès mêmes rendu insuffisant. L’œuvre de Pierre le Grand est assez avancée, la Russie est assez européenne pour être associée à l’œuvre civilisatrice; après l’avoir habituée à goûter aux arts et aux sciences de l’Occident, il devient difficile de ne pas la laisser goûter un peu à ses libertés.


II.

Et comment faire cette évolution? comment opérer sans secousse et sans péril cette émancipation politique? Avant de chercher ce que pourrait être une constitution russe et ce que sont les idées russes à ce sujet, il est bon d’envisager les objections, les objections russes surtout. Il y en a plusieurs de valeur inégale; je n’examinerai que les plus fréquentes ou les plus sérieuses.

Et d’abord pour donner à ce peuple une voix et une représentation, il faudrait qu’il fût homogène, qu’en Russie il n’y eût que des Russes, que le pouvoir n’eût devant lui qu’une nation et qu’un peuple. L’empire du nord n’est-il pas trop vaste, ne compte-t-il pas dans son sein trop de races et de nationalités diverses pour être gouverné, pour être conservé autrement que par une autorité absolue? Tout essai de charte et de régime constitutionnel ne risquerait-il pas d’amener la décomposition de l’empire créé et maintenu par la forte main de l’autocratie? Sans ce lien séculaire, sans ces solides tenons de métal qui en joignent toutes les parties et toutes les pierres, le gigantesque édifice élevé sur les confins de l’Europe et de l’Asie s’écroulerait bientôt sous le poids de sa masse. Que faire de toutes ces régions frontières, de toutes ces oukraines[5] plus ou moins hétérogènes, qui du nord au midi et de l’ouest à l’orient enserrent de tous côtés la vieille Moscovie d’une ceinture de provinces à demi étrangères et à tendances centrifuges? Comment trouver pour toutes ces conquêtes et tous ces sujets du tsar une place dans une constitution libre et dans une assemblée russe? L’objection est sérieuse. Les dimensions de l’empire, ses traditions centralisatrices, la variété des populations comprises dans son enceinte, sont assurément l’un des principaux obstacles à l’établissement d’un régime libre en Russie. Par un juste retour des choses d’ici-bas, la servitude politique a souvent été ainsi la rançon des conquêtes ; presque toujours, les peuples conquérans ont payé d’une part de leur propre liberté l’asservissement de leurs voisins. A cet égard, l’on pourrait dire avec un Russe que la Pologne a largement rendu à la Russie tous les maux qu’elle en a soufferts. Faut-il conclure de là qu’avec cette lourde chaîne au cou, la Russie est pour jamais condamnée à renoncer à la liberté politique ? Nous ne le pensons pas. La route de la liberté ne lui est fermée qu’autant qu’elle se refuse à faire droit aux instincts nationaux des peuples soumis à sa domination.

Que faire, dit-on, de la Pologne et de ces provinces occidentales auxquelles jusqu’ici on n’a point osé étendre les modestes franchises locales concédées aux vieilles provinces moscovites ? Ce qu’il faut faire de la Pologne? Une chose bien simple, à laquelle la Russie sera tôt ou tard contrainte, sous peine de voir lui échapper les provinces de la Vistule et peut-être à la suite de ces dernières la Lithuanie et les provinces Baltiques. Avec le royaume de Pologne, il faudra tôt ou tard recourir au même procédé qu’avec la Finlande ; il faudra lui restituer à la fois l’autonomie et une constitution. C’est là pour la Russie, et elle commence à s’en apercevoir, le seul moyen d’assurer sa frontière occidentale, le seul d’enlever ses provinces de l’ouest à l’esprit révolutionnaire et aux intrigues de voisins ambitieux. C’est aussi pour elle la seule façon de s’assurer un gouvernement libre. Croire avec quelques esprits aveuglés par les préventions nationales que le peuple russe pourrait être émancipé politiquement, tout en maintenant une large zone de provinces européennes dans une sorte de servage ou d’ilotisme politique, c’est une aberration à laquelle les événemens donneraient un rapide démenti. Prétendre d’un autre côté appliquer les mêmes institutions à tous les peuples de l’empire, les faire tous entrer dans une constitution strictement unitaire, ce serait dangereusement compliquer le jeu du nouveau régime, et-par là même en compromettre d’avance tous les résultats.

Comme la Finlande, la Pologne proprement dite a une trop forte et trop vivace individualité pour pouvoir trouver place dans le cadre d’une constitution russe. Peut-être en devrait-on dire autant de la lieutenance du Caucase, de la Transcaucasie du moins, agrandie par la dernière guerre. Quant au reste de l’empire, si vaste qu’il soit, il possède à travers toutes ses différences de races, de langue ou de religion un fond national assez étendu, assez compact, assez homogène pour recevoir une constitution unitaire. Toutes les provinces y pourraient rentrer, même les régions les plus habitées de la Sibérie. Pour le Turkestan et l’Asie centrale, ce ne sont que des colonies militaires qui, de longtemps, ne sauraient être régies autrement que par des lois spéciales.

Cette objection écartée, il en surgit devant nous une autre analogue et plus grave encore. Quand, au moyen d’autonomies locales, il serait possible d’éliminer les principaux élémens divergens, — qu’on laisse de côté toutes les différences de race, de religion, de traditions, toutes les aspirations nationales et les instincts réfractaires, — en dehors des allogènes de tout genre et des tribus d’origine étrangère, au cœur même de la sainte Russie, chez ce peuple ethnologiquement si compact, il y a, au lieu d’une nation homogène, deux peuples divers et superposés, deux peuples différens de culture, de tendances, de besoins, deux Russies qu’on ne saurait sans démence mettre au même régime en leur accordant les mêmes libertés. En haut, à la surface, il y a la Russie moderne et européenne, la Russie pétersbourgeoise, comme disent ses détracteurs[6], en dessous, il y a la Russie russe, la vieille Russie moscovite. Avec quelle charte et quelles franchises constitutionnelles donner à la fois satisfaction à l’une et à l’autre? Par quelle ingénieuse combinaison répondre du même coup à des aspirations, à des idées et des penchans aussi différens et opposés? Pour laquelle de ces deux Russies faudrait-il rédiger une constitution? Le nécessaire de l’une ne serait-il pas le superflu de l’autre? Ce qui conviendrait à la première, ce qui pour elle semblerait utile et indispensable ne serait-il pas pour la seconde un luxe nuisible ou un objet de scandale?

En tout pays, le point important, c’est de ne pas laisser passer l’heure où la nation commence à être mûre pour être associée au gouvernement, mais en Russie comment fixer un tel moment? Les hautes classes, les couches supérieures de la société, peuvent sentir depuis des générations le besoin d’émancipation politique alors que les masses populaires demeurent entièrement étrangères à tout sentiment et à toute notion de ce genre. De quelque façon qu’on s’y prenne, une partie de la nation devra longtemps attendre des droits pour lesquels elle se sent mûre, ou l’autre devra être mise prématurément en possession de franchises dont elle ne saurait user. Si elle ne vient pas trop tard pour les uns, la liberté politique viendra trop tôt pour les autres. Entre ces deux alternatives, où trouver un milieu ? Par quel mécanisme ouvrir une issue aux aspirations d’en haut sans ouvrir la porte aux instincts grossiers et ignorans d’en bas? L’affranchissement politique réclamé par la Russie civilisée ne risquerait-il point de tourner à son propre détriment, au dommage même de la civilisation européenne, en la livrant un jour aux préjugés arriérés et aux préventions à demi orientales des masses? Ne peut-on concéder les mêmes droits à ces deux Russies? comment faire la part de chacune et les empêcher d’usurper l’une sur l’autre? La liberté politique est une arme à deux tranchans qui souvent blesse les présomptueux ou les malhabiles. A quelles mains la confier en Russie?

De toutes les difficultés que peut offrir l’établissement des libertés politiques, c’est là certainement la plus sérieuse. Est-elle insurmontable? Je ne le pense pas, elle ne me paraît même point aussi spéciale à la Russie qu’elle en a l’air au premier abord. Le XIXe siècle a plus ou moins placé tous les peuples du continent en face d’un pareil dilemme. Quel est le pays de l’Europe où toutes les classes de la nation aient été simultanément préparées au self-government politique? Chez tous, il a fallu d’abord n’appeler à l’exercice des droits nouveaux que la partie la plus cultivée de la population, il a fallu procéder par une sorte d’émancipation graduelle. C’est là en somme la raison historique du cens électoral, ne fût-ce que comme mesure temporaire, comme procédé d’évolution progressive. Si l’on prétendait attendre que tout un peuple fût en état de discuter ou seulement de comprendre les questions administratives, économiques, financières, on attendrait des siècles, on attendrait toujours. Devant de telles exigences, une nation ne serait jamais mûre pour être libre. Des deux écueils opposés de ces périodes de transition, le plus proche et le plus périlleux en Russie comme en tout pays moderne, ce serait, sous prétexte de ne pas devancer les lumières et la capacité des masses, de faire trop longtemps attendre les classes éclairées. En Russie comme ailleurs, la solution du problème serait dans une sage et équitable distribution de l’influence politique. Chez les Russes comme partout, plus encore qu’en Occident si l’on veut, une telle répartition est chose délicate et malaisée; mais dans cette tâche même, le gouvernement de Pétersbourg aurait aujourd’hui un grand avantage, c’est que le fond du peuple étant resté plus conservateur, ou, si l’on aime mieux, étant demeuré plus confiant et plus docile, le pouvoir aurait moins à s’en méfier, moins à se montrer avare vis-à-vis de lui. En dépit de l’ignorance populaire, il y aurait peut-être moins de témérité qu’en tel ou tel pays plus civilisé à convoquer ce peuple encore novice à l’exercice de droits politiques.

Je sais qu’en Occident, parmi les nombreux détracteurs de la Russie, la seule pensée de voir les Russes appelés à participer à leur gouvernement excite souvent la dérision ou l’incrédulité. L’étranger s’est habitué à regarder le despotisme comme aussi naturel en Russie que la neige et la glace. Au fond, une telle opinion ne repose que sur une pétition de principes suggérée par des préjugés nationaux. C’est raisonner comme a longtemps raisonné avec les peuples du continent, avec la France en particulier, l’orgueil britannique se croyant seul digne d’être libre. — Le Russe n’est pas fait pour la liberté? Et pourquoi cela? Qu’on passe une telle sentence sur les Turcs profondément séparés de nous par les mœurs et tous les élémens de la culture, je le comprends, sans oser encore engager l’avenir; mais pour les Russes, pour un peuple qui après tout est de notre sang, de notre religion, de notre civilisation, en vertu de quelle loi de l’histoire ou de la politique le condamner à l’absolutisme à perpétuité? Aux nations européennes, aux nations chrétiennes d’Orient ou d’Occident, rien n’autorise à refuser le droit de devenir libres : les nations à cet égard ont plus d’une fois réservé à leurs contempteur, d’éclatans démentis; l’Italie nouvelle, la terre des morts du poète, en est une preuve vivante. Certes la liberté politique est une plante délicate, difficile à acclimater; en dépit de toutes les sinistres prédictions, elle a fleuri sans peine au pays de l’oranger ; au nom de quelle expérience affirmer qu’avec du temps et de la patience, elle ne saurait prendre racine dans les neiges du Nord?

Revenons au point de vue russe.

Reste une double objection partant des deux pôles extrêmes de la société russe. Quand on pourrait nous accorder toutes les libertés du monde sans péril pour nous, pour la civilisation, pour le gouvernement, ce ne serait pas une raison pour qu’à l’instar des peuples d’Occident, la Russie recourût à ces expédiens décorés du nom de constitutions, qui ne sont après tout que de menteurs ou précaires compromis. — Tel est le singulier langage que l’on tient parfois en deux camps opposés, mais souvent réunis par leur commune antipathie pour les institutions occidentales. A côté des esprits timides qui, par méfiance du tempérament national ou de la maturité du peuple, n’osent désirer une constitution, il y a aux deux extrémités de la pensée russe des hommes qui, avec plus ou moins de sincérité, par ignorance, par présomption ou par une sorte de chauvinisme, se donnent le genre d’en faire fi. Ce sont d’un côté certains radicaux, d» l’autre certains conservateurs à tendances slavophiles, épris avant tout de ce qui paraît russe et national. Par des motifs différens, les uns et les autres se plaisent à afficher leur dédain pour les libertés politiques de l’Occident. A leurs yeux, il serait malséant à la Russie d’aller emprunter d’aussi vieilles et défectueuses machines que toutes les constitutions des deux mondes. Que de fois n’ai-je pas entendu dire avec un aplomb plus ou moins affecté : Toutes ces chartes et ces statuts, toutes ces inventions aristocratiques ou bourgeoises sont bonnes pour vous autres Occidentaux; à nous Russes, il faut quelque chose de moins suranné, de moins stérile, quelque chose de nouveau et de plus substantiel. Les slavophiles rêvaient naguère encore d’une sorte d’union mystique entre le tsar et le peuple, assez semblable à l’union du Christ et de l’église dans l’enseignement ecclésiastique ou à l’harmonie préétablie imaginée par Leibniz entre l’âme et le corps[7]. Les radicaux songeante un remaniement de toute la société regardent volontiers la liberté politique comme un leurre qui détourne les peuples de la grande, de l’unique question, la transformation sociale.

Chose à noter cependant, ce mépris pour les libertés politiques, si hautement affiché il y a quelques années encore, semble déjà moins commun aujourd’hui. Ces grands airs contempteurs, qui rappelaient trop parfois la fable du Renard et les Raisins, me paraissent à droite comme à gauche, dans un camp comme dans l’autre, avoir perdu de leur assurance ou de leur vogue. Depuis la guerre de Bulgarie, nationaux et radicaux ont plus d’une fois laissé entendre qu’après tout il y avait des droits et des franchises politiques dont la Russie pourrait s’accommoder, et que, dans les pays constitutionnels, tout n’était pas à dédaigner. N’a-t-on pas vu dans la dernière guerre, au lendemain des échecs de Plevna, les chefs des comités slaves qui montraient le plus de répugnance pour tout ce qui vient de l’Europe, réclamer une réunion des représentans de la nation qui eût fort ressemblé à nos assemblées électives[8]? N’a-t-on pas vu de leur côté les radicaux revendiquer dans leurs placards séditieux une constitution comme en Turquie, aux beaux jours de Midhat, ou plus tard comme en Bulgarie?

Si je ne me trompe, il y a là un indice des progrès de l’opinion; si moins de Russes font fi de la liberté politique, n’est-ce point qu’elle leur semble aujourd’hui plus à la portée de leurs mains? Beaucoup ne se croient plus obligés à trouver les raisins trop verts depuis qu’ils espèrent les pouvoir cueillir.

Assurément le gros des nihilistes se soucie toujours fort peu de semblables concessions. Assurément les adversaires d’un changement de régime ont toute raison quand ils soutiennent qu’on ne saurait par là ramener les révolutionnaires. Pour ces derniers, en Russie comme partout, toutes les libertés légales ne seraient qu’une arme de guerre, et qu’un instrument de démolition. Rien de plus certain, mais est-il vrai pour cela qu’en concédant des réformes politiques le gouvernement ne ferait que s’affaiblir et fortifier ses ennemis? Loin d’éteindre l’incendie, des libertés nouvelles ne feraient, dit-on, que jeter de l’huile sur le feu. Cette objection si souvent répétée n’est au fond qu’une spécieuse banalité, elle aussi repose sur une méprise, sur un malentendu, pour ne pas dire sur un sophisme. S’il est besoin d’accorder à la nation des franchises politiques, ce n’est nullement pour donner satisfaction aux révolutionnaires. Cette satisfaction, il n’est pas au pouvoir d’un gouvernement de la donner. Ceux qui lui conseilleraient un changement de régime dans un tel dessein seraient les dupes de leur ingénuité. Une constitution ne saurait apaiser ni le nihilisme, ni le radicalisme; tout ce qu’elle pourrait faire serait de donner à l’autorité de nouveaux moyens de défense. Aux libertés politiques le gouvernement trouverait un double et triple avantage; elles mettraient au grand jour le petit nombre de ses ennemis, elles leur enlèveraient les sympathies latentes ou les connivences à demi inconscientes qui font leur force; enfin et surtout elles apporteraient au pouvoir le concours effectif de la société et de la nation.

Depuis l’ouverture de la longue série des attentats nihilistes, le gouvernement impérial et l’empereur lui-même ont plus d’une fois adressé un appel solennel à la société, aux classes conservatrices, aux pères de famille, à la noblesse, au peuple, contre les perturbateurs de l’ordre. Près d’une nation légalement muette et inerte, tous ces appels répétés n’ont rencontré qu’un écho mécanique qui renvoyait automatiquement au pouvoir le son même de sa propre voix, sans lui communiquer aucune force. Sous le régime en vigueur il n’en saurait être autrement : à toutes ses instances, à toutes ses demandes de concours, l’autorité ne pouvait obtenir d’autre réponse que de vides et banales protestations de dévoûment, que de pompeuses et insignifiantes adresses officielles, que des mots et des paroles enfin, au lieu d’actes et de faits. A quoi bon rappeler ce qui s’est passé en 1878 et 1879, alors que tous les corps constitués de l’empire, assemblées provinciales, assemblées municipales, assemblées de la noblesse, déposaient aux pieds du souverain, en butte aux plus odieux attentats, le sincère et inutile témoignage de leur affection et de leur dévoûment? Quelques-uns des états provinciaux, les zemstvos de Tchernigof, de Kharkof, de Vladimir entre autres, si je ne me trompe, répondirent respectueusement à l’appel du pouvoir qu’avec les lois en vigueur ils ne sauraient lui venir en aide, qu’avec les liens dont elle était chargée la société était impuissante à prêter à l’autorité aucun concours efficace[9]. Ces zemstvos semblaient en termes discrets dire au gouvernement : — Voulez-vous que la nation vous vienne en aide, donnez-lui-en l’autorisation, déliez-lui les mains, ouvrez-lui la bouche.

Les hautes sphères du gouvernement commencent à comprendre cet impérieux besoin du concours effectif de la société. L’homme auquel depuis l’explosion du Palais d’hiver l’empereur a remis de pleins pouvoirs, le dictateur militaire appelé comme un sauveur par la Gazette de Moscou a profité de l’espèce de blanc-seing qui lui était confié pour faire aux représentans de la société civile une place dans le gouvernement de combat dont il est le chef. Au sein du comité de salut public qui, sous le nom de suprême commission exécutive, centralise tous les pouvoirs, le général Loris-Mélikof a voulu faire siéger des délégués élus du conseil municipal élu de Saint-Pétersbourg. Cet exemple tout nouveau sera peut-être suivi en province, dans les comités locaux ; mais, si intelligente que soit une pareille initiative, si louable et si sensée que soit la politique d’apaisement du général Loris-Mélikof, de telles mesures inspirées par la crise actuelle ne peuvent être que des expédiens provisoires pour une situation extraordinaire. La Russie a besoin d’autre chose; ce qu’il lui faut, ce sont des institutions permanentes et organiques, c’est pour la société une participation normale et régulière à la chose publique. Or, à cet égard, l’élargissement même des attributions des assemblées provinciales ne saurait longtemps suffire. De ces états provinciaux (zemstvos) ou d’ailleurs il faudra tôt ou tard faire sortir une vraie représentation nationale, car, dans leur dispersion et leur faiblesse actuelle, ces zemstvos n’en semblent aujourd’hui qu’une monnaie déjà dépréciée.

Une dictature paraît-elle pour longtemps nécessaire, rien n’empêcherait de la faire sanctionner et confirmer par la nation. La Russie assurément marchanderait encore moins au tsar les lois contre les nihilistes que l’Allemagne ne marchande à M. de Bismarck les lois contre les socialistes..

Que si l’on s’élève à un point de vue plus général, n’envisageant pas seulement les tristes nécessités du moment et les moyens de mettre un terme aux sinistres exploits du nihilisme, mais bien aussi les moyens d’en empêcher le retour, l’utilité de réformes politiques apparaît clairement. Certes, comme nous le confessions tout à l’heure, elles ne sauraient désarmer tous les ennemis du pouvoir et les partisans d’une révolution sociale, mais l’un des effets de l’obtention des droits politiques serait de faire naître en Russie comme en Occident des questions nouvelles, d’autres préoccupations que ces irritantes et trop souvent insolubles questions sociales qui ne sont peut-être tant agitées en Russie que faute de problèmes d’un autre ordre. Si elles ne faisaient pas disparaître les revendications de cet ordre que le régime même de la propriété fait plus spontanément surgir en Russie, des libertés constitutionnelles et des débats politiques élargiraient la pensée du pays, absorberaient une partie de son attention, donneraient une autre direction à ses passions, et par là même diminueraient la force du courant anarchique.

La liberté, nous tenons à le répéter, ne saurait étouffer l’esprit révolutionnaire; à certains égards même, elle lui fournirait des armes, mais ce serait pour lui arracher les flèches empoisonnées ou les balles explosibles et y substituer des armes plus loyales : ce serait pour faire succéder à une guerre de sauvages, à une guerre de pièges et de guet-apens, une lutte civilisée, en rase campagne, où la victoire ne saurait manquer de rester aux troupes les mieux équipées, les plus nombreuses et les mieux conduites.


III.

Il est une prétention presque aussi présomptueuse et non moins dangereuse pour les peuples que pour les individus, c’est celle de tirer tout de leur propre fonds, d’être en tout et partout original. Nulle part ce penchant n’est aujourd’hui plus prononcé qu’en Russie, et nous le rencontrons ici comme partout. Il n’y a de vivant, il n’y a de fécond et d’efficace, dit-on, que les institutions qui sortent des entrailles mêmes du pays, qui germent spontanément dans le sol national. Or toute espèce de constitution politique ne serait en Russie qu’un emprunt plus ou moins déguisé, qu’une œuvre artificielle, sans force, sans durée, sans vertu. — Ce n’est encore là, au fond, qu’un spécieux paradoxe. Les peuples savent fort bien au besoin s’approprier des usages et des lois du dehors. La Russie même en est, malgré elle, une preuve éclatante. Des institutions transplantées de l’étranger peuvent avec le temps prendre racine dans le sol qui ne les a pas portées; pour qu’elles s’y acclimatent, il suffit que la terre soit préparée à les recevoir. Où en seraient aujourd’hui tous les peuples de l’Europe, grands et petits, les Belges, les Scandinaves, les Italiens, les Autrichiens, où en seraient tous les peuples du continent s’ils s’étaient arrêtés à une pareille objection? Quel est le peuple moderne, en dehors de l’Angleterre et des colonies anglaises, dont les institutions soient toutes spontanées et nationales? Quel est celui qui n’a pas fait de nombreux emprunts à l’étranger? Assurément, ce n’est pas la Russie. Depuis Pierre le Grand, elle a emprunté de toutes mains à tout le monde ; aucun état n’a aussi souvent copié autrui, et à ce point du vue l’on pourrait dire qu’elle a déjà trop imité l’Occident pour ne point pousser plus loin l’imitation. La liberté politique est le terme naturel et inévitable de tous ces emprunts séculaires ; la Russie ne saurait s’arrêter dans cette voie avant d’être allée jusqu’au bout.

Assurément il vaudrait mieux pour elle avoir dans son passé et ses traditions les germes de la liberté politique, avoir les fondemens d’institutions libres, sur lesquelles elle n’eût qu’à bâtir. Par malheur, de telles traditions lui manquent; si elle en possédait jadis, elles ont été détruites à ras de terre, les fondations mêmes en ont disparu, et loin qu’on puisse rien construire sur elles, on a peine à en retrouver la trace sous les décombres du passé. Des slavophiles peuvent seuls se faire illusion à cet égard. L’ancienne Moscovie, en dehors même du vetché de la Russie primitive, a bien eu des assemblées plus ou moins analogues à nos états généraux. Dans le zemskii sobor ou la zemskaia douma, siégeaient, à côté des boïars et des dignitaires du clergé, les représentans des villes. En convoquant une assemblée de délégués des diverses classes de la nation, il est certain que l’empereur Alexandre ne ferait que reprendre une ancienne tradition moscovite et imiter un exemple donné plusieurs fois par ses pères avant Pierre le Grand[10]. Ce zemskii sobor des XVIe et XVIIe siècles, irrégulièrement convoqué aux époques de crises ou de calamités publiques, aux heures de discordes civiles ou religieuses, toujours intermittent et sans droits ou prérogatives définis, saurait moins fournir à la Russie contemporaine un modèle qu’un exemple. Aux peuples modernes, ces assemblées moscovites, tout comme nos états généraux, n’offrent guère d’autres leçons et d’autres enseignemens que leur propre existence. Il serait difficile de leur emprunter beaucoup plus qu’un nom, mais pour les peuples et l’amour-propre national, un nom est parfois quelque chose.

Jusqu’aux recherches historiques contemporaines et à la naissance de l’école slavophile, ce ne sont pas ces souvenirs du zemskii sobor et de l’ancienne Moscovie qui éveillaient chez certains Russes des velléités constitutionnelles ; c’était le plus souvent le contact de l’Europe et les enseignemens de l’étranger. De pareilles aspirations sont en effet loin d’être nouvelles en Russie, le XIXe et le XVIIIe siècles comptent plus d’une tentative de borner l’autocratie, mais longtemps tous les projets de ce genre inspirés à quelques boïars par l’exemple de la Suède, de la Pologne, de l’Angleterre, ont été formés sur des modèles aristocratiques qui répugnaient aux coutumes et au génie russes. De là en partie l’échec de tous ces rêves ambitieux. Il y a déjà un siècle et demi, qu’en appelant au trône la nièce de Pierre le Grand, Anne Ivanovna, les Dolgorouki et les Galitzine lui imposaient une constitution oligarchique, presque immédiatement anéantie par la petite noblesse. Il y a déjà près de cent trente ans qu’un des secrétaires d’état de l’impératrice Elisabeth, Volynski, payait de sa tête la rédaction d’une sorte de charte. Il y a plus d’un siècle que, pour réformer la législation, Catherine II convoquait à Moscou les représentans de tous les peuples de l’empire, et il y a trois quarts de siècle qu’en donnant une constitution au royaume de Pologne, Alexandre Ier rêvait d’en accorder une à la Russie. N’y a-t-il pas déjà plus de cinquante années qu’à l’avènement de l’empereur Nicolas des officiers imbus d’idées libérales provoquaient l’insurrection de décembre ? Ne compte-t-on pas bientôt un quart de siècle depuis qu’au moment de l’émancipation, la noblesse russe exprimait hautement l’espoir d’être dédommagée par des droits politiques de la perte de ses serfs?

En dehors du moyen âge et des souvenirs moscovites, on peut donc découvrir dans la Russie moderne un secret courant de libéralisme qui, borné d’abord à quelques privilégiés, mal dirigé et présumant de ses forces, a grossi peu à peu, d’année en année, et deviendra tôt ou tard assez puissant pour emporter tout ce qui lui fait obstacle. Certes, le fond du peuple est encore loin d’éprouver de pareilles aspirations, il aura même peut-être de la peine à s’y associer. Pour lui, le nom exotique de constitution (konstitoutsia) résonne comme un mot étranger, comme une inintelligible énigme; de même qu’en décembre 1825, bien des Russes seraient capables de demander : Quelle femme est-ce là[11]? Peu importe, cette ignorance se dissipe tous les jours, les idées de liberté pénètrent chaque année plus bas et, en Russie comme ailleurs, elles ne peuvent que croître avec le progrès des lumières, de la richesse, du bien-être. A cet égard, les abus de l’administration et la propagande révolutionnaire travaillent dans le même sens. Grâce à cette active coopération, ce qui était une chimère en 1815 et en 1825, ce qui était encore prématuré vers 1860, ne l’est déjà plus aujourd’hui que le XIXe siècle penche vers son déclin; au XXe siècle, il serait peut-être trop tard.

Tout le monde en Russie serait peut-être d’accord sur l’opportunité d’un changement de régime si l’on savait par quoi remplacer l’état de choses actuel. Bien des Russes, nous l’avons dit, sont las d’imitation : en fait de liberté et de constitution, ils voudraient que leur patrie pût être originale, et de quelle façon l’être? Un peuple qui en pareille matière sentirait bien sa propre originalité se préoccuperait moins sans doute d’en faire preuve. J’ai rencontré plus d’une fois des Russes de tempéramens différens et d’opinions diverses qui me disaient, avec une sorte d’ingénuité : « Nous ne pouvons, il est vrai, longtemps nous passer de libertés politiques, mais il nous faudrait autre chose que tout ce qui se rencontre au dehors. Vos constitutions européennes sont trop compliquées, trop formalistes, trop étriquées pour nous; un tel habit n’irait pas à notre taille, il se déchirerait à chacun de nos mouvemens. Nous avons besoin de quelque chose de plus large, de plus ample, de plus simple et de plus populaire en même temps. » Et quand je les poussais à sortir du vague, à préciser leurs vues, ils ne trouvaient d’ordinaire rien de plus défini et se bornaient à répéter avec conviction : «Assez d’emprunts, assez d’imitations; il nous faut quelque chose de national, d’indigène, de russe, de slave. »

La guerre de 1877-1878, en surexcitant la fibre patriotique a dans certain cercle, remis en honneur les tendances slavophiles ou nationales qui, au milieu du règne d’Alexandre II, étaient tombées en défaveur. Moscou est plus que jamais entiché de l’idée d’être original. En fait de constitution et de liberté politique, malheureusement, le plus sûr moyen de rester original, d’être toujours russe, ce serait de n’avoir ni constitution ni liberté. Beaucoup de Russes, en effet, voudraient découvrir pour leur immense patrie de nouveaux procédés de self-government, une nouvelle manière d’être libre; beaucoup seraient humiliés de l’être à la façon des petits peuples d’un Occident pourri et décrépit, à la façon des Anglais ou des Belges par exemple. Sur ce point, leur patriotisme peut se rassurer, ils n’ont de longtemps rien de pareil à redouter.

Ce dédain des sentiers battus et ce désir d’arriver au but par des voies non frayées, cette sorte de honte de paraître imiter des nations visiblement plus âgées, plus mûres, plus cultivées, cette propension à rêver de combinaisons politiques innomées et de nouvelles formes de liberté dont les contours indistincts ne peuvent sortir de la vaporeuse région des songes, toute cette présomption et cet orgueil national, jusqu’ici stériles, ne sauraient étonner chez un peuple jeune, dans un grand pays fier de sa grandeur où des patriotes d’opinions fort différentes font chaque jour le procès de la civilisation occidentale et de notre maigre culture bourgeoise, où des écrivains éloquens et éclairés se demandent solennellement si la terre russe ne porte pas en germe les semences d’une autre civilisation, d’une autre société, d’un autre état politique [12]. Ne peut-on, en matière gouvernementale, dans les rapports et l’agencement des divers rouages de l’état, dans les relations du peuple et de l’autorité héréditaire, concevoir un type plus parfait et plus harmonieux que tout ce qu’on a vu fonctionner jusqu’ici? Un gouvernement, par exemple, dégagé des luttes de classe et de partis, des antagonismes sociaux et politiques qui, chez les peuples de culture germano-latine, corrompent dans son principe l’état comme la société : — tel est l’idéal plus ou moins vague, plus ou moins conscient et raisonné de bien des Russes. Quelques-uns même ont la prétention de n’avoir besoin pour arriver à la liberté ni de constitution, ni de parlement, ni de droits politiques d’aucune sorte.

Laissant de côté ce que, pour nous Occidentaux, ces rêveries ont de manifestement utopiste, y a-t-il chez le Russe et chez le Slave en général le rudiment d’un état politique nouveau, d’un mode de self-government différent par les formes ou par l’esprit de tout ce qui se rencontre dans l’histoire de notre monde germano-latin? est-il vrai que les Slaves portent en eux-mêmes, dans les élémens de leur culture ou dans les traits encore indécis de leur caractère national, l’embryon d’un type politique inconnu et original? Jusqu’à quel point est-il possible à ces derniers venus de la civilisation chrétienne de chercher la liberté dans d’autres voies que leurs aînés d’Occident, de faire du neuf et du slave, et, en faisant autrement, de faire mieux ?

Cette prétention, fort naturelle et rationnelle si elle se borne à des nécessités d’adaptation ou même au moule des institutions et à leur empreinte nationale, est malaisée à soutenir si elle s’étend au fond des choses et à l’essence même de l’état. Quelles formes de gouvernement non encore découvertes et quelles secrètes inventions politiques, quelles profondes conceptions de la liberté et quels nouveaux moyens de la réaliser se peuvent rencontrer chez des peuples qui n’ont ni institutions ni traditions politiques d’aucune espèce? Les institutions doivent, dit-on, sortir du sol national, mais où en prendre chez les Slaves les racines ou la semence? Sien Russie et ailleurs, ils en ont jadis possédé le germe dans leurs vetchés ou leurs doumas, la graine en a été flétrie et desséchée par les siècles; loin d’avoir encore la force de lever, elle a depuis longtemps perdu toute vertu germinative. Où sont les institutions slaves qui peuvent servir à la Russie de type ou de modèle? Les faut-il cher- cher dans le passé, en Russie même dans le sobor ou la zemskaia douma des XVIe et XVIIe siècles? Mais ces assemblées moscovites ne conviendraient guère mieux à la Russie contemporaine que nos états-généraux composés des trois ordres ne siéraient à la France d’aujourd’hui[13]. Cette originalité slave, faut-il l’aller chercher dans le présent, à l’étranger, chez les petits peuples du Balkan congénères de la Russie, dans la skoupchtina et la constitution serbe encore toute récente, ou bien dans le statut bulgare élaboré à Saint-Pétersbourg par la chancellerie russe ?

Ce statut bulgare, altéré et défiguré par les notables de Tirnovo jusqu’à en être devenu presque méconnaissable, a pour nous l’intérêt d’avoir été rédigé, sur l’ordre du tsar, par un homme d’état russe pour un peuple slave. On est naturellement tenté de se demander si c’est sur le même patron que serait taillée une constitution russe, le jour où, pour les mettre politiquement sur le même pied que leurs protégés du Balkan, le tsar se résoudrait à octroyer une charte à ses quatre-vingt-dix millions de sujets.

En ce cas, où serait l’originalité slave et l’empreinte nationale ? Serait-ce dans l’existence d’une chambre unique comme en Serbie et en Bulgarie? Veut-on dans ces constitutions à peine mises à l’essai ou dans les obscures traditions slavonnes découvrir quelque caractère national, ce ne peut guère être ailleurs.

Et en effet, à tort ou à raison, une assemblée unique serait, croyons- nous, généralement regardée comme plus slave, plus russe qu’un parlement avec deux chambres distinctes et indépendantes comme en ont aujourd’hui la plupart des peuples civilisés d’Europe et d’Amérique. Si au fond cela n’est pas plus slave qu’autre chose, — car en dehors de nos grandes assemblées de la révolution, la Grèce en Europe et Costa-Rica en Amérique n’ont encore aujourd’hui qu’une seule chambre, — cela paraît plus conforme aux goûts et aux préjugés, si ce n’est aux traditions, aux instincts, aux besoins des Slaves modernes. Pour ces nouveau-venus à la vie politique comme pour l’amour-propre russe, une assemblée unique a le grand mérite d’être quelque chose de moins commun, de moins banal, et outre un certain air de nouveauté, d’avoir une certaine saveur démocratique dont Russes, Serbes ou Bulgares, la plupart des Slaves, se montrent très friands. Aux yeux du gouvernement de Saint-Pétersbourg, qui, dans son projet de statut bulgare, s’était également arrêté à une seule chambre, ce mode de représentation avait peut-être l’avantage de moins ressembler à l’appareil habituel du régime parlementaire. Aussi n’y aurait-il pas lieu de s’étonner si à l’heure où il se décidait à faire à ses sujets le même présent qu’à ses protégés du Balkan, le gouvernement du tsar recourait lui aussi à une assemblée unique, sauf peut-être à se repentir plus tard de n’avoir pas tenu plus de compte des leçons de l’histoire et de l’expérience d’autrui.

Une chose pour nous certaine, c’est que, appelés à l’instar des notables bulgares à voter une constitution, des Russes ne seraient guère plus favorables à l’érection de deux chambres que les constituans de Tirnovo. A Moscou comme à Tirnovo, ceux qu’on pourrait appeler les Occidentaux ou les parlementaires seraient sur ce point à peu près sûrs d’une défaite[14]. En Russie comme au sud du Danube, les hommes instruits par les enseignemens du passé auraient du mal à triompher des préventions de leurs compatriotes et des prétendues traditions slaves.

Au peu de goût des Russes pour le régime de deux assemblées, il y a, outre le désir assez général de se singulariser, deux raisons au fond du même ordre. Qu’est-ce après tout, disent certains patriotes, que cette ingénieuse invention de deux chambres, et tout ce système compliqué de poids et contre-poids et d’équilibre parlementaire? Qu’est-ce au fond si ce n’est un signe et une fatale conséquence de l’antagonisme des forces et des pouvoirs qui en Occident se retrouve partout, dans le présent comme dans l’histoire, dans l’état comme dans la société? Chez nous où, entre les différentes classes, où entre le peuple et le souverain, il n’y a jamais eu ni les mêmes défiances ni les mêmes luttes historiques, chez nous où il n’y a ni les mêmes chocs ni les mêmes frottemens, à quoi bon tout ce lourd appareil de freins et de tampons, qui ne ferait qu’embarrasser et paralyser le libre jeu des institutions ?

Cette prétention s’appuie d’ordinaire sur un préjugé d’un ordre analogue. A la plupart des Russes, en cela d’accord avec les Slaves du sud, une chambre haute fait toujours plus ou moins l’effet d’une assemblée de privilégiés; ils lui trouvent quelque chose d’aristocratique qui leur rappelle les distinctions de classes. Pour eux, un sénat ou une chambre des pairs n’est à sa place que dans les pays à traditions féodales ou à oligarchie bourgeoise. A leurs yeux, le peuple russe, étant un dans son essence et dans sa conscience doit vis-à-vis du souverain, comme vis-à-vis de lui-même, être représenté dans son unité par une assemblée unique. Peuple et tsar doivent être placés en face l’un de l’autre en contact direct, sans intermédiaire d’aucune sorte pour les séparer et les empêcher de s’entendre.

Mettons de côté toutes ces prétentions et préventions à demi slavophiles, à demi démocratiques, il reste vrai que la Russie ne semble pas posséder les élémens d’une chambre haute indépendante, d’une chambre héréditaire surtout comme celle des lords dans la Grande-Bretagne ou celle des seigneurs en Prusse[15]. La noblesse russe, tout entière issue du service, n’a jamais eu assez d’autorité morale ou matérielle, assez d’influence, assez d’individualité pour qu’on en puisse tirer une chambre autonome, influente et respectée. En revanche, rien ne serait plus conforme aux habitudes et aux traditions russes si ce n’est aux instincts slaves, qu’une assemblée composée de hauts fonctionnaires civils ou militaires et de personnages désignés par le souverain. La Russie déjà possède presque une pareille assemblée dans le conseil de l’empire, dont les attributions et le recrutement n’auraient qu’à être légèrement modifiés pour en faire une sorte de sénat bureaucratique.

Dans le projet de constitution, en cent cinquante articles, expédié en 1878 de Pétersbourg à Tirnovo, la chambre unique instituée pour les Bulgares était composée à peu près par moitié de députés élus par la nation et de hauts fonctionnaires désignés par le pouvoir, de sorte que le gouvernement et l’administration eussent eu dans cette skoupchtina à peu près autant de représentans que le peuple. Pour les rédacteurs du projet pétersbourgeois, c’était peut-être là une manière de symboliser l’union tant vantée des slavophiles entre le prince et la nation[16]. Les notables de Tirnovo ont eu beau expulser de leur assemblée nationale les délégués du pouvoir, il serait loisible de trouver à ce système pétersbourgeois, à cette composition mixte des assemblées le caractère slave tant prisé de certains patriotes. Cette partie du projet russe, en effet, semble avoir été un emprunt à une principauté voisine, à la Serbie, alors le seul état slave qui possédât un gouvernement représentatif. Dans la skoupchtina serbe, qui paraît avoir servi de modèle au Sieyès de Pétersbourg, un quart environ des membres sont également désignés par le gouvernement. Sur ce point l’originalité slave consisterait donc à réunir, dans une même assemblée, les élus de la nation et les délégués du gouvernement, à confondre dans une même enceinte deux élémens d’origine diverse ailleurs soigneusement séparés, à faire siéger et délibérer ensemble deux classes d’hommes d’ordinaire réparties en deux chambres différentes. En dépit du prétexte d’unité, quand les traditions slaves ou les souvenirs historiques lui seraient vraiment favorables, un tel amalgame serait sans doute aussi peu du goût des libéraux ou des démocrates russes que de leurs congénères bulgares. Par malheur, il est peu probable que les Russes soient consultés et que Moscou ait, comme Tirnovo, sa constituante.

Le projet de statut rédigé par la chancellerie russe pour les Bulgares mérite-t-il d’être regardé comme une sorte de ballon d’essai, comme un indice des vues ou des penchans de Saint-Pétersbourg en pareille matière? Cela reste vraisemblable, bien que les mécomptes de la Bulgarie et les attentats nihilistes aient pu depuis altérer singulièrement les dispositions du gouvernement russe. En tout cas, rien ne serait plus facile que d’appliquer à la Russie un tel procédé; il n’y aurait guère qu’à adjoindre au conseil de l’empire (gosoudartsvenny sovêt) avec quelques hauts dignitaires civils, militaires ou ecclésiastiques, des représentans élus de la nation, par exemple des délégués des états provinciaux (zemstvos). Il en sortirait une assemblée de nature mixte fort peu inquiétante pour le pouvoir, telle que celle recommandée aux Bulgares. On sait que dans les derniers mois on a plusieurs fois, à tort ou à raison, parlé de quelque mesure de ce genre.

Ce serait là du régime représentatif à petite dose, à dose homéopathique pour ainsi dire. Un pareil statut serait assurément quelque chose de neuf, quelque chose de russe et de national. Si peu que cela semble, cela seul serait un grand progrès pourvu qu’une telle assemblée eût pleine liberté de parole et pleine publicité. L’important, l’urgent aujourd’hui, c’est d’entrer dans une voie nouvelle; or une assemblée à demi bureaucratique du genre de celle offerte naguère aux Bulgares pourrait servir de transition et comme de pont entre le système autocratique actuel et un système vraiment constitutionnel, sauf plus tard, avec le progrès des mœurs et de l’éducation politique, à séparer les deux élémens ainsi confondus, à dédoubler une pareille assemblée, mettant dans une chambre les mandataires directs de la nation et dans l’autre les hauts dignitaires avec les membres désignés par la couronne. Nous n’avons pas à marquer ici de préférence ni à tracer aux événemens leur cours. De la part d’un étranger, ce serait là de la présomption. Ce que nous savons, ce que nous sommes obligés de répéter, c’est que la Russie ne saurait longtemps se passer de libertés politiques. Cette évolution nouvelle, qui devient chaque jour plus urgente, doit-elle être inaugurée par une constitution en règle, par une sorte de charte en tant et tant d’articles, ou simplement par une série d’oukases isolés, élargissant peu à peu les attributions des assemblées déjà existantes en évitant soigneusement les mots suspects de charte et de constitution? Ce n’est là en somme qu’une question secondaire sur laquelle ce n’est ni le lieu ni le moment de s’appesantir. Il ne nous appartient pas de donner des conseils. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion générale, mais essentielle. Il y a en architecture un principe dont il est toujours fâcheux de s’écarter : en tout monument, la première condition de la beauté, c’est l’harmonie du dedans et du dehors. L’édifice le mieux conçu est celui dont l’extérieur répond le mieux à l’intérieur, dont les façades et les profils indiquent le mieux la disposition et l’usage. Il en est de même en politique. La meilleure constitution pour la Russie comme pour tout autre état, c’est celle qui correspondrait le mieux à la réalité des faits ; en Russie, ce serait celle qui, tout en faisant à la nation une part dans l’étude et la direction de ses propres affaires, reconnaîtrait au pouvoir des prérogatives dont ni oukase ni charte ne sauraient de longtemps le dépouiller. La meilleure constitution serait la plus simple, peut-être la plus modeste, pourvu qu’elle fût sincère et sérieusement pratiquée. Rien ne serait plus regrettable en pareil cas que de chercher à en imposer au pays ou à l’Europe par des dehors menteurs et des façades de pure décoration, que de dissimuler la petitesse ou la pauvreté du dedans sous le luxe des détails et l’apparat de l’ornementation.

Quelles que soient les formes adoptées, le jour où l’heure paraîtra enfin venue, deux choses à nos yeux sont certaines; l’une, c’est que, si elle sait se résoudre à temps, si elle ne remet pas indéfiniment des concessions devenues urgentes, la couronne conservera longtemps encore la réalité du pouvoir; la seconde, c’est que plus tard le trône admettra la nation à participer à la direction des affaires, plus grande il devra lui faire la place et plus il compromettra dans l’avenir l’autorité avec le prestige de la dynastie. Ce qui eût suffi sous Alexandre II, l’émancipateur des serfs, ne suffira peut-être point sous son successeur.

Aujourd’hui, une assemblée russe, alors qu’il plairait au tsar de la doter officiellement des prérogatives les plus étendues, une chambre russe ne saurait guère être autre chose qu’un conseil consultatif, et alors même qu’on lui accorderait ce que le projet pétersbourgeois déniait à l’assemblée bulgare, l’initiative législative et la présentation des lois, de telles facultés, si amples qu’elles fussent, n’empiéteraient pas sérieusement sur les prérogatives réelles d’un pouvoir consacré par des habitudes et des services séculaires.

Sous des formes constitutionnelles, l’autorité impériale pourrait conserver durant des années, durant des générations peut-être, la plénitude de son omnipotence politique. Grâce aux instincts et aux traditions du peuple, grâce à la séparation morale et à l’isolement réciproque des diverses classes de la nation, qui encore aujourd’hui ont besoin d’un arbitre commun placé au-dessus de leurs préjugés et de leurs intérêts particuliers, grâce surtout aux habitudes patriarcales des masses, l’autocratie pourrait se rajeunir et se retremper dans ce qui ailleurs semblerait une abdication, et le rêve de certains slavophiles pourrait n’être pas une entière chimère.

Dans la Russie contemporaine, dans la Russie à peine sortie du servage, le parlementarisme tel qu’il est pratiqué en Occident ne serait qu’une utopie, une illusion, un trompe-l’œil, si ce n’est un péril pour l’unité ou l’intégrité de l’empire. Les élémens même en font encore défaut; il n’y saurait être question de gouvernement des partis et des majorités. A cet égard, les adversaires des réformes constitutionnelles ont absolument raison. Transférer le pouvoir des conseillers de la couronne aux chefs de partis et aux délégués des majorités, déclarer irresponsable l’héritier de quatre ou cinq siècles d’autocratie ne serait qu’une vaine et ridicule fiction. Sur ce point tous les exemples de l’étranger, de l’Autriche-Hongrie comme de l’Italie, ne sauraient rien prouver; ni par l’éducation et la culture, ni par l’inertie politique du peuple et de la société, la Russie n’est prête à une telle évolution.

C’est en ce sens que, tout en entrant dans la voie des libertés modernes, la Russie doit se garder de copier l’Europe, d’emprunter des formes étrangères, de rompre avec la tradition nationale. Si pour elle le but est le même, la route, au début du moins, ne saurait être identique. Pour atteindre à la liberté politique, il lui faut suivre un chemin large et à pente douce; les raccourcis abrupts qui ont pu réussir à d’autres lui seraient périlleux; elle est trop massive et pesante pour escalader les sentiers escarpés par où de plus petits et de plus agiles ont pu passer impunément. Son histoire a beau sembler procéder souvent par sauts et par bonds, les brusques révolutions politiques ne semblent pas son fait, car toutes les évolutions du passé ne lui ont été possibles qu’à l’aide de la forte main du pouvoir autocratique.

IV.

Il est temps de nous résumer et de conclure. A ceux qui nous demanderaient où l’on peut découvrir en Russie des organes d’une libre vie politique, nous ne répondrons que par une comparaison. Il y a en histoire naturelle deux théories rivales dont je ne veux pas apprécier la vérité, mais que je crois pouvoir appliquer à la politique et aux libertés constitutionnelles. Selon l’une, la plus ancienne et la plus vulgaire, c’est l’organisme qui crée la fonction; selon les novateurs, c’est plutôt la fonction et le besoin qui créent l’organe. On peut en dire autant de la politique; là surtout, c’est au besoin à créer l’organe, c’est à l’exercice et à l’énergie vitale de le développer et de l’approprier aux circonstances; mais là aussi l’organe, à son tour, réagit singulièrement sur la fonction et développe et stimule le besoin dont il est né. Le meilleur moyen de mettre un peuple en état de se gouverner lui-même, c’est de lui en fournir l’occasion. Une fois en possession d’organes de self-government, la Russie comme tout autre peuple vivant les adaptera peu à peu à ses instincts et à son génie.

Faut-il regretter qu’au début de son règne l’empereur Alexandre ait refusé d’obtempérer aux vœux de la noblesse, qui, en dédommagement de ses droits sur les paysans, rêvait de franchises constitutionnelles? Je ne le pense pas. Si naturelle et équitable que fût la pensée de lier l’affranchissement des serfs vis-à-vis des propriétaires à l’affranchissement de leurs maîtres vis-à-vis de l’autocratie, cette double et connexe émancipation ne pouvait guère se faire du même coup. Entre l’une et l’autre, ce n’était pas trop d’un intervalle d’une vingtaine d’années. Les nombreuses réformes de cette période étaient la préface indispensable des réformes politiques, elles en ont préparé l’avènement et, en le préparant, elles l’ont rendu inévitable à courte échéance. Sur ce point, il serait funeste de se faire illusion.

Longtemps les Russes les plus éclairés ont été peu enclins à hâter de leurs vœux l’heure où la nation serait mise en possession de droits politiques. L’exemple d’autres pays dotés prématurément d’institutions libérales, de parlement et de ministres responsables, l’exemple de l’Espagne, le nôtre même leur paraissait peu encourageant. Quelques mois avant la dernière guerre de Bulgarie, un Russe, homme intelligent et libéral que j’interrogeais à ce sujet, alors bien moins à l’ordre du jour que depuis le congrès de Berlin, me répondait : « La constitution, ce sera pour le prochain règne; mieux vaut pour la Russie que cela vienne quinze ans trop tard que quinze ans trop tôt. » Ces paroles semblaient d’un sage, et moi-même, je l’avoue, j’en admirais la prudence et en admettais la justesse. Et cependant sommes-nous bien sûrs aujourd’hui de la vérité d’une telle maxime? Les événemens des dernières années, le désordre moral et le désarroi gouvernemental qui ont suivi la dernière guerre. m’en ont depuis fait douter. L’agitation tumultueuse de la jeunesse, l’irritabilité nerveuse toujours croissante d’une société qui se sent mal à l’aise et ne sait où trouver le calme, l’impossibilité manifeste de demeurer longtemps dans le statu quo et la difficulté d’en sortir sous la pression des menaces révolutionnaires; tout ce qui s’est passé récemment en Russie, depuis cette longue série d’attentats et de martyres politiques sans pareille dans l’histoire, tout cela fait qu’on se demande malgré soi si, au lieu d’attendre que l’heure des réformes politiques eût bruyamment sonné, il n’eût pas mieux valu la devancer un peu.

Avec l’ascendant traditionnel que possède le pouvoir impérial, avec le prestige dont il restait entouré avant la double déception de Plevna et de Berlin, avec la popularité personnelle du libérateur des serfs, peut-être y eût-il eu pour le présent comme pour l’avenir moins d’inconvéniens pratiques à prévenir les vœux de la nation et à lui donner cette marque de confiance. En tous cas, l’imprudence aujourd’hui serait plutôt dans des retards prolongés et des délais irritans ; l’heure où le changement eût pu se faire sans trop de secousses et de difficultés est peut-être déjà passée.

Les excitations et les désillusions de la guerre de Bulgarie ont en quelques années singulièrement mûri la question, si ce n’est la nation. Les classes cultivées, la société et l’intelligence, comme on dit en Russie, semblent arriver à ce point où, pour tromper leur vague appétit de réformes et de liberté, le gouvernement impérial n’aura bientôt d’autres ressources que des diversions extérieures et des aventures. Comme nos éphémères empires français, ce gouvernement dix fois séculaire se sentira de plus en plus obligé de choisir entre les réformes du dedans et les aventures du dehors, entre la liberté et la gloire. A défaut de l’une il lui faudra donner l’autre. Cette alternative, chez nous ancienne, s’imposera de plus en plus à la Russie. Déjà on pourrait dire que, sous Alexandre Ier et sous Nicolas, l’autocratie ne s’est maintenue intacte qu’en se couvrant d’un manteau de gloire. Le gouvernement le sent vaguement, et la dernière guerre d’Orient lui a enseigné combien risqué et incertain est un pareil jeu même avec des victoires. Il y a là en effet une sorte de cercle vicieux; souvent et parfois plus vite et plus clairement que la paix, la guerre rend palpable à tous la nécessité d’un contrôle du pays sur le gouvernement. C’est ce qu’a fait la guerre de Bulgarie.

Tout aujourd’hui invite à un changement de régime, et tout en bénéficierait : la force et l’ascendant de la Russie n’y sont guère moins intéressés que l’ordre intérieur et une bonne administration.

D’où provient la faiblesse de la Russie dans la guerre? Des mêmes causes que les désordres administratifs du dedans. A qui profiterait le contrôle des représentans du pays sur la bureaucratie et le tchinovnisme? Serait-ce uniquement à l’administration centrale et locale, à la police, à la justice, aux services civils? Nullement, ce serait tout autant, si ce n’est plus encore, à l’administration et à l’instruction militaires, ce serait aux finances et à l’enseignement comme à l’armée, c’est-à-dire à toutes les forces matérielles et morales, politiques et militaires du pays. La seule discussion publique du budget dans une assemblée libre aurait pour l’honneur et le bien de l’état des résultats inappréciables[17]. Alors seulement le lourd colosse pourrait avoir une vigueur réelle en rapport avec sa taille, avoir des ressources effectives en proportion de ses immenses ressources naturelles.

Les hommes d’état russes ne se rendent pas assez compte que si l’anarchie est une incurable faiblesse, la liberté est une force que rien ne remplace. Il y a une chose dont un étranger peut assurer la Russie, c’est que des institutions libérales peuvent seules lui rendre ce qui est aussi une force non à dédaigner, la considération des gouvernemens et les sympathies des peuples. Une évolution dans ce sens lui procurerait un prestige et un crédit que tous ses régimens et ses diplomates ne lui sauraient donner. C’est le seul moyen pour elle de dissiper les défiances et les préventions invétérées qui s’attachent à sa politique. En Orient, vis-à-vis des Slaves du sud, vis-à-vis des chrétiens d’Europe et d’Asie, elle retrouverait un ascendant que ni ses services, ni sa puissance matérielle ne sauraient lui valoir. La liberté est le seul aimant qui puisse lui attirer et lui conserver l’affection des petits peuples émancipés par ses armes; elle seule peut les empêcher de détourner les yeux de leur grand patron du nord pour chercher ailleurs des leçons et des modèles. En Occident, le bénéfice ne serait pas moindre ; une Russie libérale (quand sera-t-il permis d’accoler ces deux mots?) reconquerrait une influence et par suite une place en Europe qui feront toujours défaut à la Russie absolutiste. Avec le vieux régime autoritaire, elle est condamnée à l’isolement; les états ont en effet, dans notre siècle, une autre manière de s’isoler que la révolution, c’est l’extrême opposé. Tant qu’elle persistera à demeurer à l’écart de toutes les réformes politiques accomplies partout ailleurs, la Russie restera moralement seule en Europe ; les préventions ou les répulsions contre son système de gouvernement détourneront d’elle et de son alliance les peuples qui y seraient naturellement le plus portés.

A quelque point de vue que nous nous placions, de quelque côté que nous nous tournions, une évolution libérale nous paraît la meilleure, ou mieux la seule solution possible des difficultés présentes. L’œil a beau chercher, il ne découvre pas d’autre issue. Est-ce à dire que tout serait fini par là? Nullement; un changement de régime serait moins une solution qu’un nouveau point de départ, ce serait un commencement plus encore qu’une fin.

il en est de la liberté et d’une constitution politique comme du mariage qui, dans le roman ou les comédies, est souvent un dénoûment et qui, dans la réalité, ne fait qu’inaugurer une autre vie avec ses luîtes, ses labeurs et ses épreuves.

La Russie a, croyons-nous, tout à gagnera une initiative libérale, tout à risquer dans les lenteurs et les atermoiemens du statu quo même avec la suppression des lois d’exception actuelles, même avec le retour à un ordre régulier; mais cela ne veut pas dire qu’un changement de régime, qu’une charte ou un appel à la nation calmerait comme un mot magique toutes les passions qui fermentent chez elle. Non assurément; il faut se garder de pareilles illusions, chaque forme de gouvernement a ses difficultés, et la liberté a les siennes, au début surtout. Les routes qui y conduisent sont loin d’être toujours unies, droites et faciles; elles ont elles aussi leurs obstacles et leurs fondrières, elles semblent souvent dures et tirantes, tant surtout qu’elles sont neuves et n’ont pas été frayées ou aplanies par les siècles et les générations. Pour les gouvernemens et les peuples, au nord comme au midi, il n’y a pas de repos complet, pas de station où l’on puisse s’arrêter en chemin et dormir sans souci.

Aussi n’hésiterons-nous pas à dire toute notre pensée. Si grands que nous semblent pour le pouvoir comme pour la nation les avantages d’un changement de régime, tous deux feront bien de n’en pas trop attendre sous peine de nouvelles et plus graves déceptions. Quels que soient les droits, quelles que soient les institutions concédés au peuple, il n’en faut pas trop exiger. Les machines politiques les plus ingénieuses, si bien combinées, si bien appropriées et dirigées qu’on les imagine, ne sauraient toujours marcher sans frottemens, sans arrêts ou sans accidens. Il ne faut surtout pas jouer avec elles. Ce sont des engins dangereux qu’on doit manier avec prudence; il y aurait témérité à se faire prendre la main dans leurs engrenages. L’usage seul apprend à s’en servir, l’usage seul en montre les défauts et y apporte des perfectionnemens. En entrant résolument dans la voie où l’opinion et le général Loris-Mélikof paraissent vouloir l’engager, la Russie aurait certainement ses difficultés, ses embarras, ses périls si l’on veut, mais ce seraient les embarras et les difficultés des gouvernemens modernes. Ce changement seul serait un gain pour elle. Si elle avait encore ses souffrances et ses crises, ce ne serait plus en pure perte ; ses luttes, ses erreurs, ses désenchantemens mêmes pourraient profiter au pays et au progrès national. Avec le maintien du statu quo au contraire, le malaise actuel peut se prolonger indéfiniment ou reparaître à brève échéance au grand détriment de toute la vie publique, sans avantage d’aucune sorte pour le pays qui en souffre. Il y a des périls qu’il faut savoir courir, braver à temps, ne serait-ce que pour ne pas les accroître. Comme naguère l’émancipation des serfs, il est visible aujourd’hui que l’émancipation politique est inévitable. Or plus tard elle se fera et plus malaisée elle sera, plus grandes devront être les concessions et plus rapides les changemens. Rien de moins vraisemblable aujourd’hui, en dépit des apparences, qu’une révolution en Russie; une seule chose rendrait à la longue une révolution possible, les hésitations et les atermoiemens du gouvernement, le refus de donner satisfaction à des instincts qu’il n’est plus en son pouvoir d’étouffer.

Et maintenant, si en dépit de toutes les décisions de son gouvernement, l’avenir de la Russie semble obscur, quel est le peuple de l’Europe dont l’horizon n’est pas couvert? Quel est celui qui voit clairement, au loin devant lui, et qui se croit sûr de son chemin? Nous vivons à une époque de transition et de transformation sociale et politique dont le dernier terme échappe encore aux yeux les plus perçans. A cet égard, la Russie appartient bien à l’Europe moderne et les destinées de l’une ne sauraient se séparer des destinées de l’autre. Ce n’est point la Russie seule qui traverse une crise, c’est toute notre civilisation chrétienne. Au rebours des préjugés opposés des nationaux et des étrangers, on pourrait dire qu’à regarder les choses de haut, la Russie n’est ni beaucoup plus saine ni beaucoup plus malade que les autres peuples du continent. A travers toutes ses difficultés elle garde un avantage qui manque à d’autres. Dans cette marche incertaine, sous l’empire d’une force irrésistible, vers un but indistinct et perdu dans le lointain, les peuples qui ont le plus de chance d’éviter les chutes semblent ceux qui peuvent donner carrière aux aspirations du présent sans briser avec toutes les traditions du passé. Or aujourd’hui la Russie est de ce nombre.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, 15 mai, 1er août, 15 novembre, 15 décembre 1876, 1er janvier, 1er juin, 1er août, 15 décembre 1877, 15 juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1878, 1er mars, 15 mai, 1er septembre 1879, 1er janvier, 15 février 1880.
  2. Voyez dans la Revue du 15 décembre 1876 l’étude intitulée : les Réformes de la Turquie, la Politique russe et le Panslavisme.
  3. Nicolas Tourguenef, la Russie et les Russes.
  4. Voyez la Revue du 15 mai 1870, sur la Réforme judiciaire et le Jury.
  5. Oukraine; oukraïna signifie frontière.
  6. L’expression est du prince Mechtcherski.
  7. C’est ainsi qu’un des chefs slavophiles, M. Aksakof, a été naguère jusqu’à dire qu’en Russie l’entente du souverain et du peuple était d’autant mieux assurée et plus complète qu’elle se passait de garanties légales.
  8. On prétend que M. Ivan Aksakof est allé jusqu’à faire remettre un mémoire en ce sens au grand-duc héritier.
  9. Le texte primitif de plusieurs de ces adresses, modifié sous l’influence des gouverneurs, a été publié dans les feuilles russes de l’étranger, par exemple dans l’Obehtchée Délo de Genève.
  10. Voyez M. A. Rambaud, Histoire de Russie.
  11. L’on raconte que lors de l’insurrection de décembre 1825, faite au nom de Constantin, frère aîné de Nicolas, quelques officiers ayant crié : Vive la constitution! les soldats crurent que c’était la femme du grand-duc.
  12. Voyez par exemple le prince Vasiltchikof : Zemlevladenié i Zemledélié, tome I, Introduction.
  13. Un savant russe, M. Sergévitch, a du reste, il y a quelques années, montré que le sobor moscovite n’avait rien de réellement original, rien qui le distinguât essentiellement de nos états-généraux, par exemple. Voyez le second volume (1875) du Recueil des sciences politiques publié par M. V. Bezobrazof.
  14. Dans la constituante bulgare de Tirnovo, en 1879, un comité de quinze membres chargé d’étudier le projet envoyé de Saint-Pétersbourg avait admis en principe, à côté d’une assemblée législative composée exclusivement de membres élus, la création d’un sénat formé en tout ou en partie de membres nommés par le gouvernement. Cet important amendement fut repoussé, et la Bulgarie est restée avec une seule chambre ou skoupchtina, scindée, il est vrai, en deux, la grande et la petite assemblée, la première composée de tous les membres, la seconde, délégation de la première, chargée des affaires courantes. Cette institution de deux assemblées ayant même origine et émanant l’une de l’autre, a peut-être pour certains Slaves un caractère national, car il se rencontre quelque chose d’analogue dans la skoupchtina serbe, ainsi que dans les assemblées provinciales et municipales de la Russie, où zemstvos et doumas ont une délégation du nom d’ouprava.
  15. Voyez dans la Revue du 15 mai 1876, l’étude sur la Noblesse russe et le Tchine.
  16. La moitié des évêques, la moitié du haut personnel judiciaire et la plupart des hauts fonctionnaires, devaient être membres de droit de l’assemblée nationale bulgare, en outre, d’après l’article 79, un tiers des membres devait être nommé par le prince. En se résignant à subir ce projet, les Bulgares se seraient peut-être épargné plus d’un embarras et une révision prématurée de leur jeune constitution. Ce qui est peu logique bien que fort explicable par les intérêts en jeu, c’est que dans la commission européenne pour la Roumélie orientale les commissaires russes se sont opposés de toute leur force à l’introduction du système de représentation patronné par eux en Bulgarie.
  17. Cette question du budget qui pour la cour et le palais serait la plus gênante, est peut-être celle qui suscitera le plus d’obstacles et de retard à un changement de régime.