La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 38-79).
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

IX.
LE RASKOL ET LES SECTES. — LES DEUX BRANCHES DU SCHISME, POPOVTSY ET DEZPOPOVTSY[1]

Sorti d’une révolte du formalisme moscovite contre une correction des livres d’église, le raskol, le schisme russe, a reçu de la réforme européenne de Pierre le Grand une vigueur nouvelle et une portée plus haute. Les adversaires des changemens liturgiques introduits par le patriarche Nikone se sont grossis des adversaires des changemens politiques introduits par Pierre et ses successeurs. Le schisme est devenu une protestation nationale contre l’influence et l’imitation de l’étranger, une protestation populaire contre la constitution de la Russie en état moderne. Le starovère, le vieux-croyant, a personnifié la résistance de la vieille Russie aux mœurs nouvelles et aux importations occidentales.

Détachés du tronc de l’église et privés d’épiscopat et de clergé, les vieux-croyans se sont bientôt divisés en deux partis : les dissidens hiérarchiques, les popovtsy, qui reçoivent comme ministres des popes dérobés à l’église dont ils récusent l’autorité, — les sans-prêtres, les bezpopovtsy, qui, ne reconnaissant plus à l’épiscopat le droit de conférer le sacerdoce, rejettent tout clergé. Nous avons montré à quelle secrète logique ont obéi ces deux branches du schisme, à quelles extrémités religieuses et morales avait abouti le parti le plus radical ; nous voulons chercher aujourd’hui comment ces doctrines souvent absurdes, parfois immorales, ont pu vivre et durer, comment dans un état autocratique des sectes de marchands ou de paysans ont pu se constituer en face d’une église d’état. Nous voudrions découvrir dans quelle mesure le raskol a pendant une lutte de deux siècles subi l’influence de la civilisation, dans quelle mesure il lui résiste encore, quels sont les ressources et quels sont les obstacles ou les dangers qu’il présente à la Russie et au gouvernement russe. Le raskol est le phénomène le plus complexe en même temps que le plus original de la Russie moderne : la religion n’en est qu’une face. Le schisme a un côté social et politique, un côté économique et financier, et sous ces divers aspects il montre le secret génie et les tendances natives d’un peuple dont les aspirations n’ont encore pu se produire que sous forme religieuse.


I

Quel est le nombre de ces dissidens, de ces raskolniks, c’est la première question qui se présente à l’esprit, et c’est la plus difficile à résoudre. Les statistiques officielles donnent le dénombrement des adeptes de tous les cultes professés dans l’empire ; les raskolniks y figurent à leur rang, mais le chiffre indiqué pour eux n’est même pas un chiffre approximatif. Le dernier recensement accuse un peu moins de 1,100,000 raskolniks[2]. Les hommes les plus compétens, les statisticiens les premiers, sont unanimes à repousser sur ce point les données de la statique, unanimes à les trouver notoirement inférieures à la vérité ; ils sont en désaccord sur le nombre à substituer au nombre reconnu. Pour avoir la force numérique réelle des dissidens, il suffit, selon quelques-uns, de doubler ou de tripler le chiffre officiel ; selon la plupart, ce n’est pas trop de le quintupler, de le sextupler ; selon plusieurs, il faut monter au-dessus de 12 millions, peut-être au-dessus de 15 millions d’âmes. L’absence de toutes données positives explique ces divergences. Un des plus remarquables statisticiens de la Russie me disait avoir consulté à ce sujet les chefs du raskol venus à Saint-Pétersbourg pour les affaires de leur culte. « Nous sommes nombreux, répondirent-ils, mais nous ne savons combien nous sommes. » Personne ne le sait, et cette obscurité n’est pas une des moindres singularités ni une des moindres forces du raskol.

Les statistiques gouvernementales ne comptent à l’actif du schisme que les dissidens admis ou avoués par l’église, c’est-à-dire ceux qui depuis plusieurs générations ont réussi à échapper aux registres des paroisses du clergé orthodoxe. Ce n’est naturellement que le petit nombre. En dehors de ces raskolniks déclarés, il y a tous ceux que les actes publics continuent à inscrire parmi les orthodoxes ; il y a tous les raskolniks honteux ou déguisés qui craindraient de s’exposer à des poursuites ; il y a enfin toutes les sectes secrètes ou prohibées qui fuient obstinément la lumière. À défaut de recensement, il est une classe de documens d’où se peuvent tirer quelques données approximatives sur le nombre des dissidens. Ce sont les rapports du haut-procureur du saint-synode sur la fréquentation des sacremens dans l’église orthodoxe. Le règlement spirituel de Pierre le Grand remarquait déjà que l’éloignement pour l’eucharistie était le meilleur indice auquel se pût reconnaître un raskolnik[3]. Or sur les listes officielles, parmi les gens inscrits comme n’ayant pas participé aux sacremens, ont longtemps figuré plusieurs catégories de fidèles qui paraissent appartenir au schisme. L’analyse des tableaux officiels des confessions et communions pascales a conduit un écrivain russe à estimer à 9 ou 10 millions le nombre des dissidens[4]. Ce chiffre paraît un peu élevé, il ne dépasse cependant point les estimations habituelles des raskolniks. C’est par millions d’âmes que se comptent les dissidens, et c’est probablement entre 6 et 8 millions qu’oscille leur nombre réel[5].

Le nombre des raskolniks ne peut du reste, donner une juste idée de l’importance <iu raskol. Il n’en est point du schisme russe comme de la plupart des religions établies, la valeur ou l’influence n’en saurait être mesurée à un chiffre. Le raskol n’existe pas seulement à l’état d’église, de confession adoptée par tant ou tant de millions d’hommes ; c’est souvent une simple tendance, comme une pente vers laquelle inclinent beaucoup d’hommes demeurés dans l’orthodoxie officielle. La force du raskol est peut-être moins dans les adeptes qui le professent obstinément que dans les masses qui sympathisent sourdement avec lui. Au lieu de les avoir en haine ou en répulsion comme des rebelles et des hérétiques, le paysan ou l’ouvrier demeuré fidèle à l’église regarde souvent les vieux-croyans comme les chrétiens les plus pieux et les plus fervens, comme des chrétiens semblables à ceux des premiers temps, et comme eux persécutés pour la foi. Dans certaines régions se rencontre chez le petit peuple cette singulière opinion, que l’orthodoxie officielle n’est bonne que pour les tièdes, que c’est une religion mondaine (mirskaïa) dans laquelle il est difficile de faire son salut, et que la sainte et vraie religion chrétienne est celle des vieux-croyans. L’insuffisance ou l’inactivité des popes orthodoxes a dû contribuer à répandre cette opinion, que les progrès du clergé russe doivent chaque jour affaiblir. Un conseiller d’état, chargé vers la fin du règne de Nicolas d’une enquête secrète sur le raskol, raconte à cet égard une instructive anecdote. « À mon entrée dans l’izba d’un paysan, j’ai souvent, dit-il, été accueilli par ces mots : Nous ne sommes pas chrétiens. — Qu’êtes-vous donc, des infidèles ? — Non, répondaient-ils, nous croyons-au Christ, mais nous suivons l’église ; nous sommes des gens mondains, des gens frivoles. — Comment n’êtes-vous pas chrétiens, puisque vous croyez au Christ ? — Les chrétiens sont ceux qui gardent l’ancienne foi ; ils ne prient point de la même manière que nous ; mais nous, nous n’en avons pas le temps[6]. » Cette naïve façon de s’accuser de penchant au schisme en se défendant du soupçon de lui appartenir montre quelles racines le schisme a jetées dans l’esprit du peuple. À tort ou à raison, une grande partie de la nation passe pour incliner au raskol. C’est là un fait grave, et c’est au fond un des principaux obstacles à l’entière émancipation des vieux-croyans. Le jour où chacun serait maître d’adhérer ostensiblement aux starovères, on craindrait de voir l’église dominante perdre/le quart, peut-être le tiers de ses enfans. Aussi, pour autoriser la libre profession du raskol, le gouvernement attendra-t-il que la grande majorité de la nation soit retenue dans l’orthodoxie par l’instruction ou par l’indifférence.

La force du schisme n’est pas toute dans le nombre de ses adhérens ou dans les sympathies populaires, elle est dans les classes où se transmet l’ancienne foi. Objet des mépris du Russe civilisé, c’est dans le peuple ou dans les classes sorties du peuple, chez le paysan, chez l’artisan, chez le marchand, que se recrute le raskol. En d’autres pays, cette localisation dans les couches inférieures de la nation eût pu être une cause de faiblesse ; dans la Russie du servage, c’était une garantie d’existence. Le schisme est une des suites de cette rupture de la société russe en deux mondes étrangers l’un à l’autre, en deux peuples sans sympathies réciproques, que nous avons signalée comme une des conséquences de la violente réforme de Pierre le Grand. L’épaisse muraille que le XVIIIe siècle avait élevée entre le peuple et les classes instruites a servi de rempart aux superstitions et aux sectes populaires. Le raskol a grandi derrière le dédain de la noblesse comme derrière un retranchement, protégé contre les attaques de la civilisation par le mépris même des classes civilisées. Confinés dans le bas peuple, les préjugés et les erreurs du peuple étaient si bien à couvert que pendant plus d’un siècle et demi ils restèrent presque entièrement inconnus des hommes qui eussent pu les combattre. C’est seulement depuis quelques années que les Russes instruits ont eu la curiosité de pénétrer dans l’obscur dédale des croyances de la plèbe dissidente. Cette curiosité nouvelle, ce simple mouvement d’intérêt est un symptôme du rapprochement des classes, et c’est à ce rapprochement plus qu’à toute chose, c’est à la sympathie mutuelle des deux moitiés de la nation qu’il est réservé d’effacer au de redresser les aberrations religieuses des classes populaires.

Tout confiné, tout dédaigné qu’il fût, le raskol possédait deux élémens de puissance souvent liés ensemble, la moralité et la richesse. « Ces raskolniks, vous dit-on fréquemment, sont les hommes les plus sobres, les plus économes, les plus honnêtes. » Quand un propriétaire vous mène dans une cabane de paysan propre et bien tenue, si on lui demande ce que sont les habitans, il vous répond souvent : Ce sont des raskolniks, des vieux-croyans. Quand vous demandez à un chef d’industrie quels sont ses meilleurs ouvriers, il n’est pas rare de lui entendre dire : Ce sont des dissidens, des starovères. Ainsi dans l’Oural, la grande région industrielle de la Russie, la plupart des ouvriers sont des vieux-croyans fort attachés à leurs rites. Ces qualités d’ordre et d’économie se montrent même vis-à-vis de l’état, qui les a persécutés. « Les vieux-croyans, me disait le gouverneur d’une des provinces qui d’ordinaire sont en retard pour le paiement des impôts, les vieux-croyans sont les contribuables qui s’acquittent le plus régulièrement. Ces avantages moraux tiennent en partie aux préjugés des dissidens, et s’affaiblissent peu à peu avec ces préjugés. La répulsion de beaucoup d’entre eux pour certains usages, pour certains alimens, les préserve de tel ou tel vice, de tel ou tel défaut, de même que les prescriptions du Coran défendent parfois le musulman de l’ivrognerie. Le principe de la moralité des raskolniks n’est cependant pas dans leurs répugnances ou leurs préventions, il est encore moins dans leur culte. La morale dans les religions ne découle pas toujours directement du dogme, elle vaut souvent moins, souvent mieux que les doctrines. À l’honnêteté ou aux vertus des raskolniks, il y a en dehors de la religion deux causes, une cause nationale particulière au peuple russe et à l’origine du raskol, une cause générale qui dans tous les cas semblables agit en tout pays d’une façon analogue. La cause nationale, c’est que, le schisme étant sorti d’une révolte de la conscience populaire, ce sont les âmes ou les familles les plus consciencieuses qui lui sont demeurées fidèles ; c’est que le raskol est en harmonie avec l’idéal social, l’idéal moral et pour ainsi dire l’idéal domestique du peuple. La cause générale, c’est que, partout où vis-à-vis d’églises privilégiées il y a des confessions moins favorisées, ces dernières doivent à l’infériorité même de leur situation une supériorité relative de zèle et de vertu. En devenant de minorité majorité, un parti religieux, comme un parti politique, tend malgré lui au relâchement ou à l’engourdissement. L’efficacité morale d’une même religion en des pays divers est souvent ainsi en raison inverse du nombre de ses adhérens, en raison inverse de sa puissance politique. Comme une source qui en se répandant perd de sa limpidité, une doctrine religieuse en s’étendant perd souvent de sa pureté, perd de son austérité. Chez les vieux-croyans, de même que chez la plupart des minorités religieuses, les qualités inhérentes à l’infériorité du nombre ou de la situation ont encore été renforcées par des souvenirs ou des perspectives de persécution qui élevaient les esprits et trempaient les caractères. Il est des pays où après un long abaissement les mœurs publiques ont été relevées par des minorités religieuses d’abord dédaignées. À cet égard, il a manqué quelque chose aux vieux-croyans pour avoir sur la Russie l’influence qu’ont eue les puritains sur l’Angleterre des Stuarts. Enfermé en lui-même et dans la contemplation du passé, isolé d’une civilisation qui s’imposait malgré lui à sa patrie, le raskol est demeuré dans le peuple comme une protestation stérile, il est resté aussi impuissant à doter la Russie d’un idéal moral que d’un idéal politique.

À la force que donne la moralité s’ajoute chez les vieux-croyans la force de la richesse, la force de l’argent. Ici encore, il y a des causes spéciales au raskol, et des causes générales tenant à la situation des raskolniks. Cette disposition à s’enrichir est en partie une conséquence de la supériorité morale, et, comme celle-ci, peut tenir à certaines croyances, à certaines préventions du schisme. Le starovère, qui ne fume pas, qui boit peu, arrive plus vite à l’aisance par la sobriété et l’économie. Ce n’est là pourtant que le petit côté de l’explication. Il y a une raison plus haute, une raison qui se rencontre à un degré plus ou moins marqué chez la plupart des religions, chez la plupart des races longtemps tenues dans un état d’infériorité. Par la persécution, par les lois d’exclusion, les sectes opprimées et désintéressées des affaires publiques sont rejetées vers les affaires privées, vers le commerce. Chez elles, les capacités financières ou commerciales, fortifiées par l’exercice et accumulées par l’hérédité, finissent par devenir comme un don naturel, une faculté innée. Les Juifs dans le monde entier, les Arméniens en Orient, les Parsis dans l’Inde, les Coptes en Égypte, offrent des exemples divers de la même loi. Le raskol est trop récent, un trop grand nombre de ses adhérens appartient aux classes rurales, pour qu’une semblable adaptation soit aussi marquée et aussi générale chez les raskolniks. Ce qu’on peut assurer, c’est que chez eux l’esprit positif, les qualités mercantiles du Grand-Russe se sont d’autant mieux manifestés que pour être libres ils avaient besoin d’être riches. La corruption de l’ancienne administration russe les contraignait à recourir à la clé d’or qui ouvrait toutes les portes. Les premiers peut-être en Russie, les starovères ont compris que l’argent pouvait être une sauvegarde et la fortune une force ; les premiers, ils ont demandé l’émancipation à la richesse.

La prospérité mercantile des vieux-croyans se peut rapprocher de celle de plusieurs sectes protestantes en Angleterre et aux États-Unis. Il est des formes religieuses à principes simples, à morale sévère, parfois même morose, qui conviennent à certaines classes sociales et à une certaine médiocrité de culture, des doctrines pour ainsi dire bourgeoises qui vont facilement à l’esprit du marchand ou de l’homme d’affaires, et mènent à la fortune par un chemin plus régulier et plus sûr. Chez les raskolniks, comme chez le puritain, le quaker ou le méthodiste, chez le Grand-Russe comme chez l’Anglo-Saxon, l’esprit pratique s’allie fort bien à l’esprit théologique, et le sens des affaires aux illusions religieuses. Dans les villes, dont l’accès ne leur a été officiellement rouvert que sous Catherine II, les dissidens comptent parmi les plus riches de ces marchands russes dont souvent l’énorme fortune rivalise avec celle des négocians américains. À Moscou, la capitale commerciale et financière de l’empire, beaucoup des plus belles maisons, beaucoup des plus vastes usines appartiennent à des raskolniks. À Perm et dans l’Oural, la région des mines et des forges, les vieux-croyans se sont rendus maîtres d’une grande partie des transactions. La richesse s’est si vite accumulée dans leurs mains que sous l’empereur Nicolas un écrivain officieux assurait qu’une portion considérable des capitaux russes se trouvait au pouvoir des schismatiques[7]. Les appréhensions de quelques esprits ont été jusqu’à craindre de la part du raskol une sorte d’accaparement des affaires ou de monopole financier tel qu’ailleurs on en a souvent redouté de la part des Juifs : de semblables terreurs étaient singulièrement exagérées. Ce qui est vrai, c’est qu’au XIXe siècle la force principale du schisme a été dans la bourse. L’argent est devenu le nerf du raskol, l’argent a joué le premier rôle dans les moyens de défense et les moyens de propagande des raskolniks.

Grâce au soutien que se prêtent les uns aux autres les dissidens, grâce aux liens que noue entre eux la foi religieuse, le schisme a parfois pu être considéré comme un chemin menant à la fortune. Pour certains hommes d’affaires, pour certains riches marchands, le raskol a été un puissant moyen d’influence, pour quelques-uns un moyen d’exploitation. Dans plusieurs de ces sectes religieuses, comme ailleurs dans les partis politiques, il semble qu’à côté des fanatiques et des naïfs il y ait des meneurs et des intrigans pour qui l’hérésie, comme ailleurs la révolution, n’est qu’un instrument d’élévation. La superstition des masses dissidentes n’a parfois servi qu’à alimenter la cupidité et les coffres des chefs. « Le raskol, écrivait récemment un des hommes qui l’ont le plus étudié, le raskol n’est plus que la vache laitière de fripons millionnaires[8]. » Prise à la lettre et étendue à tous les vieux-croyans, une telle appréciation ne serait qu’une calomnie. En Russie, la culture des classes marchandes n’est pas encore telle que pour expliquer leur fanatisme ou leur superstition, il soit besoin de recourir à une fourberie intéressée. Si les raskolniks possèdent souvent une grande fortune, beaucoup en font le plus noble usage. Les starovères rivalisent de libéralité avec les marchands orthodoxes pour la fondation des écoles ou des établissemens de bienfaisance. Chose plus singulière, ces vieux-croyans, les héritiers des vieux Russes en révolte contre toutes les importations occidentales, sont parfois les protecteurs des arts que la Russie a empruntés à l’Occident. Ces hommes hier encore fidèles au costume moscovite s’entourent déjà de tout le luxe de la civilisation moderne. Nous avons visité à Moscou l’hôtel d’un de ces riches marchands starovères. Tous les styles d’architecture avaient été mis à contribution pour cette vaste demeuré ; les marbres, les peintures et les fleurs y étaient prodigués ; un œil parisien n’y eût pu reprocher que l’excès même de la décoration. Dans une aile de l’édifice se trouvait une chapelle dont l’iconostase et les murs étaient couverts de ces vieilles peintures de style byzantin que, dans leur amour de l’antiquité, les vieux-croyans achètent au poids de l’or. Le maître de la maison nous y montra avec orgueil une image d’André Roublef, artiste du XIVe ou XVe siècle, dont les œuvres étaient données en modèle par les règlemens iconographiques de l’ancienne église moscovite. Près de cet oratoire consacré aux saintes icônes s’ouvrait une longue galerie de toiles profanes. Il y avait là des paysages et des marines, des tableaux de genre et des tableaux d’histoire. Tout ce qui séduit l’art moderne, jusqu’aux souvenirs mythologiques et aux nudités païennes, avait sa place dans le musée de ce disciple des fanatiques adversaires de l’Europe et de Pierre le Grand. Un seul trait dénotait le vieux Russe toujours vivant au fond du vieux-croyant : ces toiles si variées étaient toutes d’un pinceau russe ; c’était une galerie nationale, et nulle part, pas même peut-être dans les collections publiques de Pétersbourg ou de Moscou, on ne pouvait mieux étudier l’école russe contemporaine. »

Tels sont aujourd’hui ces riches vieux-croyans, en cela du reste semblables à beaucoup de riches marchands de Moscou : ils ont le luxe et le superflu de notre civilisation sans toujours en avoir le fond et l’essentiel. Pour que chez de telles familles l’ancienne foi fût un obstacle insurmontable au progrès, il faudrait qu’elle les isolât dans un monde fermé. Ces hommes que la fortune a conduits au seuil de la culture resteront-ils dans le raskol ? Peut-être les fils de ces marchands, qui à chaque génération se dépouillent de quelques-uns des préjugés de leurs pères, sortiront-ils du schisme en sortant de l’étroit cercle d’idées où le schisme est né. Il y a déjà eu des exemples de semblables conversions. Peut-être les vieux-croyans arrivés à la civilisation pourront-ils renoncer aux coutumes et aux préventions du raskol sans renier le culte de leurs ancêtres. Ce ne serait pas la première fois que les fidèles d’une religion changeraient de mœurs et de manière de voir sans changer de religion. Ce qu’il y a de certain, c’est que la fortune, qui pour le schisme a été le principe d’une émancipation sociale, sera en même temps pour lui le principe d’une émancipation intellectuelle ; l’argent n’aura pas seulement aidé les vieux-croyans à s’affranchir des entraves et des vexations administratives ; il contribuera à les délivrer des entraves spirituelles de leur propre culte. Après avoir été pour le raskol une force momentanée, l’aisance et le bien-être seront à la longue une cause de faiblesse pour les doctrines et les principes du raskol. Les hommes ne s’enrichissent pas impunément ; c’est la richesse qui par les lumières de l’instruction, qui par les jouissances de la civilisation, adoucira et pour ainsi dire apprivoisera les vieux-croyans ; grâce à elle, le schisme devra se tempérer, se mitiger, ou il devra périr.

Ce résultat est encore éloigné : chez ces opulens raskolniks comme chez la plupart des marchands russes, la fortune a de longtemps précédé l’instruction. Ce n’est point que les dissidens soient plus ignorans que leurs compatriotes orthodoxes. Pour l’instruction comme pour la moralité et le bien-être, les schismatiques l’emportent souvent sur les autres Russes de même classe. Parmi ces dévots du rituel, parmi ces sectateurs du passé, l’homme qui ne sait pas lire est notablement plus rare que dans la masse du peuple russe. Les vieux-croyans ont un grand goût pour l’instruction élémentaire, et, pour la répandre parmi leurs coreligionnaires, ils ont fait de nobles sacrifices. C’est encore là une qualité qui tient autant à la position des raskolniks qu’aux principes du raskol. Quelques sectaires isolés ont pu ériger l’ignorance en vertu ; pour la plupart des vieux-croyans, l’instruction, la lecture et l’écriture étaient des armes indispensables contre les attaques de l’église dominante. Comme le protestant, le raskolnik fut par sa révolte obligé de se créer, de se démontrer sa foi à lui-même. Sur ce point comme sur plusieurs autres, les hommes qui fondaient toute la religion sur la tradition furent amenés aux mêmes conséquences que les hommes qui fondaient toute la religion sur la Bible, sur le livre. Le lien avec l’autorité, avec l’antique gardienne des saints usages une fois rompu, le raskolnik dut chercher dans les vieux missels, dans les vieux manuscrits les traces de ces traditions dont il reprochait à l’église l’abandon. Le manque de hiérarchie régulière chez les popovtsy, la suppression de toute hiérarchie chez les sans-prêtres obligea presque également les deux branches du schisme à se rejeter sur l’Écriture sainte ; privés de sacerdoce, privés d’intermédiaires officiels entre l’homme et Dieu, les dissidens retombèrent directement sur la parole de Dieu. Il faut aussi tenir compte de ce fait, qu’en agitant l’intelligence l’esprit de secte la remue et la stimule, et qu’en développant le goût de la discussion il développe le goût des libres recherches et les habitudes d’examen. Le raskoln’a pu entièrement échapper à cette influencer dans de noires izbas, à la lueur tremblante de la loutchine faite d’un éclat de sapin, on a vu de pauvres paysans chercher dans quelques pages de l’Écriture ou dans quelques vieux fragmens théologiques la révélation de la religion, qu’ils ne recevaient plus toute faite de l’église. Ici reparaissent toutes les causes d’infériorité du raskol vis-à-vis du protestantisme occidental. Au lieu de l’héritage des pères de l’église et des grands écrivains de l’antiquité, le schisme russe n’avait pour tout aliment que quelques lourdes compilations byzantines, quelques chétifs traités apocryphes.

À cette infériorité, qui tenait à l’infériorité même de l’ancienne Russie, le raskol en ajoute une autre qui tient à son propre principe. Les vieux-croyans savent lire, mais ils ne lisent que des livres de dévotion, ils ne lisent que de vieux livres. C’est ici surtout que se montre l’aveugle respect du raskol pour l’antiquité, et, de toutes les formes du culte du passé, le culte exclusif des vieux livres, des vieux auteurs, n’est pas le moins fatal au progrès. Les raskolniks ont un grand goût pour les ouvrages en langue slavonne écrits en lettres slaves avec des rubriques rouges ; ils aiment à en lire et à en écrire. Pour avoir un accès plus facile chez les dissidens, leurs adversaires ont plusieurs fois eu recours à ces formes archaïques ; on s’est servi du slavon pour combattre ces sectes modernes et populaires. À cette prédilection pour la langue morte, pour la langue liturgique aux dépens de la langue vivante, de la langue nationale, se reconnaît l’opposition primitive du raskol et du protestantisme. Chez les vieux-croyans, l’amour des vieux usages s’étend aux procédés de l’écriture comme aux formes des lettres et de la langue ; aux ouvrages imprimés, ils préfèrent les ouvrages copiés à la main. Dans leurs skites ou ermitages, hommes et femmes transcrivent avec révérence les manuscrits fautifs du vieux temps, et, comme les moines du moyen âge, les moines du raskol mettent leur gloire à calligraphier les saints livres. Les raskolniks ont des livres, ils ont des hommes d’une grande lecture, ils n’ont pas de science. Des subtilités recherchées, des compilations sans critique leur en tiennent lieu. Cette fausse science, cette sorte d’ignorance érudite, d’ignorance surchargée de faits mal vérifiés et de mots mal compris, est peut-être plus nuisible qu’une ignorance illettrée, parce qu’elle se fait plus aisément illusion. Le schisme a sa littérature, il a sa prose et sa poésie, l’une et l’autre souvent intéressantes, comme toute littérature populaire, mais également vides d’idée et de vrai savoir. Avec ses disputes stériles et ses naïves méthodes d’argumentation, le raskol s’est fait une sorte de grossière scolastique, menaçant ainsi la Russie moderne d’un mal dont l’avait au moyen âge préservée l’entière ignorance.

Dans le domaine religieux, comme ailleurs dans le domaine politique, l’instruction, du moins l’instruction élémentaire, la seule universellement accessible, n’est pas pour le peuple une panacée d’un usage aussi sûr que les hommes se sont plu longtemps à le croire. Au lieu de les étouffer immédiatement, une instruction nécessairement imparfaite et inégale aide souvent au début à propager les erreurs théologiques, comme les erreurs politiques et économiques. Ces connaissances rudimentaires, cette ignorance lettrée ne redressent guère plus les rêveries mystiques ou les fantaisies religieuses qu’ailleurs elles ne corrigent les utopies socialistes et les sophismes révolutionnaires. L’homme qui sait lire est partout plus enclin à se faire lui-même sa foi politique ou religieuse, ici d’après la Bible, là d’après le journal. On a remarqué que le mougik sachant lire est plus exposé à tomber dans les sectes ; récemment encore, en rendant compte des statistiques judiciaires, le Messager officiel russe constatait que l’éducation, qui diminue les délits contre les mœurs et contre les personnes, augmente la propension aux délits contre la religion et contre l’ordre établi. En Russie comme ailleurs, il n’en est pas moins vrai que, pour s’élever au-dessus des illusions d’une instruction rudimentaire, le seul moyen est de monter un échelon de plus vers l’instruction. Entre l’instruction et la science, il y a un abîme ; mais pour arriver à l’une il n’y a d’autre porte que l’autre. Par malheur, les préjugés mêmes des raskolniks s’opposent aux moyens d’étude qui seraient les meilleurs remèdes à ces préjugés. C’est ainsi que ces hommes, si épris du slavon, répugnent au latin et aux études classiques ; ils restent en dehors des gymnases, en dehors des universités, et par là même en dehors de la vraie culture et du vrai savoir.


II

Le schisme russe est loin d’être également réparti entre les différentes contrées et les différentes races de l’empire. C’est chez les populations les plus énergiques et les plus actives, chez les populations les plus foncièrement russes, que se rencontre surtout le raskol, chez le paysan du nord, l’ancien colon de Novgorod et chez le mineur de l’Oural, chez les pionniers de la Sibérie et les Cosaques du sud-est. Le raskol, avons-nous dit, appartient essentiellement à la Grande-Russie, à la Moscovie des premiers Romanof. Ce fait seul prouverait combien ce mouvement est indigène et spontané. De tous les peuples, de toutes les tribus slaves, finnoises, ou tatares qui habitent l’empire, le Grand-Russe est le seul qui se montre ainsi enclin à l’esprit de secte. Il y a des vieux-croyans de différens rites dans la Petite-Russie, dans la Russie-Blanche, dans la Pologne, dans la Livonie, au milieu de populations orthodoxes, catholiques ou protestantes ; partout là ces raskolniks sont des colonies de Grands-Russiens, vivant à part au milieu des indigènes. Dans tous ces pays comme en Sibérie ou au Caucase, on a remarqué que d’ordinaire les dissidens ne font pas de prosélytes ; s’ils en font, c’est en général parmi des Grands-Russiens, parmi les soldats par exemple. Il y a là un caractère si prononcé qu’il semble une marque ethnologique, un signe de race. On est tenté d’en chercher l’explication dans le sang du Grand-Russe, et l’on ne sait lequel de ses ancêtres en rendre responsable. On ne peut dire que ce penchant aux sectes soit slave, puisqu’il demeure confiné dans le rameau le moins slave du tronc slavon ; on ne peut dire qu’il soit finnois pu touranien, puisqu’il est étranger aux Finnois purs et aux Finnois russifiés. On a bien signalé quelques sectes en Finlande comme les sauteurs, les sauvages ou volans, on en a signalé aussi dans la Petite-Russie ; mais ce sont là des manifestations nouvelles, peu considérables, qui pour la spontanéité comme pour l’importance ne se peuvent comparer au raskol. De toutes les populations de la Russie, la principale et la plus mêlée a été seule à ce point accessible à l’esprit de secte, et cet esprit reste une des marques distinctives de cette puissante tribu, une marque attestant son originalité en la séparant nettement des élémens ethniques d’où elle est sortie.

Ce n’est pas au sang, ce serait plutôt au caractère du Grand-Russe, tel que l’ont formé la nature et l’histoire, de donner l’explication de cette singularité. Les Russes cultivés et sceptiques se plaisent à dire que ce Grand-Russien si enclin aux sectes est le moins religieux des Slaves de l’empire. IL y a là un curieux contraste, il n’y a peut-être pas absolue contradiction. Le principe du raskol n’est pas exclusivement religieux, il est surtout formaliste, surtout réaliste, et de sa nature le réalisme est peu religieux. Ce goût du réel, qui, à un certain degré de civilisation, a pu être un principe de sectes et d’hérésies, peut, avec une autre éducation, devenir une cause d’indifférence. Dans cette dévotion excessive aux formes du culte, on pourrait peut-être même voir une sorte d’incapacité, d’infirmité religieuse.

Parmi les Grands-Russiens même, chacune des deux branches du schisme a sa région propre, son domaine particulier. Toutes, deux règnent surtout dans les contrées de l’empire où la population est le moins dense, dans les contrées excentriques, les forêts du nord, les steppes du sud-est, mais jusqu’en cette similitude se retrouve le dualisme naturel des deux grandes régions de la Russie, le dualisme du nord et du sud, de la forêt et de la steppe. Les sectes hiérarchiques, les popovtsy, l’emportent dans le sud, les sans-prêtres, les bezpopovtsy, dans le nord. Ceux-ci dominent chez les paysans du bassin de la Mer-Blanche, dans les monts Oural et la Sibérie, ceux-là parmi les Cosaques, sur les bords du Don, du Bas-Volga et du fleuve Oural. Le sol et le climat, l’histoire et les mœurs expliquent cette répartition. Si les vieux-croyans sont plus nombreux dans les contrées les plus éloignées, c’est que les vieilles mœurs s’y sont réfugiées ou s’y sont mieux conservées ; c’est que plus loin du centre de l’état les sectes ont pu plus aisément se propager et se constituer. Si les sans-prêtres dominent dans les gouvernement septentrionaux, presque partout les confessions chrétiennes ont eu des tendances plus laïques sous le rude ciel du nord que sous le ciel plus doux du midi. Dans le nord de la Russie, le succès des sectes anti-sacerdotales était particulièrement favorisé par l’étendue même du territoire, par la mauvaise qualité du sol et par l’extrême diffusion de la population. Dans ces énormes gouvernemens septentrionaux, dont un, celui d’Archangel, est aussi vaste que la France et l’Italie ensemble, dont d’autres, comme Vologda ou Perm, sont aussi grands que l’Angleterre ou la Hongrie, le nombre des paroisses et par conséquent le nombre des prêtres a toujours été très restreint. L’influence sacerdotale a été par là d’autant plus faible et la religion plus laïque. Encore aujourd’hui l’étendue des paroisses est telle qu’il faut souvent plusieurs jours de marche pour aller de leur extrémité à leur centre. Avec une population aussi dispersée, avec des chemins rendus fréquemment impraticables par le dégel ou des gelées incomplètes, la fréquentation régulière de l’église était hors de la portée d’un grand nombre de fidèles. Les habitans allaient rarement à la paroisse, quelques-uns s’y rendaient à peine deux ou trois fois dans leur vie. Les actes les plus solennels de la vie ne se pouvaient pas toujours célébrer avec l’assistance du prêtre. Dans la galerie du riche starovère que nous décrivions tout à l’heure est un tableau représentant un enterrement dans ces régions du nord. Sur un traîneau de paysan, au milieu d’une campagne blanche de neige, une femme conduit à quelque lointain cimetière une bière de bois. C’est là une image de la sombre existence de ces vastes régions où, avant d’être rejeté théoriquement, le prêtre avait été rendu pratiquement inutile ou inaccessible par la distance. Au fond de ces solitudes, les hommes réunis en petits groupes étaient obligés de se suffire en tout à eux-mêmes, obligés de pourvoir à leurs besoins spirituels comme à leurs besoins matériels. Dès avant l’explosion du schisme, les paysans se construisaient des oratoires où ils lisaient et chantaient des prières ensemble, les plus instruits enseignant les autres. La bezpopovstchine était ainsi sortie des mœurs avant d’être érigée en doctrine. Des écrivains russes de différentes écoles, Khomiakof et Kelsief entre autres, ont attribué cette prédominance des bezpopovtsy dans le nord de la Russie à l’influence des peuples protestans du nord de l’Europe. Ce n’est là qu’une inutile hypothèse. Le raskol, dans sa branche la plus radicale comme dans son point de départ, est essentiellement indigène, autochthone ; il est sorti tout entier des habitudes et des mœurs locales. À Novgorod même, les strigolniki professaient dès le XIVe siècle des doctrines fort analogues à celles des bezpopovtsy actuels et rejetaient l’autorité du clergé longtemps avant les apôtres de la réforme.

Il serait d’un haut intérêt d’avoir une représentation graphique, une carte du raskol. Aucun pays peut-être n’aime autant que la Russie à se figurer lui-même aux yeux, aucun ne s’est retracé sous plus d’aspects et ne possède plus de cartes de son propre territoire, plus d’atlas physiques ou politiques, agricoles ou industriels. Sur les atlas où sont représentés les différens cultes, les dissidens russes sont d’ordinaire confondus avec les orthodoxes. Dans ces deux ou trois dernières années, on a au bureau de statistique dressé un projet de carte du raskol qui n’a pas, croyons-nous, été publié. Sur cette carte, Moscou apparaît naturellement comme le centre religieux, la métropole ecclésiastique du schisme moscovite. Autour de la vieille capitale, la masse des raskolniks décrit une sorte de cercle plus épais vers le nord, l’est et le sud, plus étroit et presque ouvert vers l’ouest, vers les provinces de récente acquisition. Du cœur de l’ancienne Moscovie, on voit le raskol russe se rattacher à l’Europe par de longs fils, de minces traînées qui le relient d’un côté à la Baltique, d’un autre à la Prusse, d’un autre à l’Autriche. À l’aspect d’une telle carte, on pourrait croire que le raskol a ses racines en Europe ; il n’en est rien. Au lieu d’être des racines, ces longues branches qui pénètrent en Occident ne sont que des rejetons émis de la souche moscovite du raskol. Dans le premier siècle du schisme, un grand nombre de dissidens ont été chercher la paix à l’étranger, sur le territoire de la Suède et de la Pologne, de la Prusse et de l’Autriche. Sur différens points, ces colonies de starovères ont persisté sans se fondre avec les populations voisines, et les sectaires du dedans sont restés en relation avec ceux du dehors. De là ces lignes plus ou moins continues qui sur la carte rattachent le schisme moscovite à l’Europe centrale ; elles indiquent les différentes étapes de l’émigration des schismatiques, elles marquent les routes ordinaires des émissaires du raskol entre ces colonies de l’étranger et les centres dissidens de la Grande-Russie, et par suite les points de repère des vieux-croyans et les voies où s’exerce leur propagande.

Le schisme se montre ici sous un nouvel aspect, comme agent d’émigration, agent de colonisation ; à ce point de vue encore, le rôle des raskolniks, des vieux-croyans russes, n’a pas été sans analogie avec le rôle des non-conformistes, des puritains anglais. S’ils ne pouvaient, comme les puritains, traverser les mers pour y jeter les bases d’un empire tout entier à leur image, les starovères avaient, dans les limites mêmes de leur patrie, un champ indéfini d’émigration. En cherchant dans les solitudes de la forêt ou de la steppe un abri contre les vexations du pouvoir central, les dissidens ont notablement concouru à répandre la nationalité russe dans des régions naguère exclusivement asiatiques. Tantôt comme émigrés volontaires, tantôt comme déportés par l’autorité, ils se sont établis dans les provinces les plus reculées de la Russie, à l’est de l’Oural et au sud du Caucase, au milieu des catholiques de la Pologne et des protestans des provinces baltiques, comme parmi les musulmans de l’Orient. Les colonies du schisme à l’étranger lui ont servi de villes de refuge et comme de places de sûreté. C’est sur le territoire de l’ancienne Pologne, à Vetka, dans la province de Moghilef, que fut longtemps le principal foyer de la popovstchine, et, pour détruire ce repaire du raskol, les troupes d’Anne Ivanovna et de Catherine II violèrent par deux fois la frontière polonaise (1735 et 1764). Dans les provinces baltiques et dans la Lithuanie, dans toute cette vaste zone de provinces annexées au XVIIIe siècle, les raskolniks, établis jadis sous le sceptre de la Suède ou de la Pologne, sont encore aujourd’hui presque les seuls habitans d’origine grand-rus-sienne. En outre de ces émigrés vieux-croyans rendus à la patrie par la conquête, quelques-uns ont été rappelés par Catherine II et colonisés, avec certaines garanties de tolérance, dans la région du Bas-Volga et la Nouvelle-Russie. De nos jours encore, il reste cependant en dehors de l’empire plusieurs colonies de dissidens. La Prusse en possède une près de Gumbinnen, l’Autriche un groupe de trois ou quatre en Bukovine, la Roumanie en a dans ses deux provinces, la Turquie sur plusieurs points de son territoire en Europe et en Asie-Mineure. Ces colonies, qui mènent au milieu des populations environnantes une vie toute russe, toute moscovite, ont donné au schisme ce qu’il ne pouvait trouver dans la mère-patrie, de libres moyens d’organisation. À cet égard, une simple bourgade de la Bukovine a joué vis-à-vis de la Russie contemporaine un rôle capital et attiré sur ce coin obscur de l’Autriche l’attention des hommes d’état.

Après la période de prédication, de sédition individuelle et indisciplinée, vient pour toute secte, pour toute doctrine nouvelle, la période d’organisation, de constitution en confessions définies, en églises. Sans échapper à ce besoin de toute doctrine religieuse, les sectes du schisme ont généralement gardé quelque chose d’inachevé, d’incohérent ; soit manque de culture des dissidens, soit faute du principe même du schisme, le raskol n’a pu produire des confessions déterminées, des églises telles qu’il en est sorti du protestantisme. Chez la plupart des sectes de Russie se montre une singulière faculté d’organisation pratique, d’association matérielle, jointe à une remarquable difficulté d’arrêter des doctrines, de formuler une théologie. La théologie est peut-être ce qui fait le plus défaut dans la plupart de ces sectes religieuses. Chez elles se retrouve au contraire ce qui frappe, dans la commune rurale comme dans l’artel des villes, l’esprit d’association et de self-government discipliné à l’aide de chefs élus et obéis. Les maîtres des principales communautés du schisme, les Denissof, les Kovyline, n’ont pas été des théologiens, des hommes de science ou de controverse ; c’étaient pour la plupart des hommes d’action, d’habiles organisateurs, on pourrait dire d’habiles hommes d’affaires. Aux rêveurs et aux fanatiques uniquement occupés de la prédication de doctrines bizarres succédèrent des hommes pratiques, qui donnèrent au schisme l’assiette et la consistance matérielle qu’il n’eût pu tenir de ses croyances.

Les sectes du raskol sont nombreuses ; un évêque du XVIIIe siècle, Dmitri de Rostof, en comptait déjà deux cents. Beaucoup ont disparu, beaucoup sont nées depuis. Devant cet incessant démembrement d’un schisme en sectes et en schismes nouveaux, il ne faut pas se laisser abuser par les mots ou par l’apparence. Il en est du raskol comme du protestantisme, toutes ces sectes, toutes ces dénominations, selon l’heureuse expression des Anglais, ne constituent point toujours des confessions, des cultes différens : souvent ce sont moins des églises que des partis, des écoles dans le schisme. À cet égard, le terme de sectes, dont nous devons nous servir, est parfois fort impropre. Au lieu de l’idée de séparation, les mots russes d’ordinaire employés pour désigner les différens groupes de dissidens, soglasié, soslovié, impliquent l’idée de réunion tout comme les termes de société, de communauté, obstchestvo, obstchina, qu’on leur substitue souvent et qui souvent peuvent être pris à la lettre. Il n’est pas rare en effet que les raskolniks forment entre eux une sorte d’artèle spirituelle ou de ligue religieuse ayant ses chefs propres, son centre de réunion, ses statuts ou ses coutumes.


III

Des deux grandes branches du schisme, la popovstchine est celle dont la constitution en église était le plus facile. Le maintien du sacerdoce, en retenant les vieux-croyans hiérarchiques dans l’enceinte dogmatique de l’orthodoxie, rendait chez eux les sectes plus rares et l’unité plus aisée. Pour les popovtsy, les conditions de l’admission des popes sont la principale, presque l’unique occasion du dissentiment et du schisme intérieur. Sans évêque pour leur consacrer des prêtres, les vieux-croyans étaient dans la situation où se seraient récemment trouvés les vieux-catholiques de Suisse et d’Allemagne sans le secours de la petite église d’Utrecht. Tout leur clergé était nécessairement composé de transfuges de l’église officielle, ce qui valut à la secte l’injurieux sobriquet de béglopopovstchine ou communauté des prêtres en fuite. Avant de les admettre comme pasteurs, les vieux-croyans obligent les popes orthodoxes à une humiliante abjuration, ils leur font subir une sorte de purification ou de pénitence. Dans les premiers temps, on les rebaptisait à leur entrée dans le schisme, et, de peur de leur enlever les pouvoirs de l’ordination en les dépouillant des insignes du sacerdoce, certaines communautés les plongeaient dans l’eau avec leurs vêtemens sacerdotaux. Quelque condition qu’ils mettent à la réception de leurs popes, les vieux-croyans ne sauraient avoir grand respect pour ces prêtres, d’ordinaire chassés de l’église orthodoxe pour leurs vices ou attirés au schisme par la cupidité. Le plus souvent les dissidens rétribuaient grassement leur clergé et le tenaient en peu d’estime. Chez ces vieux-croyans, le prêtre est devenu une sorte d’employé mercenaire auquel on fait célébrer le culte divin comme un métier dont l’ordination ecclésiastique lui a conféré le monopole. Loin d’avoir aucune influence sur leur troupeau, les popes du raskol restent entièrement dans la dépendance des communautés qui les stipendient, qui les élisent et les déposent à leur gré. Ce sont des aumôniers ou des chapelains à la merci et à la dévotion des riches marchands qui les entretiennent. Chez les popovtsy comme chez les sans-prêtres, l’autorité, la direction appartient aux laïques : le sacerdoce, chez les sectes mêmes qui en proclament la nécessité, a beaucoup perdu de son autorité ; quelques vieux-croyans recevaient même comme prêtres de simples diacres ou parfois acclamaient comme ministres les premiers venus. Chez tous, c’est entre des mains laïques, entre les mains des anciens de la communauté qu’est le gouvernement de la secte, et à cet égard les deux branches du schisme ont présenté une grande ressemblance au moins jusqu’à l’époque récente où les popovtsy ont, avec un épiscopat, retrouvé un sacerdoce indépendant.

Chez les deux branches du schisme, les premiers centres religieux furent des skites ou ermitages, des couvens ou communautés qui groupaient autour d’eux un certain nombre d’adhérens et communiquaient avec les sociétés affiliées des différentes provinces. Ces communautés, d’ordinaire reléguées aux extrémités de l’empire ou sur un territoire étranger, pouvaient difficilement servir de métropole permanente aux différens rameaux du raskol. Il se produisait souvent parmi elles des divisions, des rivalités, qui séparaient les vieux-croyans de rite voisin en groupes divers. Cette situation changea à la fin du XVIIIe siècle, et, chose à noter, elle changea pour les deux branches du schisme en même temps. Les vieux-croyans des deux rites trouvèrent tout à coup l’occasion de se créer un centre au cœur même de l’empire, à Moscou, et un centre pour ainsi dire légal, accepté sinon reconnu du gouvernement. C’est à la faveur d’une calamité publique, de la grande peste de Moscou sous Catherine II, qu’eut lieu cette heureuse révolution dans la position des sectaires. Les malheurs publics, en rejetant violemment le peuple vers la religion et les vieilles croyances, sont souvent favorables aux raskolniks. On l’a remarqué lors du choléra au XIXe siècle, comme lors de la peste au XVIIIe. Dans son impuissance contre le fléau, qui désolait la seconde capitale de l’empire, l’administration impériale avait fait appel à tous les dévoûmens. Les raskolniks, qui de tout temps se sont distingués par leur esprit d’initiative, offrirent d’établir à leurs frais un cimetière et un hôpital pour leurs coreligionnaires. L’autorisation leur en fut accordée en 1774, et presque la même année les bezpopovtsy, à Préobrajenski, les popovtsy, à Rogojski, fondèrent les deux établissemens qui depuis sont restés les foyers religieux du raskol. Sous le voile de la charité, la création des deux cimetières fut pour le schisme une habile tentative de constitution. Dans deux faubourgs de Moscou, sur des terrains encore déserts, s’élevèrent deux vastes établissemens sans analogues peut-être en Russie ni en Europe. Le cimetière fut entouré de murailles, et dans l’enceinte on construisit des hôpitaux, des églises, des bâtimens de toute sorte. À l’ombre de la demeure des morts et de l’asile ouvert aux malades se cachèrent les retraites des chefs du schisme et les agissemens de ses meneurs. Autour des cimetières ou dans les quartiers voisins se groupèrent des maisons et des ateliers de raskolniks, et ainsi, aux portes mêmes de la vieille capitale, le culte proscrit eut sa ville et sa citadelle, on pourrait presque dire son Kremlin. Les fondateurs des cimetières obtinrent du gouvernement une sorte de charte leur laissant la libre administration de leurs fondations. Rogojski et Préobrajenski, la popovstchine et la bezpopovstchine, eurent un comité de direction, un gouvernement particulier et indépendant ; elles eurent leur caisse et leur sceau, leurs statuts approuvés de l’autorité, et ainsi une position reconnue dans l’état. L’argent des vieux-croyans et la corruption de l’ancienne administration russe firent le reste.

Les cimetières eurent de tous côtés des communautés affiliées ; leur conseil d’administration devint un synode dont les injonctions furent obéies d’un bout à l’autre de l’empire. De toutes les parties de la Russie, l’argent afflua aux deux établissemens moscovites, et grâce aux dons ou aux legs des marchands dissidens des richesses considérables s’amassèrent rapidement derrière leurs murailles. Ce ne fut point tout, le génie pratique, le côté positif et mercantile du raskol et du caractère russe se montra là comme partout dans le schisme. Les cimetières furent des centres d’affaires en même temps que des centres de religion ; ils furent à la fois un couvent, un séminaire et une sorte de chambre de commerce, un consistoire et une bourse. Les deux hospices ou les quartiers voisins offraient un refuge aux sectaires poursuivis, aux soldats déserteurs, aux vagabonds pourvus de faux passeports ; parmi ces outlaws, les riches meneurs du schisme trouvaient des ouvriers au rabais, de dociles instrumens et d’aveugles émissaires. Une pareille puissance, élevée peu à peu dans l’ombre à la faveur des règnes tolérans de Catherine II et d’Alexandre Ier, devait être mise en péril en se dévoilant. Les cimetières se virent reprocher différens délits, ils furent compromis dans des querelles de succession et de captation de testament, ils entendirent lancer contre eux la grande accusation faite à toutes les institutions de ce genre, on dit qu’ils formaient un état dans l’état. Rarement, il est vrai, ce reproche tant prodigué, avait été mieux mérité. Sous l’empereur Nicolas, une enquête vint porter aux cimetières un coup dont ils n’ont pu entièrement se relever sous Alexandre II. Leurs fonds furent confisqués, leurs bâtimens séquestrés. Un commissaire du gouvernement a été imposé à l’administration des hospices qui sont restés à leur charge, et dans les églises, où pendant près d’un siècle fut célébré le service des deux grandes branches du schisme, officièrent des prêtres relevant du saint-synode.

Nous avons pu visiter Rogojski, le centre de la popovstchine. Avec ses murailles et ses différentes églises, l’établissement raskolnik ressemble fort aux grands couvens orthodoxes. On éprouvait en entrant une impression de tristesse et d’abandon ; le cimetière, planté d’arbres, avait l’air pauvre et mal entretenu, on sentait partout quelque chose de pénible et de contraint. Rogojski possède un hôpital et un asile pour les vieillards semblables aux établissemens de nos petites sœurs des pauvres. L’asile, à l’époque de notre visite, contenait une centaine d’infirmes de chacun des deux sexes ; les salles étaient nombreuses, mais basses, petites et modestes. L’ensemble paraissait plutôt humble et indigent pour les richesses attribuées aux vieux-croyans ; peut-être sont-ils rebutés par la surveillance de l’état, peut-être craignent-ils de trop montrer leurs ressources. Partout se voyaient de vieilles images devant lesquelles étaient des hommes en prière. Tous ces gens, infirmes et infirmiers, hommes et femmes, avaient un air honnête et simple qui touchait. À notre passage dans les salles, ils se levaient, et, selon l’ancien usage russe, s’inclinaient devant nous comme ils s’inclinent devant leurs images, en pliant le corps en deux. Tout le luxe de Rogojski a été réservé pour les églises. La plus grande, l’église d’été, est haute et spacieuse, les murailles et les coupoles sont entièrement couvertes de peintures comme à la cathédrale de l’Assomption de Moscou. Beaucoup des images sont anciennes, les vieux-croyans paient fort cher ces vieilles icônes qui font de leurs églises une sorte de musée archéologique. Ils nous les montraient avec soin, nous en faisant remarquer l’antiquité, et distinguant les peintures archaïques imitées des peintures originales. Du reste le culte pour les images est le même chez eux que chez les Russes orthodoxes ; les plus vénérées étaient couvertes des mêmes robes d’or et de perles fines, couronnées des mêmes diadèmes de pierres précieuses. Toute la différence est que les vieux-croyans n’admettent que d’anciennes images, ou des images copiées sur les anciennes. Après les peintures, les gardiens de l’église nous montrèrent les vieux livres slavons, les missels imprimés sous les prédécesseurs du patriarche Nikone, et dont le texte leur sert de témoin contre la liturgie nouvelle. À Rogojski comme dans toutes les églises du rite grec, l’autel était caché derrière la haute muraille de l’iconostase ; mais là s’offrit à nos yeux un spectacle inattendu. Les portes de l’iconostase étaient fermées par des lanières de cuir où était appliqué le sceau impérial. L’entrée du sanctuaire demeure ainsi scellée, en sorte que dans leur église les vieux-croyans n’ont point d’autel. « Nous ne pouvons plus célébrer la messe, nous dirent-ils, il faut nous contenter des offices qui se peuvent réciter sans prêtre. Nous avons notre clergé, mais il nous est défendu de nous en servir ici ; on veut nous imposer des prêtres nommés par le synode de Pétersbourg, et nous refusons leur ministère. » Ainsi dans leur métropole les popovtsy en sont réduits à un office sans sacerdoce, comme leurs adversaires les bezpopovtsy.

Les popovtsy ont un clergé, et ce clergé n’est plus emprunté à l’église orthodoxe, il n’est plus composé de popes transfuges ou dégradés. La popovstchine a ses évêques, elle a sa hiérarchie indépendante, et par une combinaison hardie la tête de cette hiérarchie a été placée à l’étranger hors de la portée de la puissance russe. C’est là sans doute une des raisons pour lesquelles l’autel de Rogojski est scellé et la cathédrale du schisme interdite aux prêtres schismatiques. Au temps même où ses murailles les couvraient le mieux de leur ombre, le cimetière moscovite laissait les starovères à la discrétion de l’état, les laissait surtout sous la dépendance de l’église, à laquelle ils étaient obligés de dérober leurs prêtres. Pour échapper à cette dépendance, à la fois humiliante et dispendieuse, il fallait aux vieux-croyans une hiérarchie, un épiscopat. Toutes leurs tentatives pour s’en procurer demeurèrent longtemps infructueuses. Un historien orthodoxe assure que, dans le désespoir de découvrir une main vivante pour leur consacrer des évêques, certains vieux-croyans proposèrent d’avoir recours à la main d’un mort[9]. Le projet n’eut point de suite. « Quand sa main serait placée sur la tête du candidat à l’épiscopat, la bouche de l’évêque défunt demeurerait muette, firent observer les plus timides, et qui de nous a le droit de prononcer la prière épiscopale pendant l’imposition des mains ? » Plusieurs fois des communautés schismatiques en quête d’un prélat avaient été dupes de hardis imposteurs. La manière dont après deux siècles d’attente les popovtsy ont retrouvé une hiérarchie ecclésiastique est un des épisodes les moins connus et les plus curieux de l’histoire du XIXe siècle.

C’est à l’aide d’alliés sur lesquels ils ne comptaient point, alliés dont la plupart d’entre eux eussent désavoué le concours, que les dissidens sont parvenus à réaliser leur long rêve de hiérarchie indépendante. Les vieux Moscovites, les hommes les plus nationaux et les plus conservateurs de l’ancienne Russie, ont rencontré pour auxiliaires les promoteurs de la révolution cosmopolite et les ennemis de la grandeur russe. Avec ses millions d’adeptes, dont le nombre semble d’autant plus effrayant qu’il est indéterminé, avec ses ramifications occultes et ses secrètes affiliations d’un bout de l’empire à l’autre, le raskol devait paraître un terrain trop favorable à la révolution pour ne point attirer l’attention des révolutionnaires et des ennemis politiques ou sociaux du gouvernement des tsars. En quel pays trouver une force mieux préparée, une opposition plus facile à organiser que ces églises populaires confinées dans les classes inférieures ou les classes ignorantes de la société, et en même temps détenant dans leurs mains une partie notable des capitaux de la Russie, hostiles par éducation à l’ordre de choses établi et comptant de nombreux adeptes parmi les populations et les milices les plus guerrières de l’empire ? N’était-ce pas là le côté faible, le point vulnérable du colosse russe ? Il semblait qu’il n’y eût qu’à rapprocher ces matériaux épars, à les lier ensemble et à leur donner une impulsion unique pour ébranler jusqu’en sa base le grand empire du nord.

L’épreuve a été tentée. Il vint aux vieux-croyans des avances de deux côtés différens, avances directes de la part des émigrés, des révolutionnaires russes, avances indirectes et détournées de la part des émigrés, des révolutionnaires polonais. Les premiers rêvèrent d’unir dans un dessein commun la jeune Russie et la vieille Moscovie, la révolution athée et les conservateurs religieux ; les seconds songèrent à l’alliance de deux choses non moins opposées, de l’intérêt latin et polonais et du vieil esprit moscovite, schismatique des vieux-croyans. Pour gagner les raskolniks, les émigrés russes fondèrent à Londres une feuille spécialement destinée à la défense des intérêts du schisme ; ils lui prêtèrent leurs presses, ils lui envoyèrent des émissaires, mais toute tentative d’action commune échoua devant l’opposition des principes. De cet essai infructueux, il n’est resté que la publication de quelques-uns des plus importans documens que nous possédions sur le raskol[10]. Des Polonais eurent des vues plus vastes encore. Le point d’appui à l’intérieur de la Russie, que la plupart de leurs compatriotes cherchaient en vain aux frontières de l’empire, dans l’Ukraine et la Petite-Russie, quelques émigrés crurent le trouver au cœur même de l’ennemi, chez les vieux-croyans. Il s’ourdit une vaste intrigue, depuis dévoilée dans les feuilles russes par l’homme qui y prit la principale part. Un Polonais, alors au service de la Porte-Ottomane, conçut l’idée hardie de donner aux vieux-croyans un centre religieux en dehors de la Russie pour mettre la direction du schisme au service des ennemis du tsar. C’étaient les sectes hiérarchiques qui, par leur principe et leur organisation, qui par leur diffusion dans le sud de l’empire et leurs colonies sur les territoires de la Turquie et de l’Autriche, se prêtaient le mieux à ce projet de concentration. Il y avait sur la frontière de la Russie, dans la Dobrudja, une colonie de Cosaques vieux-croyans sortis du territoire russe, au XVIIIe siècle, à la suite d’une insurrection, et demeurés en relation avec leurs frères, les Cosaques de l’intérieur de l’empire. L’émigré polonais, devenu bey et pacha, entra en rapport avec ces Cosaques de la Dobrudja. Faisant miroiter à leurs yeux le rétablissement de l’ancienne foi et de l’ancienne liberté cosaque, le pacha polonais leur fit entrevoir, dans une vague perspective, une république cosaque et starovère où la Pologne eût forcément trouvé une protégée ou une alliée.

Pour préparer les voies à cette sorte de panslavisme retourné contre la Russie et plus chimérique encore que l’autre, la première chose était de donner aux vieux-croyans la consistance qui leur manquait, de leur donner un chef, une sorte de pape ou de patriarche placé à l’abri des atteintes de Pétersbourg, et sous la dépendance d’un des ennemis ou des rivaux de la Russie. La chose était facile à faire accepter des starovères, fatigués d’avoir si longtemps cherché en vain un évêque et un épiscopat. Ce que le schisme ne pouvait espérer recevoir de sa patrie, où le haut clergé était trop éclairé, trop au fait du raskol, il n’était pas impossible de le rencontrer parmi les innombrables prélats de l’église de Constantinople, si souvent déplacés ou déposés. Le rêve des vieux-croyans eût été de découvrir en Orient un évêque toujours demeuré fidèle à l’ancienne foi. Dans leur ignorance, ils se persuadaient qu’au berceau du christianisme il devait être resté un clergé vieux-croyant, et plusieurs fois les émissaires du raskol avaient parcouru la Syrie et les métropoles orthodoxes de l’Orient, où d’ordinaire on ne connaissait même point de nom la vieille foi russe. Après d’inutiles recherches, les raskolniks de la Turquie et de l’Autriche durent se contenter d’un transfuge grec découvert par un renégat polonais, C’était un ancien métropolitain de Bosnie, du nom d’Ambroise, récemment déposé par le patriarche de Constantinople. Le métropolitain improvisé du schisme s’installa en 1846 en Bukovine, à Bélokrinitsa (en roumain Fontana-Alba), dans le principal des couvens starovères à l’étranger.

Le siège du nouveau patriarcat était admirablement placé, dans une province en partie ruthène et en partie roumaine, au point de jonction des trois grands empires où domine la race slave, la Russie, l’Autriche et la Turquie. L’Autriche, inquiète des menées panslavistes attribuées au cabinet russe, ne pouvait refuser l’hospitalité à une institution qui lui devait permettre de rendre à la Russie les intrigues dont elle accusait cette puissance sur son propre territoire. Après s’être vu tour à tour éloigné et rappelé, interné et remis en liberté selon l’état des relations des deux empires, le métropolitain de la Blanche-Fontaine finit par siéger tranquillement sur la frontière russe. L’autorité de Bélokrinitsa avait été aisément acceptée des vieux-croyans d’Autriche et de Turquie, fiers de posséder la tête de la hiérarchie du schisme. En Russie, la reconnaissance du nouveau patriarcat présenta plus de difficultés. Quelques sectaires ne voulurent pas se soumettre à un prêtre étranger, qu’en leur naïve ignorance ils appelaient un prêtre d’outre-mer. Les chefs du schisme et le plus grand nombre de ses adhérens hésitèrent peu ; une réunion des anciens au cimetière de Rogojski reconnut le métropolite de Fontana-Alba. Les meneurs du raskol ne regrettèrent probablement pas d’avoir un patriarche en dehors du territoire national, en dehors de la portée de l’autorité civile. Ils cédaient à leur insu à ce penchant d’indépendance qui, pour la rendre invulnérable, fait désirer à certaines églises d’avoir leur tête à l’étranger, et qui chez les catholiques fait réclamer un trône temporel pour le souverain pontife. L’autorité du nouveau métropolitain reconnue, les vieux-croyans procédèrent à la création de toute une hiérarchie. Du fond d’un obscur couvent de la Bukovine, un moine mitre, sans nom et sans réputation, partagea les états de l’empereur Nicolas en diocèses, y nommant des évêques qui relevaient de lui seul, faisant en Russie ce que faisait le pape en Angleterre alors qu’en dehors du gouvernement anglais le Vatican couvrait la Grande-Bretagne d’un réseau de diocèses catholiques. Le raskol eut des évêques parfois déguisés en laïques, en marchands, et connus seulement de leur troupeau, un épiscopat occulte dont les fonctions furent facilitées par l’argent des dissidens et la corruption de la police. De tous les coins de la Russie, les offrandes affluèrent à la Blanche-Fontaine, devenue comme la Rome des vieux-croyans. Grâce au lien secret qui unit les raskolniks, et qui dans toutes les provinces de la Russie leur fait trouver des amis et un asile, les émissaires du métropolite Cyrille, le successeur russe du Bosnien Ambroise, parcouraient en sûreté les routes et les villes de l’empire.

Un gouvernement comme celui de la Russie, sous le règne d’un prince comme l’empereur Nicolas, ne pouvait voir de bon œil un sujet étranger établi sur la frontière parler en pasteur et en maître à des millions de sujets russes. Chez quelques conseillers de la couronne, la Blanche-Fontaine inspira des craintes presque égales aux espérances qu’elle avait suscitées parmi les adversaires de l’empire. Les esprits timides voyaient déjà le pontife de Bélokrinitsa s’avancer avec les troupes de l’ennemi, soulevant sur son passage la foule des vieux-croyans. « Que serait-ce, disaient-ils, en cas de guerre avec l’Autriche, si, en avant des bataillons autrichiens, marchait le métropolite Cyrille revêtu des anciens vêtemens patriarcaux ! En donnant la bénédiction avec la croix à huit branches, il ferait à la Russie cent fois plus de mal que les canons autrichiens[11]. » Ces terreurs étaient aussi exagérées que les calculs des fauteurs étrangers de la nouvelle métropolie. Les défenseurs des vieilles mœurs russes, les représentans outrés du principe national, ne pouvaient faire cause commune avec les ennemis de la Russie, avec les latins de l’Occident. On le vit pendant la guerre de Crimée en dépit des intrigues reprochées à quelques dissidens isolés. Sourde aux suggestions des promoteurs de la hiérarchie schismatique, la masse des vieux-croyans demeura tranquille, inerte, les plus mécontens attendant le jugement de Dieu, vieux-croyans et cosaques n’oubliant pas que le Turc, frère du Tatar, était l’ennemi traditionnel de la sainte Russie. La Porte ne trouva quelques auxiliaires que parmi les petites colonies starovères établies sur son territoire.

Comme toutes les classes de la nation, les vieux-croyans ont partagé l’espoir suscité en Russie par l’avènement de l’empereur Alexandre II. Dans leur confiance, les anciens du cimetière de Rogojski invitèrent le métropolite Cyrille à venir en Russie visiter son troupeau. À l’aide d’un déguisement et d’un faux passeport, grâce à l’ignorance ou à la secrète connivence de l’administration, le pontife de Bélokrinitsa se rendit à Moscou au commencement de l’année 1863. Sous la présidence du pseudo-métropolite se tint aux portes de la seconde capitale de l’empire un concile général, un concile œcuménique, comme disaient les sectaires, des évêques et des délégués de toutes les communautés starovères de Russie. Dans ce concile de marchands, de moines et de prêtres fugitifs furent arrêtés les statuts de la nouvelle hiérarchie. Le schisme, enfin pourvu d’un épiscopat, semblait s’être définitivement constitué en église une et autonome, lorsque des querelles intestines menacèrent de déchirer cette unité si péniblement renouée. Ici, comme dans toutes les affaires humaines, une difficulté et une cause de division éloignées, il en surgit immédiatement d’autres. En retrouvant un clergé indépendant, les vieux-croyans de Rogojski se trouvèrent subitement en face de résistances et de prétentions inattendues de la part de leur nouveau clergé. Les laïques, habitués à régner en maîtres dans leur église, ne rencontrèrent point toujours dans leur hiérarchie improvisée la même docilité que jadis chez les prêtres transfuges de l’orthodoxie officielle. Le concile de Rogojski ayant décidé la nomination d’un prélat qui fût en Russie le vicaire du métropolite de Bélokrinitsa, le nouveau chef de l’église, déjà avare de ses pouvoirs, se montra peu disposé à les déléguer à un représentant permanent. De là un conflit de l’autorité métropolitaine et du concile qui exposa la popovstchine à peine pacifiée à de nouvelles divisions, à de nouveaux schismes.

Les événemens extérieurs vinrent donner au débat une autre direction. Le concile starovère siégeait encore qu’éclatait l’insurrection polonaise de 1863. On sait quelle influence exerça sur la politique russe ce déplorable mouvement ; on sait quelle exaltation du sentiment national provoquèrent dans tout l’empire les téméraires revendications des Polonais et les menaces d’intervention de l’étranger[12]. Toutes les vues ; toutes les situations de partis se trouvaient subitement changées ; les vieux-croyans éprouvèrent le contre-coup de l’émotion générale. Soit entraînement patriotique, soit calcul politique, les chefs laïques de Rogojski tentèrent de se rapprocher du gouvernement. Pour éviter tout soupçon de connivence avec les ennemis de l’empire, les marchands moscovites proposèrent à leur concile le renvoi du métropolite étranger et l’abandon momentané de tout rapport avec Bélokrinitsa. Cyrille dut quitter la Russie, et l’on vit ces vieux-croyans, depuis deux siècles en lutte avec les tsars, envoyer à l’empereur une adresse pour l’assurer de leur dévoûment au trône et à la patrie. Dans la situation critique où semblait être l’empire, une pareille initiative de la part des plus purs représentans du vieil esprit russe ne pouvait manquer d’être bien accueillie. Les starovères en furent récompensés par une plus large tolérance. Dans leur désir de réconciliation, les chefs de Rogojski ne s’en tinrent pas à leur adresse à l’empereur ; la même année, ils envoyèrent à tous les enfans « de la sainte église apostolique, catholique des vieux-croyans » une lettre circulaire ou encyclique où les doctrines du schisme étaient présentées sous le jour le plus acceptable pour l’église et pour l’état. « Les vieux-croyans du rite sacerdotal, disait l’encyclique, s’accordent en toute chose sur le dogme avec l’église gréco-russe ; ils adorent le même Dieu, le même Jésus-Christ, et sont en réalité beaucoup plus près de cette église que des sectes qui rejettent le sacerdoce. » La circulaire flétrissait les révolutionnaires, les ennemis de la religion et de la patrie, « les fils de l’impie Voltaire ; » elle déclarait en terminant que l’église officielle et l’église des vieux-croyans, d’accord toutes deux sur le fond des dogmes, pouvaient vivre côte à côte avec une mutuelle tolérance et fraternité chrétienne.

Un tel langage tenu par les descendans des forcenés qui excommuniaient l’église et l’état montre quel progrès s’est accompli dans l’intérieur du schisme. Quelle déception pour les étrangers qui y voyaient le principe d’une dislocation de l’empire, et quel scandale pour les fanatiques ! Il en restait en effet à Rogojski, et les popovtsy se trouvent de nouveau divisés en deux partis, presqu’en deux sectes, les défenseurs et les adversaires de la circulaire, les okroujniki et les razdorniki[13]. Tandis que les plus éclairés des starovères montraient cette largeur de vues, un parti nombreux reprenait les plus étroites notions du schisme, et ressuscitait les plus ignorantes querelles sur le nom de Jésus. Les adversaires de la libérale circulaire soutenaient que le Christ Iissous des orthodoxes ne pouvait être le même dieu que le Christ Issous des vieux-croyans, et que le premier n’était que l’antechrist. Un nouveau concile convoqué à la Blanche-Fontaine en 1868 n’a fait qu’envenimer ces discussions, compromettre l’autorité du métropolite et détacher du schisme quelques-uns de ses plus notables partisans.

Telles étaient cependant les avances des promoteurs de la circulaire et de la portion la plus influente de la popovstchine qu’il semblait ne plus rester qu’à dresser l’acte de réconciliation des starovères et des orthodoxes. En dépit des ouvertures libérales des chefs du schisme, en dépit de la condescendance du saint-synode, les clauses d’un traité de paix définitif restent difficiles à stipuler. Chaque partie garde ses prétentions. Les vieux-croyans veulent rentrer dans l’église par la grande porte et enseignes déployées, ils réclament la réhabilitation des anciens rites avec le concours des patriarches orientaux, ils demandent la convocation d’un concile œcuménique orthodoxe, disant que, solennellement condamnés par un concile, les vieux rites doivent être absous par un concile. Le saint-synode n’ouvre aux starovères qu’une porte de côté ; sous les termes de pacification, de réconciliation, c’est une soumission, une abdication, que l’église russe, comme toute, église dominante, offre à ses dissidens.

Dès la fin du XVIIIe siècle, sous l’impulsion prévoyante de Catherine II, le gouvernement et le clergé russe avaient essayé d’aplanir pour les raskolniks le chemin du retour à l’église. Il semblait que des concessions sur les rites, que l’autorisation de conserver les anciens livres et les anciennes cérémonies dussent suffire à ramener des hommes qui ne s’étaient révoltés que pour ne point changer les formes du culte. Après plus d’un siècle de résistance, l’autorité ecclésiastique permit aux vieux-croyans de conserver le rituel en usage avant la réforme de Nikone. Le saint-synode consentit à faire ordonner des prêtres destinés à la célébration des anciens rites. Aux adhérens de cette nouvelle église, ou mieux de cette ancienne liturgie, on donna le nom d’edinovertsy, c’est-à-dire unicroyans. C’était à l’aide d’une semblable concession aux utraquistes que l’église romaine avait jadis terminé la guerre des hussites. Des pétitions au tsar Alexis attestent qu’un tel compromis eût aisément satisfait les premiers vieux-croyans : un siècle plus tard, leurs descendans ne s’en contentaient plus. En religion comme en politique, les concessions tardives sont souvent dédaigneusement repoussées de ceux qui d’abord les imploraient humblement. En se persuadant que toutes les dissidences étaient extérieures, l’église officielle faisait vis-à-vis des vieux-croyans une erreur analogue à l’erreur des vieux-croyans vis-à-vis d’elle, lorsqu’ils s’étaient révoltés contre son autorité au nom des rites. Le principe du schisme n’est plus tout entier dans le cérémonial. Après de longues années de vie et de lutte, le raskol a pris un esprit propre, une individualité, des habitudes d’indépendance et de liberté qui rendent plus difficiles les conditions de sa soumission à l’église.

La nouvelle église ne pouvait suffire à éloigner les préventions des vieux-croyans. Il était trop manifeste que dans l’édinoverié le gouvernement et le saint-synode ne voyaient qu’une forme transitoire, une sorte de parvis ou de vestibule où les adversaires de Nikone devaient faire un stage avant d’aller se perdre dans le temple de l’orthodoxie légale. En provoquant les dissidens à entrer dans l’église des unicroyans, le gouvernement avait soin d’en interdire l’accès à tous les fidèles réputés orthodoxes ; par là il repoussait lui-même de l’édinoverié le plus grand nombre des schismatiques qu’il y voulait attirer. Entre cette création des unicroyans de Catherine II et de ses successeurs et celle des grecs-unis de Pologne par la cour de Rome et les jésuites, il y a une ressemblance qui n’a pas été remarquée. Les deux institutions étaient des moyens termes répondant à un but analogue et excitant de semblables défiances. On dirait que, pour ramener ses propres dissidens, la Russie a imité le procédé employé par Rome et la Pologne pour se rattacher les sujets polonais du rite grec. Sciemment ou non, le gouvernement russe n’a fait que s’approprier la tactique religieuse qu’il combat de la part de Rome et des Polonais. L’imitation est demeurée incomplète, et de là en partie le peu de succès qu’elle a obtenu. À ses grecs-unis, l’église romaine laissait, outre leur liturgie et leur rituel, des évêques et une hiérarchie propre ; à ses starovères unis, l’église russe prétend au contraire imposer des prêtres consacrés par ses propres évêques et relevant directement d’eux. C’est là le principal motif de l’opposition des vieux-croyans ; ils se refusent à entrer dans ce bercail officiel, dont les prêtres ne célèbrent les anciens rites que par obéissance à l’autorité et n’ont pour les cérémonies vénérées de leurs ouailles qu’une dédaigneuse tolérance. Les habitudes de liberté des vieux-croyans sont un autre obstacle à l’union. Accoutumés à élire leurs prêtres et à les tenir sous un étroit contrôle, ils repoussent le pope nommé comme un fonctionnaire et traité comme un employé de l’état[14].

Par une de ces transformations fréquentes dans l’histoire des révolutions et des hérésies, le point de départ initial du raskol, le formalisme ritualiste des anciens vieux-croyans a cessé d’être la principale cause de la persistance du schisme. Dans sa lutte même contre l’orthodoxie officielle, le raskol a trouvé une raison d’être nouvelle. Si la popovstchine persiste encore, c’est qu’elle personnifie la résistance populaire à l’ingérence de l’état dans les affaires ecclésiastiques, c’est qu’elle est devenue une protestation contre toute dépendance apparente ou réelle de la religion. Les vieux-croyans hiérarchiques demandent à leur manière la séparation du temporel et du spirituel, la séparation de l’église et de l’état. Ils réclament la liberté de l’église sans se rendre compte que par leur longue révolte ils ont été les premiers à l’affaiblir en la dépopularisant et ont plus que personne contribué à la mettre dans la dépendance du pouvoir civil. Ils réclament la restauration de l’ancienne constitution ecclésiastique, la restauration d’un patriarcat national, sans se rendre compte qu’une telle autorité serait peu en harmonie avec leurs habitudes religieuses, avec leurs mœurs à demi presbytériennes. On distingue chez eux deux tendances ailleurs souvent séparées : ils aspirant à rendre l’église indépendante du pouvoir civil, mais ce n’est point pour en remettre tout le gouvernement au clergé, c’est plutôt pour donner dans l’église une part plus large, un rôle plus direct à l’initiative des laïques et du peuple chrétien. En maintenant la nécessité d’un sacerdoce, les popovtsy ne sont, pas plus que les sans-prêtres, pas plus que les Russes orthodoxes, enclins à abdiquer dans les mains du prêtre ; à cet égard, chez eux comme chez toutes les sectes russes, il n’y a aucun vestige de sacerdotalisme ou de cléricalisme, et ce n’est pas là un des traits les moins curieux du caractère moscovite. Une église autonome s’administrant elle-même sous l’influence et sous le contrôle des fidèles, grâce à l’élection du clergé, une église nationale populaire et démocratique, tel semble être l’idéal religieux des vieux-croyans. Ainsi envisagé, ce raskol, sorti d’ignorantes querelles et nourri d’une grossière scolastique, devient européen et moderne ; il représente dans le christianisme oriental des aspirations et des besoins qui ont souvent agité les églises d’Occident. Devant de telles tendances, le meilleur moyen de préparer la réunion des starovères, c’est de réformer l’église dominante, c’est d’en accroître les libertés et d’y donner plus de part au principe de l’élection, longtemps demeuré dans les habitudes du peuple russe ; c’est de relever moralement et matériellement le clergé orthodoxe, car, en Russie comme partout, pour les vieux-croyans comme pour les strigolniki du XIVe siècle, l’ignorance et l’immoralité du prêtre n’ont pas été la moindre cause des hérésies.


IV

Pour la seconde branche du raskol, pour la bezpopovstchine, il était plus difficile de se constituer en église. Le principe fondamental de la secte, la perte des pouvoirs du clergé et l’abrogation du sacerdoce, laissait les sans-prêtres plus exposés à tomber en dehors des limites dogmatiques de l’orthodoxie, en même temps qu’il privait leurs communautés du plus puissant des liens ecclésiastiques. Chez eux, plus de digue aux débordemens de la fantaisie individuelle, plus de barrière aux innovations ; l’esprit de division et d’hérésie peut librement se donner carrière. Ce sont des sectes de sectes, ou, comme disait Bossuet des protestans, ce sont « des morceaux rompus d’un morceau. » Pour le raskol du reste, comme pour la réforme, on se tromperait en regardant ce fractionnement comme un symptôme certain de dépérissement ou de décomposition. Les doctrines issues de mouvemens semblables sont par leur point de départ vouées à des variations, à des changemens perpétuels ; elles sont en quelque sorte instables et anarchiques, incapables d’immobilité, incapables d’unité, et le jour où elles cessent de se mouvoir et de se diviser est le jour où commence leur réelle décadence. Ne reconnaissant plus d’ordination, les bezpopovtsy n’ont d’autres ministres du culte que des anciens, des lecteurs sans caractère sacerdotal. Lire et expliquer l’Écriture, baptiser et parfois confesser, ce sont leurs principales attributions. Chez quelques communautés, ces fonctions peuvent être confiées à des femmes. Ces liseurs raskolniks sont tantôt fort ignorans et tantôt fort versés dans la littérature sacrée : il n’est pas rare d’en rencontrer de supérieurs aux prêtres orthodoxes, et d’ordinaire ils ont plus d’autorité sur leurs adeptes que n’en possèdent sur les leurs les popes des popovtsy. Chez eux, la simplicité presbytérienne du service divin n’implique point le rejet de tout culte extérieur ; loin de là, en s’émancipant du clergé, la plupart de ces communautés ont conservé toutes les pratiques de la dévotion russe, la révérence superstitieuse des images ou des reliques, l’observation scrupuleuse des jeûnes, tout le formalisme religieux d’où est primitivement sorti le raskol. Comme les popovtsy, les sans-prêtres ont gardé les signes de croix cent fois répétés, et les poklony les saluts ou inclinations de corps devant les images. Cette sorte de gymnastique religieuse tient même souvent chez eux une place d’autant plus large que leur culte, dénué de prêtres, est plus vide de cérémonies. Pour la purification des mets achetés au marché, telle secte ordonne cent de ces inclinations de corps ou poklones, pour un enterrement deux cents, pour un néophyte deux mille par jour pendant six semaines, avec adjonction de vingt prosternations par chaque centaine. Plus encore que les popovtsy, ces hommes, qui ont rejeté tout clergé, ont conservé une horreur religieuse pour le tabac ou pour le sucre, une superstitieuse répugnance pour certains mets, certains animaux, pour le lièvre par exemple. Au lieu de toujours s’épurer, s’alléger le culte des bezpopovtsy semble s’être dédommagé de la privation des rites les plus sacrés de la foi nationale en s’attachant d’autant plus aux dehors vulgaires et aux mesquines pratiques de la dévotion russe, se matérialisant ainsi par les causes qui semblaient devoir le spiritualiser.

S’ils repoussent les prêtres, la plupart des bezpopovtsy ont conservé des moines, ils ont des skites, des ermitages pour l’un et l’autre sexe. Deux choses distinguent d’ordinaire les règles et les statuts de ces religieux du raskol, c’est d’un côté l’étroitesse et la minutie des prescriptions, de l’autre l’instinct pratique, qui, non moins que le formalisme, se retrouve dans la plupart des créations du raskol. Ces couvens du schisme offrent à l’homme russe son vieil idéal économique, la propriété commune, un ménage commun sous l’autorité d’un supérieur auquel le bon ordre de la maison et les soins domestiques font autant d’honneur que le zèle pour la foi et l’intelligence des choses spirituelles. Chez les sans-prêtres comme chez les vieux-croyans hiérarchiques, ces skiles, ces congrégations, ont été les principaux foyers, les principaux centres d’organisation du raskol. Beaucoup des sectes de la bezpopovstchine en ont tiré leurs doctrines et leurs noms. C’est au nord-ouest, dans la région de l’Onega, dans ces contrées septentrionales si bien préparées pour le schisme par l’isolement et les habitudes de la population, que se constitua, vers la fin du XVIIe siècle, la première grande communauté de sans-prêtres, celle qu’on pourrait regarder comme la mère des autres. Autour de quelques ermitages bâtis sur les bords du Vyg se groupèrent de nombreux dissidens qui, au début du XVIIIe siècle, trouvèrent dans deux frères du nom de Denissof d’intelligens législateurs. Leurs doctrines pénétrèrent dans tout le Pomorié, la contrée qui s’étend entre les grands lacs et la Mer-Blanche. Les adeptes de cette communauté en reçurent le nom de pomortsy ou riverains de la mer. Parmi les nombreuses sociétés filles ou rivales des riverains, il en est une que la richesse de ses membres et là rigidité de ses doctrines ont fini par placer définitivement à la tête des sans-prêtres : ce sont les théodosiens, ainsi nommés d’un diacre raskolnik mort en prison au commencement du XVIIIe siècle. Au lieu d’une église centralisée et unitaire, la bezpopovstchine forma une sorte de confédération religieuse, souvent, il est vrai, agitée de guerres intestines, une sorte de république fédérative ayant à sa tête cette puissante communauté théodosienne.

Ce sont les théodosiens, alors dirigés par Kovyline, un de ces marchands russes unissant à un merveilleux degré le sens pratique au fanatisme, qui donnèrent aux sans-prêtres leur centre matériel et moral, le cimetière de Préobrajenski, fondé lors de la peste de Moscou, un peu avant Rogojski, l’établissement rival des popovtsy, et plus puissant encore que ce dernier. Kovyline obtint que l’hôpital joint au cimetière fût soustrait à toute surveillance des autorités ecclésiastiques, et que le culte y fût célébré selon les rites de la secte. La société fondatrice eut le droit de choisir dans son sein les administrateurs de l’établissement, et ceux-ci n’eurent de compte à rendre qu’aux fondateurs. Grâce aux doctrines parfois antisociales de la bezpopovstchine, Préobrajenski a dans son existence séculaire donné lieu à plus de soupçons, à plus d’accusations encore que Rogojski. Le cimetière théodosien fut dénoncé comme un repaire de voleurs, une fabrique de faux billets de banque, un asile de débauches. Il se peut que sous le voile de la charité les rigides théodosiens aient caché plus d’une fraude, et que sous le masque de l’ascétisme et du célibat se soit parfois déguisé le libertinage. Pour avoir régné cent ans sur le raskol dans une période de l’histoire où toutes les institutions ont eu une si courte existence, il n’en a pas moins fallu à Préobrajenski ; comme à Rogojski, de grandes qualités, voire de grandes vertus. Si leurs chefs avaient été étrangers au sentiment du devoir, si en dépit ou plutôt si en raison de leur fanatisme ils n’eussent le plus souvent obéi à une conviction profonde, les deux puissans cimetières du schisme fussent bien vite redevenus de silencieuses demeures des morts. Il est difficile de ne point ressentir un mouvement involontaire de sympathie ou d’admiration pour ces marchands moscovites gouvernant sans contrainte une libre société dans un état autocratique, et maniant sans contrôle un trésor immense pour le temps et le pays, un trésor qui s’éleva, dit-on, à une dizaine de millions de roubles. Aujourd’hui Préobrajenski a, comme Rogojski, été envahi par la police et le clergé de l’état. Le cimetière théodosien est mutilé ; on a laissé aux raskolniks leur hôpital, on leur a pris leur église. Le célèbre métropolite de Moscou, Philarète, a purifié le temple presque séculaire du schisme ; des prêtres orthodoxes de l’édinoverié s’y sont installés, et chaque dimanche les sans-prêtres de l’hôpital entendent résonner dans l’église de leurs pères les chants des popes unicroyans nommés par le saint-synode.

Les doctrines de ces théodosiens, de ces sans-prêtres, leur laissent-elles des droits à la tolérance moderne, des droits à la sauvegarde de la liberté commune ? Chez les bezpopovtsy, la réconciliation avec la raison, avec la civilisation, est assurément plus malaisée que chez les vieux-croyans hiérarchiques. Des deux principes fondamentaux des sans-prêtres, l’un, le rejet du sacerdoce et des sacremens, les a souvent à propos du mariage conduits à des conséquences immorales ; l’autre, la croyance au règne actuel de l’antechrist, les a non moins souvent amenés à des conséquences révolutionnaires, anarchiques. C’est sur l’interprétation ou l’application de ce double point de la doctrine que se sont divisées les grandes sectes des riverains de la mer, des théodosiens, des philippovtsy, et c’est de leur manière d’entendre l’un et l’autre dogme, de leur enseignement sur le mariage et la famille d’un côté, sur la nature et les droits du pouvoir civil de l’autre, que doit dépendre l’attitude de l’état vis-à-vis des bezpopovtsy.

Quelle peut être la soumission au souverain, quelle peut être l’obéissance aux lois d’hérétiques qui prêchent que depuis le patriarche Nikone et le tsar Alexis la Russie est tombée sous le règne de Satan ? De pareils hommes, il n’y a, semble-t-il, que révolte ouverte ou rébellion latente à attendre. C’est ce qu’on a vu chez les sectes extrêmes, chez les philippovtsy, qui se brûlaient vifs pour échapper aux serviteurs de Satan, chez les stranniki, les errans, qui, pour n’avoir pas de communication avec le gouvernement de l’antechrist, rompent aujourd’hui encore tous les liens civils. Ces forcenés ont pour eux la logique du raskol, mais dans les religions le triomphe de la logique n’est pas éternel. À l’ère des fanatiques et des extravagans, on voit succéder l’ère des politiques et des modérés, aux dogmes entiers et absolus les compromis qui corrigent, les interprétations qui mitigent. Il en a été ainsi chez les sans-prêtres. Petit aujourd’hui est le nombre de ceux qui regardent le souverain comme l’incarnation ou le vicaire de Satan. Les uns expliquent le règne de l’antechrist d’une façon spirituelle, les autres attendent qu’il se manifeste d’une manière sensible, et les uns et les autres obéissent tranquillement aux lois sans se préoccuper de leur origine. Ces hommes qui disent la terre tombée sous l’empire de Satan, sont souvent d’aussi bons citoyens, d’aussi bons sujets, que leurs compatriotes qui croient vivre sous le règne paternel de Dieu.

Un grand nombre de dissidens ayant plus ou moins ouvertement professé des maximes de rébellion, le gouvernement russe, lorsqu’il se relâcha de ses rigueurs contre le schisme, fut naturellement conduit à exiger de toutes les communautés dissidentes un signe extérieur de soumission, une marque d’allégeance. Cette marque, c’est au service religieux qu’il la demanda, comme pour se mieux assurer que les doctrines de la secte n’avaient rien de séditieux. Des vieux-croyans, comme de l’église officielle, furent réclamées des prières pour le souverain, ou mieux, la suppression, l’omission volontaire de cette partie de la liturgie par les défenseurs scrupuleux de la liturgie nationale fut regardée comme un signe d’insubordination, de rébellion. L’absence de prière pour le souverain devait sembler d’autant plus choquante à l’oreille russe que dans les offices de l’église elle tient une place proéminente. Ce n’est pas un simple Domine salvum regem ou imperatorem, c’est une longue litanie où tous les membres de la famille impériale sont désignés un à un, et que la belle voix de basse des diacres récite avec une particulière solennité. C’est moins le chef civil de l’état que le protecteur de l’église, le défenseur de l’orthodoxie qui semble mentionné dans les ekténies de la liturgie russe. Or les formules byzantines de très pieux, très fidèle empereur, de souverain orthodoxe, les dissidens se refusent à les employer pour un prince qui à leurs yeux est tombé dans l’erreur.

Cette question de la prière pour l’empereur fut au xviiie siècle une des principales causes du schisme intérieur de la bezpopovstchine, de la rupture des pomortsy et des théodosiens. Les premiers, ayant appris que l’impératrice Anne envoyait inspecter leurs colonies du Vyg, s’étaient décidés à improviser une liturgie pour le souverain ; les théodosiens leur reprochèrent cette concession comme une apostasie. Les pomortsy avaient cependant eu aussi leurs scrupules ; ils consentaient à prier pour le tsar, non pour l’empereur, ce dernier titre étant, selon la plupart des raskolniks, un des noms sous lesquels se masque l’antechrist. En face de tels préjugés, il n’y a qu’à laisser les dissidens libres du choix des formules, bien peu se refuseront alors à donner à l’ordre légal cette marque de soumission. Les rigides théodosiens se sont eux-mêmes à cet égard singulièrement relâchés de leur première sévérité. Dans les communautés les plus opiniâtres de la branche la plus hostile du schisme, la raison et l’esprit de conciliation ont ainsi fini par pénétrer. On a vu dans ces dernières années les théodosiens de Préobrajenski, comme les vieux-croyans de Rogojski, envoyer à l’empereur des adresses de fidélité et à ses enfans des présens de noces. C’est à la tolérance publique de faire le reste, et dans la bezpopovstchine comme dans la popovstchine les ennemis intérieurs ou étrangers du gouvernement russe ne trouveront pas plus d’appui ou d’encouragement que n’en trouverait un ennemi de la France parmi les protestans français.

Entre les sans-prêtres et l’état, ou mieux entre les sans-prêtres et la société reste la question du mariage, de la famille. Pour la bezpopovstchine, qui proclame la perte du sacerdoce, le mariage sacramentel n’existe plus. C’est là le point de vue commun de toutes les congrégations, c’est là en même temps le principal objet de leurs dissensions. La disparition du sacrement entraîne-t-elle la suppression absolue du mariage, fait-elle du célibat une obligation universelle, ou la miséricorde divine et les besoins de la société autorisent-ils à suppléer au sacrement perdu ? Sur ce problème capital, tous les points de vue possibles ont trouvé des partisans. Les plus modérés ont conservé ou restauré l’union conjugale, n’exigeant pour la consacrer que la bénédiction des parens ou le baisement de la croix et de l’Évangile en présence de la famille, ce qui pour les Russes est la forme la plus solennelle du serment. Selon d’autres, comme certains pomortsy, le sacrement étant abrogé, toute l’essence du mariage est dans le consentement mutuel des deux époux, et la vie conjugale n’est légitime qu’autant que dure ce consentement. L’amour, disent quelques-uns de ces sans-prêtres, est de nature divine, c’est à l’union des cœurs de décider de l’union des existences. On assure que, parmi les sans-prêtres de Russie, ces ménages qu’un caprice peut rompre sont souvent durables et paisibles, comme si des époux libres de se séparer montraient l’un pour l’autre d’autant plus de douceur et d’attachement, ou comme si un lien qui peut toujours être dénoué restait d’autant moins tendu qu’il est plus facile à rejeter. Il se peut que la simplicité des mœurs et le sérieux des convictions religieuses mitigent souvent ce qu’il y a de faux et de malsain dans de pareilles situations. Sous tous ces beaux dehors et ces poétiques formulés, l’union libre, l’amour libre chez les sectes russes, comme chez les prétendus réformateurs de l’Occident, n’en garde pas moins un vice ineffaçable. Au fond, ce n’est toujours qu’un concubinage avec toutes les illusions et les déceptions, avec toutes les souffrances et les déchiremens de ces liaisons sans garantie. Sentant eux-mêmes la fragilité du nœud qui les unissait, les sectaires, désireux de faire légaliser leur union, allaient parfois, sous l’impulsion de leurs femmes, se faire marier par le pope dont ils niaient les pouvoirs, sauf à se soumettre ensuite à des pénitences de la part de leur communauté. Chez plusieurs de ces sectes, on a vu tous les abus et les scandales des pays où le divorce est facile ; on a vu les époux s’unir sans sérieux et se séparer sans gravité, au grand dommage des enfans et de la famille. De là vient que les raskolniks, qui, sous le rapport de la probité et de la sobriété, passent d’ordinaire pour plus honnêtes et plus moraux que les autres Russes, ont souvent, sous le rapport du commerce des sexes, justement passé pour plus immoraux.

L’union libre et le libre divorce sont peut-être pour la société un moindre embarras que les maximes des sectes plus rigides qui poussent jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du schisme. Aux yeux de beaucoup de communautés de sans-prêtres et de la principale d’entre elles, aux yeux des théodosiens de Préobrajenski, toute union de l’homme et de la femme est illicite, rien ne pouvant suppléer au sacrement perdu. Cette farouche doctrine s’est résumée dans une formule rendue plus nette par la concision de la langue : genaty razgenis, ne genaty ne genis ; marié, démarie-toi ; — non marié, ne te marie pas. Le mariage fut interdit aux célibataires, la vie conjugale aux gens mariés ; les noms de père et de mère furent proscrits. « Que le jeune homme ne prenne pas de femme, que l’époux n’use point de l’épouse, » dit une sorte de catéchisme rimé, « que la jeune fille n’entre pas en mariage, que la femme mariée n’enfante point[15]. » Les époux coupables d’avoir enfreint ce précepte, coupables d’avoir donné l’existence à des enfans, furent chassés de la communauté ou soumis à de pénibles et humiliantes pénitences. Les adhérens de ces maximes qui n’avaient point la force d’y rester fidèles furent tentés de faire disparaître les preuves de leur faiblesse. L’infanticide est ainsi un des crimes reprochés aux théodosiens de Préobrajenski. On assure que d’un étang voisin de leur cimetière on a retiré un grand nombre de cadavres de nouveau-nés[16]. Si les théodosiens s’en sont toujours défendus, de pareils crimes étaient la conséquence indirecte de leur enseignement. « Dans la conception d’un enfant, dit encore une de leurs poésies manuscrites, ce n’est plus du Dieu créateur, c’est du diable que vient l’âme humaine. »

Une société puissante par l’industrie et la fortune ne pouvait toujours maintenir de pareilles opinions. Quelques communautés comme les monintsy se détachèrent du cimetière de Préobrajenski pour en revenir au mariage. Une classe plus nombreuse s’ingénia à conserver les joies de la vie conjugale sans perdre dans la secte le titre de célibataire. Les hommes réduits à ce triste compromis vivaient avec une femme à laquelle dans la maison ils reconnaissaient les droits d’épouse, et dont ils élevaient les enfans comme leurs enfans légitimes. À ces timides et honteux restaurateurs du mariage, les stricts théodosiens donnèrent le nom de novogeny, c’est-à-dire de néo-mariés, remarieurs. Les sévères gardiens du célibat et les parrains du libertinage fermèrent la porte de leurs oratoires à ces faibles novogeny ; beaucoup refusaient même de boire ou de manger avec eux. Ces rigueurs ne purent toujours tenir, à la longue il s’est opéré un rapprochement entre les deux parties de la secte. Sur cette question de la vie conjugale et de la famille, comme sur celle du règne de l’antechrist et de la soumission à l’état, la bezpopovstchine s’est adoucie et comme apprivoisée. L’inflexible théodosien de Préobrajenski répudie lui-même les immorales doctrines de ses prédécesseurs, il en conteste l’authenticité ou l’interprétation, et recourt au besoin à la presse ou à la justice pour repousser ce qu’il appelle les calomnies de ses adversaires. Ce ne sont plus aujourd’hui les chefs du schisme qui proclament ces maximes attentatoires à la morale ou à la société, ce sont ses ennemis qui les vont déterrer dans les livres et les manuscrits des docteurs de la secte pour s’en servir contre elle. Que leurs adversaires théologiques reprochent aux sans-prêtres d’être inconséquens, plus d’un culte n’a dû l’existence qu’à des inconséquences de cette sorte. Un des meilleurs signes du progrès en Russie, c’est de voir les plus importantes de ces rigides communautés de raskolniks renier les fanatiques principes de leurs ancêtres. Si le sauvage génie de l’ancienne bezpopovstchine n’est point encore mort, il ne vit plus que dans quelques sectes extrêmes, dans une secte étrange en particulier, les errans ou stranniki.

Les plus choquantes aberrations des premiers sans-prêtres sont encore professées en plein XIXe siècle par ces errans. Appelés aussi les fuyans, bégouny, ils se donnent eux-mêmes le nom de pèlerins. Un soldat déserteur devenu moine dans un des skites théodosiens du nord fut leur premier apôtre. L’errantisme est sorti à la fin du XVIIIe siècle d’une sorte de réveil, d’une sorte de revival de la bezpopovstchine. La croyance au règne actuel de Satan est la pierre angulaire de l’enseignement des errans. Repoussant comme une apostasie toutes les concessions ou les inconséquences, des sans-prêtres modernes, l’errant n’admet aucun compromis avec cette funeste doctrine. Il cesse tout commerce avec les représentans de Satan, c’est-à-dire avec l’état et les autorités constituées ; à l’instar des anciens prophètes, il se retire au désert ou il s’enfonce dans les forêts où n’ont point encore pénétré les serviteurs de l’antechrist. La devise du strannik est cette parole de l’Évangile : « abandonne ton père et ta mère, prends ta croix, et suis-moi, » et avec le vieux réalisme moscovite, avec le réalisme habituel du raskol, il prend ce conseil à la lettre et le met littéralement en pratique. Pour les stranniki, il n’y a de vertu que dans l’abandon d’une société régie par l’enfer, il n’y a de salut que dans l’isolement, dans la fuite. Ils quittent leurs biens et leur maison, leur femme et leurs enfans, ils quittent le village et la commune où ils sont légalement inscrits, ne voulant avoir ni famille, ni domicile. En signe de rupture avec la société, les pèlerins rejettent les passeports et tous les actes pouvant établir leur identité ; c’est là la marque, la formalité essentielle de l’entrée parmi les vrais chrétiens. Au lieu de passeport, l’errant porte des papiers avec des maximes de la secte ou simplement une croix avec des sentences de ce genre : « ceci est le vrai passeport visé à Jérusalem. » Ils pratiquent une sorte de communisme, se considèrent comme moines et se donnent les noms de frère et de sœur. Comme les plus rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui suivant eux ne sert qu’à couvrir le péché. À la vie conjugale, ils préfèrent les relations illicites sous prétexte que l’homme marié se voue éternellement au mal, tandis que chez les célibataires les faiblesses des sens trouvent déjà leur punition et leur purification dans la condamnation des hommes[17]. Sans demeure régulière et sans moyens réguliers d’existence, les errans ont parfois recours au vol et au brigandage, se justifiant toujours par ce principe, que, le monde étant sous la loi de Satan, toute attaque contre la société est une protestation contre la domination de l’enfer.

Une pareille secte ne peut exiger de tous l’application immédiate de ses maximes. De là le partage des stranniki en deux classes, en deux ordres de fidèles, et le point de départ d’une organisation qui peut les rendre redoutables. Les adeptes du strannitchestvo se divisent en deux catégories, les errans proprement dits, les pèlerins ou coureurs, qui mènent la vie en fuite, et les domiciliés, les sédentaires ou les mondains, qui demeurent dans la vie ordinaire, dans la maison et la famille. Ces derniers ont pour mission de donner asile à leurs frères plus avancés, ce qui leur a valu le nom d’hébergeurs ou d’hospitaliers, strannopriimtsy. De ces deux classes d’adhérens, formant une société à deux degrés, les uns sont les initiés de la secte ou les professes de la communauté, les autres en sont les catéchumènes ou les novices. Les premiers seuls reçoivent le baptême de la secte, baptême qui se donne de nuit dans des lieux déserts, et qui oblige ceux qui l’ont reçu à mener la vie des saints, la vie de pèlerin. Dans leur répugnance pour la société et la nature extérieure, qu’ils considèrent comme également maudites de Dieu, certains stranniki n’admettent pour le baptême que l’eau de la pluie du ciel ou l’eau des marais écartés, sous prétexte que les rivières sont souillées par les adhérens de l’antechrist. Chacun de ces pèlerins, homme ou femme, a son écuelle et sa cuiller de bois comme son image de métal ; ils ne prient ni ne mangent avec les profanes, pas même avec les hébergeurs qui leur donnent asile. Ils n’ont ni église ni chapelle, mais célèbrent leurs offices dans des retraites secrètes, ou le plus souvent dans les forêts autour d’images qu’ils suspendent aux arbres. Aux hébergeurs on permet, à cause de leur faiblesse, de remettre leur entrée dans la vie parfaite, comme aux premiers siècles les prosélytes de la foi chrétienne retardaient souvent le baptême jusqu’à leurs derniers jours. Les donneurs d’asile n’ont du reste qu’un sursis, avant de quitter cette terre ils doivent faire acte de vrais chrétiens, abandonner tout lien temporel, abandonner maisons, femmes et enfans. Pris de maladies graves et sentant les approches de la mort, ils se font porter dans les forêts ou les landes écartées, ou au moins dans une demeure étrangère pour y recevoir le baptême et expirer en pèlerin, en errant. Pendant leur vie mondaine, les hébergeurs ont souvent dans leurs izbas des retraites secrètes où les errans se retirent à leur gré. Les deux classes d’adeptes se reconnaissent à certaines formules, à certains signes ; parfois l’hébergeur loge le pèlerin sans l’interroger, sans lui parler, parfois presque sans le voir. Grâce à cette complicité, les apôtres de la vie errante et les prophètes de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur passage l’isolement et la séparation du monde.

Le règne de l’empereur Nicolas a été l’époque la plus florissante de l’errantisme, les poursuites n’en faisaient qu’accroître la force. Pour recrues, les stranniki pouvaient compter sur les serfs fugitifs, sur les condamnés échappés de Sibérie, sur les soldats déserteurs, alors que le service militaire durant plus de vingt ans équivalait à une mort civile. La secte se propageait dans les régimens et dans les prisons ; elle trouvait des néophytes et des apôtres assurés dans cette nombreuse classe de brodiagy, de vagabonds sans passeport si sévèrement pourchassés par la police russe. Dans cette branche extrême, poussant la haine de l’état et de la société jusqu’à l’érection du vagabondage en devoir religieux et en idéal de sainteté, le raskol se montrait particulièrement comme l’expression des résistances populaires aux vexations de l’état social, au long service militaire, à la bureaucratie allemande, au servage. Dans certains gouvernemens du nord-est, on arrêtait chaque année des centaines d’errans. Alors s’établissaient entre eux et les employés de la police des dialogues de ce genre[18] : — As-tu un passeport ? — Oui, — et le pèlerin présentait une feuille rédigée dans le jargon de la secte avec des prières et des maximes comme la suivante : « celui qui te persécute se prépare une place dans l’enfer. » — D’où tiens-tu ce passeport ? demandait l’agent du gouvernement, désireux de mettre la main sur les chefs et les scribes de la secte. — Il vient du roi des cieux, du puissant monarque du monde, répondait le pèlerin. — Tu n’as point de passeport légal ? — Non. — Pourquoi cela ? — Parce que ces feuilles de la police portent le sceau de l’antechrist. — Les errans désignent ainsi les armes impériales. — Tu veux aller en prison ? reprenait l’interrogateur. — Je suis prêt à tout souffrir ; les tourmens ne m’effraient pas. Je ne crains ni les bêtes féroces, ni les ministres de Satan, — et dans son exaltation le strannik continuait sur ce ton, imitant devant l’ispravnik le langage des premiers chrétiens devant le proconsul, et plus on en condamnait, plus il apparaissait de ces fanatiques, la soif de la persécution, la convoitise du martyre étant pour beaucoup le grand attrait de ces farouches doctrines. C’est aux folies religieuses de cette sorte que la réforme civile et le progrès économique de la Russie devaient le plus certainement porter remède. Le strannitchestvo est la forme la plus logique du raskol, de la bezpopovstchine en particulier ; c’est le suprême effort d’une résistance vaincue, d’une opiniâtreté qui sent tout faiblir autour de soi. Au lieu de rompre à jamais avec elles, le raskol moderne, les sans-prêtres comme les popovtsy sont irrésistiblement poussés à se réconcilier avec la société, avec la civilisation.

Avec les bezpopovtsy, qui n’admettent pas de clergé, comme avec les popotvsy, dont le clergé n’est pas reconnu, le plus grand embarras du gouvernement était de régler l’état civil. Jusqu’à l’automne dernier, jusqu’au mois d’octobre 1874, le clergé détenait seul les registres des naissances et des décès, et, la loi n’admettant que le mariage religieux, les dissidens étaient condamnés à ne contracter que des unions clandestines, à ne donner le jour qu’à des enfans illégitimes, légalement incapables d’hériter de leurs pères. Sous ce rapport, les raskolniks se trouvaient dans la cruelle position où l’ancien régime avait depuis Louis XIV réduit les protestans français. Le législateur, qui reprochait justement à certains sectaires de repousser le mariage, leur en fermait lui-même l’accès. À cet état de choses, qui mettait hors la loi une portion notable de la population, remédiaient heureusement dans la pratique les mœurs publiques, sur ce point moins injustes que la loi, et la vénalité de l’administration ou de la police, ici comme toujours le regrettable correctif d’une odieuse législation. C’était l’arbitraire qui décidait de l’état civil des raskolniks, l’arbitraire qui dressait les recensemens des mariages et des naissances. Les statistiques russes sont encore à cet égard entachées d’un vice radical, la moralité du pays était officiellement ravalée aux yeux de l’Europe par la fiction légale qui comptait comme enfans naturels les enfans raskolniks.

Ce qu’il y avait de plus triste dans cette situation, c’est qu’il a longtemps paru impossible d’en sortir. Il se présentait deux issues, qui toutes deux semblaient presque aussi impraticables l’une que l’autre : reconnaître les communautés dissidentes et les formes de mariage religieux en usage chez elles, ou instituer pour les dissidens un mariage civil. À la première solution s’opposait l’intérêt de l’église officielle, le recrutement subreptice du clergé des popovtsy aux dépens du clergé orthodoxe, enfin l’extrême division de la bezpopovstchine, dont on ne pouvait reconnaître toutes les communautés, et dont beaucoup de sectes n’admettent ni clergé ni aucune forme de mariage. Contre l’institution du mariage civil s’élevaient les maximes de l’église orthodoxe et de tous les cultes de l’empire, habitués à ne voir dans la consécration de l’union conjugale qu’un acte religieux, et les préventions mêmes des dissidens, pour la plupart d’accord sur ce point avec leurs adversaires. Les répugnances des vieux-croyans pour le recensement, pour l’enregistrement des âmes, accroissaient encore la difficulté. On se trouvait devant ce problème : instituer un acte civil du mariage sans mariage civil et indépendamment de tout mariage religieux.

La solution a été trouvée avec une habileté nécessairement quelque peu subtile, mais où se montre un art ingénieux de concilier les réformes modernes avec les préventions ou les scrupules du passé. La loi d’octobre dernier institue pour les raskolniks des registres spéciaux confiés à la police et aux autorités cantonales. Les mariages des dissidens devront être inscrits sur la seule déclaration des conjoints et de leurs témoins, sans que l’agent de l’état civil ait à s’enquérir si la cérémonie religieuse a eu lieu ou non. L’état ne marie pas, l’état donne aux époux acte de leur déclaration de mariage, et cet acte assure à l’union les mêmes effets civils, aux enfans les mêmes droits que la bénédiction nuptiale donnée par le prêtre. L’intérêt de l’état est ainsi satisfait sans que les maximes de l’église soient blessées ; le principe théologique que le mariage est uniquement un acte religieux reste sauf, et les alliances des dissidens jouissent de toutes les garanties légales, alors même qu’elles ne seraient consacrées par aucune cérémonie ecclésiastique. Lors de l’enregistrement du mariage, il y a publication des bans pendant sept jours, et le crime de bigamie ou les causes de divorce restent soumis aux mêmes lois que pour les orthodoxes et doivent être jugés par les tribunaux ordinaires. Grâce à ces dispositions, le gouvernement se flatte d’ouvrir l’accès d’une vie conjugale régulière aux adhérens de toutes les sectes sans reconnaître leur culte ni connaître de leur mariage religieux.

Le règlement sur le mariage des dissidens est la plus récente et non la moins significative des réformes d’un règne qui en compte tant ; elle a d’autant plus d’importance qu’elle a été plus disputée, et qu’elle vient dans une période de repos, une période d’accalmie, où l’ère des grandes réformes et des innovations semblait close. S’il ne reconnaît pas les communions dissidentes, l’état en sanctionne indirectement l’existence. Selon le principe de la législation russe en matière religieuse, les bienfaits du nouveau règlement ne s’appliquent qu’aux raskolniks nés dans le raskol, aux 1,100,000 schismatiques admis par les statistiques officielles. Pour ceux-là du moins, c’est une véritable émancipation civile, c’est l’affranchissement d’une des pires servitudes qui puissent peser sur des hommes. Avec la réforme d’octobre 1874, les dissidens ont cessé d’être les parias de la société russe : n’ont-ils plus rien à attendre d’un régime plus libéral ? Les articles du code ou les ordonnances qui s’occupent d’eux n’ont-ils pas vieilli ? Avant de répondre à cette question, il faut connaître une catégorie de sectes que nous n’avons pu aborder aujourd’hui ; il faut descendre dans l’étage inférieur du dissent russe. Au-dessous du vieux-croyant hiérarchique qui repousse les popes du saint-synode, au-dessous du sans-prêtre qui ne reconnaît plus de clergé, il y a des sectes étrangères à la révolte du raskol contre l’église russe, sectes obscures et bizarres, parfois plus gnostiques que chrétiennes, dont le nom a dans ces dernières années pénétré en Europe : les molokanes et les doukhobortsy, dont les tendances rationalistes et communistes montrent le génie russe sous l’un de ses aspects les plus originaux, — les khlysty ou flagellans, et les eunuques ou skoptsy, dont les immorales et sauvages doctrines font retrouver au fond du peuple russe les plus singulières pratiques du vieil Orient. Ce n’est qu’après avoir pénétré dans ce monde nouveau, après avoir parcouru le raskol dans toute son étendue et sa profondeur, qu’il est possible d’apprécier dans l’ensemble la valeur sociale et politique des sectes qui fermentent en Russie.


Anatole Leroy-Beaulieu.
  1. Voyez la Revue des 15 août, 15 septembre, 15 octobre 1873, 15 janvier, 1er mars, 1er mai, 15 juin et 1er novembre 1874.
  2. 1,093,452, dont environ 926,000 dans la Russie d’Europe et la Pologne, 58,900 dans la région du Caucase, 65,500 en Sibérie, 42,500 dans la région du fleuve Oural et l’Asie centrale. La Finlande seule n’est pas comprise dans ce chiffre. Statistitcheski Vrémennik, 1871. Cf. Buschen, Russlands Bevölkerung. Vers 1835, les relations synodales ne comptaient pas tout à fait 480,000 sectaires ; on prétendait en convertir une trentaine de mille par an, en sorte qu’aujourd’hui le schisme devrait avoir disparu.
  3. Règlement ecclésiastique de Pierre le Grand, édition russe et française du père C. Tondini, p. 188.
  4. Schédo-Ferroti, la Tolérance et le schisme religieux en Russie, pp. 153-154.
  5. S’il est difficile de déterminer le nombre total des dissidens, il l’est plus encore de fixer le chiffre des adhérons des diverses sectes. Des deux grands partis qui divisent le schisme, c’est le plus radical, le parti des sans-prêtres, qui semble aujourd’hui le plus on progrès.
  6. Iz sekretnykh sapisok ekspeditsii 1852. Sbornikpravit. svéd. o rask., t. II, p. 13.
  7. Mémoire de Molnikof pour le grand-duc Constantin, Sbornik prav. svéd. o rask., t. Ier, p. 182 et 192.
  8. J. V. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. VI. — Ce vaste ouvrage, dont il a déjà paru quatre gros volumes, est plein de faits curieux môles à de romanesques histoires ; malheureusement la partialité y est telle que certains chapitres ont, de la part des raskolniks, donné lieu à des procès en justice, et que le lecteur est toujours obligé de se tenir en garde contre les récits et les conclusions de l’auteur.
  9. Mgr Philarète de Tchernigof, Istoria Rousskoï tserkvy, Ve époque, § 31.
  10. Le Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, en 4 volumes, et le Sobranie pravitélstvennykh postanovlénii o rask., l’un et l’autre publiés à Londres par l’imprimerie russe de Herzen, à l’aide de papiers dérobés aux chancelleries russes.
  11. Ainsi s’exprime un mémoire russe rédigé pour le grand-duc Constantin par Melnikof, Zapiska o rousskom raskolé, Sbornik prav. svéd, o rask, t. I, p. 193.
  12. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 mars 1866, l’étude de M. Charles de Mazade sur la Société et le gouvernement russe depuis l’insurrection polonaise.
  13. Voyez, sur toutes ces luttes, N. Popof, Okroujnoé Poslanié Popovstchiny, et surtout N. Soubbotine, Sovrémennyia Létopisi raskola, Posledstviia Bélokrinitskago Sobora 1868 Goda, Moscou 1869.
  14. L’édinoverié a malgré cela reçu dans ces dernières années un chiffre notable de vieux-croyans, parmi lesquels des prêtres et même des évêques. Les statistiques gouvernementales, qui confondent systématiquement les édinovertsy avec les orthodoxes, ne nous permettent malheureusement pas d’évaluer le nombre des premiers.
  15. Raskolniki i Ostrojniki, t. Ier, p. 128.
  16. Livanof, t. Ier, p. 129, cite à ce propos une épigramme qui se peut traduire ainsi :
    Pharaon tuait les enfans
    Comme Hérode les innocens ;
    Ce n’étaient là que peccadilles,
    Car tous deux faisaient grâce aux filles ;
    Nous tuons tous nos nourrissons,
    Les filles avec les garçons.
  17. Zapiska o strannitcheskoï erest, Sbornik, t. II, p. 44.
  18. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. Ier, p. 6 à 8.