La Russie et les Russes
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VIII.[1]
LE RASKOL ET LES SECTES EN RUSSIE.

I.
LES VIEUX-CROYANS.

L’orthodoxie russe est depuis plus de deux siècles sourdement minée par des sectes obscures, inconnues de l’étranger, mal connues des Russes mêmes. Sous l’imposant édifice de l’église officielle se creusent des retraites souterraines, de vastes cavités, tout un dédale de cryptes ténébreuses, asile des croyances et des superstitions populaires. C’est dans ces catacombes de l’ignorance et du fanatisme que nous voulons descendre ; nous essaierons d’en dresser le plan, nous en explorerons les coins les plus reculés pour y saisir dans son refuge le génie et les aspirations du peuple. Rien ne saurait mieux donner l’intelligence du caractère national et du fond de la société russe. Le raskol, avec ses mille sectes, est peut-être le trait le plus original de la Russie, celui par lequel elle se distingue le plus nettement de l’Occident.

Comme les rivières selon le sol qu’elles traversent, les religions, en passant par des populations différentes, prennent souvent des teintes diverses. Le raskol est le christianisme byzantin au sortir des couches inférieures du peuple russe. Dans les eaux troubles et bourbeuses des sectes moscovites, il est possible de signaler des infiltrations étrangères, parfois protestantes et parfois juives ou peut-être même musulmanes, plus souvent gnostiques ou païennes. Par son principe comme par ses tendances, le raskol n’en diffère pas moins de toutes les religions et de tous les mouvemens religieux du monde ; il reste essentiellement original, foncièrement national. Il est si bien russe qu’en dehors de la Russie il n’a nulle part fait de prosélytes, et qu’en dedans même de l’empire il n’a guère d’adeptes que parmi les populations grandes-russiennes, moscovites, les plus russes de la Russie. Il est si bien spontané qu’à travers toutes ses phases il suffit à s’expliquer lui-même, et qu’enfermé dans un continent isolé il n’eût rien changé à sa marche. Le plus national de tous les mouvemens religieux sortis du christianisme, le raskol est en même temps le plus exclusivement populaire. Ce n’est ni dans les écoles, ni dans les couvens, c’est dans la cabane du mougik, dans le comptoir du marchand qu’il a pris naissance ; c’est là qu’il reste confiné. À ce titre, d’ignorantes hérésies ont, pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à l’intérêt des doctrines. L’attention que ne leur saurait valoir leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore serfs, la méritent comme symptôme d’un état mental, d’un état social dont rien en Occident ne saurait plus donner l’idée.


I

Le raskol, c’est-à-dire le schisme, n’est ni une secte, ni même un groupe de sectes ; c’est un ensemble de doctrines ou d’hérésies souvent différentes et opposées, n’ayant entre elles d’autre lien qu’un point de départ commun et un commun antagonisme avec l’église orthodoxe officielle. A cet égard, le raskol n’a d’autre analogue que le protestantisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et l’instruction de ses adeptes, il l’égale presque par l’abondance et l’originalité de ses formes ; là du reste s’arrête la ressemblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protestantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la marque de leur origine et comme l’empreinte de l’église dont ils sont sortis, des deux mondes qui les ont produits. En Europe, la plupart des sectes modernes sont nées de l’amour de la spéculation et du goût de la critique, de l’esprit d’investigation et de liberté ; en Russie, elles sont issues de l’entêtement de l’ignorance et de l’esprit de révérence. En Occident, le principe des déchiremens religieux est la prédominance du sentiment intérieur sur les formes et les dehors de la religion ; en Russie, c’est le culte des formes extérieures, du cérémonial et du rituel. Les deux mouvemens sont pour ainsi dire à l’inverse, au rebours l’un de l’autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés d’aboutir au même point. C’est qu’une fois affranchi de l’autorité qui maintenait l’unité de la foi, le raskol, pas plus que le protestantisme, n’a pu constituer d’autorité dans son sein, que par là il a été malgré lui voué à la liberté des opinions, aux fantaisies individuelles, et par suite à la diversité, à l’anarchie.

Peu de révolutions religieuses ont été dans leurs conséquences aussi complexes que le raskol, aucune n’a été plus simple dans sa cause première. Les sectes innombrables qui depuis deux siècles s’agitent dans le peuple russe ont pour la plupart un même point de départ, la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’une même souche : quelques sectes seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie. En Russie comme partout, le moyen âge eut ses hérésies ; les plus anciennes purent naître avant la conquête mongole, au contact des Grecs ou des Slaves, au contact en particulier des ancêtres ou des frères orientaux de nos albigeois, les bogomiles bulgares. D’autres hérésies naquirent plus tard dans le nord sur le territoire de Novgorod au contact des marchands européens ou juifs. De la plupart, il ne reste guère que le nom, les martinovtsy, les strigolniki, les judaïsans, etc. Toutes ces sectes étaient à leur fin lorsqu’éclata le raskol, qui recueillit dans son sein les croyances informes en germe au fond du peuple russe. Quelques-unes de ces anciennes hérésies, les strigolniki par exemple, semblent même, après avoir disparu de l’histoire, reparaître dans certaines sectes contemporaines comme si durant plusieurs siècles elles eussent suivi un chemin souterrain.

Dans ces obscures querelles du moyen âge se montre déjà le principe fondamental du raskol, le culte minutieux de la lettre, le formalisme. « En telle année, dit un annaliste de Novgorod du XVe siècle, certains philosophes commencèrent à chanter : O Seigneur, ayez pitié de nous, tandis que d’autres disaient : Seigneur, ayez pitié de nous[2]. » Le raskol est tout entier dans cette remarque ; c’est de controverses de ce genre qu’est né le schisme qui déchire l’église russe. Pour ce peuple, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit l’effet. Gardant sous l’enveloppe chrétienne le sentiment païen, le Moscovite croyait à la vertu de certaines paroles, de certains gestes. Il semble que pour lui le prêtre soit resté une sorte de chaman, les cérémonies des enchantemens, et toute la religion une sorcellerie. L’attachement aux rites, à l’obriad, comme disent les Russes, est un des traits caractéristiques du Grand-Russien[3]. La manière dont la Russie a passé au christianisme n’y est point étrangère. La masse du peuple s’était faite chrétienne par ordre, sans avoir été suffisamment préparée à la foi nouvelle, sans même avoir achevé l’évolution polythéiste qui chez les autres peuples de l’Europe précéda l’adoption du christianisme. La religion de l’Évangile, se trouvant trop avancée pour l’état intellectuel et social de la nation, s’y corrompit ou plutôt s’y réduisit aux formes extérieures. Du christianisme, le Moscovite ne prit que le corps, et, plus encore que dans les campagnes de l’Occident, l’âme du paysan demeura païenne. D’autres peuples se sont lentement assimilé l’esprit de la religion, dont ils n’avaient d’abord adopté que les dehors : l’isolement géographique et historique de la Russie lui rendit cette assimilation plus difficile. La distance et la domination mongole la séparèrent des centres du monde chrétien, la misère et l’ignorance y dégradèrent la religion comme toutes choses. Toute théologie disparaissant, le culte prit la place laissée vide par elle, et devint toute la religion. Au milieu de l’abaissement intellectuel général, la connaissance des paroles et des rites du service divin fut toute la science exigée d’un clergé dont les membres ne savaient point toujours lire.

L’attachement du peuple moscovite à ses rites et à ses textes traditionnels était d’autant moins justifié que textes et rites avaient subi plus d’altérations. L’ignorance avait elle-même corrompu la liturgie, qu’elle entourait d’une superstitieuse vénération. Dans les livres s’étaient glissées des leçons erronées, dans les cérémonies des coutumes locales. L’unité liturgique avait insensiblement fait place aux divergences de lectures et de rituel. La main des copistes avait introduit dans les missels des contre-sens, des interpolations bizarres, parfois des intercalations capricieuses, et ces leçons nouvelles recevaient du peuple le respect dû à l’antiquité, ces endroits corrompus et parfois inintelligibles semblaient d’autant plus saints qu’ils étaient plus obscurs. La dévotion y cherchait des mystères, des sens cachés, et sur ces textes altérés se fondaient des théories et des systèmes que le zèle imposteur des scribes formulait parfois dans des livres apocryphes mis sous le nom de pères de l’église. La confusion était telle, et les altérations si visibles, que, dès le commencement du XVIe siècle, un prince moscovite, Vassili IV, avait appelé un moine grec à réviser les livres liturgiques. L’aveugle révérence du clergé et du peuple fit échouer cette tentative ; le correcteur des livres, Maxime le Grec, fut condamné par un concile et enfermé comme hérétique dans un couvent lointain. Ce fut l’imprimerie qui fit éclater la crise définitive. Comme partout, la nouvelle découverte fut le point de départ de l’étude et de la correction des textes, et par suite des grandes luttes théologiques. Les missels sortis des presses russes du XVIe siècle augmentèrent d’abord le mal auquel ils eussent dû remédier. Aux fautes des manuscrits sur lesquels ils furent composés, ces missels donnèrent l’autorité et la diffusion de l’impression. Aux variantes et aux divergences des copistes, ils substituèrent une unité, une unanimité d’où les anciennes erreurs tirèrent une force nouvelle.

La corruption de la liturgie slavonne russe semblait définitive, lorsqu’au milieu du XVIIe siècle le patriarche Nikone en décida la réforme. D’un esprit cultivé pour son temps et son pays, d’un caractère entreprenant et inflexible, Nikone possédait tout ce qu’exigeait une telle résolution, l’instruction, la volonté et le pouvoir, car par son influence sur le tsar Alexis il gouvernait l’état presque autant que l’église. C’était une chose hardie qu’une telle œuvre d’érudition dans la Moscovie antérieure à Pierre le Grand. Par l’ordre du patriarche, d’anciens manuscrits grecs et slavons furent rassemblés de toutes parts, des moines de Byzance et de l’Athos furent appelés à comparer les versions slaves aux originaux grecs. Des livres liturgiques, Nikone effaça les interpolations de l’ignorance ou de la fantaisie des copistes, et dans les rites épurés il introduisit la pompe byzantine. Les nouveaux missels imprimés, le patriarche les fit adopter par un concile, et, appuyé sur le bras séculier, il en imposa l’usage à tous les états moscovites.

« Un grand tremblement me prit, dit un copiste du XVIe siècle, et l’épouvante me saisit quand le révérend Maxime le Grec me donna l’ordre d’effacer quelques lignes d’un de nos livres d’église[4]. » Le scandale ne fut pas moindre sous le père de Pierre le Grand : la main qui touchait aux livres sacrés fut de toutes parts traitée de sacrilège. Soit instruction, soit esprit de corps, le haut clergé soutint le patriarche, le bas clergé et le bas peuple opposèrent une vive résistance. Après plus de deux siècles, un grand nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens livres et les anciens rites consacrés par les conciles nationaux et la bénédiction des patriarches. C’est là le point de départ du schisme, du raskol qui déchire encore l’église russe. A la prendre de haut, cette contestation roule sur l’épineuse question de la transmission et de la traduction des textes sacrés, question qui plus d’une fois a divisé les églises de l’Occident. En Moscovie, il n’y avait pas un homme capable de porter en connaissance de cause un jugement sur le fond de la dispute : la querelle n’en fut que plus violente et plus longue. Des moines, des diacres, souvent de simples sacristains dénoncèrent les corrections de Nikone comme un emprunt à Rome ou aux protestans, comme une religion nouvelle. Contre ces séditieux, l’église employa les supplices partout usités contre les hérétiques : elle ne fit que donner au schisme une impulsion nouvelle en lui donnant des martyrs. Dix ans après la proclamation de la révision liturgique, un concile en déposait solennellement le hardi promoteur, victime de la jalousie des boïars et de sa propre arrogance. Pour le raskol, la déposition de Nikone parut une justification. La condamnation du réformateur semblait devoir entraîner la condamnation de la réforme. Aussi grande fut la stupéfaction populaire quand le concile qui venait de déposer l’auteur des corrections liturgiques lança l’anathème contre les adversaires de ces corrections. La part prise à cette excommunication par les patriarches orientaux l’affaiblit au lieu de la fortifier, les dissidens refusant à des évêques grecs ou syriens, qui ne connaissaient point une lettre slave, le droit de prononcer sur des livres slavons.

Dans le monde théologique, si habitué aux subtilités, jamais peut-être d’aussi longues querelles n’eurent d’aussi futiles motifs. Le signe et la forme de la croix, la direction des processions à l’occident ou à l’orient, la lecture d’un des articles du symbole, l’orthographe du nom de Jésus, l’inscription mise au-dessus du crucifix, l’alléluia répété deux ou trois fois, le nombre de prosphores ou pains eucharistiques à consacrer, tels sont les principaux points de la controverse qui depuis Nikone divise l’église russe. Les orthodoxes font le signe de la croix avec trois doigts, les dissidens avec deux comme les Arméniens ; les premiers admettent comme nous la croix à quatre branches, les seconds ne tolèrent que la croix à huit branches ayant une traverse pour la tête du Sauveur et une autre pour ses pieds ; l’église, depuis Nikone, chante trois alléluia, les raskolniks en chantent deux. Les dissidens justifient leur entêtement par des interprétations symboliques ; d’un simple rite, ils aiment à faire toute une profession de foi. Ainsi, dans leur signe de croix, ils prétendent avec les trois doigts fermés rendre hommage à la Trinité, et avec les deux autres à la double nature du Christ, en sorte que, sans aucune parole, le signe de la croix devient une adhésion aux trois dogmes fondamentaux du christianisme : trinité, incarnation, rédemption. Ils interprètent de même le double alléluia venant après trois gloria, reprochant à leurs adversaires de négliger dans leurs rites l’un ou l’autre des grands dogmes chrétiens. Ces interprétations, appuyées sur des textes corrompus ou de prétendues visions, montrent de quel singulier alliage de grossièreté et de subtilité s’est formé le raskol.

A en juger par l’origine de la querelle, le culte de la lettre, le respect servile de la forme est l’essence du schisme. Pour le Moscovite en révolte contre les réformes de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christianisme, et la liturgie l’orthodoxie. Cette confusion entre les formes extérieures du culte et la foi s’exprime dans le nom que se donnent à eux-mêmes les dissidens. Non contens de l’appellation de vieux-ritualistes, staroobriadtsy, ils prennent le titre de vieux-croyans, starovèry, c’est-à-dire de vrais croyans, de vrais orthodoxes, car, à l’inverse des sciences humaines, dans les choses religieuses c’est toujours l’antiquité qui fait loi, et les innovations mêmes ne se font qu’au nom du passé. Ici, comme il arrive souvent, la prétention des starovères est peu justifiée ; s’ils gardent les anciens livres russes, leurs adversaires sont revenus à l’ancienne liturgie byzantine, en sorte que c’est le parti qui se réclame le plus d’elle qui a le moins de titres à l’antiquité.

Le principe du raskol, qui parfois aboutit aux plus étranges rêveries du mysticisme, est essentiellement réaliste. Sous ce matérialisme du culte se laisse cependant découvrir une sorte d’idéalisme, de spiritualisme grossier. Les aberrations religieuses ont toujours un côté élevé, souvent un côté sublime dans la déraison même. Tout n’est point ignorante superstition dans l’attachement scrupuleux du starovère pour ses cérémonies traditionnelles. Cette vulgaire hérésie n’est en somme qu’un ritualisme excessif et logique jusqu’à l’absurde. Si le vieux-croyant révère ainsi la lettre, c’est qu’à ses yeux la lettre et l’esprit sont indissolublement unis, et que dans la religion les formes et le fond sont également nécessaires à l’homme. Pour lui, la religion est quelque chose d’absolu dans le culte comme dans le dogme, c’est un tout complet dont toutes les parties se tiennent à ce chef-d’œuvre de la Providence, nulle main humaine ne peut toucher sans le défigurer. A chaque parole, à chaque rite, le starovère cherche une raison cachée. Il se refuse à croire qu’aucune des cérémonies, aucune des formules de l’église soit vide de sens ou de vertu. Pour lui, rien d’accessoire, rien d’indifférent ou d’insignifiant dans le service divin. Tout est saint dans les choses saintes, tout est profond et mystérieux, tout est inconnu table et adorable dans le culte du Seigneur. Sans pouvoir formuler sa doctrine, le starovère fait de la religion une sorte de figure achevée, de représentation adéquate du monde surnaturel. Avec une naïve logique, il exige du culte une absolue perfection impossible à réaliser. Ainsi compris, le vieux-croyant, qui se faisait brûler vif pour un signe de croix, et arracher la langue pour un double alléluia, devient éminemment respectable. Ainsi entendu, le schisme russe est essentiellement religieux ; ce qui l’égaré, c’est en quelque sorte l’excès de religion. Son formalisme a pour principe le symbolisme, ou, pour mieux dire, le raskol n’est que l’hérésie du symbolisme. Là est son originalité, là est sa valeur dans l’histoire des sectes chrétiennes. Aux yeux de ces ritualistes outrés, les cérémonies ne sont point un simple vêtement de la religion, elles en sont le corps et la chair, et sans elles le dogme n’est qu’un squelette inanimé. Par là, le raskol est en directe opposition avec le protestantisme, qui de sa nature fait bon marché des formes extérieures, les regardant comme une parure de luxe ou une inutile et dangereuse superfétation. Pour le starovère, le rituel est, comme le dogme, partie intégrante de la tradition, il est également le legs du Christ et des apôtres, et toute la mission de l’église et du clergé est de conserver intact l’un comme l’autre.

Unie au goût du symbolisme, cette scrupuleuse fidélité aux formes extérieures du culte n’implique pas toujours un esprit servile. Loin de là, ce penchant à l’allégorisme qui s’attache tellement à la lettre prend parfois de singulières libertés avec l’esprit des cérémonies ou des textes. C’est le propre du génie symbolique de respecter scrupuleusement les dehors en traitant arbitrairement le fond. Dans ses mains, le rituel et les livres sacrés deviennent comme la donnée d’une céleste énigme dont l’imagination trouve le mot. En demandant un sens caché aux faits comme aux mots, certains raskolniks ont fini par allégoriser les histoires de l’Ancien et du Nouveau-Testament, et par transformer les récits de l’Écriture en paraboles. Quelques-uns ont été jusqu’à ne voir que des figures dans les plus grands miracles évangéliques[5]. Avec une telle méthode d’exégèse on peut aboutir à une sorte de rationalisme mystique ; les formes de la religion risquent de devenir plus solides que le fond, et le culte plus sacré que le dogme. C’est ce qui est arrivé pour quelques-unes des sectes extrêmes du raskol. Il y eut chez ce peuple ignorant une véritable débauche d’interprétation, et par suite d’enseignemens fantastiques et de croyances bizarres.

Le vieux-croyant est attaché à ses rites non seulement pour le sens qu’il leur donne, mais pour la bouche dont il les tient ; le respect des coutumes traditionnelles, des mœurs léguées par les ancêtres, est la raison morale, la raison sociale du schisme. Ici encore dans sa dévotion, servile aux rites et aux prières que lui ont enseignés ses pères, le starovère ne fait qu’exagérer un sentiment religieux, ou du moins un des sentimens qui d’ordinaire se lient à la religion et en augmentent la force. Les hommes ou les peuples ont toujours tenu à honneur de garder la foi de leurs pères, et l’abus même que la rhétorique a fait de cette expression en montre la puissance sur le cœur humain. Ainsi liée à la famille ou à la patrie, la religion semble un héritage et comme un dépôt des ancêtres. Nulle part ce sentiment n’a été plus vivace qu’en Russie, où il s’unit souvent à un respect superstitieux de l’antiquité. Beaucoup de sectaires, quand on les interroge sur leur foi, n’en donnent point d’autre raison. Dernièrement encore, aux exhortations d’un juge de notre connaissance, des paysans, poursuivis pour des pratiques religieuses clandestines, répondaient : « Ce sont les rites de nos pères ; qu’on nous transporte où l’on voudra, mais qu’on nous laisse libres de suivre le culte de nos pères. » On raconte que, lors de sa visite à leur cimetière de Rogojski, le défunt tsarévitch reçut des vieux-croyans de Moscou une semblable réponse[6].

La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques élémentaires de la dévotion, le fils était obligé de désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère. En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble, en aucun la perturbation ne pouvait être plus grave qu’en Russie, où la prière, accompagnée d’inclinaisons de corps et de signes de croix répétés, a une sorte de rite matériel, d’ordonnance extérieure plutôt comparable aux habitudes des nations musulmanes qu’à celles des autres nations chrétiennes. Le peuple repoussait le nouveau signe de croix et toute la nouvelle liturgie. Il se souciait peu que les rites imposés par Nikone fussent plus antiques que les siens ; pour l’ignorant moscovite, il n’y avait d’autre antiquité que celle de ses pères et grands-pères. Son attachement aux formes extérieures de l’orthodoxie était d’autant plus vif qu’il gardait le souvenir des récentes tentatives des papes et des jésuites pour s’implanter en Russie. En laissant toucher à ses cérémonies traditionnelles, il pouvait craindre de se laisser romaniser, et, comme les grecs-unis de Pologne, d’être à son insu incorporé à l’empire spirituel des papes. C’était par une aveugle fidélité à l’orthodoxie que le vieux-croyant se soulevait contre la hiérarchie orthodoxe. Dans leur crainte de toute corruption de l’église, le peuple et le clergé étaient en méfiance contre tous les étrangers » même contre leurs frères dans la foi, que les tsars ou les patriarches appelaient de Byzance ou de Kief. Seul de tous les peuples orthodoxes demeuré indépendant de l’infidèle ou du catholique, le Russe se regardait comme le peuple de Dieu, élu pour conserver sa foi. Avec la présomption et l’entêtement de l’ignorance, ce pays, longtemps détaché de l’Europe, repoussait tout ce qui lui en venait. Dans leur haine contre l’Occident, ses églises et sa civilisation, certains vieux-croyans en excommunient encore la langue théologique et savante. A la fin du XVIIIe siècle, un de leurs écrivains s’indignait contre les prêtres orthodoxes de la Petite-Russie, dont beaucoup, disait-il, « étudient la trois fois maudite langue latine. » Il leur reprochait de ne point regarder comme un péché mortel d’appeler Dieu Deus et Dieu le père pater[7], comme si la divinité ne put avoir d’autre nom que le slave Bog, ou comme si le changement de mot changeait le dieu. La résistance faite par les starovères à la correction du nom de Jésus est dans le même esprit. Conservant la forme populaire corrompue de Issous, ils repoussèrent comme diabolique la forme lissons, directement dérivée du grec, A de tels traits, on sent un peuple isolé par la géographie et l’histoire, et comme enfermé dans sa propre immensité, une sorte de Chine chrétienne, ne connaissant et ne voulant connaître qu’elle-même.

C’était contre l’étranger, contre l’influence occidentale, que se soulevait le peuple russe en se révoltant contre Nikone. Quand ils accusaient le patriarche de pencher vers le latinisme ou le luthéranisme, les vieux-croyans formulaient mal leur reproche. Ce n’étaient pas les théologies de l’Occident, c’étaient son esprit et sa civilisation qu’empruntaient, à leur insu peut-être, le patriarche Nikone et le tsar Alexis. L’origine du raskol concorde avec l’inauguration de l’influence étrangère en Russie. Ce n’est point là un fait accidentel. C’est que le schisme fut le contre-coup des réformes européennes des Romanof. L’œuvre de Nikone, parfois attribuée à la vanité du patriarche, à son désir de paraître lettré, était un premier signe de la révolution qui se préparait, un symptôme du rapprochement avec l’Occident, où vers la même époque, en Angleterre par exemple, des réformes analogues donnaient lieu à de semblables querelles. En appelant la critique et l’érudition à contrôler les pratiques de la piété, l’ancien ermite de la Mer-Blanche cédait au courant qui sous le successeur d’Alexis, le frère aîné de Pierre le Grand, allait faire établir à Moscou une académie, une sorte d’université ecclésiastique sur le modèle de celle de Kief. Le vent d’ouest qui se levait sur les plaines russes soufflait sur l’église aussi bien que sur l’état. C’est dans le domaine religieux que se fit d’abord sentir l’imitation européenne, c’est dans la religion qu’elle rencontra le plus redoutable obstacle. Au point de vue de l’histoire, le raskol est la résistance du peuple aux innovations importées de l’Occident. Ce caractère de résistance populaire et nationale, Pierre le Grand le mit dans tout son jour ; d’une révolte ecclésiastique et religieuse, le réformateur fit une révolte sociale et civile.

II

Pierre le Grand fut malgré lui le second et le principal promoteur du schisme. Il est difficile aujourd’hui de se représenter l’impression faite par Pierre Ier sur ses sujets. Ce ne fut pas seulement de l’étonnement ou de la stupéfaction, ce fut du scandale. Les coutumes, les traditions, les préjugés de la nation étaient tous à la fois attaqués ouvertement, systématiquement et parfois avec une sorte de brutalité. Le réformateur ne s’en prenait pas uniquement aux institutions civiles, il touchait à l’église, il pénétrait dans la maison, réglementant à son caprice la vie privée comme les affaires publiques. Dans la Russie nouvelle de Pierre Ier, le Vieux-Moscovite ne pouvait reconnaître sa patrie, il était dépaysé dans son propre pays. Des vêtemens étrangers choquaient ses yeux, des appellations administratives étrangères frappaient de tous côtés son oreille. La perturbation était partout, dans les noms et dans les choses, dans le calendrier comme dans les lois, dans l’alphabet comme dans les modes et le costume. Les élémens mêmes de la civilisation étaient altérés et, pour ainsi dire, défigurés. Au lieu du 1er septembre, le premier de l’an était le 1er janvier ; au lieu de compter les années à partir du commencement du monde, on comptait, comme les Latins, depuis la naissance du Christ. Les vieilles lettres slavonnes, consacrées par les anciens missels, étaient déformées, plusieurs rejetées par ordre du souverain. Le vêtement des hommes était modifié et leur menton rasé, le voile était enlevé du front des femmes. Quelle impression pouvait ressentir d’une telle succession de secousses une nation obstinément attachée aux coutumes de ses ancêtres ? C’était comme un tremblement de terre qui ébranlait la vieille Russie jusqu’en ses fondemens.

De ces changemens, tous empruntés à l’Occident, c’est-à-dire aux Latins ou aux protestans, un grand nombre avait pour le peuple une valeur religieuse. En touchant à l’ancien calendrier, à l’écriture slavonne, au costume national, Pierre le Grand continuait aux yeux de ses sujets la révolution commencée par Nikone. L’assimilation paraissait si naturelle que, pour les vieux-croyans, l’œuvre de l’un ne fut que la suite et la conséquence de celle de l’autre. Cette idée se formula dans une légende séditieuse qui fit de Pierre le fils adultérin de Nikone. La répulsion du vieux-Russe pour les innovations du patriarche s’accrut de sa répugnance pour les innovations de l’empereur, son opposition aux réformes civiles s’étaya de sa résistance à la réforme liturgique. La révolte des mœurs se couvrit d’un manteau religieux parce qu’elle avait été provoquée par une mesure ecclésiastique, et plus encore parce que la Moscovie n’avait pas franchi cet âge de la civilisation où tout grand mouvement populaire prend une forme religieuse. La résistance nationale donna au raskol le prestige de la nationalité, et le raskol lui communiqua la force de la religion. En en mettant le siège dans la conscience, le schisme donna aux répugnances populaires une vigueur et une durée dont deux siècles n’ont encore pu entièrement triompher.

Ce n’était point seulement contre les innovations et les emprunts étrangers de Pierre le Grand, c’était contre le principe même de ses réformes, contre l’idée de l’état, contre les procédés de l’état moderne que s’insurgeait le raskol. Pour le Moscovite, comme aujourd’hui pour l’Orient musulman, comme pour tous les peuples d’une civilisation primitive, l’imitation des modes de gouvernement de l’Europe se faisait surtout sentir par des charges, par des vexations. A cet égard, le raskol fut la résistance d’une société encore à demi patriarcale aux formes régulières et savantes, aux formes importunes et impersonnelles des états européens. Il répugne instinctivement à la centralisation et à la bureaucratie, à l’empiétement de l’état sur la vie privée, la famille et la commune, il cherche à se dégager de cette inflexible machine administrative, qui dans ses rouages de fer emprisonne toutes les existences. Comme le Cosaque dont la sauvage liberté se réfugiait dans la steppe, le vieux-croyant ne se voulait pas soumettre à ce mécanisme compliqué : il repoussait les recensemens, les passeports et le papier timbré, il repoussait les nouveaux modes d’impôt ou de service militaire ; encore aujourd’hui il est des raskolniks en rébellion systématique contre les procédés élémentaires de l’état. A leur antipathie les dissidens ont comme d’habitude trouvé des motifs religieux. Ils ont ainsi des argumens théologiques contre le recensement, l’enregistrement des naissances et des décès. Aux yeux d’un strict vieux-croyant, Dieu seul a droit de tenir registre des hommes, témoin la Bible et la punition imposée à David. Parfois des dénominations administratives accroissaient les scrupules de ces hommes simples, toujours enclins à prêter aux mots et aux noms une haute valeur. De là en partie par exemple la répugnance populaire pour la capitation, pour l’impôt des âmes, podouchenoï oklad : en se révoltant contre de telles désignations, ce peuple de serfs, dont le corps était enchaîné à la glèbe, revendiquait à sa manière la propriété de son âme[8].

Dans la lutte contre la tutelle et l’ingérence de l’état, certaines sectes en sont venues à se refuser à toutes les obligations imposées à ses habitans par tout pays civilisé. Les errans ou stranniki en particulier font profession de vivre en lutte avec l’autorité civile, et érigent la rébellion en principe de morale ou en devoir religieux. L’état, d’abord condamné comme protecteur et auxiliaire de l’église, fut maudit pour ses propres tendances, pour ses propres prétentions. Chose singulière, les sectes extrêmes du schisme finirent par considérer le gouvernement de leur patrie à peu près du même œil que certains chrétiens des premiers siècles l’empire romain encore païen. Pour ces fanatiques, le gouvernement des tsars orthodoxes devint le règne de Satan, le règne de l’antechrist, et ce ne fut point là une vaine métaphore, ce fut une notion précise, une croyance arrêtée, qui au point de vue politique comme au point de vue religieux exerce encore sur le schisme une influence capitale.

Au bouleversement des mœurs publiques et privées sous Pierre le Grand, à tout ce qu’ils regardaient comme le triomphe de l’impiété, les raskolniks ne virent qu’une explication : l’approche de la fin du monde, la venue de l’antechrist. Si grand était l’ébranlement qu’avec les vieilles mœurs il semblait que tout dût disparaître, l’église, la société, l’humanité entière. La fin du monde, tel est depuis des siècles le dernier cri de la douleur ou de la surprise des peuples chrétiens. Nous avons vu après des révolutions politiques ou des guerres désastreuses dans les pays les plus éclairés de l’Europe, en France et ailleurs, nous avons vu des âmes religieuses prises d’un trouble subit recourir à cette suprême explication des maux de l’église ou de la patrie, et comme les prophètes du raskol annoncer que la fin était proche. Que devait-ce être dans l’ancienne Russie, alors qu’étourdie de la secousse imprimée par la main de Pierre le Grand, elle semblait voir tout crouler autour d’elle ? Déjà, lors de la réforme de Nikone, les fanatiques avaient annoncé que la chute du patriarche était le signe précurseur de la fin du monde. Les jours de l’homme sont comptés, disaient-ils, l’époque d’angoisse décrite dans l’Apocalypse est arrivée, l’antechrist va paraître. Et quand vint Pierre le Grand, bouleversant tout aux yeux d’un peuple incapable de le comprendre, foulant cyniquement aux pieds les vieilles mœurs et parfois la morale elle-même, les raskolniks n’eurent pas de peine à reconnaître en lui l’antechrist annoncé. Chose qui montre le peu de clairvoyance des nations, le créateur de la Russie moderne fut regardé par une notable portion de son peuple comme un envoyé ou un représentant de l’enfer, et depuis lors l’empire russe se trouve dans cette situation sans analogue d’être maudit comme l’empire de l’antechrist par une partie de ses propres sujets.

La personne même du réformateur prêtait par certains côtés à cette satanique apothéose. Comme une sorte de messie renié du peuple qu’il venait renouveler, le fils d’Alexis fut pour sa nation une pierre de scandale. Non-seulement ses réformes civiles et sa réforme ecclésiastique, l’abrogation du patriarcat qui semblait décapiter l’église, mais ses mœurs privées, mais sa conduite personnelle et celle de ses associés étaient pour la masse du peuple une énigme peu édifiante. La répudiation de sa femme légitime, la tsarine Eudoxie, son union adultère avec une concubine étrangère, la mort de son fils Alexis, dont on faisait retomber le sang sur ses mains, tout, jusqu’à sa santé et aux contractions nerveuses de son visage, jusqu’à ses prodigieux succès après ses étonnantes défaites, contribuait à entourer la farouche et gigantesque figure du réformateur d’une sorte d’auréole diabolique. Ivan le Terrible avait eu non moins de vices, mais, jusqu’en ses crimes, c’était un vrai Moscovite, dévot et superstitieux comme le dernier de ses sujets. Devant un souverain comme Pierre Ier, l’étonnement et l’embarras des vieux Russes étaient d’autant plus grands que plus profond était leur respect pour leurs princes. Un tel homme pouvait-il être le vrai tsar, le tsar blanc ? N’avait-il pas rejeté lui-même le titre slave, national et biblique de tsar, pour le nom étranger et païen d’empereur ? Le souvenir des usurpateurs et des faux Dmitri était encore vivant. Parmi ce peuple illettré et dévoyé se formèrent des légendes qui mirent d’accord sa foi au règne de l’antechrist et son respect pour ses princes. Les raskolniks se sont ainsi fait une sorte d’histoire fantastique, dont les récits se sont secrètement transmis jusqu’à nos jours. Selon les uns, avons-nous dit, Pierre le Grand est le bâtard sacrilège de Nikone le patriarche, et d’une telle origine ne pouvait sortir qu’un fils du diable. Selon les autres, le tsar Pierre Alexiévitch était un prince pieux comme ses ancêtres, mais il avait péri en mer, et on l’avait remplacé par un Juif de la race de Danof, c’est-à-dire de Satan. Quand il se fut emparé du trône, le faux tsar enferma la tsarine dans un couvent, tua le tsarévitch, se maria avec une aventurière allemande, et remplit la Russie d’étrangers[9]. Pour le vieux-croyant, de pareilles fables expliquent cette monstruosité d’un tsar russe destructeur des mœurs de la sainte Russie. Dans le cours même du XIXe siècle, les plus petits comme les plus grands événemens de la vie de Pierre Ier, ses vices, comme sa gloire elle-même, ont servi de preuves à sa mission de perdition. Remportait-il, après de terribles revers, d’insignes victoires, c’est que, aidé du diable et de la franc-maçonnerie (farmazia), il faisait des prodiges. A-t-il dépassé en puissance tous les souverains russes et tous les vieux bogatyrs, c’est que Satan est le prince de ce monde, et que son ministre s’y devait faire adorer comme un dieu. Les faits les plus simples sont interprétés de la même façon. Si Pierre célébrait le commencement de l’année au 1er janvier avec des fêtes et des images allégoriques, c’est qu’il voulait restaurer le culte des faux dieux et « l’antique idole romaine Janus[10]. » Dans ces fables ridicules, dans cette incapacité de comprendre qu’on se puisse servir d’un emblème ou d’un nom païen sans revenir au paganisme, se reconnaît un des traits fondamentaux du raskol, son symbolisme réaliste, sa manière matérielle d’entendre les images, les allégories, les mots, qui pour lui ne sont jamais vides de sens.

La présence de l’antechrist une fois découverte, les sinistres descriptions des prophètes furent aisément appliquées à la Russie et à son gouvernement. Avec leur penchant à chercher de mystérieuses énigmes dans les noms et les nombres, les fanatiques n’eurent pas de peine à retrouver toute l’Apocalypse dans la Russie nouvelle. Ils cherchèrent le chiffre de la bête dans le nom même de Pierre et de ses successeurs. Chaque lettre ayant, chez les Slaves comme chez les Grecs, une valeur numérique, il s’agit en additionnant le total des lettres d’un nom d’en former le chiffre apocalyptique de 666 (Apocalypse, XIII, 18). En intercalant, doublant ou supprimant quelques caractères et en se contentant de nombres approximatifs, les sectaires ont découvert le chiffre diabolique dans le nom de la plupart des souverains russes, de Pierre le Grand à Nicolas. S’ils se permettent de pareilles altérations, c’est, disent-ils, que, pour se dissimuler, la bête fausse le chiffre qui la doit désigner, en sorte qu’on la peut aussi bien reconnaître sous le nombre 662 ou 664 que sous 666. Passant de chaque souverain à l’empereur en général, les raskotniks ont démasqué le chiffre de la bête dans le titre impérial. Par un singulier hasard, pour tirer le nombre apocalyptique du mot imperator, ils n’ont qu’à supprimer la seconde lettre, ce qui leur fait dire que l’antechrist cache son nom de perdition sous la lettre M[11]. Par une rencontre non moins bizarre et non moins fâcheuse, le concile de Moscou qui, après la déposition de Nikone, excommunia, définitivement le schisme, avait été convoqué en l’année 1666. C’était là le chiffre fatal, et lors de la réforme du calendrier, les vieux-croyans ne manquèrent pas d’en être frappés, ce fut pour eux comme une arme fournie par leurs adversaires. Cette année devint la date de l’avènement de Satan. Non contens d’avoir fait de leurs souverains une série de ministres du démon, certains de ces défenseurs de la vieille Russie ont, à l’aide d’un anagramme, fait de leur propre patrie la mystérieuse contrée maudite des livres saints. C’est la Russie (Roussa) qu’ils reconnaissent dans l’Assour de la Bible, c’est à elle qu’ils appliquent les anathèmes des prophètes contre Ninive et Babylone.

Pour les raskolniks, le signe de l’enfer ne fut pas seulement dans le titre et le nom de leurs souverains, il fut dans toutes leurs innovations, dans toutes leurs importations de l’étranger. La Russie étant sous le règne du « diable, fils du démon, » les vrais fidèles doivent repousser tout ce qui s’est introduit dans leur patrie depuis les années de Satan. Favorisée par cette notion de l’antechrist, la lutte du raskol contre la réforme européenne et l’état moderne s’étendit à tout ce qui venait de l’Occident. Nulle part ne se montrent mieux au jour les principaux traits du schisme : son étroit formalisme et son allégorisme grossier, son culte aveugle du passé et son exclusivisme national. Il donna ce singulier spectacle de sectes populaires mettant à l’index tout ce qui venait du dehors, tout ce qui était nouveau, les objets de consommation matérielle comme les découvertes de la science. Tandis que l’Europe s’enrichissait des productions des deux Indes, le vieux-croyant leur fermait obstinément sa porte. Il condamnait l’usage du tabac, l’usage du thé ou du café, l’usage du sucre ; transportant le culte des anciennes mœurs dans le boire et le manger, il dénonçait la plupart des denrées coloniales comme hérétiques et diaboliques. Tout ce qui était postérieur à Nikone et à Pierre le Grand fut proscrit par les défenseurs des vieux livres. Un sectaire défendit de se servir des routes pavées, parce que c’était une invention de l’antechrist ; plus récemment, un autre enseignait que la pomme de terre était le fruit à l’aide duquel Satan avait séduit la femme. Le vieux-croyant élevait autour de soi une muraille de scrupules et de préjugés, se retranchant dans son ignorance stationnaire et excommuniant à la fois toute la civilisation. Aux ordonnances de Pierre Ier enjoignant de changer de vêtement, de calendrier ou d’alphabet, le raskol répondit par un décalogue nouveau : tu ne te raseras pas, tu ne fumeras pas, tu n’useras pas de sucre, etc. Dans le nord de l’empire, où ils sont plus nombreux et plus stricts, il est encore aujourd’hui beaucoup de raskolniks qui se font scrupule de prendre du tabac ou de mettre du sucre dans leur thé. Ces répugnances s’appuient chez eux sur des argumens tirés de l’Écriture et le plus souvent empreints du plus grossier réalisme. Le vieux-croyant qui ne fume pas s’autorise de ce mot de l’Évangile : « ce n’est point ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, c’est ce qui en sort. » (Marc, VII, 15.) Celui qui réprouve le sucre se fonde sur ce que le sang est employé dans sa fabrication et que l’Écriture défend de se nourrir du sang des bêtes, prohibition qui semble avoir été plus longtemps respectée en Russie qu’en tout autre pays chrétien. En dépit de tous les argumens théologiques, le vrai motif de l’antipathie du vieux-croyant pour telle ou telle denrée, pour tel ou tel usage, est la nouveauté, la récente introduction en Russie. Pour la manière de vivre comme pour la foi, et pour la table comme pour le culte, il prétend rester fidèle aux pratiques de ses ancêtres. Un jour, dit-on, un raskolnik et un orthodoxe étant à boire ensemble, le dernier prit un cigare. « Oh ! le poison diabolique ! s’écria le premier. — Et l’eau-de-vie ? répondit son compagnon. — Le vin (vino, en russe on appelle ainsi l’eau-de-vie), le vin, reprit le vieux-croyant, était apprécié de notre grand-père Noé ! — Eh bien ! répliqua l’autre, prouve-moi que Noé ne fumait pas. » Chez ce peuple aux mœurs encore patriarcales, l’antiquité est la règle qui décide sans appel. « Ne te moque pas des vieillards, dit une maxime des raskolniks, car le vieillard sait les vieilles choses et enseigne la justice. »

En tout conflit politique ou religieux, les partis ont besoin d’une bannière, d’un signe extérieur visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences. Comme en France aujourd’hui les plus hautes questions politiques se symbolisent et se résument dans la couleur d’un drapeau, ainsi en Russie, dans la lutte entre l’entêtement populaire et la propagande européenne, la barbe devint le signe de ralliement des vieux Russes, l’emblème de la nationalité et des vieilles mœurs. Le combat engagé autour du menton moscovite fut moins puéril qu’il ne le semble. Déjà longtemps avant Pierre le Grand, les imitateurs de l’Occident avaient commencé à se raser, contrairement à l’habitude orientale observée par toutes les classes du peuple russe. Sous le père du réformateur, un des chefs du raskol, le protopope Awakoum, dénonçait déjà les hommes « à la figure libertine, » c’est-à-dire au visage rasé. Comme d’habitude les vieux Russes mettaient en avant des scrupules religieux, ils alléguaient d’abord les prohibitions du Lévitique (XIX, 27, XXI, 5), ensuite les anciens missels et les décrets du Stoglaf, sorte de code ecclésiastique attribué à un concile national. La défense de se couper la barbe, d’ordinaire faite uniquement au clergé, avait été peu à peu étendue à tous les fidèles orthodoxes. Les patriarches, qui jusqu’à Nikone n’étaient guère moins formalistes ni moins opposés à toute importation des mœurs étrangères que leurs futurs adversaires du raskol, les patriarches avaient condamné l’usage de se couper la barbe comme « une coutume hérétique défigurant l’image de Dieu et rendant l’homme semblable aux chiens et aux chats[12]. » C’est là le principal argument théologique des ennemis du barbier ; c’est ainsi qu’ils interprètent le verset de la Genèse : Dieu fit l’homme à son image. « L’image de Dieu est la barbe, et sa ressemblance la moustache, » écrivait encore un raskolnik vers 1830[13]. Voyez, disent les vieux-croyans, voyez le Christ et les saints des anciennes images, tous portent la barbe. Pour leur répondre, les théologiens orthodoxes ont dû se mettre à la recherche des rares saints imberbes de l’iconographie byzantine. Au fond, c’était toujours chez ces hommes simples même manière de voir, même attachement aux formes et même symbolisme dans le même réalisme. Comme au texte de la parole divine, ils se refusent à rien laisser changer à l’œuvre vivante de Dieu ; comme ils veulent que chaque mot, chaque lettre de l’office sacré ait une valeur propre, ils n’admettent point que le poil dont le créateur a fourni les joues de l’homme puisse être sans signification. A leurs yeux, c’est la marque distinctive du visage mâle ; l’en priver, c’est déformer l’œuvre divine en l’altérant, c’est une sorte de mutilation et comme de castration de la virilité[14].

Comme le double alléluia ou la croix à huit branches, la barbe a eu ses martyrs. Cette année même, en 1874, sur le golfe de Finlande, un conscrit destiné à la marine refusait obstinément de laisser le rasoir approcher de son visage, et, plutôt que de manquer à sa religion, se laissait condamner à une peine de plusieurs années pour révolte contre ses chefs. De tels scrupules ont amené le gouvernement à laisser la barbe à certains corps de troupe, en majorité vieux-croyans, aux Cosaques de l’Oural par exemple. Pour triompher des répugnances populaires, Pierre le Grand usa de tous les moyens : il échoua, la barbe a vaincu le réformateur. En vain, ne pouvant raser de force tous les récalcitrans, il imagina d’imposer une taxe aux longues barbes, en vain il mit sur les plus ardens défenseurs des anciennes coutumes, sur les raskolniks, un double impôt. Quand il leur interdisait d’habiter les villes et qu’il les privait de droits civils, quand il les obligeait à porter comme signe distinctif un morceau de drap rouge sur l’épaule, Pierre ne faisait que désigner les vieux-croyans au respect du peuple comme les plus courageux représentans des traditions nationales.

Devant une telle attitude vis-à-vis de la civilisation, il est difficile de se méprendre sur le caractère social et politique du schisme. C’est une protestation populaire contre l’invasion des mœurs étrangères. C’est une réaction contre la réforme de Pierre le Grand, un peu comme l’ultramontanisme moderne est une réaction contre la révolution. Les starovères sont les défenseurs des anciennes mœurs dans le domaine civil comme dans le domaine religieux. Le vieux-croyant est le vieux Russe par excellence, c’est le slavophile du peuple, le slavophile conséquent jusqu’à l’absurdité. Dans sa révolte contre l’autorité, il ressemble moins au jacobin qu’au Vendéen. Le vieux-croyant est le réfractaire moscovite persistant à travers les transformations de la Russie nouvelle. A cet égard, le schisme est le trait le plus oriental, le plus asiatique de la Russie.

Comme l’Orient, le raskol s’est enchaîné aux formes extérieures, il glorifie l’immobilité et veut maintenir la société dans un moule traditionnel au risque de l’y pétrifier. Comme l’Orient et comme l’enfant, il place la sagesse et la science à l’origine des civilisations, et croit que rien de bon ne peut venir en dehors des leçons de l’antiquité. Sous ce double aspect, le vieux-croyant est stationnaire, il est opposé au principe même du progrès, c’est le héros de la routine et le martyr du préjugé. Ses yeux sont d’ordinaire tournés vers le passé, s’il rêve des réformes, c’est le plus souvent un retour en arrière, un retour au bon vieux temps légendaire. Dans sa lutte contre le pouvoir, il en est resté à l’ancienne conception de la souveraineté : « un tsar au lieu d’un empereur, » telle est la devise politique de la plupart des dissidens comme de la majorité du peuple. On montrait un jour le tsar à un conscrit raskolnik. « Ce n’est pas là un tsar, dit-il, il a des moustaches, un uniforme et une épée comme tous nos officiers, c’est un général comme un autre. » Pour ces adorateurs du passé, pour ces dévots du cérémonial, un tsar est un homme à longue barbe et longue robe comme dans les anciennes images. Les vieux-croyans sont les représentans outrés de l’esprit stationnaire avec lequel le gouvernement russe est obligé de compter en tout. L’aveugle résistance faite à certaines réformes montre quels obstacles peuvent encore rencontrer dans la nation quelques-unes des mesures qui partout ailleurs sembleraient les plus simples, comme la substitution du calendrier grégorien au calendrier julien.

Par son principe, le raskol est conservateur, réactionnaire même ; par son attitude vis-à-vis de l’église et de l’état, par les habitudes que lui ont données deux siècles d’opposition et de persécution, il est révolutionnaire, souvent même anarchique. Il y a entre toutes les autorités une secrète connexité, et le rejet de l’une mène au rejet de l’autre. Une fois, dit un éminent historien de la Russie[15], une fois qu’on a repoussé une certaine autorité, il se montre une forte tendance à s’affranchir de toute puissance, de tous les liens sociaux et moraux. Ainsi les hussites en rébellion contre Rome aboutissent vite aux taborites en rébellion contre la société, ainsi Luther mène aux anabaptistes. Le même phénomène s’est répété en Russie comme en Angleterre et en Écosse. Une fois entraîné par l’esprit de révolte, le schisme a été malgré lui poussé vers la liberté, et certaines de ses sectes sont arrivées, en théorie comme en fait, à la licence la plus effrénée. Il y a là un de ces contrastes si fréquens en Russie, une apparente contradiction qui fait que, dans sa patrie, le raskol a été jugé de tant de manières différentes, et que les plus opposées de ces vues ont une part de vérité. Ce mouvement réactionnaire dans son point de départ a pu être ainsi regardé comme une revendication de la liberté individuelle et de la vie nationale vis-à-vis du gouvernement et de l’autocratie. Il l’a été à sa manière, à la façon des réfractaires et des contrebandiers, pour ne point dire des brigands, à la façon des défenseurs des abus et des préjugés. Ce qu’ils revendiquaient, c’était bien la liberté telle que l’homme du peuple l’entendait, liberté de ses mœurs et de ses allures, liberté de ses superstitions et de son ignorance, sans que cela eût rien de commun avec la liberté politique. S’il repousse tout ce qui vient de l’étranger, le vieux-croyant peut être réformiste en ce qui lui semble conforme à la tradition nationale, conforme aux intérêts du peuple, du paysan et de l’artisan. Comme tout mouvement populaire, le raskol est en effet essentiellement démocratique, dans quelques-unes de ses sectes il est même socialiste et communiste.

Deux choses surtout ont contribué à donner au raskol un caractère démocratique, en un sens même libéral : le servage des paysans et le despotisme bureaucratique. L’explosion du raskol suivit d’un demi-siècle environ l’établissement du servage : ce ne fut pas là une simple coïncidence. Le schisme dut beaucoup de sa popularité, beaucoup de sa vitalité à l’asservissement de la masse de la nation. L’esclave se complut à garder une foi différente de celle de ses maîtres, et partout l’esclavage est un sol propice aux sectes. Pour ce peuple de serfs, le raskol fut à son insu une revendication de la liberté de l’âme, de la dignité de l’homme contre le seigneur, contre l’état, contre l’église. C’était cette dignité, c’était cette liberté que le vieux-croyant défendait dans son signe de croix et dans sa barbe. A tous les opprimés, le raskol offrit un refuge moral, parfois même un refuge matériel ; ce fut un asile ouvert à tous les adversaires, du seigneur et de la loi, un abri pour le serf fugitif comme pour le soldat déserteur, pour les débiteurs publics comme pour les proscrits de toute sorte. Certaines sectes, les errans par exemple, sont spécialement constituées pour de telles fonctions. À ce point de vue, le raskol fut une forme inconsciente de l’opposition au servage de la glèbe et à l’autocratie bureaucratique. De là vient que les vieux-croyans sont en plus grand nombre chez les élémens les plus récalcitrans de la Russie, au nord parmi les paysans libres, les anciens colons de Novgorod, au sud parmi les libres Cosaques de la steppe. La résistance religieuse et la résistance civile se sont jointes et soutenues l’une l’autre. Cette union fit la force des grands mouvemens populaires du XVIIe et du XVIIIe siècle, des insurrections des streltsy à la révolte de Pougatchef, qui par ses causes comme par ses excès rappela singulièrement les pastoureaux et les anabaptistes de l’Occident au temps où le servage régnait aussi en Europe. Dans la grande jacquerie russe et dans toutes les séditions qui promettaient au peuple l’émancipation, les vieux-croyans partagèrent le premier rôle avec les Cosaques, dont le plus grand nombre étaient leurs coreligionnaires. Entre ces deux formes de la résistance nationale, il y a une naturelle parenté : toutes deux personnifient également le génie et les préjugés du vieux Russe ; toutes deux furent avant tout une protestation, si bien que l’on pourrait dire que le vieux-croyant n’est qu’un Cosaque religieux qui transporte dans la sphère spirituelle les instincts des cavaliers du Don. Non moins que le Cosaque, le vieux-croyant a du reste dû plier devant la civilisation, et, en se séparant les unes des autres, les différentes branches du raskol ont, en politique comme en religion, abouti à des conclusions souvent fort diverses.


III

Rien n’est plus logique que les religions, rien n’est plus conséquent dans ses déductions que l’esprit théologique. Dans les espaces éthérés et dans l’obscurité des mystères où elle se meut, aucun obstacle n’entrave le vol de la pensée religieuse, les faits matériels sont impuissans à l’arrêter, et rien ne la force à se détourner de son chemin. Chez le raskol, à la logique naturelle de l’esprit théologique s’ajoute la logique innée de l’esprit russe. C’est en effet un des traits du caractère grand-russien que le goût des conclusions rigoureuses, des solutions conséquentes : le Russe aime à tirer d’un principe tout ce qu’il contient ; il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de ses idées, au terme extrême de ses raisonnemens. Là est une des causes de l’esprit de secte, de la multiplicité et de la spontanéité des doctrines singulières qui s’agitent dans ce peuple. Si ce penchant logique le conduit souvent à la bizarrerie ou à l’absurdité, il donne à la marche du schisme, jusque dans ses déviations, une curieuse régularité, et, dans sa diversité même, une remarquable unité. Il en est de ce mouvement spirituel comme d’un phénomène physique : le désordre et l’accident n’y sont qu’une apparence ; en en connaissant le point de départ, on en eût pu prévoir le terme et toutes les complications. Au travers de ces sectes qui parfois présentent l’aspect d’un chaos, il est facile de tracer une route, facile d’indiquer une évolution générale et naturelle.

Dès l’origine, le schisme moscovite se trouva en présence d’une impossibilité qui eût rebuté des hommes d’une foi moins robuste. Les vieux-croyans se soulevaient pour le maintien du cérémonial et du rituel, et ils se voyaient obligés de renoncer aux rites et aux cérémonies les plus vénérables faute de prêtres, pour les accomplir. Du premier coup, les défenseurs de la vieille foi se voyaient ainsi hors d’état de la pratiquer. Lors de la réforme de Nikone, un seul évêque, Paul de Kolomna, avait embrassé le parti des anciens livres. Emprisonné et peut-être mis à mort, il périt sans avoir consacré d’évêque. Par ce seul fait, le raskol se trouva sans épiscopat, et par suite sans sacerdoce. L’orthodoxie orientale n’est pas seulement une doctrine, c’est aussi, comme l’a dit du catholicisme M. A. Réville, « c’est surtout une manière de constituer la communion de l’homme avec Dieu, par l’intermédiaire d’un sacerdoce organisé, dont les membres se transmettent successivement, sans interruption, les pouvoirs divins qu’ils tiennent du Christ[16]. » Avec la mort de Paul de Kolomna, la chaîne qui reliait les vieux-croyans au Sauveur était brisée, le schisme était à jamais privé des pouvoirs que le Christ a légués à ses apôtres, et sans lesquels il ne peut y avoir ni prêtres ni église.

Le raskol paraissait perdu dès ses premiers pas, il semblait, pour ainsi dire, mort-né. Comment sortir de l’extrémité où il s’était laissé acculer ? Ne voulant pas revenir en arrière, il n’avait devant lui que deux issues : admettre les prêtres consacrés par une église qu’il réprouvait, ou se passer du clergé, qui seul pouvait célébrer le culte pour lequel les vieux-croyans s’étaient révoltés. Les deux solutions étaient presque aussi contradictoires l’une que l’autre, elles eurent chacune leurs partisans. Au premier obstacle, le schisme se divisa en deux groupes qui, depuis deux siècles, demeurent hostiles. a il n’y a pas de christianisme sans sacerdoce, disent les uns ; pour avoir suivi l’hérésie de Nikone, l’église russe n’a pas perdu les pouvoirs apostoliques, la chirotonie, le droit de consacrer des évêques et des prêtres par l’imposition des mains. Leur ordination étant valable, pour avoir un clergé, nous n’avons qu’à ramener à nous et aux anciens rites des prêtres de l’église officielle. » — « Non, répliquent les autres, en quittant les anciens livres, en anathématisant les anciennes traditions, la secte nikonienne a perdu tout droit à la succession apostolique. Le clergé officiel n’est plus une église, c’est la synagogue de Satan. Toute communion avec ces ministres de l’enfer est un péché, la consécration de ces évêques apostats une souillure. En adhérant aux anathèmes des prélats russes contre les vieux rites, les patriarches orientaux ont partagé leur hérésie. Avec la chute de l’épiscopat a péri l’orthodoxie, il n’y a plus de succession apostolique, plus de sacerdoce légitime. »

Dès la première génération, le raskol se trouvait ainsi coupé en deux partis, les popovtsy, qui gardent des prêtres, et les bezpopovtsy, ou sans-prêtres, qui repoussent tout sacerdoce. Pour avoir encore un clergé, les popovtsy étaient obligés de recourir à des transfuges de l’église officielle, et par là restaient dans sa dépendance. Nous verrons comment dans ces derniers temps ils ont réussi à se procurer un épiscopat et toute une hiérarchie ecclésiastique indépendante. En gardant un sacerdoce, quelque peu nombreux et ignorant qu’il fût, les popovtsy conservent les sacremens et toute l’économie du christianisme orthodoxe. En dépit de l’inconséquence d’admettre les prêtres d’une église qu’ils rejettent, ils peuvent en demeurer au point de départ du schisme et se maintenir sur le terrain des premiers vieux-croyans. Pour les bezpopovtsy au contraire, il est presque impossible de trouver un point d’arrêt sur la pente où les entraîne une implacable logique. En renonçant au sacerdoce, ils renoncent à l’orthodoxie ou au moins au culte orthodoxe. Avec le sacrement de l’ordre disparaissent tous les sacremens administrés par des prêtres. Des sept canaux traditionnels de la grâce divine, un seul, le baptême, reste ouvert aux hommes ; les six autres sont clos et taris pour jamais. Ainsi du premier coup les bezpopovtsy en sont arrivés à l’anéantissement du principe du culte chrétien. Les vieux-croyans les plus rigides ont abouti à la plus manifeste des contradictions. Pour sauver tous les rites, il ont sacrifié les plus essentiels ; pour garder le signe de croix à deux doigts et le double alléluia, ils ont rejeté les sacremens sans lesquels il n’y a plus de vie chrétienne, plus de lien visible de l’homme et de Dieu. C’est en abolissant le ministère sacré et le service divin qu’ils protestent contre les légères atteintes portées par l’église à leurs pratiques de dévotion. Faute de sacerdoce, en fermant la porte aux prétendues innovations de Nikone, les bezpopovtsy l’ouvrent toute grande à toutes les fantaisies de l’esprit de secte, et par leur aveugle attachement à l’antiquité s’exposent à toutes les nouveautés.

La triste solution à laquelle aboutissent les sans-prêtres, les bezpopovtsy, ne pouvait satisfaire le goût du cérémonial et l’amour de la tradition qui avaient provoqué le schisme. Comment combler le vide laissé dans le christianisme par la disparition du sacerdoce et des sacremens ? Toute l’ancienne loi orthodoxe était devenue inexécutable sans être abrogée. L’abîme où ils s’étaient laissé pousser avait de quoi troubler les sectaires les plus résolus. Aussi parmi ces bezpopovtsy, d’accord pour repousser le sacerdoce, surgirent bientôt de nombreuses divisions, ici des hésitations et des compromis, là des rêveries exaltées et de bizarres, parfois de sauvages doctrines. Les plus timides ou les plus épris du culte se refusaient à croire qu’un chrétien pût vivre et se sauver sans les moyens de salut institués par le Christ. Ils cherchèrent à suppléer aux sacremens disparus : la piété éperdue usa de toute sorte d’inventions, de toute sorte de stratagèmes pour se consoler et souvent pour se tromper elle-même. Privée de sacremens, elle tentait de s’en donner le simulacre. Le prêtre ordonné pour absoudre n’étant plus là, certains sectaires se confessent à leurs anciens, parfois même à des femmes, et le confesseur qui ne peut remettre le péché en promet au pénitent le pardon au nom de Dieu. Sans prêtres pour consacrer l’eucharistie, les âmes affamées de la chair du Christ ont eu recours à des figures ou à des souvenirs du divin sacrement. Pour cette pseudo-communion, les uns ont imaginé des rites gracieux, d’autres des cérémonies sanglantes et terribles. Ici c’étaient des raisins secs distribués par la main d’une jeune fille ; ailleurs, chez une secte qui ne se rattache, il est vrai, qu’indirectement au raskol, c’était, prétend-on, le sein même d’une jeune vierge qui servait de nourriture eucharistique. Un groupe de bezpopovtsy, appelés les bâilleurs, soutient que le Christ ne peut dérober aux fidèles le corps et le sang immolés pour les hommes. Dans leur office du jeudi saint, ils demeurent la bouche ouverte, attendant que les anges, les seuls ministres qui soient restés à Dieu, viennent les abreuver d’un calice invisible.

Ainsi faisaient, pour sortir du vide religieux où les avait précipitées le raskol, les âmes les plus tendres ou les plus exaltées. Tout autre est la conduite des plus résolus, des plus rigoureux théologiens, entraînant derrière eux le plus grand nombre des bezpopovtsy, car dans les religions la logique l’emporte encore sur la piété et la tête sur le cœur. Ceux-là ne reculent devant aucune conséquence de leur doctrine et repoussent tous les subterfuges de la dévotion en deuil. Il n’y a plus de sacerdoce, et il n’y a plus de sacremens que celui que peuvent administrer les laïques, le baptême. Aucun simulacre ne peut suppléer aux autres. Ces chaînes sacrées par où l’église rattachait la terre au ciel sont brisées, un miracle seul peut les renouer. En attendant, les vrais chrétiens sont pareils à des naufragés jetés sur une île déserte, sans prêtre parmi eux. Il n’y a plus d’eucharistie, plus de pénitence, plus de saint-chrême, chose plus grave, il n’y a plus de mariage. Le prêtre seul a le droit de donner la bénédiction nuptiale ; plus de prêtres, plus d’époux. Telle est la dernière conséquence du schisme, tel est l’écueil où viennent échouer les sans-prêtres ; plus de mariage, partant plus de famille, plus de société. Par où réconcilier une telle doctrine avec le cœur de l’homme, avec l’ordre social, avec la morale elle-même ? Le mariage est la pierre d’achoppement des bezpopovtsy, le nœud principal de leurs discussions et de leurs divisions ; sur ce point se voient parmi eux toute sorte d’aberrations, parfois corrigées par les plus bizarres compromis. Les plus pratiques conservent l’union de l’homme et de la femme comme une convention sociale, les plus logiques érigent le célibat en obligation générale. Le profit n’en est point toujours pour l’ascétisme. Comme il est souvent arrivé dans l’histoire religieuse, la sensualité charnelle et le mysticisme contractent parfois chez les sectaires russes une monstrueuse alliance. On en a vu prêcher et pratiquer l’indépendance de l’amour, l’union libre des sexes, la communauté des femmes. On a vu au fond du peuple russe les plus grossières hérésies de l’antiquité et du gnosticisme se mêler aux plus romanesques et aux plus malsaines des utopies modernes. Sans tomber en de tels excès, la plupart des théologiens de la bezpopovstchine, en maintenant la prohibition du mariage, proclament les plus étranges maximes. A leurs yeux, la débauche, qui n’est qu’une faiblesse accidentelle, est un moindre péché que le mariage, qui, proscrit par la foi, devient une sorte d’apostasie. Se faisant une morale à rebours, à l’état conjugal ils préfèrent le concubinage, à ce dernier le libertinage. « Mieux vaut, dit dans son cynique langage un de leurs plus sévères docteurs[17], mieux vaut vivre avec une bête qu’avec une jolie fille, mieux vaut hanter différentes femmes en secret que d’habiter avec une seule publiquement. » Voilà où en sont venus les plus scrupuleux défenseurs des vieux rites. Emportant avec eux quelques anciennes cérémonies, ils sont sortis non-seulement de la morale chrétienne, mais de la morale naturelle. Ces sectes, déjà en lutte avec l’état et la civilisation moderne, en arrivent à nier le principe même de toute société.

Les plus fanatiques des hommes ne peuvent parvenir à de telles conclusions sans en être effrayés. En renversant tout le culte et la morale du christianisme, les bezpopovtsy ont besoin de s’en justifier eux-mêmes. « Le Christ a délaissé l’église et l’humanité. Comment a-t-il pu les priver des sacremens et des moyens de salut qu’il leur avait légués ? Comment a-t-il laissé la main des impies rompre les liens qu’il avait noués entre l’homme et Dieu ! À cette terrible énigme, il n’y a qu’une explication. Cette chute du sacerdoce et de l’église, ce triomphe de l’iniquité et du mensonge ont été prédits par les prophètes. C’est l’heure décrite dans l’Écriture où les saints mêmes seront ébranlés, où Dieu semblera livrer ses enfans à l’adversaire. L’église sans prêtres est l’église veuve annoncée par Daniel pour les derniers jours du monde. » — Le raskol arrivait ainsi par une nouvelle route, par la théologie, à cette croyance à l’approche de la fin du monde et au règne de l’antechrist, où nous l’avons déjà vu parvenir par un autre chemin, par son aversion des réformes de l’église et de l’état. Le règne de l’antechrist a commencé, c’est là la doctrine fondamentale du raskol et surtout de la bezpopovstchine. A la clarté de ce nouveau dogme, toutes les contradictions des sans-prêtres s’expliquent et se justifient. On voit pourquoi il n’y a plus de sacerdoce, plus de mariage, plus de famille. A quoi bon s’unir à une femme, à quoi bon contribuer à la propagation de la race humaine, lorsque la trompette de l’ange va sonner la fin de l’humanité ?

L’approche de la fin du monde était annoncée dès avant Pierre le Grand, et tous ceux qui l’ont proclamée ne sont pas encore las de l’attendre. Comme les chrétiens d’Occident à d’autres époques, les raskolniks savent expliquer le retard de l’heure marquée et ne se désabusent point. Pour beaucoup, le règne de l’antechrist est devenu une sorte d’ère ou de période qui peut durer des siècles, c’est une des trois grandes époques de l’existence religieuse de l’humanité, et de même que les deux autres, de même que celles de l’ancienne et de la nouvelle loi, elle a sa loi propre qui abroge les précédentes. Les raskolniks, les bezpopovtsy mêmes sont du reste loin d’être tous d’accord sur l’antechrist. La plupart admettent son règne, mais, autant qu’on en peut juger, ils l’entendent de façons fort diverses. Pour les popovtsy, les vieux-croyans qui gardent un sacerdoce, et pour les plus modérés des sans-prêtres, le règne de l’antechrist est spirituel, invisible ; c’est à leur insu et malgré eux que l’état et l’église officielle servent de ministres à l’enfer. Pour la gauche du schisme, pour les sectes extrêmes de la bezpopovstchine, c’est matériellement, d’une manière corporelle et palpable, que l’antechrist règne dans le monde. Comme nous l’avons vu, c’est lui qui depuis Pierre le Grand est assis sur le trône des tsars, et c’est son sanhédrin qui siège sous le nom de saint-synode. La différence, secondaire au point de vue théologique, est considérable au point de vue politique. Avec les sectes qui le regardent comme un égaré et un aveugle, l’état peut encore trouver une base d’entente, un modus vivendi ; avec celles qui le considèrent comme une incarnation diabolique il n’y a ni paix ni trêve possible.

La croyance au règne de l’antechrist devait, chez d’ignorans paysans, engendrer les aberrations les plus singulières. Le monde étant soumis à « Satan, fils de Belzébuth (Veelzévoulovitch), » tout contact avec lui était une souillure, toute soumission à ses lois une défaillance, une apostasie. Pour échapper à la contagion diabolique, le meilleur moyen était l’isolement, la claustration dans des retraites fermées, la fuite en des lieux inhabités. Au milieu du trouble et de l’épouvante des âmes, certains sectaires ne virent de refuge que dans la mort. Pour abréger le temps de l’épreuve et sortir de ce monde damné, on recourut systématiquement au meurtre, au suicide. Des fanatiques surnommés les tueurs d’enfans (diétooubiitsy) se firent un devoir d’envoyer au ciel l’âme innocente des nouveau-nés, et de leur épargner ainsi les angoisses du règne infernal. D’autres, appelés étouffeurs ou assommeurs (douchilstchiki, tioukalstchiki), croient rendre service à leurs parens et à leurs amis en les empêchant de mourir de mort naturelle et en précipitant leur fin lorsqu’ils sont gravement malades[18]. Entendant à la lettre avec un farouche réalisme le verset de l’Évangile, « le royaume de Dieu se prend par force, et c’est par violence qu’on le ravit » (Matthieu, XI, 12), ils prétendent que le ciel ne s’ouvre qu’à ceux qui périssent de mort violente. Comme certains fakirs de l’Inde, un groupe plus nombreux et l’un des plus puissans au premier siècle du raskol, les philipovtsy ou brûleurs (sojigatély) prêchaient la rédemption par le suicide et le salut par le baptême du feu. À leurs yeux, la flamme seule était capable de purifier des souillures de ce monde tombé sous la domination de Satan. La Sibérie et les confins de l’Oural ont vu des sectaires de ce genre se brûler ensemble par centaines sur de vastes bûchers construits à dessein, ou par famille dans des cabanes incendiées, au milieu de prières et de cantiques. Dans notre siècle même, on cite quelques exemples de semblables fureurs.

Une folie en engendre une autre ; la croyance à la venue de l’antechrist conduit à la croyance au renouvellement prochain de la terre, à la seconde venue du Christ et au règne de mille ans. Le millénarisme et le messianisme ont ainsi envahi les sectes extrêmes de la bezpopovtschine, qui par là donne la main à des sectes gnostiques de différentes origines. Comme beaucoup des premières hérésies du christianisme, le réalisme russe interprète d’une façon toute matérielle les prophètes et l’Apocalypse. Le mougik ou l’artisan attend l’établissement d’un royaume temporel du Christ et escompte d’avance l’empire promis à ses saints. Une telle foi ouvre la porte au prophétisme et à toutes les extravagances, comme à toutes les fourberies qui l’accompagnent. Le code russe a beau condamner les faux prophètes et les faux miracles, les campagnes sont de temps en temps parcourues par des illuminés qui proclament la seconde venue du Sauveur, et parfois se donnent eux-mêmes comme le messie attendu. Souvent ils sont accompagnés d’une femme qui joue près d’eux le rôle de mère ou d’épouse mystique, et qu’ils décorent du nom de mère de Dieu ou de sainte Vierge. D’autres fois ce sont des âmes simples qui s’en vont d’elles-mêmes à la recherche du rédempteur. Il y a quelques années, des sectaires sibériens appelés les chercheurs du Christ (iskateli Christa) soutenaient que le Sauveur devait avoir reparu sur la terre, et ils allaient parcourant, pour le découvrir, les forêts et les lieux déserts[19]. Ailleurs on a vu des paysans refuser l’impôt sous prétexte que le Christ était arrivé et toutes les taxes abolies par son avènement.

C’est tantôt dans un simple paysan, tantôt dans un prince national ou étranger, que les sectaires russes cherchent leur messie. Il y en a qui ont fait de Napoléon le libérateur attendu. Regardant l’état russe comme le règne de l’antechrist, certains de ces dissidens purent accueillir comme un sauveur celui qui paraissait devoir détruire la Russie. Dans le grand ennemi de l’empire, dans le grand promoteur de l’affranchissement des serfs par toute l’Europe, plusieurs crurent reconnaître le lion de la vallée de Josaphat, le messie conquérant des prophètes. Comme la plupart de ses semblables, cette singulière secte n’a qu’un culte secret et prohibé. On raconte que dans leurs réunions ses adeptes rendent leurs adorations à une image de Napoléon, dont dans aucun pays les bustes ne sont plus répandus qu’en Russie. A l’égal de ces bustes de plâtre, ils honorent les gravures représentant le premier empereur au milieu de ses maréchaux, planant au-dessus des nuages, dans une sorte d’apothéose qu’avec leur réalisme habituel les napoléonistes russes prennent à la lettre. Selon ses adorateurs, Napoléon n’est point mort, il s’est échappé de Sainte-Hélène et est allé chercher un refuge au bord du lac Baïkal, au fond de la Sibérie, d’où il doit revenir un jour pour renverser le trône de Satan et établir le règne de la justice et de la paix.

Le fond de toutes ces espérances millénaires était la suppression de la corvée et de l’obrok, l’émancipation des paysans et le partage équitable des terres et des biens de ce monde. Un tel évangile, mêlant à des promesses de liberté des rêves d’un vague communisme, devait être aisément accueilli d’un peuple de serfs. Là est l’explication des faciles succès de tant de sectes extravagantes, de tant de faux prophètes et de faux messies. De semblables songes ont en Occident soulevé les paysans du moyen âge et les anabaptistes du XVIe siècle : ils doivent peu à peu disparaître avec la servitude qui les engendrait. Cet âge de liberté pressenti par le mougik, ce royaume de Dieu entrevu dans les promesses de ses prophètes est enfin arrivé, le messie, le libérateur du peuple a paru, et son règne a commencé. L’affranchissement des serfs a porté un grand coup à ces rêves millénaires ou messianiques, et par suite aux sectes extrêmes du raskol ; le progrès de l’instruction et le progrès de la richesse en doivent achever la ruine.

Ces sectes, dont nous venons d’esquisser l’évolution générale, nous paraissent souvent ridicules et toujours enfantines. Nous sommes tentés de prendre en dédain le peuple d’où sortent de telles aberrations : ce serait nous tromper. Partout la déraison et l’extravagance ont été aisément accueillies de l’esprit humain sous le couvert de la religion. Il est des pays d’une culture plus ancienne ou plus populaire qui sous ce rapport ne le cèdent guère à la Russie. Le raskol russe a sa contre-partie dans les sectes passées et contemporaines de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique. Entre les puritains et les vieux-croyans, les ressemblances sont nombreuses, et pour l’originalité, pour les excentricités religieuses, l’Anglo-Saxon se peut comparer au Grand-Russien. Les Russes aiment à montrer des ressemblances entre leur patrie et la grande république du Nouveau-Monde : celle-ci n’est pas une des moindres. Comme les anciens serfs moscovites, les citoyens de l’Union ont leurs prophètes et leurs prophétesses, et il n’est absurdité, il n’est immoralité qui chez eux n’ait trouvé ses prédicateurs et ses prosélytes. A quoi se doit attribuer cette singulière analogie des deux plus vastes états des deux continens ? Est-ce au génie de la race et à un mélange de sangs encore mal fondus, ou bien aux aspects du sol, à un climat excessif et à des saisons fortement contrastées ? Est-ce à l’étendue même du territoire et à la diffusion, à la séparation des hommes et des idées sur de vastes espaces, ou bien encore à la croissance trop rapide et mal équilibrée des deux empires, à la nullité de l’instruction populaire dans l’un, à la médiocrité de l’instruction supérieure dans l’autre ? Isolées ou réunies, toutes ces causes sont impuissantes à expliquer complètement ce curieux phénomène, et pourtant ce sont là les points par lesquels les deux colosses se ressemblent le plus. A certains égards, le principe de l’esprit de secte dans la république démocratique et dans l’empire autocratique paraît tout différent et presque opposé. Aux États-Unis, cette exubérance de l’idée religieuse et ces débauches théologiques proviennent d’un individualisme excessif, d’un esprit de séparation et de morcellement, d’un esprit d’initiative et d’innovation, d’habitudes d’indépendance et de témérité transportées de la politique ou de l’industrie dans la religion. En Russie au contraire, si l’intelligence populaire s’est émancipée dans la sphère religieuse, c’est que longtemps ce fut la seule qui lui demeurât ouverte, le seul champ où elle pût s’ébattre librement. Les fantaisies ou les hardiesses théologiques, qui dans l’un des deux pays sont la conséquence directe de l’état social, sont plutôt dans l’autre une réaction contre lui. Sous ce rapport, la Russie a un avantage sur l’Amérique, c’est que tous les écarts de l’imagination et de la piété s’y rencontrent chez un peuple plus primitif, plus près de la nature, et somme toute plus enfant. Il est des maladies qu’il vaut mieux subir dans la première époque de la vie, avant que le corps ne soit formé ; il en est de même de certains maux de l’esprit : ils sont moins graves dans l’enfance ou dans l’adolescence que dans la maturité. Le peuple russe n’est pas encore, pour la civilisation : sorti de l’âge naturellement exposé aux fièvres religieuses et aux accès mystiques. Il en pourra sortir un jour : le scepticisme précoce d’une grande partie des classes instruites montre assez que le génie russe est loin d’être fatalement condamné à la crédulité et à la superstition.

Le raskol n’est point uniquement un symptôme morbide ou un signe de faiblesse : s’il fait peu d’honneur à l’esprit et à l’instruction du peuple russe, il en fait beaucoup à son cœur, à sa conscience, à sa volonté. Au fond de cette nation si souvent accusée de servilité et de manque de personnalité, les vieux-croyans nous font sentir le caractère et le sentiment du devoir qui, non moins que l’intelligence, sont une des forces des nations. Sous la surface terne et plate de la société politique, les sectes nous font toucher le fond résistant de ce peuple en apparence inerte ; elles nous montrent son originalité, son individualité, son indépendance dans les choses qui lui tiennent à cœur. Cette énergie patiente et ferme, cette initiative parfois déployées dans les luttes religieuses, le Grand-Russe les saura peut-être un jour manifester en d’autres sphères. La révolte d’une portion notable de la nation contre la réforme liturgique suffit à prouver que ce peuple n’est point le troupeau stupide et indifférent que s’est longtemps figuré l’Europe. Il est au moins un terrain où sa conscience s’est montrée assez indépendante de l’autorité temporelle, et où l’autocratie ne peut tout oser. Si de simples changemens de rites ont soulevé une telle opposition, que serait-ce d’un changement de religion ! que serait-ce du passage au catholicisme ou au protestantisme tant de fois rêvé et conseillé par les théologiens de l’Occident ! Loin d’être une masse toujours docile, dénuée de toute volonté et de toute spontanéité, ce peuple a, dans ses égaremens religieux mêmes, fait voir un singulier esprit d’organisation, une remarquable faculté de libre association. Nous en aurons la preuve en étudiant de plus près la constitution, les ressources et les mœurs des principales sectes du raskol.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 août, 15 septembre, 15 octobre 1873, 15 janvier, 1er mars, 1er mai et 15 juin 1874.
  2. Schédo-Ferroti, le Schisme et la tolérance religieuse, p. 33. Il s’agit là du Gospodi pomiloui, l’équivalent de notre Kyrie eleison, qui revient sans cesse dans les prières russes. De semblables discussions sur l’Alléluia ou d’autres formes de prière se rencontrent également longtemps avant l’explosion du raskol.
  3. Voyez la Revue du 15 septembre et du 15 octobre 1873.
  4. Prénié Daniila mitropolita Moskovskago s’inokom Maksimom, p. 10. Schédo-Ferroti, p. 32.
  5. S’il faut en croire Dmitri de Rostof, évêque du XVIIIe siècle, certains sectaires disaient déjà que la résurrection de Lazare était non point un fait, mais une parabole. « Lazare est l’âme humaine, et sa mort le péché. Ses sœurs Marthe et Marie sont le corps et l’âme. La tombe, ce sont les soucis de la vie, la résurrection la conversion. De même l’entrée du Christ à Jérusalem sur une ânesse n’est qu’une similitude. » Kelsief, Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. 1er, p. XIV.
  6. « Pourquoi rejetez-vous notre église ? leur avait demandé le prince. — Parce que ainsi nous ont enseigné nos pères et nos aïeux. » F. V. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. Ier, p. XXVIII.
  7. Sinaksar o podvigabh stradaltsef Pokrovskago monastiria soverchivchikhsa v 1791 godou. Sbornik pravit. svéd, o rask., t. II, p. 225.
  8. L’opposition de certains raskolniks à cette taxe récemment réformée était d’autant plus vive que dans les intervalles d’une révision à l’autre on payait pour les âmes mortes : c’est le sujet du roman de Gogol. Cet impôt, nominalement appliqué aux morts, paraissait à ces cœurs pieux une sacrilège profanation.
  9. Sbornik pravilelstvennykh svédénii, etc., t. 1er, p. 178,179.
  10. Toutes ces allégations se trouvent dans un écrit composé vers 1820 et imprimé à Londres en 1861 sous le titre de Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antekhristé dans le deuxième tome du Sbornik pravitelstv. svédénii o rask., p. 254, 260.
  11. Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antékhristé, tome deuxième du Sbornik pravitelstv. svédénii o rask, p. 257. Comparer le t. Ier, p. 179.
  12. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIV, p. 277, 278.
  13. Oglachenia Boudakseva ; Schédo-Ferroti, p. 167. Pour combattre cette opinion, un évêque orthodoxe Dmitri de Rostof, écrivit un traité sur l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme. Des raskolniks disaient au même prélat : « Nous aimons autant nous laisser couper la tête que la barbe. — La tête repoussera-t-elle ? » répliqua l’évêque.
  14. L’anecdote suivante montre la méthode d’argumentation des vieux-croyans et de leurs adversaires. A certaines fêtes, les raskolniks et les orthodoxes de Moscou avaient au Kremlin des discussions populaires. « L’homme, disait le vieux-croyant, a été créé avec la barbe, par suite, se raser, c’est mutiler l’image de Dieu. — Point du tout, répondit l’orthodoxe, l’homme a été créé imberbe, la barbe lui a poussé après la chute. Voyez l’âge de l’innocence, les enfans, ils naissent sans barbe, elle ne leur vient qu’à l’âge où ils commencent à pécher ; donc en se rasant l’homme retourne à sa forme primitive. »
  15. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 143.
  16. A. Réville, l’Église des anciens-catholiques de Hollande, dans la Revue du 15 mai 1872.
  17. Kavyline, cité par N. Popof, Chto takoé sovrémennoé staroobriadtchestvo v Bossii, p. 34.
  18. Sbornik prav. svéd. o rask., t. Ier, p. 174.
  19. Sbornik pravitelstov svédén. o rask, t. II, p. 136.