La Russie et les Russes
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VII.[1]
L’ÉGLISE RUSSE.

II.
LE PATRIARCAT ET LE SAINT-SYNODE. — LA TOLERANCE RELIGIEUSE ET LA SITUATION DES DIFFERENS CULTES.

Nous avons étudié l’esprit de l’orthodoxie orientale, nous avons essayé d’en déterminer la valeur morale et politique ; nous voulons aujourd’hui examiner la situation légale de l’église russe, ses rapports avec l’état et avec le souverain. Dans le catholicisme grec, la constitution ecclésiastique tend à se modeler sur la constitution politique, de même que les limites des églises tendent à se calquer sur les limites des états ou des peuples. Ce sont là deux faits corrélatifs, inhérens à la forme nationale des églises orthodoxes. Confinées dans les frontières de l’état, dépourvues de chef commun et de centre religieux étranger, ces églises, indépendantes les unes des autres, sont plus ouvertes à l’influence du pouvoir temporel, plus accessibles au contre-coup des révolutions de la société laïque. Avec une hiérarchie partout identique de prêtres et d’évêques, les églises orthodoxes s’accommodent selon les temps ou les lieux de régimes fort divers, le mode de leur gouvernement intérieur finissant toujours par se mettre en harmonie avec le mode de gouvernement politique. Le degré de leur liberté est en raison de la liberté civile, et la forme de leur administration en rapport avec l’administration de l’état. Sur ce point encore, on a souvent en Occident pris l’effet pour la cause. L’asservissement des églises de rite grec a été la conséquence plutôt que le principe de la servitude des peuples de l’est de l’Europe. En Russie, comme à Byzance, ce n’est point la dépendance de l’église qui a créé l’autocratie, c’est l’autocratie qui a fait la dépendance de l’église. En usant de ces expressions de dépendance ou de servitude, nous parlons en étrangers : elles ne sont point admises par les Russes, et sur nos lèvres elles blessent leurs oreilles. Prêtres et laïques repoussent tout reproche de ce genre comme une calomnie ou un malentendu. A les en croire, les Russes n’ont fait que conserver, en les régularisant, les relations primitives de l’église et de l’état dans l’empire des Constantin et des Théodose. Ces revendications ne se peuvent entièrement contester : il entre dans les jugemens de l’Occident sur l’église russe plusieurs préjugés et beaucoup de confusion. Pour se rendre sérieusement compte de la situation de l’église vis-à-vis du gouvernement, il faut un examen attentif de leurs rapports réciproques, il faut savoir distinguer ce qui appartient à l’un de ce qui revient à l’autre, savoir séparer ce qui dans leurs relations actuelles est accidentel, transitoire, et ce qui est permanent, inhérent à la nature même de l’église ou de l’état. Pour mieux comprendre ce qui dans la constitution de l’église russe est le fait de l’orthodoxie orientale et ce qui est le fait du système politique, il faut rapprocher la situation légale du culte dominant de celle des autres confessions chrétiennes, des autres ; religions dans l’empire ; il faut connaître quelles tendances imposent au gouvernement russe, en matière religieuse et en administration ecclésiastique, ses traditions nationales et son principe autocratique.


I

C’est à une époque relativement récente que l’église russe a été mise à la place qu’elle occupe aujourd’hui dans l’état. Avant d’y parvenir, elle a passe par déférentes phases dont l’une, le patriarcat, excite encore chez quelques esprits des regrets, si ce n’est des espérances. Cette église, que nous nous représentons comme endormie depuis des siècles, a eu une existence active, vivante, souvent tragique. A notre étonnement, elle a une histoire aussi remplie et aussi animée qu’aucune. Les Russes, ecclésiastiques et laïques, l’ont plusieurs fois écrite : M. Mouravief, le frère du terrible général, l’avait ébauchée, Mgr Philarète, évêque de Tchernigof, et Mgr Macaire, archevêque de Kharkof, l’ont récemment traitée en de vastes ouvrages qui partout feraient honneur au clergé. La lente diffusion du christianisme dans ces immenses plaines du nord, parmi des peuplades de tant de races diverses, prête à ces annales un charme égal à celui des récits de la prédication chrétienne dans les forêts de la Gaule ou de la Germanie. Pour le politique, elles ont un double intérêt : l’émancipation progressive de l’église russe vis-à-vis de l’église-mère de Constantinople et l’intimité croissante du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans l’empire. Cette marche constante et parallèle vers un double objet donne à l’histoire ecclésiastique de la Russie une unité, une logique difficiles à retrouver dans l’histoire de toute autre église nationale.

Au point de vue de ses relations étrangères comme au point de vue de son gouvernement intérieur, l’existence de l’église russe se partage en quatre phases : l’âge de la complète dépendance du siège de Constantinople, — la période transitoire où l’église moscovite acquiert peu à peu son autonomie, enfin l’indépendance ecclésiastique définitivement proclamée, — la période du patriarcat de Moscou, et celle du saint-synode de Pétersbourg, qui dure encore. Pendant la première époque, les métropolites de la Russie, siégeant à Kief comme les grands-princes, sont d’ordinaire directement nommés par le patriarche de Constantinople, souvent même ce sont des Grecs étrangers à la langue et aux mœurs du pays. En dépit de quelques tentatives d’un ou deux kniazes pour rompre cette sujétion, l’église russe n’est alors qu’une province du patriarcat byzantin. L’invasion des Tatars et le transport du centre politique des bords du Dnieper au bassin du Volga relâchent, en les isolant, les liens des deux églises. Le métropolite de la Russie, qui suit les grands-princes à Vladimir, puis à Moscou, est encore suffragant du patriarche grec, mais il est de sang russe ; il est élu par son clergé ou choisi par le souverain. A l’exemple de sa mère byzantine, l’église de Russie se montre, dès l’origine, pleine de respect ou de déférence pour le pouvoir temporel. Les guerres civiles des princes apanages, puis la domination tatare, lui garantirent longtemps plus d’influence ou d’indépendance que ne lui en eût laissé un pouvoir plus fort. Comme les kniazes de Vladimir ou de Moscou, les métropolites étaient confirmés par les khans mongols ; la politique des oppresseurs se joignait à la piété des princes nationaux pour assurer les prérogatives de la hiérarchie ecclésiastique. Russes et Tatars contribuaient à l’influence d’un clergé dont les chefs servaient d’arbitres entre les différens kniazes, ou d’avocats vis-à-vis de l’envahisseur. C’est peut-être l’âge le plus glorieux, l’âge héroïque de l’église russe ; c’est l’époque de ses plus grands saints nationaux : les Alexandre Nefski, les Alexis, les Serge, l’époque de la plupart de ses grandes fondations monastiques. L’élévation de l’autocratie au sortir du joug tatar devait diminuer la position de l’église : l’extinction de la maison souveraine lui redonna pour un temps une puissance nouvelle. A travers ses fureurs bizarres, Ivan le Terrible avait travaillé à l’abaissement du clergé comme à celui des boïars. L’église russe eut alors dans son métropolite saint Philippe son Thomas Becket. Aujourd’hui la châsse d’argent de la victime du tsar occupe dans la cathédrale de Moscou un des quatre, angles, qui, selon l’usage oriental, sont les places d’honneur, et les souverains de la Russie vont baiser les reliques du défenseur des droits de l’église.

Le métropolite, chef unique de l’église moscovite, était déjà un personnage bien considérable en face d’un autocrate. Il fut remplacé par un prélat pourvu d’un titre plus imposant et de plus hautes prérogatives. En 1589, au lendemain de la mort du prince qui avait le plus violenté le clergé, sous le fils d’Ivan le Terrible, la Russie demanda un patriarche. L’initiative de cette innovation ne vint pas d’un tsar, elle vint des calculs d’un homme qui, devant la perspective de la fin prochaine de la famille régnante, rêvait le pouvoir suprême. Chose remarquable, le patriarcat fut établi à la même époque et sous la même influence que le servage. Par l’une de ces deux mesures, Boris Godounof cherchait l’appui de la noblesse, par l’autre celui du clergé. Les motifs étaient honorables pour la Russie, il s’agissait de l’émanciper de toute suprématie religieuse étrangère, de mettre la chaire de Moscou sur le même rang que les vieilles métropoles ecclésiastiques de l’Orient. Les prétextes étaient plausibles : la Moscovie, démesurément agrandie sous les derniers tsars, était trop vaste pour que son église pût être gouvernée des rives du Bosphore ; Constantinople était tombée sous le joug des Turcs et son patriarche dans la dépendance du sultan. L’empire russe n’était pas seulement le plus grand des états orthodoxes, il était le seul libre de toute domination étrangère, et il semblait naturel que l’indépendance ecclésiastique suivît l’indépendance politique. La création du patriarcat, comme un siècle plus tôt, le mariage d’Ivan III avec l’héritière des empereurs d’Orient, cachait peut-être quelques visées lointaines. Peut-être les Russes entrevoyaient-ils la possibilité de succéder aux Grecs dans leur ancienne suprématie religieuse et politique. Le patriarche de Constantinople, venu à Moscou pour l’érection du siège patriarcal, reçut du tsar et du clergé l’offre d’y monter lui-même en gardant le titre de patriarche œcuménique, comme si, en faisant asseoir sur leur nouvelle chaire le chef traditionnel de l’église grecque, les Russes eussent voulu transporter le centre de l’orthodoxie des bords du Bosphore à ceux de la Moskova, Le prélat byzantin, qui n’était venu chercher que des secours pour son église, refusa les offres du tsar et se contenta de ses aumônes. Le patriarcat moscovite eut un caractère uniquement national, sa juridiction ne s’étendit qu’avec les limites politiques de l’empire, et ne put même s’asseoir dans les provinces orthodoxes de la Pologne. C’était aux évêques russes rassemblés en concile de nommer leur chef ; ils choisissaient trois noms, entre lesquels le sort devait décider. Les prérogatives du patriarche restèrent au fond les mêmes que celles du métropolite : il fut seulement entouré de plus d’hommages. Comme le métropolite, le patriarche était le chef suprême de la justice ecclésiastique, qui, outre les affaires du clergé et les causes de mariage, embrassa jusqu’à Pierre le Grand les causes de succession. A son entretien étaient affectés les revenus de couvens et de terres déterminés : sa maison était modelée sur celle du tsar ; il avait comme lui sa cour, ses boïars, ses grands-officiers ; il avait ses tribunaux, ses chambres financières, ses administrations de toute sorte.

L’institution d’un patriarche revêtu de tels privilèges paraissait devoir assurer à l’église une plus haute influence. Elle lui donna plus d’éclat extérieur que de réelles garanties d’indépendance. En coupant le dernier lien qui la rattachait à la juridiction de Constantinople, le patriarcat accrut l’isolement de l’église russe et par là la laissa peut-être plus exposée aux entreprises du pouvoir civil. Affranchi de toute autorité étrangère, le clergé moscovite n’eut plus à l’étranger de recours contre l’autorité des tsars. N’ayant au dehors ni supérieur, ni sujets spirituels, le patriarche restait sans appui extérieur, enfermé dans les limites de l’empire en face de l’autocratie, qui tôt ou tard devait limiter les privilèges du patriarcat ou le supprimer comme un contre-poids incommode. Une pareille dignité dans de telles conditions ne pouvait avoir longue vie ; elle ne dura guère plus d’un siècle (1589-1700). La situation d’où était sorti le patriarcat lui donna d’abord un grand rôle. La forte organisation de son église au moment de l’affaiblissement de son gouvernement civil fut pour la Russie une chance heureuse, ce fut, disent ses historiens ecclésiastiques, une précaution providentielle. Institué à la veille de l’extinction de la maison tsarienne du sang de Rurik, le patriarcat traversa l’anarchie des usurpateurs et présida à l’établissement des Romanof. Dans la première période, il aida plus qu’aucun pouvoir à sauver la Russie de la dissolution ou de la domination étrangère ; dans la seconde, il contribua largement à donner au règne réparateur des premiers Romanof le caractère religieux et paternel qui, dans l’histoire de la Russie, en fait une sorte d’âge d’or. Les dix patriarches de Moscou forment comme une dynastie pontificale dont l’existence est remplie d’alternatives de grandeur et de chute. Le premier est le principal promoteur de l’élection au trône de Boris Godounof et est chassé de son siège par le faux Dmitri ; le second soulève le peuple contre les Polonais campés dans Moscou, et par l’ordre de leur parti meurt de faim dans sa prison. Sous Michel Romanof, c’est le père du tsar, le patriarche Philarète, qui dirige le gouvernement, c’est lui qui rétablit l’autocratie et est le vrai fondateur de la dynastie. Sous le tsar Alexis, c’est encore un patriarche, Nikone, qui a la principale part à la conduite des affaires, c’est lui qui décide la réunion de l’Ukraine et la soumission des Cosaques à l’empire. Le pontificat de Nikone marque le point culminant de l’église russe et le moment critique de son histoire. D’un caractère remuant et ferme, d’un esprit à la fois studieux et entreprenant, ce moine, sorti du peuple, arraché à un couvent de la Mer-Blanche, est peut-être le plus grand homme qu’ait produit la Russie avant Pierre le Grand, avec lequel on pourrait lui trouver plus d’un trait de ressemblance. Sa puissance tourna au détriment de son siège, et la plus sage de ses réformes ecclésiastiques au déchirement de son église. Des corrections qu’il fit subir aux livres d’offices sortit le schisme, le raskol, qui depuis deux siècles désole l’orthodoxie russe. De son influence sur les affaires publiques et de la jalousie des boiars surgirent les démêlés qui, après un long procès, le firent solennellement déposer par un concile. La chaire de Moscou reçut de la chute du plus grand de ses pontifes un ébranlement dont elle ne se remit point : la déposition du patriarche prépara l’abolition du patriarcat. Le schisme qui repoussait la réforme liturgique de Nikone dépouilla l’église officielle de son influence sur une grande partie de la nation. En ayant recours au pouvoir civil pour lutter contre les sectaires, l’église se mit davantage dans sa dépendance ; elle fut obligée de chercher auprès du trône l’appui qu’elle perdait dans le peuple. À ce point de vue, la position de l’église russe n’était point sans ressemblance avec celle de l’église anglicane de la même époque vis-à-vis des sectes puritaines. Lorsqu’elle fut supprimée par Pierre le Grand, l’autorité patriarcale était en sensible décadence.

Le patriarcat était affaibli, il parut encore entouré de trop de prestige au rénovateur de la Russie. L’abolition du trône patriarcal devait être une des réformes de Pierre le Grand : elle était la condition de la durée des autres. L’église était naturellement trop attachée aux vieux usages, trop opposée aux innovations pour que le réformateur lui laissât une constitution aussi forte. On connaît le propos du malheureux Alexis : « je dirai un mot aux évêques, qui le diront aux prêtres, lesquels le répéteront au peuple, et tout reviendra à l’ordre ancien. » Pierre savait les encouragemens donnés dans le clergé aux projets réactionnaires de son fils. Petit-fils lui-même d’un patriarche, il se souvenait du pouvoir exercé par son bisaïeul Philarète sous le nom du tsar Michel ; il se rappelait les embarras qu’avait donnés à son père Alexis la déposition de Nikone. Pierre Ier n’était pas homme à admettre la théorie scolastique des deux pouvoirs, des deux astres qui éclairent les peuples d’une lumière indépendante ; ce n’étaient point de pareilles leçons qu’il avait rapportées de l’Europe. La suppression du patriarcat fut un des effets de l’imitation de l’Occident. Ne pouvant, comme à la guerre ou dans l’administration, y employer des étrangers, Pierre se servit pour la réforme de l’église de Petits-Russiens élevés à l’académie de Kief sous l’influence de l’Europe. La réforme ecclésiastique se fit sous une inspiration occidentale, en partie sous une inspiration protestante ; les voyages du tsar, les exemples de l’Angleterre, de la Hollande et de certains états de l’Allemagne, ne furent probablement pas étrangers à la nouvelle constitution de l’église russe. La France elle-même y contribua d’une manière indirecte. Le remplacement d’un chef unique par une assemblée ne fut point dans l’œuvre de Pierre le Grand un acte isolé, spécial à l’église ; c’était un plan général, un système alors en vogue en Occident, particulièrement en France, où les ministres de Louis XIV cédaient la place aux conseils de la régence. Pierre s’était épris de cette innovation, et au retour de son second voyage il substitua partout aux dignités exercées par un seul homme des collèges composés de plusieurs membres. De l’administration de l’état il transporta ce système à l’administration de l’église : le saint-synode russe n’eut point d’autre origine, et pendant quelques semaines il porta le titre de collège spirituel, bientôt changé pour le nom plus ecclésiastique de très saint-synode.

Aux collèges administratifs de Pierre Ier ont, au commencement du XIXe siècle, succédé des ministres : le collège ecclésiastique, le saint-synode, a seul survécu. C’est que le tsar, mal inspiré pour les départemens civils, avait rencontré la forme de gouvernement la mieux adaptée aux besoins de son église. Le synode rappelait par certains côtés les conciles, qui dans l’orthodoxie orientale ont toujours joui de l’autorité suprême. D’après les canons de l’église, c’était à une assemblée de ce genre que, pendant la vacance de la chaire patriarcale, revenait l’administration ecclésiastique. Il n’y avait donc qu’à régulariser ce mode temporaire de gouvernement et à le rendre permanent. Après la mort du réformateur, quelques personnes songèrent à relever le patriarcat ; eût-il été relevé, qu’il n’eût pu rester debout. Il n’y a plus de place en Russie pour un patriarche, il n’y en aurait dans aucun état moderne. Le rétablissement n’en peut être rêvé que par des étrangers à la Russie ou à l’orthodoxie, ou par des sectaires demeurés en dehors du mouvement des sociétés humaines. En détruisant le patriarcat, Pierre Ier fit une œuvre politique ; il y mêla, comme toujours, des erreurs de détail, des exagérations. Dans son Règlement spirituel, il introduisit des clauses outrées, parfois blessantes pour le clergé ; cette création, l’une des plus contestées de ses réformes, n’en est pas moins l’une des plus durables. Le renversement du patriarcat abaissa un moment le clergé russe ; il le réduisit pendant un siècle à une dépendance exagérée, fâcheuse pour ses mœurs, pour sa considération ; il fournit un grief de plus aux sectaires, et rendit le raskol plus obstiné ; ce ne fût pas moins pour la Russie et pour l’église une révolution d’autant moins à regretter qu’elle était inévitable. Elle ouvrit la porte aux réformes ecclésiastiques, ou du moins les rendit possibles ; l’ignorance du clergé diminua ; presque toute la théologie russe date de cette ère nouvelle. La substitution parmi le clergé national d’une autorité collective à une autorité unique n’était pas seulement dans les besoins de l’état moderne, elle était dans l’esprit et les destinées du christianisme oriental. Comme l’ensemble de l’église orthodoxe, chacune de ses églises particulières tend à être gouvernée par des assemblées ; dans les membres, comme dans le corps entier, l’autorité est en train de passer à une représentation ou à une délégation multiple. Il y a une autre cause de cette transformation. Dans l’orthodoxie, c’est en grande partie à la nation, au pouvoir civil, qu’il appartient de décider du mode d’administration de l’église ; naturellement le gouvernement ecclésiastique tendra de plus en plus à se mettre en harmonie avec le gouvernement civil et les habitudes des sociétés modernes. On a dit qu’en créant le saint-synode Pierre le Grand avait fait en Russie une œuvre analogue à celle de Henri VIII et d’Elisabeth en Angleterre. A part toutes les autres, il y a cette différence, que le catholicisme grec comporte dans sa constitution extérieure des réformes incompatibles avec le catholicisme romain. Chez lui, l’autorité administrative suprême, patriarcat ou synode, a toujours été d’institution humaine, historique ; aucune ne peut, comme la papauté, élever de prétentions à une origine divine et à une durée éternelle. Le gouvernement de l’église par une assemblée n’est point particulier à la Russie et au régime autocratique. Les peuples orthodoxes auxquels le XIXe siècle a rendu une existence indépendante ont adopté la même institution. La Grèce démocratique et libérale a, comme la Russie, mis à la tête de son église un synode. Les détails de l’organisation varient, le fond est le même. Dans les deux pays, les lois organiques, si différentes à tous égards, se rencontrent sur ce point et donnent au souverain vis-à-vis de l’église des titres équivalens. La forme synodale n’est point une invention passagère du despotisme, c’est la forme naturelle, logique, nous pourrions dire la forme définitive de l’administration des églises du culte grec. Le respect de leur antiquité pourra préserver les patriarcats orientaux du sort de celui de Moscou ; ils verront leur autorité effective, diminuée se réduire à une sorte de présidence du conseil de gouvernement de l’église. Aujourd’hui même le patriarche de Constantinople est entouré d’un synode sans lequel il ne prend aucune mesure importante. Dans toutes les églises orthodoxes, l’ancienne administration monarchique par patriarche, exarque ou métropolite, doit graduellement céder la place aux autorités collectives.

De cette substitution d’assemblées multiples à l’autorité personnelle des plus hautes dignités ecclésiastiques, il ne suit point que les églises orientales doivent demeurer dans une étroite et perpétuelle dépendance de l’état. La forme synodale n’implique point en elle-même l’asservissement des églises ; elle leur peut assurer une liberté égale, parfois même supérieure à celle que leur offre le patriarcat. De nos jours même, la comparaison entre le saint-synode de Pétersbourg et le patriarche de Constantinople est peu propre à faire regretter au clergé russe cette dernière dignité. « A l’étranger, me disait un Russe en rade de Constantinople, vous pleurez volontiers le patriarcat de Moscou. Connaissez-vous celui du Phanar ? Quand nous aurions un patriarche, quelles seraient en dehors du respect populaire ses garanties d’indépendance ? Votre grand patriarche d’Occident, le pape romain, qui a des sujets et des tributaires spirituels aux quatre coins du globe, ne se trouve pas assez libre dans un état libéral ; il ne voit pour son pouvoir de garanties que dans la souveraineté. Que serait-ce d’un patriarche national isolé en face d’un autocrate ? Il lui faudrait descendre au rang de fonctionnaire révocable ou s’ériger en empereur religieux, en mikado. Vous plaignez en Occident la servitude de notre église, et, quant à l’église de Turquie, vous lui trouvez assez de liberté pour avoir protégé ses maîtres par les armes ; serait-ce que le saint-synode russe est choisi par un prince chrétien et le patriarche byzantin par le sultan ? La main musulmane qui élève à son gré sur la chaire de Constantinople en fait à son gré descendre : nous avons vu des patriarches tour à tour nommés, destitués et renommés ; nous avons vu le synode de Constantinople composé en grande partie d’anciens patriarches déposés. Est-ce là une constitution préférable à celle de notre église ? »

Ce n’est en effet ni l’une ni l’autre forme, ni le synode ni le patriarcat, qui par soi-même a la vertu d’assurer la liberté de l’église ; c’est le mode d’élection d’où sortent l’une ou l’autre autorité et les garanties qui l’entourent ; ce sont avant tout des lois et plus encore les mœurs publiques. Dans des conditions également favorables, la comparaison entre un patriarche unique et un conseil synodal pourrait encore tourner au profit du dernier. C’est lui qui saurait le mieux assurer la liberté intérieure du clergé et les droits des prêtres ou des fidèles, lui qui mènerait le mieux la société religieuse au self-government. Il n’y a pas de constitution libérale qui ne soit conciliable avec un synode : en le composant de membres de droit, inamovibles, comme l’est déjà en partie le synode de Pétersbourg, on en pourrait faire une sorte de sénat ecclésiastique, — en le laissant élire par les évêques, une sorte de concile par délégation, — en le faisant choisir par les différentes classes du clergé, un parlement, une assemblée représentative de tous les intérêts ecclésiastiques. Cette forme flexible se prête à tous les progrès, à toutes les évolutions où peuvent aboutir les habitudes politiques ou les idées religieuses. Là est le gage de sa durée : un synode est aussi bien à sa place dans un gouvernement absolu que dans un gouvernement libéral, dans une république que dans une monarchie.

Le saint-synode de Russie est en rapport avec île gouvernement et la société russes. Comme toutes les autorités de l’empire, il est à la nomination du souverain. Il a le titre de très saint-synode dirigeant, c’est-à-dire administrant ; mais le code et le Règlement spirituel ont soin de constater qu’il n’agit qu’en vertu d’une délégation de l’empereur. Pour la puissance autocratique, le synode est l’instrument de l’administration des affaires ecclésiastiques, comme l’est le sénat des affaires civiles. Les Russes n’en contestent pas moins les déductions tirées de ces textes législatifs par les adversaires de leur église. Il en est, disent-ils, de cette prérogative souveraine comme de toutes les prérogatives monarchiques ; il est facile de les pousser à l’absurde, facile d’en tirer des conséquences outrées. En pareille matière, il est toujours malaisé de déterminer les bornes des droits du pouvoir ; ce sont moins les titres ou les textes qui en décident que les mœurs. En Russie, où il ne peut y avoir de concordat avec un pouvoir ecclésiastique étranger, l’état semble libre de régler la constitution de l’église à son gré et de pousser ses prétentions aussi loin qu’il lui plaira. Ce n’est là qu’une apparence ; ce pouvoir est limité par les mœurs nationales et les coutumes des pays orthodoxes. Pour n’être pas nettement tracées, ces barrières n’en sont pas moins souvent plus effectives que des chartes ou des lois.

L’étranger se représente parfois le tsar comme le chef de son église, comme une sorte de pape national. Aucun Russe, aucun orthodoxe n’admet de pareilles vues. On ne saurait trop le rappeler, l’orthodoxie orientale ne reconnaît qu’un maître, Jésus-Christ, qu’une autorité pour parler en son nom, les conciles œcuméniques. L’église russe ne voit dans le tsar qu’un protecteur, un défenseur, qualités que les traditions chrétiennes attribuaient à tout monarque chrétien, chacun dans ses états. Si parfois l’empereur reçoit dans la législation le titre de chef de l’église, il ne s’agit que de son administration. Vis-à-vis du dogme, le souverain n’a pas plus d’avis à donner que le dernier des fidèles. A cet égard, les empereurs de Russie n’ont jamais glissé sur la pente où s’est laissé entraîner plus d’un des premiers empereurs chrétiens. Le dogme reste en dehors et au-dessus des délibérations du saint-synode : les questions de discipline lui sont même d’ordinaire étrangères ; si elles venaient devant lui, ce devrait être comme devant une commission d’étude, la décision ou l’approbation restant aux évêques et au corps de l’église. Dans ce cas, la confirmation impériale ne serait guère qu’une sorte d’exequatur ou de placet, comme en Occident s’en est si longtemps réservé le pouvoir civil. L’administration de église, voilà la sphère où se renferme l’intervention de l’état ; là même, son autocrate est contenue par la tradition, par les canons des conciles, et aussi par le caractère œcuménique de l’église et l’exemple des autres peuples orthodoxes avec lesquels l’empire tient à rester en communion. En Russie comme en Occident, le droit de nomination aux dignités ecclésiastiques est la principale des prérogatives du trône vis-à-vis de l’autel ; encore, au lieu d’être par le tsar exercée dans toute sa plénitude, cette prérogative est-elle partagée entre le synode et lui. L’intervention de la puissance civile à cet égard s’explique aisément au point de vue du droit du peuple comme à celui du droit divin. Dans le premier cas, c’est comme représentant de la nation, dont il absorbe en sa personne tous les pouvoirs que l’empereur propose ou confirme les évêques jadis directement choisis par le peuple ; dans le second, c’est comme préposé au bien-être physique et moral de ses sujets que le souverain a part à la collation de dignités ecclésiastiques, qui d’ailleurs confèrent des privilèges temporels ; c’est, comme l’écrivait Pierre le Grand au patriarche de Constantinople, que Dieu doit demander compte aux princes de la manière dont ils auront veillé sur l’administration de son église. En Russie, l’ingérence de l’empereur dans les affaires ecclésiastiques peut encore être regardée comme une suite de l’esprit patriarcal, naturellement peu subtil en fait de distinction des deux puissances. Parmi les sujets de peinture des églises russes sont les sept conciles œcuméniques sur lesquels repose l’orthodoxie orientale. Le mode de représentation en est simple ; ce sont des évêques assemblés autour du trône d’un empereur, parfois, comme pour l’impératrice Irène, autour d’une femme. Ce sujet se rencontrait aussi dans nos églises du moyen âge et y était figuré à peu près de la même façon. Les gens qui ont sous les yeux de telles représentations s’étonnent peu de la part que prend le souverain à l’administration ecclésiastique, et de fait, s’ils ont parfois outre-passé vis-à-vis de l’église les droits que s’étaient arrogés les empereurs d’Orient, les tsars sont le plus souvent demeurés en-deçà. L’influence du pouvoir civil sur le clergé de Russie pourrait même sembler un reste des anciens rapports de l’église et de l’état dans cet Orient qui change si peu, si les Russes n’avaient fait la remarque que chez eux les plus grands abus de l’autorité laïque dans les affaires ecclésiastiques dataient de l’influence occidentale.

Le principal acte d’ingérence des tsars dans l’église a été l’établissement du saint-synode. C’est l’usage le plus extrême, et, si l’on veut, le plus grand abus qu’ils aient fait de leur pouvoir, et, jusque dans l’abus, on en sent les limites. On sent que l’empereur n’est pas maître de l’église comme il l’est de l’état. C’est le plus despote des souverains russes, le plus enclin à aller en tout au bout de ses idées et de sa puissance, c’est le plus violent et le moins scrupuleux des autocrates qui accomplit cette révolution ecclésiastique. On a trop oublié combien dans cette affaire la conduite de Pierre le Grand contraste avec ses procédés habituels. Ce prince, qui d’ordinaire semble incapable de ménagemens et de lenteurs calculés, n’attaque pas de front la dignité qu’il veut détruire, il ne l’abolit pas officiellement. Avant de supprimer le patriarcat, il habitue le peuple et l’église à se passer de patriarche. Il prolonge indéfiniment la vacance de la chaire de Moscou, et ce n’est qu’au bout de vingt ans, lorsque le patriarcat n’est plus qu’un souvenir historique, lorsque le haut clergé a été renouvelé et rempli de Petits-Russiens imprégnés de l’esprit de l’Occident, que Pierre le Grand déclare ses intentions. Une fois décidé, il ne proclame pas lui-même le remplacement du patriarcat par un synode, il le fait proclamer par un concile national. Le règlement organique qui détermine les fonctions du nouveau pouvoir, le tsar le fait rédiger et approuver, par des évêques. La chose faite, il ne se contente pas d’en faire part aux autres branches de l’église orthodoxe, il demande pour sa nouvelle institution la reconnaissance, on pourrait dire la confirmation des patriarches orientaux, qui avaient eux-mêmes reconnu l’indépendance de l’église russe. A suivre cette conduite, si peu régulière qu’elle puisse, sembler, il est aisé de voir qu’au milieu même de ses emportemens Pierre ne se sent pas aussi libre que sur le terrain politique. On prétend que, lors de l’ouverture du saint-synode, un prélat moscovite ayant demandé à l’empereur s’il n’y aurait plus de patriarche, Pierre lui répondit : « C’est moi qui suis votre patriarche[2] ! » Quand le mot serait vrai, de pareilles saillies ne sont pas à prendre à la lettre. Tout autres sont les prétentions professées par le gouvernement et les théories enseignées dans ses écoles. On a vu, il y a quelques années, le synode de Pétersbourg et la presse russe se joindre au patriarche de Constantinople pour représenter au gouvernement de Bucharest que, dans ses projets de constitution pour l’église roumaine, il outre-passait les droits du pouvoir civil et violait les canons des conciles. Dans les catéchismes russes, les tsars sont simplement appelés principaux curateurs et protecteurs de l’église.

Loin de se regarder comme les papes de leur clergé, les tsars ne revendiquent aucun rang dans la hiérarchie. Il n’est qu’un empereur qui ait jamais prétendu à des fonctions ecclésiastiques : c’est le malheureux Paul Ier, qui prenait sans doute le sacre impérial pour une ordination. Un jour, dit-on, il eut envie de célébrer la messe, et, pour l’en dissuader, il fallut lui rappeler qu’il s’était marié deux fois, ce que l’orthodoxie interdit à ses prêtres. Le pauvre fou eût aussi bien pu dire la messe en qualité de grand-maître de l’ordre de Malte qu’en qualité de chef de l’église russe. Le tsar n’a aucun caractère ecclésiastique, il n’a rien d’un pontifex maximus à la manière antique. Tous ses droits vis-à-vis de l’église lui viennent de son pouvoir, civil ; ce n’est pas comme chef du clergé, c’est comme chef de l’état qu’il intervient dans l’administration ecclésiastique. Dans l’intérieur du temple, au lieu de recevoir des hommages des prêtres, l’empereur leur en rend. Selon l’usage russe, il baise la main du pope. On raconte qu’un curé de village, hésitant à tendre sa main aux lèvres d’un grand-duc qu’il était venu recevoir à la porte de son église, le prince impatienté lui dit : « Allonge donc ta patte, imbécile ! » Un tel hommage peut sembler tout extérieur, parfois presque dérisoire ; comme beaucoup d’actes de religion, en devenant habituel, il est devenu machinal : il n’en a pas moins de signification et marque, clairement la vraie position du souverain vis-à-vis du clergé.


II

Il nous faut maintenant examiner le mécanisme intérieur de l’administration ecclésiastique. Au point de vue civil, le saint-synode est le premier des grands corps de l’état ; au point de vue religieux, il tient la place du patriarche et en exerce tous les droits. On l’a souvent en Russie considéré comme un concile national ; le synode étant à la nomination du gouvernement, cette désignation n’est pas exacte : elle pourrait un jour le devenir. Pierre le Grand, tout en se réservant d’en choisir les membres, semble avoir voulu faire de son synode une sorte de représentation des différentes classes du clergé. Les évêques y étaient en minorité ; au-dessous d’eux siégeaient des archimandrites de monastères et des membres du clergé séculier ; peut-être y avait-il là une tendance presbytérienne. Le conseil dirigeant de l’église russe est vite revenu à une composition plus en harmonie avec la hiérarchie et les canons orthodoxes, qui attribuent le gouvernement de l’église aux évêques. Dans le saint-synode, l’épiscopat est aujourd’hui en majorité : deux places, seulement sont réservées à l’ordre des prêtres. Le nombre des membres n’est pas fixe, et tous n’y entrent pas au même titre et pour le même temps. Il y a les membres proprement dite et les membres assistans, les membres de droit inamovibles, et les membres temporaires et révocables. Les membres de droit, dont l’inamovibilité est un privilège peut-être unique en Russie, sont les trois métropolites des capitales successives de l’empire, Kief, Moscou et Pétersbourg, auquel est d’ordinaire réuni Novgorod. C’est au titulaire de cette double métropolie qu’appartient la présidence. L’usage assure encore une place dans le saint-synode à l’exarque de Géorgie, dont la petite église jouit d’une organisation particulière. Les autres membres sont au choix de l’empereur, qui les nomme pour un temps déterminé ; ce sont quatre ou cinq archevêques, évêques ou archimandrites. Enfin viennent deux membres du clergé inférieur, du clergé marié, deux archiprêtres, dont en général l’un est l’aumônier et le confesseur de l’empereur, l’autre le grand-aumônier de l’armée. La présence au conseil suprême de l’église de dieux représentant du clergé séculier est indispensable dans un pays où le corps ecclésiastique est divisé en deux classes ayant des tendances et des intérêts divers. Ce serait peu dans le saint-synode que deux prêtres séculiers en face de sept ou huit prélats du clergé monastique, si l’appui de l’opinion ou du gouvernement ne compensait souvent l’infériorité numérique.

Le saint-synode est une assemblée permanente, et le lieu de sa résidence, comme sa composition, fait que l’influence effective ne s’y répartit pas exactement sur le nombre des voix. C’est à Pétersbourg que siège le synode : à Moscou, comme en Géorgie, il n’a que des délégations, des commissions locales. Les titulaires pourvus d’évêchés étant obligés de se partager entre l’administration de leur diocèse et leurs fonctions synodales, ils n’exercent ces dernières qu’à tour de rôle, selon un ordre déroulement déterminé. De cette façon, les membres qui ont leur demeure habituelle dans la capitale, comme le métropolite de Pétersbourg et le confesseur de l’empereur, ont alla direction des affaires une part plus effective que leurs collègues de province. Lorsqu’il est question, comme dans ces derniers temps, de réformes économiques ou civiles pour le clergé, le synode est appelé à siéger dans les commissions désignées à l’étude de ces difficiles problèmes ; en d’autres termes, on lui adjoint alors quelques hauts fonctionnaires laïques. Ainsi fut composée la grande commission des affaires du clergé orthodoxe, à laquelle le gouvernement avait remis la recherche des moyens d’améliorer la situation matérielle et la position sociale du clergé. Dans d’autres cas, c’est le synode lui-même qui réclame de tous les évêques des renseignemens et des avis.

Près du synode est un délégué de l’empereur portant le titre de procureur-général ou haut-procureur (Ober-procourator). Ce fonctionnaire, qui, devant les dignitaires ecclésiastiques, personnifie le pouvoir civil, est toujours un laïque. Pierre le Grand, désireux de faire marcher le clergé comme une armée, conseillait de confier cet emploi à un militaire, homme hardi et décidé. Sous l’empereur Nicolas, le haut-procureur fut pendant longtemps un officier de cavalerie, le comte Protassof. De pareils choix pour un pareil poste n’avaient rien de très surprenant dans un pays et dans un temps habitués à voir les fonctions civiles occupées par des généraux. L’impression était autre en Occident, où d’un fonctionnaire botté et éperonné l’on faisait le président du saint-synode et le vrai chef du clergé. Sous Alexandre II, le haut-procureur a cessé d’être un militaire ; de ce côté, il n’y a plus de motifs de susceptibilité pour la dignité de l’église, de raillerie ou de scandale pour l’étranger. Le procureur auprès du saint-synode appartient à l’ordre civil ; parfois ces importantes fonctions ont été confiées au ministre de l’instruction publique sans pour cela rentrer dans son ministère. En Russie, il n’y a point de ministre des cuites ; les religions dissidentes relèvent du ministère de l’intérieur, l’église orthodoxe s’administre par le synode sous le contrôle de son procureur. Ce dernier étant le fondé de pouvoir de l’empereur, c’est par lui que s’exercent tous les droits attribués au souverain. Le haut-procureur est d’intermédiaire entre l’empereur et le saint-synode ; toute communication de l’un à l’autre passe par lui : il soumet au synode les projets de loi du gouvernement, et à la sanction impériale les règlemens arrêtés dans le synode. Rien dans le conseil dirigeant de l’église ne se fait sans la participation du procureur ; c’est lui qui propose, lui qui expédie les affaires, lui qui fait exécuter les mesures prises. Aucun acte synodal n’est valable sans sa confirmation, et il a un droit de veto dans le cas où les décisions de l’assemblée seraient contraires aux lois. Chaque année, il présente à l’empereur un rapport sur la situation générale de l’église, sur l’état du clergé et de l’orthodoxie. Le rôle du procureur-général vis-à-vis du synode est à peu près celui d’un gouvernement et d’un conseil d’état vis-à-vis d’une assemblée délibérante. Les pays orthodoxes qui ont imité la constitution de l’église russe lui ont emprunté ce rouage essentiel. Le roi de Grèce est ainsi représenté au synode d’Athènes par un fonctionnaire laïque ; si ce dernier à dans l’administration du clergé une influence moindre que son collègue de Pétersbourg, la cause en est aux mœurs politiques des deux pays.

Les affaires qui dépendent du saint-synode sont divisées en plusieurs branches, dont les unes, comme la justice et la censure ecclésiastique, sont plus particulièrement dans les attributions du synode, les autres, comme les écoles et les finances, dans celles du procureur. Les affaires ecclésiastiques se traitent par écrit et par correspondance : de là une administration compliquée, des bureaux et des dossiers de toute sorte. C’est là la principale originalité de l’église russe. La bureaucratie, de toutes les institutions occidentales celle qui s’est le mieux acclimatée en Russie, s’y est étendue du domaine civil sur le domaine religieux. Dans l’église comme dans l’état, aucune question ne se décide sans rapports et sans pièces à l’appui. Pour l’étude et l’expédition des affaires, le synode et le procureur ont chacun leur chancellerie. Ces administrations laïques, remplies de fils de popes qui n’ont pu ou n’ont voulu entrer dans le sacerdoce, ont l’influence qu’ont partout les bureaux. Leur pouvoir effectif est d’autant plus grand que la composition du synode est plus variable, et que moins de ses membres sont au courant des détails de la jurisprudence ecclésiastique. Le synode est hors d’état d’examiner toutes les questions en séance ; pour la plupart, pour toutes les affaires courantes, la décision comme le rapport, est abandonnée aux chancelleries. Les membres du synode n’ont qu’à signer. Pour plus de rapidité, on va souvent, dit-on, chercher les signatures à domicile. De là des abus, de là des anecdotes où des mots plus ou moins édifians. C’est un membre du synode qui, voyant un de ses collègues examiner un rapport, lui dit : « Ce n’est pas pour lire que nous sommes ici, c’est pour signer, ce qui est plus commode et moins long. » Ou bien c’est un prélat qui laisse surprendre sa signature dans une affaire où il est directement intéressé, à la refuser ; parfois même, prétend-on, ce sont les bureaux qui altèrent une décision prise en séance, et sous cette forme la présentent à la signature[3]. Il faut beaucoup rabattre de ces récits où partout se complaît la malignité publique. La juste sévérité du gouvernement contre les employés prévaricateurs a déjà réformé plus d’un abus. La bureaucratie n’en a pas moins dans l’église un rôle qui semble d’autant plus exagéré qu’elle y paraît moins à sa place. Malheureusement, comme nous l’allons voir par l’administration diocésaine, les conditions générales de l’empire et la situation particulière du clergé russe fournissent plus d’un motif en faveur de la prolongation du système actuel.

Entre toutes ces affaires, dont un grand nombre sont abandonnées au procureur ou aux chancelleries, le synode se réserve plus spécialement les plus ecclésiastiques, celles qui touchent de plus près aux traditions ou à la discipline de l’église : ainsi l’enseignement des séminaires, les enquêtes sur les dévotions et les superstitions populaires, la canonisation des saints, la censure spirituelle. Cette dernière institution est aujourd’hui particulière à la Russie ; elle n’avait d’analogue que dans les états romains, avec cette différence que, sous le gouvernement papal, la censure ecclésiastique embrassait toute la sphère de l’esprit humain, tandis qu’en Russie elle est renfermée dans les matières religieuses. A côté de la censure spirituelle du synode est une censure civile dépendant du ministère de l’intérieur. Ce dualisme atténue les inconvéniens de cette tutelle intellectuelle. Les sciences laïques sont soumises à la censure laïque, dont l’esprit est naturellement moins étroit ou moins défiant. Des ouvrages de science, de philosophie ou d’économie politique trouvent ainsi dans l’empire un accès qu’auraient pu leur fermer les scrupules de la commission synodale,[4]. A la censure spirituelle sont d’abord soumis les traités de dévotion, puis les livres sortis du clergé, les recueils, et les journaux ecclésiastiques, qui déjà sont nombreux en Russie. A l’intérieur, cette censure est préventive, l’église a retenu vis-à-vis de la presse périodique un privilège abandonné par l’état sous le règne actuel. Pour toucher aux matières religieuses, les feuilles politiques doivent obtenir l’agrément de la censure spirituelle ; le plus souvent elles préfèrent s’abstenir. Le clergé se trouve ainsi plus protégé que l’administration, et l’église que le gouvernement. Les questions religieuses, celles même qui n’ont trait qu’à l’éducation ou à la situation matérielle du clergé, sont rarement débattues, ou ne le sont que sous un contrôle gênant. Il en résulte une sorte d’unanimité extérieure, factice, aussi peu profitable à l’église qu’à l’état. La censure synodale étant composée de moines, l’esprit monastique y prédomine, et le clergé marié, le clergé paroissial se trouve plus encore que les laïques entravé dans l’exposition des griefs ou des vœux qui lui sont propres. Au lieu d’être toujours asservie à l’état, l’église s’est en cette matière parfois servie de l’autorité publique dans des vues qui n’étaient ni celles de la nation, ni toujours celles du pouvoir. Avec la faveur de l’opinion, et même des hautes régions gouvernementales, le clergé inférieur et ses avocats ont souvent été obligés d’avoir recours à des moyens détournés, à des récits romanesques ou à des livres imprimés à l’étranger. La censure privilégiée de l’église a été ainsi parfois un obstacle à sa réforme. Dans l’état actuel des mœurs politiques de l’empire, on n’en saurait espérer la suppression ; ce qui serait à désirer, c’est qu’elle fût réduite à un contrôle disciplinaire du clergé orthodoxe.

Grâce au saint-synode, l’église russe est probablement la plus centralisée du monde. Obligés à d’incessantes relations avec le pouvoir central, les évêques sont devenus une sorte de préfets ecclésiastiques. L’empereur ne les nomme pas de sa seule initiative : c’est le synode qui les propose. Il présente trois candidats, et d’ordinaire le souverain désigne le premier sur la liste. Les Russes se flattent d’avoir ainsi mis d’accord les droits et les intérêts des deux pouvoirs. Les diocèses, les éparchies, comme disent les orthodoxes, sont en général délimités sur les gouvernemens civils. L’empire en compte aujourd’hui soixante, divisés en trois classes. Dans certaines régions, ces diocèses sont plus grands que la France ou l’Italie. Ils comptent en moyenne près d’un million de fidèles. A cet égard, l’église russe est en contraste avec l’église grecque, où chaque bourgade a son évêque. De ces soixante éparchies, trois ont le titre de métropolies, dix-neuf celui d’archevêchés. Comme en Occident, ces titres ne correspondent plus à une juridiction réelle, ils indiquent un rang, non une fonction. Il n’y a plus de suffragans, les métropolites ont seulement des évêques-vicaires, et quelques autres prélats des coadjuteurs. Il ne reste dans l’empire qu’une province ecclésiastique, ce sont les cinq diocèses qui forment l’exarchat de Géorgie ; partout ailleurs les évêques dépendent uniquement du synode. Les titres de métropolite et d’archevêque ne sont pas toujours portés par le prélat assis sur les sièges auxquels ils appartiennent. Le gouvernement ou le synode n’accorde souvent la dignité qu’après plusieurs années d’occupation du poste. Ces titres, donnés comme une sorte de grade dans la hiérarchie du tchine, deviennent, ainsi une distinction personnelle : sous ce rapport, on pourrait les comparer au cardinalat. Il en est à quelques égards du traitement comme du titre, et les évêques sont par ce double lien tenus, dans la dépendance du pouvoir central. L’allocation du trésor n’est point fixe, ou plutôt elle ne forme que la moindre partie des revenus épiscopaux. A côté du traitement, il y a les supplémens, puis les secours du saint-synode, puis les immeubles ecclésiastiques ou l’indemnité qui les remplace, enfin le casuel et les dons volontaires. Toutes ces ressources constituent des revenus assez élevés sans être excessifs. Les évêques, les principaux surtout, ont dans la société un haut rang dont en général leur mérite les rend dignes. Aucune chaire de l’Europe n’a été occupée par une plus remarquable succession de prélats que la chaire, de Moscou, même depuis la fin du patriarcat. L’existence extérieure des évêques russes est entourée d’un certain luxe, leur vie intérieure est sévère. Pris dans le cloître, ils ont d’ordinaire un couvent pour demeure, et à travers les plus hautes dignités observent le régime d’abstinence des moines.

Les évêques ne sont pas seulement subordonnés à l’autorité au synode, chacun d’eux est assisté d’un conseil ecclésiastique qui dans son diocèse joue en petit un rôle comparable à celui du synode dans l’empire : c’est le consistoire éparchial, éparkhialhaïa consistoria. Les membres en sont nommés par le synode sur la présentation de l’évêque, et leurs décisions n’ont de validité qu’avec la confirmation épiscopale. Ces consistoires participent aux soins de l’administration diocésaine. Ce sont eux qui jugent en première instance les causes encore déférées à la justice ecclésiastique. Pour la plupart des affaires, spécialement, pour la justice, le saint-synode sert de cour d’appel, et juge en dernier ressort. Les causes soumises aux tribunaux de l’église peuvent se ranger sous deux chefs principaux : les affaires personnelles ou disciplinaires du clergé, et les affaires de mariage ou de divorce. Presque seule dans le monde. chrétien, l’église russe a conservé ce privilège de justice, longtemps revendiqué par l’église latine. La Russie a, selon les principes de la société moderne, commencé à substituer à la justice ecclésiastique la justice civile, qui depuis la réforme judiciaire présente de plus sérieuses garanties. Les tribunaux du clergé doivent être réorganisés, et leurs attributions, déjà réduites par Pierre le Grand, encore diminuées. Il est question de leur enlever les causes de divorce pour ne réserver à l’évêque que la confirmation de la sentence rendue par les tribunaux ordinaires. C’est là une des nombreuses mesures accessoires qui doivent compléter les grandes réformes du règne actuel. Près de chaque consistoire est placé un secrétaire laïque dont les fonctions dans le conseil diocésain rappellent celles du haut-procureur près du saint-synode. Ce secrétaire est à la tête de la chancellerie éparchiale, chargée de la rédaction et de la correspondance. Nommé par le synode sur la présentation du haut-procureur, il reste sous la juridiction immédiate de ce dernier. C’est au procureur que le secrétaire adresse ses rapports, tandis que l’évêque et le consistoire envoient les leurs au synode. Ce fonctionnaire laïque, comme la plupart des employés des chancelleries ecclésiastiques, est d’ordinaire sorti d’une famille cléricale, car dans toute cette vaste administration le haut-procureur et ses principaux assistans sont à peu près les seuls qui par la naissance ne tiennent pas au clergé. L’influence du secrétaire et des chancelleries éparchiales sur la présentation des affaires, la nomination aux places, la décision des procès, a parfois, comme celle des chancelleries synodales, donné lieu à de regrettables abus et ouvert la porte à une corruption administrative dont la victime était le clergé. À ces défauts, on a, dans ces derniers temps, cherché divers remèdes ; on a tenu les secrétaires sous une surveillance plus exacte, on a parfois augmenté leur traitement, on a entrepris la réforme de la justice ecclésiastique. Toutes ces mesures ne touchent point aux bases de l’administration de l’église ; dans chaque diocèse comme dans le synode, on conserve l’espèce de dualité qui près des autorités ecclésiastiques place un fonctionnaire laïque, organisation qui, par certains côtés rappelle notre système judiciaire avec sa double et parallèle hiérarchie de juges et de procureurs. On modifie peu la centralisation, qui est dans les habitudes du gouvernement. Le saint-synode intervient dans l’administration du diocèse à peu près de la même manière qu’un ministre de l’intérieur dans celle d’une préfecture. L’évêque et son consistoire doivent sans cesse en référer au synode : pour toute chose de quelque importance, pour l’érection ou la suppression d’une église, pour l’emploi des fonds ou des aumônes, pour la déposition d’un prêtre ou le relèvement de ses vœux, il faut une autorisation synodale. Pour s’absenter plus de huit jours de son diocèse, l’évêque, astreint à la plus sévère résidence, a besoin d’un congé du synode. Chaque année, il est tenu de présenter un rapport sur l’état de son éparchie, sur les écoles, sur la réception des sacremens, sur les conversions faites parmi les cultes étrangers à l’orthodoxie, en particulier parmi les sectaires russes, les raskolniks.

Cette tutelle administrative et la bureaucratie qui en résulte s’expliquent surtout par les conditions particulières à la Russie et à l’église russe. L’immensité des distances a longtemps opposé de telles difficultés à tout recours contre les abus de l’autorité locale, que le gouvernement a, dans toutes les branches de l’administration, été conduit à un système de centralisation et de tutelle. La division du clergé russe en deux classes animées d’une sourde rivalité rendait plus nécessaire le contrôle du pouvoir central. Plus l’évêque et le haut clergé célibataire étaient, par le genre de vie ou les intérêts, séparés du clergé marié, plus se faisait sentir dans l’église le besoin d’un pouvoir modérateur et impartial. On ne l’a point remarqué, c’est là une des principales causes de l’influence du pouvoir civil chez l’église russe. Dans l’église latine, où le clergé n’est point de la même façon divisé en deux classes, le prêtre s’est encore trouvé trop exposé à l’omnipotence de l’évêque pour ne pas chercher un abri contre elle. Cette protection, que depuis la révolution il ne pouvait réclamer de l’état, il l’a demandée à Rome. Là, on le sait, a été, en France surtout, une des causes de l’ultramontanisme parmi le clergé catholique. N’ayant ni chef national ni souverain pontife étranger, le clergé russe n’a eu contre le despotisme épiscopal d’autre refuge que la protection du gouvernement civil ; les garanties que le prêtre catholique a cherchées auprès du pape dans l’ultramontanisme, le pope orthodoxe les a trouvées auprès du tsar dans l’intervention de l’état. Il y a ainsi non-seulement exagération, il y a confusion lorsque nous parlons de l’oppression de l’église russe par le pouvoir impérial. Si l’autorité de l’état pèse jusqu’à un certain point sur le haut clergé, elle abrite le clergé inférieur ; au lieu d’un signe d’asservissement, la constitution actuelle de cette église est pour la masse de ses prêtres un gage de liberté.

On a souvent, en Russie même, montré tout ce qu’il y aurait à faire pour rendre à l’église plus de vie et d’indépendance. On a vu la Gazette de Moscou parler de resserrer les liens des diverses églises orthodoxes et de renouveler dans l’empire les conciles provinciaux ; on a vu le gouvernement inviter le saint-synode à l’étude de cette dernière question. Tout cela pourrait se faire, et bien plus encore, si les mœurs publiques étaient mûres pour de telles réformes. On pourrait rétablir les élections ecclésiastiques, qui dans certaines provinces ont longtemps persisté ; on pourrait en toutes choses revenir à l’antique discipline. Un tel retour serait moins malaisé dans l’église gréco-russe que dans l’église catholique romaine ; dans l’une, la centralisation dérive d’un principe théologique, et vient de l’intérieur, du cœur même de l’église ; dans l’autre, elle n’a qu’un principe politique, et vient du dehors, du pouvoir civil. On pourrait faire bien des choses dans l’orthodoxie russe, si les mœurs s’y prêtaient ; mais elles en sont encore loin, et, en Russie comme en Occident, nous ne savons jusqu’à quel point l’esprit moderne déliera tous les liens qui rattachent l’église à l’état. En tout cas, en Russie moins qu’ailleurs, la société religieuse ne se peut assez isoler de la société civile pour avoir un mode d’existence hors de tout rapport avec le sien. Les mœurs religieuses ne s’y pourront transformer qu’avec les mœurs politiques.

Ce qui est désirable, ce qui est réalisable dans le gouvernement de l’église de Russie, ce n’est pas l’abrogation des institutions existantes, c’en est l’élargissement progressif de manière qu’elles restent en harmonie avec les besoins spirituels aussi bien qu’avec les institutions civiles. En gardant la surveillance de l’administration de l’église, l’état se devrait également interdire d’user du pouvoir séculier dans un intérêt ecclésiastique et d’employer le clergé dans un intérêt temporel. Selon l’expression d’un des esprits les plus distingués de l’orthodoxie russe, « la foi ne doit pas être subordonnée au but extérieur et étranger d’un étroit conservatisme officiel. Il n’est pas bon que l’église soit chargée de bénir et de consacrer tout ce qui dans l’ordre politique existe à un moment donné[5]. » L’intérêt de la religion demande que l’intervention de l’état dans les affaires ecclésiastiques soit réglée et contenue ; l’intérêt de l’église et celui du pays s’opposent à ce que dans la situation présente l’état abdique toute influence dans l’église. L’abandon prématuré de l’église russe à elle-même la livrerait à l’ignorance et à la routine. Ici encore se rencontrent des préjugés qui ne s’expliquent que par le manque de connaissance des faits. Dans l’opinion vulgaire, la principale cause de l’engourdissement supposé de l’église russe est sa dépendance du pouvoir civil : c’est là ce qui la glace et la pétrifie. L’observateur attentif aboutit à de tout autres conclusions ; pour lui, la plupart des progrès, la plupart des réformes de l’église de Russie, ont été dus à l’initiative de l’état. Ce n’est point que l’église orthodoxe soit un corps inerte privé de tout principe de vie, c’est que sa vie est enfermée dans la religion et la piété, c’est que l’esprit ecclésiastique est généralement conservateur, stationnaire, et que, pour l’amener à des réformes aux heures même où comme dans la Russie actuelle les réformes sont le plus urgentes, il faut le plus souvent des influences extérieures, laïques. Chez les Russes, l’initiative est pour une double raison presque toujours partie d’en haut, du trône ; l’une est que l’histoire a mis tous les pouvoirs dans les mains du gouvernement, l’autre, que, grâce au contact avec l’Occident, il s’est trouvé depuis deux ou trois siècles plus éclairé que la nation. Cette loi historique, que peut seul abroger le développement interne de la civilisation, s’est imposée à l’église comme au peuple. Depuis l’abolition du servage, la réforme ecclésiastique est devenue l’un des principaux soucis du gouvernement. L’église et le clergé ont leur place naturelle dans la grande œuvre du renouvellement populaire ; l’intérêt de l’état est de les mettre au plus vite en mesure de l’occuper. Quelque chose dans ce sens a déjà été accompli ; s’il ne s’est pas fait davantage, si bien des projets sont restés stériles, bien des mesures mal exécutées, la faute n’en est pas uniquement à l’excès du pouvoir de l’état, elle est parfois aux sourdes résistances ou aux répugnances de l’église. Cette église, en apparence si dépendante, si docile, a vis-à-vis du pouvoir plus de moyens de défense qu’il ne le semble ; quand elle n’en a point d’autre, il lui reste la force d’inertie. Dans la société ecclésiastique plus qu’ailleurs, la routine, les traditions et l’esprit de corps font obstacle aux innovations ; en Russie, le mal se complique parfois des intérêts d’une bureaucratie dans laquelle on a cherché le remède. Le pouvoir ne peut guère en effet agir sur l’église que par elle-même, par sa hiérarchie. Au lieu d’être entravées par son immixtion dans le domaine ecclésiastique, les réformes peuvent aussi l’être par la timidité ou l’insuffisance des moyens d’action du pouvoir. Le gouvernement n’aime point à provoquer le déplaisir du saint-synode ou le mécontentement de l’un ou l’autre clergé ; il redoute surtout de blesser l’ignorante piété du peuple. C’est ainsi qu’ont été longtemps ajournées plusieurs des réformes les plus désirables, comme l’émancipation des raskolniks, la sécularisation de la justice ou des registres de l’état civil, l’adoption du calendrier grégorien. L’autocratie, avons-nous dit ici même[6], est la base historique de la Russie ; elle en est encore l’institution fondamentale, et toutes les autres s’y doivent conformer. Elle n’est pas pour cela toujours omnipotente, elle a en face d’elle les mœurs, les habitudes, les préjugés du peuple russe, auxquels elle est elle-même contrainte de s’adapter. Il en est ainsi en particulier de la religion : si puissante que soit l’autocratie vis-à-vis de l’église, le culte national est à certain égards plus fort qu’elle. L’empereur en a la protection, le gouvernement, si l’on veut ; il ne peut l’exercer qu’en en respectant les traditions, les principes fondamentaux et parfois aussi les préventions.


III

Aux relations de l’état avec l’église orthodoxe, il est curieux de comparer ses relations avec les autres cultes de l’empire. Rien ne montre mieux que ce rapprochement ce qui, dans l’organisation de l’église dominante, est le fait de la religion et ce qui est le fait de la politique. La situation des cultes dissidens doit en Russie être examinée sous un double aspect, au point de vue national et au point de vue politique, vis-à-vis du peuple, russe et vis-à-vis de son gouvernement. Au premier égard, la position des autres confessions est fort différente de celle de l’église orthodoxe ; au second, elle est fort semblable. Un pouvoir extérieur identique leur impose une constitution analogue. Comme l’orthodoxie, le catholicisme et le protestantisme sont soumis au principe qui régit tout en Russie, l’autocratie. Aucune forme religieuse ne peut se soustraire à la loi commune, et les clergés la subissent comme les autres classes. Le souverain ne s’arroge guère moins de droits vis-à-vis des confessions auxquelles il est étranger que vis-à-vis de l’église à laquelle il appartient. La grande différence est que par son génie même l’orthodoxie s’accommode mieux que certaines de ses rivales de cette nécessité, et qu’étant la religion nationale, la tutelle de l’état est toujours pour elle une protection.

C’est la diversité de leurs institutions politiques qui fait qu’en possédant toutes deux une église nationale l’Angleterre et la Russie ont en face des autres confessions une attitude si diverse. En Angleterre, un seul culte a une position officielle, un seul des relations légales avec l’état ; les autres sont ignorés du pouvoir, qui les tolère. En Russie, tous les cultes tolérés ont une situation légale, tous sont officiellement reconnus par l’état, qui n’ignore rien de ce qui se passe chez lui et fait partout sentir sa main. En cela, la Russie est plus équitable, plus autoritaire, l’Angleterre moins juste et plus libérale. Le système russe se rapproche davantage du système français, avec cette double et grande différence qu’en France il n’y a ni religion d’état ni autocratie. Le gouvernement de Pétersbourg est prêt à tolérer, à garantir, à subventionner même au besoin tous les cultes, à la condition que tous se plieront au régime autocratique. Aucun état ne reconnaît autant de religions ; toutes les grandes doctrines du globe sont venues se rencontrer sur son territoire, dans l’intérieur même de ses limites européennes. La loi proclame la liberté de toutes, de l’islamisme et du bouddhisme comme du judaïsme et des diverses confessions chrétiennes. Elle ne leur accorde pas seulement, comme naguère Rome et l’Espagne, la liberté de conscience individuelle, mais aussi celle du culte extérieur. Dans la perspective Nevski à Pétersbourg, en face de la cathédrale grecque de Notre-Dame de Kazan, s’élèvent une église luthérienne, une église catholique, une église arménienne, en sorte qu’à la principale rue de la capitale on a pu donner le surnom de Rue de la Tolérance. Les synagogues dans l’ouest de la Russie, les mosquées dans l’est, rivalisent de nombre et de grandeur avec les églises orthodoxes. Sur le champ de foire de Nijni, la mosquée et l’église se font pour ainsi dire pendant. Le peuple russe est, comme l’état, naturellement tolérant ; s’il y a dans l’empire des restrictions à la liberté des cultes, la raison en est à la politique, non à la religion ; elle est dans la forme du gouvernement ou dans les défiances nationales.

Le gouvernement tend à donner à tous les cultes de l’empire une organisation analogue à celle de l’église orthodoxe. La position des différentes religions dépend beaucoup de leur bonne volonté ou de leur aptitude à se conformer à cette politique. Il y a là en effet moins un goût d’uniformité administrative qu’un besoin, une exigence du principe qui régit la Russie. Avec les cultes dissidens comme avec l’orthodoxie, le but du pouvoir est double : c’est d’abord de leur donner un gouvernement intérieur, national, indépendant de l’étranger ; c’est ensuite d’en centraliser les affaires pour les tenir sous une surveillance plus directe. Par là, il tend à transporter chez les autres cultes les formes, administratives et bureaucratiques introduites dans l’église nationale. Cela est surtout sensible pour les confessions. chrétiennes, Chez les catholiques comme chez les arméniens, chez les luthériens comme chez les calvinistes, se retrouve, sous des désignations diverses et au-dessus de la hiérarchie propre à chaque église, une organisation extérieure plus ou moins semblable à celle du culte dominant. Chacune de ces confessions a son autorité centrale, chacune a près d’elle des représentans laïques, du pouvoir civil, procureurs ou secrétaires ; chacune a ses consistoires, pourvus pour ses fidèles de fonctions analogues à celles des consistoires orthodoxes pour les Russes du rite grec. Les différens clergés y avaient jusqu’à ces derniers temps conservé la tenue des registres de l’état civil et le pouvoir judiciaire pour les causes matrimoniales, en sorte que des églises peu populaires en Russie y possédaient encore des privilèges dont les avaient souvent dépouillées les pays où elles étaient le plus en faveur. A travers l’unité des vues, le pouvoir civil a dû chercher à s’adapter à la constitution de chaque église en même temps qu’il l’adaptait à la sienne. De là des différences de formes qui n’empêchent point la similitude du fond. Les arméniens ont en passant sous la domination russe conservé leur patriarche, qui porte le titre de catholicos. A côté de ce chef religieux, élu par les évêques de sa confession, est placé un synode dont il est le président et qui, comme lui, siège sur le territoire russe, au célèbre monastère d’Etschmiadzine, au pied du mont Ararat. Les luthériens ont des consistoires provinciaux, et à Pétersbourg un consistoire général assisté d’un procureur impérial. L’organisation des calvinistes, qui sont beaucoup moins nombreux et représentent plutôt la forme polonaise du protestantisme, est à peu près semblable. Les catholiques ont, comme les autres confessions, une autorité administrative centrale ; elle porte le nom de collège catholique romain et siège à Pétersbourg sous la présidence de l’archevêque de Mohilef, primat des catholiques de Russie. Ce collège ecclésiastique, indépendant du Vatican, a pour les affaires catholiques un rôle plus ou moins semblable à celui du saint-synode pour les affaires orthodoxes. En outre chacun des diocèses catholiques de Russie a son consistoire, dont les membres, nommés par l’évêque, ne peuvent siéger qu’avec la confirmation du gouvernement.

De toutes les confessions chrétiennes, l’église romaine est par son principe celle qui s’accommode le moins bien de ces formes administratives ; c’est elle qui a le plus de répugnance à se modeler sur les limites des états et sur leurs constitutions politiques, elle qui est le plus hostile à l’intervention du pouvoir civil. Pour ces deux raisons, sa situation en Russie a toujours été plus ou moins précaire et mal définie. En dépit de longues négociations et de maintes conventions, Rome et la Russie n’ont, depuis qu’elles sont en contact, pu trouver une base d’entente. Dès le premier partage de la Pologne, Catherine II tentait avec l’archevêque Sestrintsevitch de faire pour les catholiques annexés à l’empire ce que Pierre le Grand avait, avec Procopovitch, fait pour les orthodoxes de la Moscovie. Elle cherchait à enfermer les catholiques de Russie dans les frontières russes, à relâcher les chaînes qui les rattachaient à Rome, pour ne laisser guère subsister entre eux et la cour papale que le lien de la communion au lieu de celui de la juridiction. Les successeurs de Catherine ont souvent suivi la même politique, et le plus souvent y ont été encouragés par les hommes les plus distingués des différens partis[7]. De cette façon, tantôt par calcul, tantôt sans bien s’en rendre compte, le gouvernement russe a plus ou moins tendu à réduire le catholicisme à l’état de simple rite, ne différant de l’orthodoxie que par la langue et les formes. L’église romaine se devait difficilement plier à des exigences en contradiction avec son esprit cosmopolite et hiérarchique. Aussi la cour de Rome n’a-t-elle jamais caché sa répulsion pour le système d’administration ecclésiastique russe. Dans leurs négociations avec la Russie, les papes Grégoire XVI et Pie IX se plaignaient qu’en l’assujettissant aux consistoires diocésains et au collège ecclésiastique de Pétersbourg on eût enlevé à l’évêque le gouvernement de son église. Ils réclamaient contre la présence dans les consistoires catholiques de secrétaires laïques ou de procureurs impériaux à la nomination du ministère[8]. Les difficultés qui dans tant de pays s’élèvent entre la curie romaine et le pouvoir civil, entre la conception catholique de l’église et la conception moderne de l’état, sont plus graves et plus difficiles à résoudre en Russie que partout ailleurs. Les concessions mutuelles et la bonne volonté réciproque y peuvent à peine remédier. Entre l’autocratie russe et la papauté romaine, entre ce que les catholiques ont appelé le césaropapisme des tsars et ce que les Russes nomment l’autocratie cosmopolite des papes, il y a une antipathie naturelle, une sorte d’incompatibilité fondamentale. Chacun des deux pouvoirs étend trop loin ses droits pour ne pas sembler empiéter sur ceux de l’autre. De là des revendications inconciliables, de là la difficulté de trouver un modus vivendi entre la cour de Pétersbourg et la curie romaine. Après bien des négociations reprises et abandonnées, il y a fallu renoncer. L’église catholique est aujourd’hui en Russie sans concordat, sans constitution officiellement acceptée des deux parties, ayant à sa tête le collège ecclésiastique de Pétersbourg, que la cour romaine tient en suspicion et qu’elle a la sagesse de supporter. Après plusieurs années, on a récemment pu s’entendre pour remplir les vides de la hiérarchie. En juin 1872, nous avons vu sacrer à Pétersbourg un archevêque de Mohilef, primat catholique de Russie. L’église romaine a dans l’empire une situation précaire, mais peut-être aussi régulière que le comporte le régime autocratique, — situation anormale dans le monde catholique, mais en rapport avec celle des autres églises en Russie et avec les institutions russes, qui ne font que lui appliquer la loi commune.

Partout où ils sont en quelque nombre, les catholiques de Russie ont des églises ; ils en ont de grandes et de petites, de riches et de pauvres. Parmi ces dernières, il en est une qui nous a laissé un souvenir particulier. C’était à la fin de l’hiver, un dimanche de carême, dans la vieille Novgorod, où, comme dans toute la Grande-Russie, il n’y a point de catholiques indigènes. On nous indiqua cependant une chapelle catholique romaine dans un faubourg écarté au-delà du Volkof, derrière le Kremlin. C’était au premier étage d’une sorte de grange basse et sombre. Comme toutes les chapelles catholiques de l’intérieur de l’empire, la salle était remplie de soldats de Lithuanie et de Pologne, auxquels se mêlaient quelques Polonais internés dans la ville. Il y avait bien dans cet étroit espace une centaine d’hommes et à peine trois ou quatre femmes. L’autel, couvert d’une nappe blanche et surmonté de deux cierges allumés, semblait préparé pour la messe. Au bout d’un certain temps, comme nous nous étonnions de ne pas voir paraître le prêtre, on nous dit qu’il était absent, et qu’il n’y en aurait point pour la messe. Il y avait bien à Novgorod un évêque polonais interné depuis l’insurrection de 1863 ; mais il n’avait pas la permission d’officier en dehors de chez lui. Les fidèles, presque tous munis de livres, se mirent à chanter l’office, mêlant des cantiques aux prières de la messe et se levant et s’agenouillant tour à tour devant l’autel muet. Le soir du même dimanche, j’appris que la masure qui servait de chapelle menaçait ruine, et que, de crainte d’un accident, le commandant militaire avait résolu de n’y plus laisser aller ses soldats. Cette chapelle sur le point de crouler et cette messe sans prêtre me parurent alors un symbole de la situation de l’église catholique en Russie en même temps que de la foi de ses enfans. Cette impression était exagérée, la semaine sainte à Moscou vint heureusement bientôt la corriger. Pour peu qu’ils soient nombreux, les catholiques ont dans le centre même de l’empire, à Moscou par exemple, des églises convenables et parfois de brillans offices. A travers la tristesse qui peut venir l’assaillir en Russie, le catholique ne doit pas oublier qu’en des pays où les lois et les mœurs semblaient lui garantir plus de liberté, l’église en a dans ces derniers temps trouvé moins. Au milieu de la crise religieuse actuelle de l’Europe, le catholique comme le libéral doit savoir gré à la Russie qu’avec de plus sérieux motifs de défiance et un pouvoir plus discrétionnaire elle n’a pas dans sa conduite vis-à-vis du clergé catholique poussé l’usage de la force aussi loin que plusieurs gouvernemens, de l’Occident. L’autocratie s’est montrée moins intolérante que certaines démocraties. S’il y a encore chez les Russes quelques évêques internés, quelques diocèses privés de leurs pasteurs, le motif en est plutôt politique que religieux ; il est ayant tout national.

La situation des différens cultes en Russie ne dépend pas uniquement de leur attitude vis-à-vis de l’autocratie ; elle dépend non moins de leur relation avec la nationalité russe. Si, en étant moins nationaux, les cultes dissidens semblent moins exposés que le culte dominant aux immixtions ou à la tutelle du pouvoir civil, ils ne trouvent point dans le respect du peuple ou dans les traditions du pays la même protection. L’église russe n’est pas seulement, comme l’église anglicane, une église d’état, c’est une religion nationale tellement liée par l’histoire et les habitudes à l’existence de la Russie qu’en dehors d’elle il semble qu’on ne puisse être Russe. C’est là une des difficultés, une des faiblesses de l’empire. On connaît la devise de l’empereur Nicolas : « autocratie, orthodoxie, nationalité. » Ces trois termes, les deux derniers surtout, ont en effet été étroitement soudés, et à bien des égards résument encore la politique de Moscou, si ce n’est celle de Pétersbourg. Le gouvernement élève aux plus hauts emplois des hommes de toute confession ; pour lui, comme pour le peuple, l’orthodoxie n’en est pas moins le plus sûr garant de patriotisme ou de loyalisme. À ce point de vue, la Russie s’est, sans bien s’en rendre compte, laissé entraîner à suivre l’exemple de Byzance, qui de la foi orthodoxe avait fait le principal lien de l’empire grec. Elle se trouve encore à un certain degré dans la situation de l’Orient, de la Turquie par exemple, où jusqu’à ces derniers temps la religion tenait lieu de nationalité, ou mieux en était le premier signe. Cette tradition orientale, qui dans l’Europe moderne semble un anachronisme, a malheureusement dans la sainte Russie des fondemens historiques qui la font encore durer. C’est l’orthodoxie grecque qui a fondu dans un peuple les différens élémens ethniques d’où est sortie la nation russe. La Moscovie n’a rencontré de religions différentes que parmi ses ennemis d’Europe et d’Asie. Il y a là pour la cohésion de l’empire, il y a là surtout pour son développement libéral un sérieux obstacle. La religion prise comme fondement national assure mal l’unité du pays qu’on fait reposer sur elle ; employée comme instrument de nationalisation, elle rend plus difficile la réconciliation des contrées attachées à d’autres cultes. En la devant précéder, l’assimilation religieuse risque de retarder l’assimilation politique. Aux provinces de culte dissident, la russification n’apparaît qu’au bout de l’apostasie ; aux Russes enclins à sortir du giron orthodoxe, la patrie semble enjoindre de se dénationaliser.

Les désignations officielles accusent nettement cette position des cultes hétérodoxes vis-à-vis du culte dominant. Dans la langue gouvernementale, les confessions non orthodoxes sont appelées confessions étrangères (inostrannyia ispovedaniia). Une telle expression met pour ainsi dire en suspicion devant le patriotisme russe plus d’un quart des sujets russes. L’empire a d’autant plus d’intérêt à l’abandon d’une pareille désignation qu’historiquement elle est plus fondée. Les cultes sans lien avec l’orthodoxie ne se rencontrent en effet que dans les provinces d’origine étrangère, ou demeurées longtemps sous la domination de l’étranger. Nous ne parlons pas ici des sectaires en révolte contre l’église nationale et légalement encore comptés comme lui appartenant. Du nord au sud, les cultes dissidens forment aux flancs de la Russie orthodoxe deux bandes d’une largeur variable, le plus souvent en concordance avec les limites ethnologiques. De l’ouest du golfe de Bothnie à la frontière autrichienne, ce sont les protestans, les catholiques et les juifs ; à l’est, le long de l’Oural, du Volga et du Caucase, ce sont des musulmans mêlés de quelques païens. En dehors même de la Sibérie et du Turkestan, ces cultes dissidens comptent environ 20 millions d’adhérens, dont la moitié dans la Russie proprement dite. Chacune de ces religions étrangères a des régions où elle domine : le protestantisme en Finlande et dans les trois provinces baltiques, le catholicisme dans le royaume de Pologne et les deux provinces lithuaniennes de Kovno et de Vilna, les arméniens au sud de la Transcaucasie, les mahométans dans plusieurs districts de l’Oural et de la Crimée, les bouddhistes enfin dans la steppe des Kalmouks. Il n’est pas besoin de faire remarquer ce qu’a d’embarrassant pour un gouvernement cette répartition territoriale qui lie chaque culte à une contrée, à une race, souvent à une langue. L’Irlande et l’Angleterre offrent à cet égard un contraste moins marqué que la Russie et certaines de ses provinces. Pour les Russes, catholique est synonyme de Polonais, et protestant d’Allemand. Cela est surtout vrai pour le catholicisme, qui, devant la nationalité comme devant l’autocratie, se trouve dans une position plus défavorable que les autres confessions. Lié historiquement à la Pologne comme l’orthodoxie à la Russie, il a le privilège d’exciter de particulières défiances. On le regarde comme un symptôme de polonisme, mot qui dans la bouche des Russes désigne une sorte de fenianisme appuyé sur des complots et des sociétés secrètes. Au point de vue même de la civilisation générale, on est souvent en Russie enclin à voir dans les cultes étrangers, dans le catholicisme surtout, dans le latinisme, comme on l’appelle, une influence hostile au génie et à l’indépendance intellectuelle des Slaves. Ce sont ces préventions nationales qui déterminent l’attitude de la Russie devant les confessions non orthodoxes. Les regardant comme le véhicule d’une nationalité étrangère, elle redoute de leur voir dénationaliser des provinces qu’historiquement elle considère comme russes. De même que l’islamisme dans ses gouvernemens de l’est est pour elle un témoin et un reste de la domination tatare, le catholicisme et le protestantisme sur ses frontières occidentales, dans la Russie-Blanche, la Lithuanie, les provinces baltiques, sont à ses yeux une importation polonaise ou germanique introduite à l’époque de l’abaissement de la Russie. Ne pouvant les faire disparaître des contrées où ils se sont enracinés, elle tient à ne point laisser ces cultes étrangers s’implanter dans les régions demeurées à l’abri de toute influence antinationale. Ainsi s’explique la législation russe en matière religieuse ; si elle restreint la liberté de conscience, la faute n’en est pas à l’oppression de l’église dominante, elle est aux craintes patriotiques du gouvernement et de la nation. Il n’y a rien en Russie de l’esprit qui amena la révocation de l’édit de Nantes.

Dans une telle situation, le plus sûr remède fût peut-être sorti de l’extension du mal. Laissées libres de se répandre, les différentes religions, en se pénétrant et se débordant les unes les autres, eussent elles-mêmes effacé leurs démarcations géographiques ou ethnologiques. Leur diffusion parmi les Russes eût fait perdre aux cultes dissidens leur caractère étranger en même temps qu’aux provinces dissidentes elle eût enlevé un grief. Un tel moyen était à la fois trop lent et trop hardi pour un peuple habitué à chercher l’unité nationale dans l’unité religieuse. La Russie a commencé par essayer d’un système opposé ; tout autre à sa place eût probablement fait de même. Le but de sa législation a été de confiner les cultes étrangers dans leurs frontières historiques, de les enclore dans les populations qui les professent. Chacun est maître de demeurer dans la religion de ses pères, chaque confession est libre dans l’enceinte de ses propres limites ; il lui est seulement interdit de les franchir. A cet égard, on peut se représenter les droits des cultes non orthodoxes en Russie comme une sorte de charte qui leur aurait été accordée à la condition de ne point entamer le domaine de l’orthodoxie. Le gouvernement s’est regardé comme un tuteur qui, en accordant à des hôtes étrangers le libre exercice de leur religion, leur eût interdit d’y séduire ses pupilles. Les conquêtes spirituelles leur sont prohibées ; le privilège en est réservé à l’église orthodoxe. Le code civil russe le dit expressément, l’église dominante a seule le droit de faire des prosélytes. Il est toujours permis d’y entrer, jamais d’en sortir. L’orthodoxie russe est un édifice dont les portes ne s’ouvrent que dans un sens, du dehors au dedans, et se referment pour jamais sur ceux qui les ont une fois franchies.

Les lois confessionnelles remplissent plusieurs chapitres des tomes X, XIV et XV du volumineux recueil qui tient lieu de code (Svod zakonof). Tout enfant issu de parens orthodoxes est à jamais enchaîné à l’orthodoxie ; il en est de même de ceux qui naissent de mariages mixtes. Le mariage en pareil cas ne s’obtient qu’avec un engagement dans ce sens. Si certaines églises d’Occident n’accordent la bénédiction nuptiale qu’à la même condition, la loi ne donne pas à ces exigences ecclésiastiques une sanction civile, la conscience des époux reste libre de s’y soumettre ou de s’y refuser. Il en est tout autrement dans un pays où le mariage religieux est le seul légal, et où l’inscription sur les registres de l’église décide à jamais du culte. Selon les adversaires de la Russie, ces règlemens ont parfois donné lieu à des séquestrations d’enfans du genre de celle du juif Mortara, tant reprochée naguère au gouvernement papal. Indépendamment de la violence faite à la conscience, ces dispositions ont l’inconvénient d’entraver les unions entre les différens cultes, et par suite entre les différentes populations de l’empire. Ce n’est point du reste un privilège auquel l’église orthodoxe ne puisse renoncer ; elle a souvent béni le mariage de princesses russes avec des princes protestans ou anglicans sans leur imposer de tels engagemens. L’abrogation des lois qui restreignent la liberté du prosélytisme serait plus facile encore, puisqu’elle ne dépend que de l’état. Un article du code interdit aux orthodoxes de changer de religion, un autre stipule les pénalités réservées à ce genre de délit. La procédure est à peu près celle suivie jadis en pareille matière en Occident, sauf que les châtimens sont moins rigoureux. Le fidèle enclin à sortir de l’orthodoxie est d’abord livré à l’exhortation paternelle du clergé paroissial, puis déféré au consistoire, de là au synode, et condamné à la pénitence ecclésiastique dans un couvent. La persistance dans l’apostasie peut entraîner la perte des droits civils et la déportation en Sibérie. Le prosélytisme est le privilège légal de l’église officielle, et il est interdit de s’opposer à l’exercice du droit que lui confère la loi. C’est un délit d’engager à quitter la foi orthodoxe, c’en est un de détourner de l’embrasser. Un article du code exige en pareil cas la dénonciation des parens les plus proches ; un autre prescrit aux autorités civiles et militaires de veiller à l’exécution de ces lois.

Ce n’est point assez pour l’intérêt national de retenir dans l’enceinte de l’orthodoxie les sujets russes qui y sont nés, il importe de ne pas laisser grossir par des conversions les cultes dissidens, et par suite les nationalités qui inspirent le plus de défiance au patriotisme moscovite. De là une autre mesure générale. Les dissidens ne peuvent faire de prosélytes les uns chez les autres. Le monopole de l’église orthodoxe en fait de propagande n’admet pas de concurrence. L’empire est un champ dont la culture religieuse lui est réservée ; elle seule a le droit d’y semer l’Évangile. Juifs, mahométans ou païens ne peuvent entrer dans le christianisme que par la porte orthodoxe officielle. On compte ainsi en faire des Russes en même temps que des chrétiens. Le juif de Pologne, qui vit au milieu de catholiques, ne peut embrasser leur foi ; le musulman qui, dans la Transcaucasie, vit à côté de l’arménien, ne peut recevoir de lui le baptême sans une instance auprès du ministre de l’intérieur, qui, dans sa décision, ne consulte que le bien de l’empire. Pour instruire un infidèle dans leurs croyances, il faut au catholique ou au protestant une permission impériale spéciale pour chaque cas. Cette législation aboutit parfois à des prescriptions bizarres. Dans le Transcaucase par exemple, les armemens sont autorisés à baptiser les musulmans assez malades pour que la mort semble certaine, la conversion restant soumise à la confirmation du lieutenant de l’empereur.

A la propagande orthodoxe au contraire, aucun encouragement n’est refusé. Pour lui venir en aide, il y a des sociétés patronnées par les membres de la famille impériale. Les missions russes, surtout vis-à-vis des populations non chrétiennes, sont une entreprise. politique et nationale autant que religieuse. Hormis la contrainte, le gouvernement met à leur service tous les stimulans dont il peut disposer. « Un des moyens des missions, disait dans son rapport sur l’année 1872 le procureur-général du saint-synode, c’est d’améliorer la situation matérielle des couvens. » Pour cela, en Sibérie par exemple, on leur distribue des terres, faisant ainsi des missions un instrument de colonisation. On ne saurait entièrement blâmer ces procédés, qui, par la diffusion du christianisme, ouvrent la voie à la civilisation : la moitié de l’Europe chrétienne n’a guère été convertie d’une autre façon. En Asie comme en Europe, une telle propagande n’en a pas moins un grave défaut : elle est le principe de conversions simulées, extérieures, et, jointe aux règlemens qui retiennent dans son sein ceux qui ont une fois mis le pied dans l’orthodoxie, elle est en matière religieuse une des causes du règne des apparences qui a longtemps dominé en Russie, et qui partout a été l’un des grands obstacles à son progrès réel. Parmi les fidèles inscrits sur les registres de l’église nationale, beaucoup ne sont orthodoxes, beaucoup même ne sont chrétiens que de nom. Parmi les convertis dénombrés depuis un siècle dans les rapports officiels, il en est beaucoup dont, après deux ou trois générations, les descendans retourneraient encore volontiers au culte primitif. De l’aveu des sociétés d’encouragement pour les missions, les prosélytes sont souvent plus difficiles à retenir dans l’église qu’à y faire entrer. Parmi les conquêtes du culte officiel sur le protestantisme ou le catholicisme, comme parmi celles sur l’islam, l’abandon secret ou public de l’orthodoxie est fréquent. L’apostasie est surtout commune chez les populations musulmanes, chez les tribus tatares du Volga, de l’Oural ou du Caucase, qui s’étaient laissé administrer le baptême. En Russie comme dans l’Inde et l’Afrique, l’islam a repris une vigueur nouvelle, de la défensive il tend à passer vis-à-vis du christianisme à l’offensive. La foi du prophète revient aisément en faveur parmi des populations dont les idées et les mœurs sont restées musulmanes. On a vu sous Nicolas des Tatars chrétiens pétitionner pour être autorisés à retourner à la religion de leurs ancêtres. Sortis de l’islam ou des confessions chrétiennes de l’Occident, ces nouveau-venus à l’orthodoxie se trouvent dans une position analogue à celle des sectaires, des raskolniks, que la loi seule enferme dans l’église dominante ; De là de faux ces nouveau-venus à l’orthodoxie se trouvent dans une position analogue à celle des sectaires, des raskolniks, que la loi seule enferme dans l’église dominante. De là de faux orthodoxes, de faux chrétiens et de mauvais Russes ; de là pour le culte national une source nouvelle de corruption, de formalisme, de matérialisme extérieur. Les résultats politiques ne sont pas toujours meilleurs que les résultats religieux. Le bénéfice de quelques conversions suspectes est pour la Russie compensé par le tort que lui fait la propagande orthodoxe parmi ses sujets dissidens et leurs coreligionnaires étrangers. Dans la Lithuanie, la Russie-Blanche ou les provinces baltiques, les séductions religieuses sont hautement dénoncées, souvent exagérées par les feuilles catholiques ou protestantes de l’Occident. Sur les confins de l’Asie, le prosélytisme officiel parmi les musulmans apporte un obstacle de plus à l’établissement de la puissance russe au centre du continent, et au rayonnement de son influence vis-à-vis de l’influence anglaise.

Nous avons montré les bases politiques de la législation religieuse de l’empire ; il ne faut pas croire que toutes les clauses de cette législation, dont nous avons voulu citer les plus choquantes, aient dans la pratique une valeur égale. Pour être inscrites dans le recueil des lois, ces prescriptions ne sont point exécutées à la lettre. Le progrès de la civilisation en rend heureusement l’application difficile, parfois impossible ; sur ce point, les mœurs des Russes valent souvent mieux que leurs lois. En Russie plus que partout ailleurs, il est bon de se défier des règlemens écrits et de ne pas croire tout décidé par un texte législatif. En mal comme en bien, il faut savoir distinguer entre les prescriptions légales et l’application. Si certaines réformes ne sont encore inscrites que sur le papier, il est d’anciens abus qui n’existent plus guère que dans le code. Les Russes disent à qui veut l’entendre que cette législation religieuse n’est qu’une lettre morte. Il est certain qu’elle n’est point rigoureusement exécutée ; l’empereur, dans les provinces baltiques par exemple, a lui-même protégé contre elle la conscience de certains de ses sujets protestans. Pour n’être pas toujours exécutée, ce n’en est pas moins la loi. Les feuilles catholiques et protestantes entretiennent parfois l’Occident de la contrainte imposée à tels ou tels de leurs coreligionnaires de Russie ; il est fâcheux que ces récits soient autorisés par le code de l’empire. La loi n’a pas besoin de stimuler le zèle national et religieux du clergé ou de l’administration. Prêtres et employés sont jaloux de se distinguer par des conversions qui, pour leurs promoteurs, sont des titres de faveur, et que chaque année le saint-synode enregistre dans un tableau officiel comme des conquêtes pour l’état en même temps que pour l’église. On peut en Angleterre laisser dormir les lois sans les abroger : la liberté générale garantit contre tout abus d’autorité. Il en est autrement en Russie. Là, ce qui prend la place de la loi quand elle n’est point appliquée, c’est l’arbitraire, et avec lui l’incohérence et la corruption. La liberté de conscience est alors heureuse de trouver un refuge dans la vénalité. Par les nouveaux orthodoxes comme par les raskolniks, les documens officiels le reconnaissent, le silence des popes ou de la police est acheté à prix d’argent. La loi qui donne à l’église le privilège du prosélytisme aboutit ainsi à la démoralisation de l’église et du peuple.

La Russie ne pourra de longtemps renoncer à une église d’état : ses traditions et son mode de gouvernement ne le lui permettent point. L’exemple de l’Angleterre montre du reste qu’une église nationale n’est pas incompatible avec l’entière liberté religieuse. L’épreuve serait moins dangereuse pour l’église russe que pour l’église anglicane. En Russie, il y a beaucoup d’hommes épris de l’unité religieuse, ou mieux de l’unité de la forme et du culte religieux comme de l’unité politique. Il leur en coûte d’autant plus de renoncer à leur idéal qu’en toutes choses le génie russe, le génie grand-russien, a jusqu’ici tendu vers la centralisation, l’absorption, l’unification. Ailleurs aussi l’unité spirituelle a été le rêve de plus d’un grand esprit, de plus d’un grand peuple ; il est douteux qu’elle ait jamais beaucoup profité aux nations qui l’ont conquise ou gardée. L’unité dégénère souvent en uniformité, et le calme qui succède au flot des opinions aboutit aisément à la stagnation. Le pays de l’Europe qui s’est montré le plus fidèle à ce culte de l’unité absolue, l’Espagne, n’a pas à se féliciter des sacrifices qu’il lui a coûtés. Si, comme on le dit souvent aujourd’hui, les peuples protestans ont sur les autres un avantage, c’est en grande partie que chez eux la variété l’emporte sur l’unité, et que par la diversité des croyances et la multiplicité des points de vue l’esprit est mieux préparé à la liberté politique ou à l’indépendance intellectuelle. En Russie même, cette unité religieuse dont les Grands-Russes ont si longtemps joui a peut-être été pour quelque chose dans le manque de personnalité ou d’originalité, dans le manque de fécondité qui leur a été si souvent reproché. Si l’unité religieuse a du prix, c’est au moins quand elle est réelle ; or depuis sa grande expansion territoriale et depuis le schisme intérieur de son église, cette unité n’est plus en Russie qu’une apparence ou une fiction légale. La Russie actuelle est trop vaste, elle touche à trop de climats et s’étend sur trop de races pour ne contenir qu’une religion. La multiplicité s’est introduite chez elle, le plus sage serait de reconnaître le fait, et, ayant perdu le bénéfice de l’unité, de recueillir pour l’intelligence et la moralité, pour l’état et la religion elle-même, le profit de la variété. Il ne s’agit que de mettre fin dans le domaine religieux au règne des apparences, au système d’illusion et au culte des dehors, qui ne trompent plus que les plus intéressés à tout savoir. L’église nationale y gagnerait en profondeur plus qu’elle n’y perdrait en superficie ; le principal avantage serait probablement pour elle. Au prix de quelques défections dont la plupart ne lui enlèveraient que des âmes qui ne lui appartiennent réellement point, l’orthodoxie officielle trouverait dans l’émulation et la lutte : un stimulant qui ne peut lui venir d’ailleurs. Notre histoire religieuse offre à cet égard un enseignement. C’est au temps où le protestantisme a été chez nous le plus libre et le plus florissant, au XVIIe siècle, que l’église catholique de France a jeté le plus vif et le plus pur éclat ; c’est après la révocation de l’édit de Nantes, lorsqu’elle s’était débarrassée des réformés et de Port-Royal, qu’a commencé sa décadence morale et intellectuelle du XVIIIe siècle. Pour une église plus encore que pour un parti politique, c’est une mauvaise école que de n’avoir point de rivaux. Ce fut là certainement une des causes de l’ignorance et de l’infériorité de l’église russe au temps où, retranchée dans son isolement et derrière ses privilèges légaux, elle était à l’abri de tous les coups. En religion comme en industrie, l’excès de protection devient une raison d’infériorité : rien ne peut remplacer la libre concurrence. Un clergé qui garde ses ouailles emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les retenir au bercail, moins besoin de science ou de vertu.

L’abolition de toute entrave à la liberté religieuse est une des plus importantes réformes qui restent à faire à la Russie ; c’est probablement une des dernières qu’elle exécutera. Trop de traditions, de préventions, d’intérêts, s’y opposent. Il y aurait dans le résultat une trop grande part d’inconnu, de trop grandes chances d’agitation. Cette émancipation des croyances ne serait peut-être pas moins féconde que l’émancipation des paysans ; elle serait aussi grave. Dans l’état actuel des institutions et des mœurs, un brusque et complet affranchissement de tous les cultes serait une sorte de révolution. Devant les obstacles que rencontre encore la liberté religieuse dans certains pays en possession de beaucoup d’autres libertés, on comprend qu’elle ne puisse être débarrassée de tout lien dans un état encore dénué de droits politiques : Pour certains cultes, pour le catholicisme romain en particulier, il n’y a pas d’illusion à se faire. En Russie comme en Occident, l’ardente intempérance du parti qui prétend seul représenter l’église et sa haine des institutions modernes, tout, jusqu’à la proclamation d’un dogme rendu suspect par la passion ou les doctrines de ses promoteurs et mal compris ou défiguré par ses adversaires, d’un dogme pour le quel la langue russe n’a pas de nom qui ne prête à l’équivoque[9], tout contribue à rendre plus précaire la situation d’une église qui déjà avait contre soi les défiances de la nationalité et de l’autocratie. Il peut sembler que les imprudentes violences d’un état voisin devraient encourager le gouvernement russe à gagner par une attitude opposée ses sujets catholiques. Une telle politique pourrait être habile ; mais ce serait être exigeant pour lin paya ou pour un gouvernement que de toujours lui demander ce qui paraît dans son intérêt le mieux entendu.

C’est par ses sectes intérieurs, par les plus tranquilles et les plus inoffensifs de ses raskolniks, qu’elle a si longtemps refusé de reconnaître, que la Russie doit inaugurer l’émancipation religieuse. Des deux causes qui limitent chez elle la liberté de conscience, de l’autocratie et de la nationalité, l’une au moins n’a rien à perdre et beaucoup à gagner à l’affranchissement des sectes nationales. C’est en retirant aux clergés une de leurs prérogatives que l’état assurerait le mieux leur liberté réciproque, c’est par la sécularisation des registres de l’état civil et l’introduction du mariage civil. Cette double invention de la révolution française, ailleurs tant attaquée par les conservateurs catholiques et protestans, serait en Russie pour eux comme pour tous l’une des meilleures garanties. Là, comme partout, cette réforme rencontre des obstacles dans les préventions religieuses de ceux même qui seraient le plus intéressés à la voir adoptée. Le gouvernement va en faire l’essai pour les raskolniks, qui n’ont point de ministres reconnus. La sécularisation de l’état civil sera bientôt appliquée aux confessions étrangères, comme elle l’est déjà aux cultes non chrétiens. L’état des mœurs et de l’instruction, la piété et les préjugés du peuple, ne permettront pas de longtemps d’introduire la même mesure dans le culte où elle serait le plus efficace, dans l’orthodoxie officielle. Tout ce qu’on peut demander, c’est qu’aucune église ne soit plus admise à exercer des répétitions d’âmes à l’aide de l’inscription sur ses registres. D’autres réformes devront accompagner, ou précéder celle de l’état civil : c’est d’abord l’abrogation de toute loi qui des pratiques religieuses semble faire une obligation légale ; c’est l’abolition des listes de confession et de communion, et surtout des tableaux officiels des conversions orthodoxes. La législation religieuse est peut-être le domaine par où l’esprit moderne a le moins pénétré en Russie, c’est toujours celui où il a été apporté le moins de changement. Le but du gouvernement et des patriotes doit être de mettre l’église nationale en état de supporter la double concurrence des sectes intérieures et des cultes étrangers. L’intérêt de l’orthodoxie et celui des confessions dissidentes sont moins en opposition qu’ils ne le semblent : l’indépendance de l’une ne peut croître qu’avec l’émancipation des autres. Pour les droits de la conscience, les différens cultes sont malgré eux plus ou moins solidaires, comme les libertés religieuses le sont des libertés politiques. Là est le point qu’il ne faut pas perdre de vue. Les relations de l’église et de l’état ne peuvent se soustraire séparément à la loi qui régit la constitution russe ; appuyées sur l’autocratie et la nationalité, elles ne se doivent modifier qu’avec l’ordre de choses d’où elles proviennent. C’est du progrès de l’esprit public que les cultes dissidens, comme l’église nationale, doivent attendre le développement de leurs garanties. En Russie comme partout, il est chimérique de rêver une liberté religieuse isolée des libertés civiles, et dans un pays où l’esprit national est en étroite liaison avec un culte et en défiance avec d’autres, la première suit plutôt qu’elle ne précède.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue’’ des 15 août, 15 septembre, 15 octobre 1873, 15 janvier et 1er mars 1874.
  2. Nicolas Polévoï, Istoria Petra Vélikago ; Tondini, The Roman Pope and the Eastern Popes.
  3. Rouskoê tchernoé i béloé Doukhovenstvo, t. II, ch. I. Cet ouvrage anonyme, publié il y a quelques années à Leipzig, donne sur l’église de curieux détails, mais il manque trop d’impartialité envers le haut clergé pour qu’on s’y puisse entièrement fier.
  4. L’indicateur de la Librairie (Oukazatel po délam petchati), feuille officielle paraissant à Pétersbourg deux fois par mois, donne la liste des livres admis ou repoussés par l’une ou l’autre censure, et spécialement par la censure étrangère. On peut ainsi se rendre compte de l’étendue de la sphère de chacune en même temps que de leur sévérité. Dans quelques numéros pris au hasard, nous remarquons l’admission d’ouvrages de Darwin et de Karl Marx, la prohibition de livres du docteur Strauss et d’Athanase Coquerel.
  5. Samarine, Introduction aux œuvres de Khamiakof.
  6. Voyez la Revue du 15 janvier 1874.
  7. On peut consulter à ce sujet les ouvrages de M. Tolsky et de M.. Samarine sur le catholicisme et les jésuites en Russie.
  8. Esposizione documentala sulle costanti cure del S. P. Pio IX a riparo dei mali che soffre la Chiesa cattolica nei dominii di Russia e di Polonia, Roma 1866.
  9. Le mot népogréchimost, le plus souvent employé pour désigner l’infaillibilité, a plutôt par l’étymologie le sens d’impeccabilité.