La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 123-157).
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L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

V.
L’ÉGLISE RUSSE.

I.
L’ORTHODOXIE ORIENTALE ET LE CULTE GREC EN RUSSIE.

Pour assurer notre marche à travers ce monde russe, qui demeure encore pour l’Europe une sorte de terra incognita, nous en avons successivement exploré le sol, les races et l’histoire[1] ; il nous reste à en décrire la religion, l’église. Par là nous achèverons l’étude des grandes influences physiques et morales sous l’empire desquelles vit la Russie, en même temps que nous entrerons dans la constitution même de la société russe. La religion a partout, encore les premiers droits à l’observation du politique. C’est comme un moule traditionnel où les générations se viennent successivement modeler et dont l’empreinte sur les peuples persiste à travers les siècles. Chez aucune nation de l’Europe, la religion n’a tenu une plus grande place qu’en Russie : la rudesse du sol et du climat avait préparé son empire, les vicissitudes de l’histoire l’ont confirmé, l’état de culture le maintient. Lorsque, au-dessus d’un pauvre village des plaines russes, nous apercevions l’église, qui de ses coupoles vertes ou bleues dominait les cabanes de bois du paysan, il nous semblait voir un emblème de cette royauté de la religion sur les masses, populaires. Ici se rencontre un des contrastes que l’on retrouve partout en Russie; ici surtout se fait sentir cette réforme de Pierre le Grand qui a coupé la nation en deux. Nulle part en Europe la religion n’a une telle influence, nulle part elle n’en a si peu. Des classes presque entières semblent en dehors d’elle, et sur le gros de la nation elle exerce un pouvoir qui paraît presque absolu. Cette opposition explique comment en Russie l’importance du culte est jugée d’une manière si diverse. Pour le peuple, il ne saurait y avoir de doute, la religion y donne une incontestable preuve de vie, la fécondité; elle y enfante encore des sectes dont le nombre même est difficile à fixer. Tandis que depuis Pierre le Grand les classes dirigeantes sont, comme les nôtres, entrées dans la crise de scepticisme dont l’issue est un des plus redoutables problèmes du monde moderne, le peuple semble n’avoir pas encore franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions prennent spontanément une forme religieuse. Chez les classes qui lui demeurent soumises, la foi n’a pas le même caractère que dans les campagnes les plus chrétiennes de l’Occident. S’il est toujours religieux, le paysan russe n’est pas toujours chrétien, ou ne l’est pas uniquement. En dehors même de ces tribus d’origine finnoise ou tatare qui n’ont de chrétien que leur inscription sur les registres de l’église, le christianisme, dans une grande partie de la Russie, ne paraît pas avoir pénétré aussi profondément qu’en Europe et aussi complètement triomphé de ses prédécesseurs. Ce ne sont pas seulement les rites du paganisme que le paysan a souvent conservés, ce sont ses croyances, c’est, sous une enveloppe chrétienne, l’esprit même du polythéisme. Peu de peuples ont plus aisément que les Russes accepté l’Évangile; mais par la faute du climat, de la race ou plutôt du manque de préparation historique, cette conversion, au moins parmi les colons d’où sont sortis les Grands-Russes, semble avoir été plus superficielle que nulle part en Occident. Il en résulte qu’on trouve superposées et parfois juxtaposées dans les mêmes classes, presque dans le même individu, trois conceptions ou trois états religieux correspondant chez la plupart des autres peuples à trois phases consécutives de la civilisation, — le paganisme, le christianisme, le scepticisme. Entre le paganisme grossier des uns et le scepticisme raffiné des autres, il semble qu’il reste en Russie peu de place pour la foi chrétienne, et qu’elle n’y garde qu’un rôle extérieur. Il est loin d’en être ainsi. Si le christianisme n’a pu toujours atteindre le fond obscur de la conscience populaire, s’il n’en a pas encore pu déloger entièrement l’esprit de superstition païenne, il n’y a pas pourtant inutilement travaillé pendant des siècles. Il est encore en Occident- des campagnes où se rencontrent de ces vestiges inconsciens du vieux polythéisme naturaliste ; cela ne suffit point à mettre un peuple en dehors du christianisme. Les destinées mêmes de l’Évangile en Russie offrent à ce point de vue une singulière leçon. Le sentiment encore en partie païen de la population influe sur la conception religieuse de l’individu : il n’a point eu de prise sur la religion nationale elle-même. La foi importée dans ces sauvages contrées du nord s’y est conservée sans corruption, sans altération, aussi pure qu’aux bords du Bosphore. Le paganisme intellectuel de certaines classes ne s’est fait jour que dans quelques sectes latérales, dont il explique en partie l’existence et la bizarrerie.

Le christianisme en Russie n’est point seulement une religion, c’est une église, une institution nationale, la première, la plus ancienne et l’on peut dire la plus populaire de toutes. Le scepticisme est commun en Russie, l’esprit de négation est parfois plus radical, plus bruyant que partout ailleurs, l’église y est rarement attaquée. L’indifférence n’est point, comme en Occident, seule à retenir dans le sein de la religion les hommes qui dépassent les limites du dogme. En perdant la foi de ses enfans, l’église russe garde généralement leurs sympathies, ils reportent sur elle quelque chose de l’attachement qu’ils ont pour leur patrie. Les deux choses paraissent à tous si bien liées ensemble que le Russe qui renonce au culte national excite la colère publique moins comme un apostat que comme un transfuge. Tous les partis s’entendent avec le pouvoir et le peuple dans cette affection pour l’église, et la plupart lui font une place dans leurs plans. L’intérêt politique se joint ainsi à l’intérêt religieux pour attirer l’attention sur un culte regardé comme le ciment du plus vaste empire du globe. Notre ignorance de la confession chrétienne dont elle est le principal membre nous rend l’étude de l’église russe plus difficile en même temps que plus nécessaire. Cette forme du christianisme lui étant toujours restée étrangère, l’Occident n’en a qu’une idée confuse. Catholiques et protestans, croyans et libres penseurs, se sont habitués à la regarder avec un dédain qui leur en a rarement permis l’examen. On a fait beaucoup de théories sur la supériorité relative des peuples protestans et des catholiques, on n’a guère mis en doute l’infériorité des peuples du rite orthodoxe oriental, et on en a toujours rendu la religion plus ou moins responsable. Nous voudrions essayer de faire connaître dans son esprit et dans ses formes cette église tant méprisée, à laquelle les siècles ont lié l’avenir de la Russie. Nous ne voulons ni l’attaquer ni la défendre; nous voulons seulement la dépeindre. Notre tâche est d’en rechercher les principes et la constitution, d’en peser la valeur morale et politique, pour en apprécier l’influence sur le grand empire dont les destinées sont attachées aux siennes.

I.

Comme l’église anglicane, l’église russe est une église nationale; comme notre ancienne église gallicane, c’est en même temps une branche d’une grande communion chrétienne élevée au-dessus des divisions de peuples et d’états. Cette communion se donne à elle-même le nom de ''sainte église catholique, apostolique, orthodoxe; nous la désignerons sous cette dernière dénomination, qu’emploient de préférence ses fidèles, réservant le terme de catholique pour sa grande rivale d’Occident. A l’époque de sa rupture avec Rome, l’église orthodoxe orientale ne comptait peut-être point 20 millions d’adhérens; aujourd’hui elle en a environ 80, dont près de 60 sont sujets de la Russie[2] ; sur le reste, la moitié sont des Slaves de Turquie ou d’Autriche. Dans cette église, originairement tout hellénique et que nous appelons encore du nom de grecque, le nombre a passé aux Slaves, et la civilisation comme la puissance donne le premier rôle à la Russie. Il n’y a pas besoin de rappeler quel parti la politique russe a longtemps tiré en Orient de cette double parenté de race et de religion. On a souvent vu dans le catholicisme la forme latine du christianisme, dans le protestantisme la forme germanique ; les Russes aiment à regarder l’orthodoxie comme la forme slavonne. Il y a au moins cette différence qu’au lieu de se la façonner à eux-mêmes, les Slaves, selon leurs habitudes d’emprunt et d’imitation, ont reçu d’autrui leur foi toute faite, et par suite se sont presque également partagés entre les deux églises rivales ou ont flotté indécis de l’une à l’autre. L’élément slave prédomine dans l’église orthodoxe; il ne l’enferme point dans les limites d’une seule famille humaine. Comme le catholicisme et le protestantisme, l’orthodoxie compte parmi ses fidèles des nations de toute race, en Europe les Hellènes et les Roumains, et au milieu même des Russes de nombreuses tribus finnoises, — à l’entrée de l’Asie les Géorgiens, et au cœur de la Sibérie des peuples d’origine mongole comme les Jakoutes, et plus loin les Aléoutes, qui relient le Nouveau-Monde à l’ancien. Elle a des prosélytes jusque dans l’Amérique du Nord, et, en abandonnant l’Aliaska aux États-Unis, les Russes y ont laissé un évêque orthodoxe. Grâce à la Russie, elle a des missions en Chine et au Japon ; de la Mer-Noire au Pacifique, elle prend l’Asie à revers, et, si le christianisme s’empare jamais de ces vieilles contrées, il est probable que la propagande religieuse et politique des Russes fera à l’orthodoxie une large part dans ces conquêtes.

Ses fidèles ne sauraient le nier, cette grande église n’a pas dans l’histoire de la civilisation tenu une place comparable à celle du catholicisme latin. A cet égard, il y a eu une fâcheuse coïncidence entre l’église orthodoxe et la race slave. Notre culture européenne se fût aisément passée de l’une comme de l’autre, tandis qu’on ne saurait, sans la mutiler, lui retrancher la part des protestans ou des catholiques, des peuples germains ou des latins. Cette frappante infériorité, dont la Russie a doublement souffert, est-elle réellement le fait du culte ou de la race? En Occident, catholiques et protestans ont souvent cherché dans l’orthodoxie byzantine la principale raison du retard des peuples de l’est sur ceux de l’ouest de l’Europe. On a vu dans cette église un principe d’arrêt et d’engourdissement ; on a fait de cette forme orientale du christianisme une sorte d’islamisme stationnaire frappant d’immobilité les peuples qu’il retenait en ses liens. Dans cette question, on semble avoir pris l’effet pour la cause ; on a oublié que les religions n’agissaient point sur un milieu inerte, et que, si les peuples sont souvent formés par leurs cultes, les cultes sont encore plus souvent ce que les peuples les font. Est-ce la foi de Byzance qui, comme on l’a dit, a momifié l’Orient, ou le génie oriental qui a pétrifié l’orthodoxie grecque? Est-ce bien l’église qui a entravé la civilisation du Russe, du Bulgare et du Serbe? Ne serait-ce pas l’infériorité ou l’infortune de ces peuples qui a fait celle de l’église? A nos yeux, ce sont des influences extérieures indépendantes de la religion comme de la race qui ont le plus contribué à retenir les nations orthodoxes dans une culture plus primitive et plus lente. La longue stérilité de l’église tient de la stérilité des peuples, et l’une comme l’autre vient des lacunes de leur éducation séculaire. La faute vulgairement attribuée à l’église orientale doit, pour la plus grande partie, être rejetée sur les destinées politiques de ses enfans, sur une histoire tourmentée, incomplète et comme tronquée, et à son tour la faute de l’histoire retombe sur la géographie, sur la position de toutes ces nations orthodoxes aux avant-postes de la chrétienté, dans les régions de l’Europe les moins européennes et les plus exposées aux incursions de l’Asie. A Byzance comme aujourd’hui en Russie, le principe des maux dont souffrit l’église fut plutôt politique que religieux. Au lieu de créer le despotisme stationnaire du bas-empire, l’orthodoxie en fut la première victime. Le schisme des deux églises accrut le mal en séparant l’Orient de l’Occident, où l’élément classique et l’élément barbare s’étaient mieux fondus. L’isolement géographique fut aggravé de l’isolement religieux. Abandonnés de l’Occident, parfois même assaillis par lui, les peuples du rite grec succombèrent tous comme les Russes sous les barbares de l’Asie, et, comme leur vie nationale, leur développement religieux fut interrompu pour des siècles.

Pour le politique, ce n’est point en elle-même qu’est la cause première de l’infériorité historique de l’église gréco-russe vis-à-vis de l’église latine. Ce n’en est pas moins aux usages et à l’esprit de l’orthodoxie orientale qu’il faut demander les raisons secondaires de la diversité de son rôle dans la civilisation. Peu de questions sont aussi importantes, et peu ont été aussi rarement abordées. L’examen des différences des deux églises peut seul permettre de juger de la différence de leur action sur les sociétés. Séparées à l’origine par de simples questions de prééminence et de discipline, elles le sont aujourd’hui par le dogme : de schismatiques, elles sont l’une pour l’autre devenues hérétiques. Rome proclame la double procession du Saint-Esprit et la purification des âmes dans le feu du purgatoire. L’Orient, sans avoir solennellement condamné ces deux croyances, se refuse à les admettre. À ces différences dogmatiques, le Vatican en a dans ces dernières années ajouté deux autres, également repoussées par les théologiens russes et grecs, l’immaculée conception et l’infaillibilité du pape. De ces divergences dans la foi, une seule, la dernière, a une réelle importance religieuse et politique. Le fait même de la proclamation de certains dogmes par les latins alors que les grecs repoussent toute définition dogmatique nouvelle a une sérieuse gravité. Cette opposition révèle une conception toute différente du rôle de l’église et de la marche du christianisme. Pour les catholiques, la période des définitions doctrinales reste toujours ouverte; pour les orthodoxes, elle a été close par les grands conciles antérieurs à la rupture de Rome et de Constantinople. Certains théologiens romains ont réduit la proclamation successive des dogmes en théorie; ils l’ont représentée comme une sorte de manifestation graduelle de la vérité se dévoilant de plus en plus clairement aux fidèles. Cette application des idées modernes de développement et de progrès à la théologie est repoussée par l’église gréco-russe. Elle se refuse à rien laisser ajouter à son symbole comme à y rien retrancher. A cet égard, l’orthodoxie est presque aussi éloignée des catholiques que des protestans. L’Orient, qui jadis a élucidé et formulé pour l’Occident les dogmes fondamentaux du christianisme, condamne toute adjonction comme toute dérogation à l’œuvre des vieux conciles. A ses yeux, l’édifice est achevé depuis des siècles, et rien n’en doit altérer l’ordonnance.

Pour l’intelligence individuelle comme pour les sociétés, cette divergence a des conséquences capitales. Dans l’orthodoxie gréco-russe, ni la conscience des fidèles ni la législation de l’état n’ont à se préoccuper de la possibilité de décisions dogmatiques nouvelles. Les limites de la foi étant à jamais fixées, il n’y a de son côté ni motif ni prétexte à des inquiétudes privées ou publiques. Soumis aux décisions de l’église dans le passé, le fidèle n’a point à craindre de se heurter contre elles dans l’avenir; il peut sans scrupule se mouvoir à son gré dans l’enceinte du dogme. Tandis que Rome, en transformant en croyances obligatoires des opinions libres, se réserve le droit d’enfermer ses enfans dans un cercle dogmatique de plus en plus circonscrit, l’Orient, cantonné dans ses frontières théologiques, ne resserre ni n’élargit les bases de la foi et de la pensée humaine. Chez lui, le champ occupé par le dogme étant plus étroit et ne pouvant être agrandi, l’espace abandonné à la discussion est plus vaste et moins exposé aux empiétemens. C’est une des différences entre les deux églises dont on ne s’est pas assez rendu compte; dans la foi orthodoxe, il y a moins de points déterminés, moins de précision dans l’enseignement, moins de rigueur dans les définitions, partant plus de liberté d’opinion, plus de place à la variété des points de vue et des écoles. Le plus illustre des adversaires catholiques de l’église orientale, J. de Maistre, a lui-même tiré parti de cet avantage, lorsque, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, il mettait sur les lèvres du sénateur russe les plus hardies de ses hypothèses religieuses. L’orthodoxie grecque n’ayant pas plus d’autorité centrale pour condamner les erreurs que pour proclamer les vérités, il y a double raison pour que l’horizon ouvert à la pensée ou à l’interprétation individuelle y reste plus étendu.

Si la liberté de l’esprit est un élément de progrès, ce n’est pas à ce point de vue que la foi grecque le cède à la foi latine. Dans l’avenir, les Orientaux peuvent se flatter de tirer profit de cette latitude théologique; dans le passé, il est difficile de n’y point voir une cause ou mieux un signe d’infériorité. Cette immobilité dogmatique, devenue comme un garant de liberté, est sortie d’une espèce de somnolence. Elle a été un des effets de l’engourdissement spirituel où la compression des causes extérieures, où les obligations d’une existence toute précaire et militante ont pendant des siècles réduit l’Orient. Un des esprits les plus originaux de la Russie, apologiste brillant et parfois paradoxal de l’orthodoxie orientale, Khomiakof, s’est plu à montrer dans le catholicisme romain et dans le protestantisme un principe commun, développé seulement en sens opposé. Ce que le slavophile russe reprochait à la fois à Rome et à la réforme sous le nom de rationalisme latin, c’est le goût des déductions logiques, des définitions, des abstractions, goût qui, répandu dans toutes les sphères de l’activité humaine, a été un des principes de la philosophie et de la science modernes aussi bien que de la scolastique et de la réformation. Quand ses malheurs firent perdre ce penchant à l’église byzantine, le monde orthodoxe perdit un des principaux fermens de progrès en des temps où toute la pensée humaine se concentrait sur la religion. Pour le passé, il en est résulté une grande lacune dans la vie des peuples du rite grec : pour le présent, où devant l’activité intellectuelle s’ouvrent des champs plus sûrs que la théologie, les disciples de l’église gréco-russe peuvent trouver plus d’avantage que d’inconvénient à ce que chez eux ces obscures régions aient été moins explorées ou moins déterminées.

Entre les latins et les grecs, il y a une différence considérable dans la manière de concevoir le développement du dogme chrétien; il y en a une plus profonde encore dans l’organisation du pouvoir ecclésiastique. Avec une hiérarchie analogue de prêtres et d’évêques, le mode de gouvernement des deux églises est en complète opposition. Dans l’orthodoxie gréco-russe, il n’y a point de concentration de la puissance de l’église, point d’autorité vivante devant laquelle tout doive s’incliner. Selon les catéchismes russes, l’église n’a d’autre chef que Jésus-Christ et ne connaît pas de vicaire qui tienne sa place. Au milieu des disputes soulevées dans le monde catholique par la proclamation de l’infaillibilité papale, les Orientaux, les Russes en particulier, se montrent fiers de n’être point soumis à la monarchie spirituelle de Rome. Ils se plaisent à mettre en relief ce contraste des deux églises, à en exposer toutes les conséquences. « Vous appelez, disent-ils, la Russie la patrie de l’autocratie, et vous en admettez en France une plus absolue, l’autocratie religieuse des papes. Votre principe de la division des pouvoirs, si nous ne l’avons pas dans l’état, nous l’avons dans l’église. Dans cette orthodoxie si méprisée de vous, la puissance législative réservée aux conciles et la puissance exécutive et administrative déférée aux évêques ou aux synodes nationaux ne sont jamais unies, au lieu de l’être indissolublement sur une seule tête comme à Rome. Dépourvue de chef visible, la religion ne peut intervenir de la même manière vis-à-vis des consciences individuelles ou vis-à-vis des peuples. Toute la puissance qu’elle a reçue du ciel ne se concentre pas en une seule voix pour commander aux hommes. L’autorité collective de l’église, qui chez nous tient la place de l’infaillibilité personnelle du pape, n’a pas pour s’exprimer d’organe permanent. Aucun de nos pontifes n’a le droit de nous parler au nom de l’église entière, c’est le privilège des conciles œcuméniques, et de telles assemblées sont toujours malaisées, souvent impossibles à réunir. Chez nous, l’inquisition eût été plus difficile à établir, plus difficile à maintenir. Ce n’est point que notre clergé n’ait souvent eu recours au bras séculier, ce n’est point qu’il ne se mêle aussi d’approuver ou de prohiber les opinions ou les livres, c’est que tout cela se fait avec moins de logique et avec un poids moins accablant d’autorité. Notre synode a bien sa censure spirituelle, à laquelle sont soumis les ouvrages traitant de sujets religieux. Il en résulte qu’en ces matières la liberté de la presse n’a point en Russie la même latitude que dans la plupart des pays catholiques. La faute n’en est pas à l’orthodoxie : c’est le fait de l’état, qui croit devoir encore donner aux décisions des autorités ecclésiastiques une sanction que chez vous leur a généralement retirée le pouvoir civil. Alors même que nous sommes condamnés ou réduits au silence, nos opinions, nos consciences, restent dans le for intérieur plus libres que les vôtres. Les décisions du saint-synode de Pétersbourg ou du patriarcat de Constantinople ne peuvent avoir qu’une valeur locale; ni les unes ni les autres ne se prétendent infaillibles. Nous n’avons pas de juge dont l’autorité vis-à-vis des consciences se puisse comparer à celle du pape ou des congrégations instituées par lui; nous n’avons pas de ces censures sans appel auxquelles un Fénelon se soumet, auxquelles un Lamennais ne résiste qu’en sortant de l’église. En Russie même, notre doukhovnaia tsenssoura n’est guère qu’une affaire de police ecclésiastique. »

L’absence d’un chef unique environné du prestige de l’infaillibilité a des conséquences peut-être plus importantes encore pour la constitution extérieure de l’église, pour sa situation vis-à-vis des peuples et des gouvernemens. Privée de chef suprême, l’orthodoxie orientale n’est point obligée de lui chercher une souveraineté indépendante et de revêtir un monarque spirituel de la puissance temporelle. Dénuée de centre local comme de tête visible, elle n’a point besoin de capitale internationale, de ville sainte ou d’état ecclésiastique placé pour la sauvegarde de la religion en dehors du droit commun des peuples et au-dessus de toutes les péripéties de l’histoire. Elle échappe à une des grandes difficultés de l’église latine, contrainte par son principe de réclamer une royauté terrestre dont les idées libérales ou nationales semblent rendre la durée impossible. Elle échappe du même coup à toute tentation de suzeraineté théocratique; sans unité monarchique dans l’église, il ne saurait être question d’un représentant de la Divinité élevé au-dessus des peuples et des couronnes. Par là, l’Orient se croit à l’abri de ces luttes entre les deux pouvoirs qui pendant si longtemps ont désolé l’Occident, et de nos jours même troublent encore une partie du monde catholique. Comme en politique il n’y a guère d’avantage qui n’ait un revers, chez les orthodoxes, ainsi que chez les réformés, ce fut rarement l’église qui s’assujettit l’état, ce fut plus souvent l’état qui empiéta sur l’église. Sans souverain spirituel, sans capitale internationale, l’orthodoxie gréco-russe, au lieu de s’avancer comme Rome dans la voie de la centralisation et de l’uniformité, devait tendre à la décentralisation, à la variété. Aucune église locale n’avait le droit d’imposer aux autres ses usages, sa liturgie, sa langue. En réunissant les peuples dans la même foi, le christianisme oriental ne pouvait les soumettre à la même juridiction. Au lieu de subordonner les nations à une domination étrangère, l’église devait tendre à se constituer par peuple ou par état, en églises nationales et indépendantes, en églises autocêphales, comme disent les canonistes grecs. C’est là le fait qui domine toute l’histoire ecclésiastique de l’Orient, toute celle de la Russie en particulier, et qui seul explique les querelles intestines et les révolutions de l’église byzantine. L’autonomie religieuse des diverses nations réunies dans son sein est la forme naturelle et rationnelle, la forme logique et définitive de l’orthodoxie gréco-russe. Elle tend invinciblement à se modeler sur les contours des peuples, à calquer l’organisation ecclésiastique sur les divisions politiques, et les limites des différentes églises sur celles des états ou des nations. Il n’y a incertitude ou malaise, il n’y a place aux prétentions et aux rivalités locales que là où ces deux termes, état et nationalité, ne concordent point ensemble, car alors l’église ne sait lequel des deux lui doit servir de cadre.

C’est cette tendance progressive de chacun de ses membres à l’autonomie ecclésiastique qui a été le principe de l’évolution historique de cette église immobile en son dogme et en sa discipline. De là le mouvement en sens opposé qui au catholicisme grec et au catholicisme latin, à Constantinople et à Rome, a fait des destinées si diverses. En Occident, c’est une force d’attraction qui fait tout converger vers un centre commun, effaçant de plus en plus toute différence locale et nationale; en Orient, c’est une force centrifuge qui multiplie les centres de vie, et donne à chaque peuple une église indépendante. Pendant que Rome marchait à la monarchie unitaire, sa rivale byzantine se subdivisait, se morcelait par nations. Les peuples comme les Russes, conquis au christianisme par les Grecs, ne furent point pour Constantinople des provinces éternellement destinées à la sujétion ou au vasselage; ce ne furent que des colonies religieuses, gardant chacune leur langue et leurs usages, et reliées à la métropole par un lien de plus en plus lâche pour s’émanciper un jour complètement de sa juridiction. Dans l’orthodoxie grecque, il n’y a point de siège perpétuellement désigné comme centre de l’unité. Selon ses théologiens, c’est comme première et seconde capitale de l’empire romain que Rome et Constantinople eurent la primauté, l’une en Orient, l’autre en Occident et dans l’empire entier. A leurs yeux, il n’y a point là de titre définitif, imprescriptible, autorisant à perpétuité la suzeraineté d’un siège pontifical sur les autres. Ne pouvant asseoir sa suprématie sur l’héritage du chef des apôtres, l’église byzantine doit tôt ou tard, de force ou de bonne grâce, sanctionner l’émancipation de ses filles spirituelles. L’église russe a été la première à établir son indépendance; son exemple a été suivi de tous les états orthodoxes, Grèce, Serbie, Roumanie. Pour ces derniers comme pour l’ancienne Moscovie, la dépendance où la Porte-Ottomane tient le patriarcat n’a été que le prétexte du rejet de la suzeraineté ecclésiastique de Constantinople. En se morcelant avec les divisions politiques, l’église orientale ne fait qu’obéir à son principe, comme Rome obéit au sien en tout centralisant. La juridiction du patriarche de Constantinople est liée à l’autorité des sultans, qui ont pris la place des empereurs grecs; tout démembrement de l’empire turc amène un démembrement de l’église byzantine, et chaque affranchissement d’un peuple chrétien rétrécit le domaine spirituel du premier pontife de l’Orient. Dans l’orthodoxie gréco-russe, le clergé d’un état indépendant ne saurait reconnaître de chef étranger. Avec leur titre fastueux et irrationnel de patriarche œcuménique, les évêques de Constantinople n’auront bientôt plus dans la communion orientale qu’une primauté nominale, une présidence honoraire.

Cette tendance des églises à se délimiter sur les états ou les peuples soulève des questions délicates, souvent mal comprises de l’Occident. L’état donnant ses frontières à l’église, aux scissions nationales correspond une scission ecclésiastique, aux annexions politiques une annexion religieuse. La Russie en offre un double exemple dans la Géorgie et la Bessarabie. En entrant sous la domination russe, ces deux contrées ont passé sous la juridiction de l’église russe. Ge qui donne à cette incorporation ecclésiastique un intérêt spécial, c’est que les Roumains de Bessarabie, comme les Géorgiens du Caucase, étaient en possession sinon d’une liturgie, au moins d’une langue liturgique nationale. En les soumettant au saint-synode qui dirige son propre clergé, la Russie, en dépit de son penchant à l’unification, n’a point imposé à ces peuples d’origine étrangère l’usage de la langue slavonne, la seule employée dans les églises russes. Les Roumains de Bessarabie n’ont point d’évêque particulier; soumis à l’évêque russe de la province, ils ont seulement des paroisses où ils célèbrent l’office en roumain. La petite église géorgienne, de cinq ou six siècles l’aînée de la grande église russe dans la foi chrétienne, en possession de traditions et de saints particuliers, doit au respect des Russes pour son antiquité une position un peu plus favorable. Elle forme dans la hiérarchie de l’empire une petite province ecclésiastique ayant à sa tête un prélat décoré du titre d’exarque, qui d’ordinaire est membre du saint-synode. L’exarque actuel est Russe, et dans sa cathédrale de Tiflis l’office est, comme en Russie, célébré en slavon ; dans les couvens et la grande majorité des paroisses du pays règne encore le géorgien.

Les annexions de l’église russe trouvent leur contre-partie dans le démembrement progressif de l’église de Constantinople. Le schisme bulgare, qui, dans ces dernières années, a tant embarrassé la diplomatie russe, est un exemple actuel de ces tendances séparatistes. Jusqu’ici, les peuples chrétiens de Turquie avaient attendu leur émancipation politique pour signifier au patriarche de Constantinople leur indépendance religieuse; les Bulgares suivent une route inverse. En attendant de pouvoir former une nation, ils réclament de la Porte et du patriarcat la constitution d’une église bulgare autonome. Le patriarche ne pouvait accueillir favorablement la prétention de rétrécir encore le territoire directement soumis à sa juridiction. Des deux côtés, il s’agissait au fond d’une question nationale; aussi est-ce la limitation de la nouvelle circonscription ecclésiastique qui met le plus de difficultés à l’entente. Fixer les bornes réciproques de la jeune église bulgare et de la vieille église grecque, c’est déterminer les frontières des deux nationalités et délimiter d’avance le champ des prétentions des Slaves et des Hellènes sur l’héritage des Ottomans. Les questions de revenus compliquent encore les rivalités nationales. L’église orientale n’ayant point de pouvoir central pour juger de tels procès, on n’en soit que par des compromis. En attendant, comme aujourd’hui dans l’affaire bulgare, le patriarcat condamne et excommunie les communautés en révolte. Il en avait été de même lors de la proclamation de l’autonomie ecclésiastique du royaume de Grèce ou de la Roumanie. Tant que les limites réciproques des états et des nationalités de l’Orient ne sont point définitivement fixées, l’église orthodoxe reste par son principe même exposée à de semblables schismes; mais ces schismes n’ont de religieux que l’extérieur. Ce ne sont en réalité que des scissions politiques, par leur nature même essentiellement locales et temporaires.

Ces ruptures passagères n’empêchent pas la Russie, les petits états chrétiens de l’Orient et les anciens patriarcats de prétendre ne former qu’une église. Ils en ont le droit, leurs querelles intestines ne sont que des guerres civiles bientôt pacifiées. Les peuples orthodoxes appartiennent à la même église, à la même confession, mais le lien qui les unit n’est pas aussi étroit que celui qui enchaîne les contrées catholiques. L’église russe et ses sœurs ont l’unité de dogme et de croyances sans l’unité de gouvernement. Grande ou petite, chacune garde son administration, ses rites, sa langue liturgique. Le lien spirituel de la foi est le seul qu’elles connaissent; pour elles, une communion internationale n’exige point de juridiction internationale. L’unité dans l’obéissance de l’église romaine fait place, chez l’église orthodoxe, à l’union dans l’indépendance réciproque. D’un côté, c’est une monarchie unitaire et absolue, de l’autre une confédération où aucun pouvoir central permanent ne gêne l’autonomie de chaque état particulier. Pour amener toute l’église orientale sous une autorité unique, il faudrait l’unification politique de l’Orient; il faudrait, comme on l’a parfois rêvé, l’annexion de tous les peuples orthodoxes à la Russie. Pour demeurer unies de foi et de communion, les différentes églises de l’orthodoxie n’ont point besoin d’un centre commun. L’immutabilité du dogme en assure l’unité; la foi traditionnelle ne recevant ni accroissement, ni diminution, les églises qui la professent ont pu jusqu’ici se passer de toute autorité internationale, pontife ou synode, congrès permanent ou périodique. Le lien de la communion ne saurait guère être rompu, comme entre les Grecs et les Bulgares, que par des querelles de juridiction qui le laissent bientôt renouer. Cette division de l’église par peuples a, selon ceux qui en jouissent, l’avantage de concilier deux choses ailleurs séparées, l’unité religieuse et l’indépendance ecclésiastique, la catholicité et la nationalité. En Russie, quelques patriotes sont assez épris de cette constitution du christianisme gréco-slave pour y voir le germe de la rénovation religieuse de l’Europe, comme dans la commune à demi socialiste de la Grande-Russie ils prétendent voir le moyen de notre rénovation économique. Aux yeux de l’histoire, la nationalisation des églises orientales a fait leur faiblesse en même temps que leur force.


II.

La constitution nationale des églises de rite grec a pour première conséquence l’influence du pouvoir civil dans leur sein : indépendante de toute autorité étrangère, chacune d’elles l’est moins de l’état. C’est là un phénomène général dans tous les pays orthodoxes, dans la démocratie grecque comme dans l’autocratie russe. A cet égard, la situation de la Russie n’est nullement différente de celle des pays de même foi; seulement, le gouvernement y étant plus fort, le lien qui lui rattache l’église est plus étroit. La religion, ne pouvant s’isoler du milieu politique, s’est, comme toutes choses en Russie, ressentie de l’atmosphère qui l’entourait. L’église russe a été tout ce que peut être une église nationale dans un état autocratique. Il n’a manqué à la Russie aucun des avantages attribués aux églises nationales : concorde des deux pouvoirs, harmonie des deux plus nobles, des deux plus vigoureux penchans du cœur humain, le sentiment religieux et le sentiment patriotique. Dans les grandes crises historiques, l’alliance de l’église a doublé la force de l’état; dans le développement de la civilisation russe, elle a été plutôt une entrave qu’un stimulant. Si les empiétemens du pouvoir spirituel ont été plus aisément contenus, le pouvoir civil a pour son propre bénéfice été plus souvent tenté de faire sortir l’église des limites de la conscience: le prêtre a été plus fréquemment assimilé à un fonctionnaire, le laïque plus exposé à se voir traiter par l’église d’état autant en sujet qu’en fidèle. En transformant les devoirs religieux en obligations légales, la loi a fait de la religion un moyen de gouvernement, parfois un moyen de police. Le rôle de l’église, diminué d’un côté, s’est agrandi de l’autre au profit apparent de l’état, au dommage réel de la nation comme de la religion.

Ce défaut, dont nous aurons à chercher les effets et les remèdes, n’a pas été le seul de cette intimité de l’état et de l’église, qui a contribué à introduire chez les Russes le mal propre à l’Orient, la stagnation, et accru le mal particulier à la Russie, l’isolement. L’union des deux pouvoirs comprimait tout mouvement de l’intelligence nationale, elle arrêtait aux frontières toute invasion des idées du dehors. La liberté spirituelle, que semblait garantir à l’orthodoxie le manque d’une autorité centrale infaillible, fut ainsi longtemps compromise par un des résultats indirects de cette absence d’autorité centrale. La limitation de l’église aux bornes de l’état resserra l’horizon intellectuel de l’un et de l’autre : la religion renforça les préventions nationales en même temps que le patriotisme. Les Vieux-Russes fuyaient le contact de l’Europe comme une contagion; pour beaucoup, un voyage à l’étranger était un péché qui mettait l’âme en péril. On connaît l’histoire de ce seigneur que Pierre le Grand avait envoyé visiter l’Allemagne ou l’Italie, et qui, après avoir séjourné dans une des principales villes, revint sans avoir rien vu. Une fois arrivé, il n’avait jamais mis le pied dehors ni ouvert sa porte à personne : il avait ainsi obéi à la fois au tsar et à sa conscience. Il y a encore en Russie des sectaires capables de ces scrupules. L’orthodoxie laissait la Russie en relation avec le monde oriental; elle ne les unit point par des liens aussi intimes que ceux dont Rome enlaçait les nations catholiques. L’absence d’un centre commun n’obligeait pas les peuples orthodoxes à des rapports aussi fréquens; le défaut d’une langue commune rendait ces rapports moins fructueux en même temps que plus rares. Une des choses qui pendant le moyen âge ont le plus favorisé l’éclosion de la civilisation moderne, c’est la possession d’un idiome clérical et savant d’usage international : l’Orient en manqua. L’église grecque semblait avoir plus de titres qu’aucune autre à imposer à ses colonies spirituelles sa langue, qui était celle du Nouveau-Testament; elle n’en fit rien, elle laissa l’usage de l’idiome de ses aïeux à chaque peuple. L’église russe, depuis saint Vladimir, célèbre l’office divin en slavon. Ce slavon d’église n’est point le père des langues slaves, comme le latin est celui des langues latines. Apparenté surtout au slovène et au bulgare, il n’est qu’une forme vieillie d’un des dialectes parlés dans l’ancienne Slavie avant que l’établissement des Hongrois au cœur de leur pays n’eût coupé les tribus slaves en peuples isolés. Plus ou moins corrompu sous l’influence de l’idiome vulgaire, le slavon ecclésiastique resta jusqu’à Pierre le Grand la langue écrite de la Russie. Pour l’église et la nation, l’emploi de la liturgie slavonne eut avec des avantages durables des inconvéniens qui disparaissent, mais dont les traces sont encore profondes. Il y a bénéfice pour la piété du peuple, qui dans le dialecte sacré trouve une langue assez voisine de la sienne pour lui demeurer transparente, assez différente et assez ancienne pour donner plus de solennité aux hymnes sacrés. Il y a bénéfice pour l’éloquence et la poésie savantes, qui, après s’être débarrassées des formes slavonnes, y peuvent encore puiser des tournures ou des expressions auxquelles l’âge et la religion prêtent une majesté particulière. Il y a bénéfice enfin pour le sentiment national, pour l’influence politique, qui dans la langue liturgique trouve un trait d’union entre tous les peuples slaves orthodoxes, tandis que l’extrême diffusion du latin a cessé d’en faire un lien de parenté entre les nations latines. A regarder le développement de la civilisation russe, le profit a dans le passé été égalé par le dommage. C’est toujours le même défaut : la liturgie slave a augmenté le mal historique de la Russie, l’isolement. Ce n’est point seulement dans l’espace, en la séparant à la fois de l’Occident et de l’Orient, c’est dans le temps aussi, en la laissant étrangère aux langues des civilisations classiques, que le slavon ecclésiastique a contribué à l’isolement et à la stagnation de la Russie. Privé de littérature et d’histoire, le slave ne pouvait, comme le grec ou le latin, dont il prenait la place dans la liturgie, ouvrir à la Russie l’accès de l’antiquité, et par là lui offrir, dans la langue même de l’église, un instrument d’émancipation. L’emploi du slavon fut une des causes secondaires de l’infériorité des clergés slaves, ainsi éloignés des sources chrétiennes en même temps que des sources classiques. Cette question de l’idiome liturgique, en apparence indifférente, a eu sur le développement de la Russie une influence peut-être supérieure à celle de l’église orientale. De combien de siècles eût été retardé le monde germanique, si l’un de ses dialectes, comme le gothique d’Ulfilas, eût pendant le moyen âge tenu dans ses églises la place du latin, si, avant que Luther la rejetât de ses temples, la langue de Rome n’eût préparé l’Allemagne à la renaissance en même temps qu’à la réforme ! Il a fallu qu’au latin aient, sans toujours le remplacer, presque partout succédé nos idiomes vulgaires pour que la Russie ait été reliée à l’Europe. Aucun peuple n’a autant cultivé le grand instrument de connaissance du monde moderne, les langues vivantes; la double privation du commerce du moyen âge latin et de l’antiquité classique n’en reste pas moins un des traits qui distinguent le plus les Russes des nations protestantes comme des catholiques.

La langue slavonne en usage dans la liturgie peut servir de symbole à la situation de l’église russe au milieu des autres confessions chrétiennes. Comme les catholiques, les Russes se servent d’une langue ancienne restée invariable dans les livres sacrés; comme les protestans, ils emploient un idiome national, un dialecte hérité de leurs ancêtres slaves, et non emprunté à des hommes d’une autre race. Ressemblant à la fois aux uns et aux autres, ils sont sur ce point demeurés également éloignés de Rome et de la réforme. Il en est de l’église gréco-russe elle-même comme de ses langues liturgiques. L’orthodoxie orientale est à une distance presque égale du catholicisme romain et des sectes protestantes qui se disent orthodoxes. Vis-à-vis des deux grands partis qui, depuis le XVIe siècle, divisent le christianisme occidental, l’Orient se trouve à beaucoup d’égards dans une situation intermédiaire et comme moyenne. Par la conception de l’autorité et de l’unité de l’église, par la liberté de l’interprétation, la constitution et la discipline du clergé, par son mode de gouvernement, ses relations avec l’état et les fidèles, par tout le côté moral et politique du christianisme, par l’esprit sinon les pratiques de son culte, l’orthodoxie diffère presque autant de Rome que de ses filles révoltées. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle est, par le fond de sa doctrine, moins voisine de la papauté romaine que des églises épiscopales sorties de la réforme. Le pauvre prince d’Anhalt, père de Catherine II, n’était pas en réalité aussi dupé qu’il en avait l’air alors que, pour la conversion de sa fille à l’église russe, il se laissait persuader que luthéranisme ou culte grec, c’était au fond à peu près la même chose[3]. À cette situation mitoyenne entre Rome et certaines confessions issues de la réforme, l’église orthodoxe a dû les propositions d’union qui à différentes reprises lui ont été faites des deux côtés. L’immobilité séculaire de l’Orient explique aisément cette position intermédiaire vis-à-vis des églises de l’Occident, Rivée à sa vieille constitution et comme pétrifiée dans ses traditions pendant que catholiques et protestans développaient chacun leur principe, les uns marchant à droite vers l’autorité et la centralisation, les autres à gauche vers la liberté et l’individualisme, l’orthodoxie gréco-russe s’est, au sortir de son isolement, réveillée à un intervalle presque égal des deux grands partis dont la rupture a déchiré le monde occidental. Cela ne veut point dire que l’église d’Orient soit un milieu et comme un compromis anticipé entre le catholicisme et le protestantisme ; elle a ses tendances propres, originales, qui la distinguent de l’un et de l’autre, et l’opposent à tous deux à la fois. Il n’en est pas moins vrai qu’à beaucoup d’égards elle est à moitié route entre Rome et la réforme, et ses apologistes l’ont plus d’une fois reconnu. L’église orthodoxe, disent-ils[4], est demeurée au centre du christianisme, également éloignée de ses deux pôles contraires, parce qu’elle est l’église primitive, initiale, dont ont dérivé les deux formes extrêmes qui, par un développement graduel, ont abouti à l’autocratie catholique et à l’anarchie protestante. Ce que ses adversaires lui reprochent comme de l’apathie et de la stérilité, ses avocats l’en glorifient sous le nom d’immutabilité ; ils la félicitent d’avoir soustrait la constitution de l’église comme le dogme à la loi du développement ou du progrès qui régit les choses humaines.

Catholiques ou protestans se font illusion lorsqu’ils se représentent l’attitude de l’orthodoxie gréco-russe comme humble et honteuse vis-à-vis de ses antagonistes occidentaux. Appuyés sur l’immobilité de leur église comme sur un roc, ses théologiens contemplent avec une fierté mêlée de pitié les discussions religieuses qui nous agitent. L’accueil fait par les membres de l’église russe aux offres d’union des vieux-catholiques ou des anglicans est à cet égard d’un singulier intérêt. Vis-à-vis des uns ou des autres, les orthodoxes sont loin de montrer aucun empressement hâtif, loin surtout d’admettre aucun compromis contraire aux traditions ou aux usages de leur église. Il existe à Pétersbourg, sous le nom de Société des amis de l’instruction religieuse, une réunion composée de laïques et d’ecclésiastiques qui, par des écrits et des délégués, s’est mise en rapport, avec les vieux-catholiques d’Allemagne ou de Suisse. Nul mouvement ne pouvait être plus sympathique aux orthodoxes russes, qui pour l’infaillibilité papale ont la même répulsion que les protestans allemands. A toutes les avances des transfuges latins, ils n’en ont pas moins toujours répondu avec réserve, sur le ton d’une église qui a foi dans son principe et ne transige point avec lui. Dans leurs encouragemens à ces vieux-catholiques, parfois près de verser en pleine réforme, les Russes ne leur ont point ménagé les leçons. Si vous voulez vous unir à nous, leur disait un des esprits les plus éminens de la Russie, ce n’est point assez de rejeter le dernier concile du Vatican, c’est sur neuf ou dix siècles de traditions latines qu’il vous faut revenir[5].

Cette église si fière devant les adversaires qui l’attaquent à la fois des deux côtés opposés ne peut entièrement échapper à leur influence. Comme toute confession placée dans une position intermédiaire, entre la centralisation catholique et l’individualisme protestant, elle ne peut manquer de subir une certaine attraction vers l’un ou l’autre des deux pôles du christianisme. Tant qu’elle se fait équilibre, cette double attraction en sens contraire peut même contribuer à la maintenir à distance des deux extrêmes. Ainsi que l’église anglicane, l’église russe est par sa situation mitoyenne et par les besoins mêmes de la controverse exposée à deux tendances divergentes : d’un côté, à droite, non point vers le catholicisme romain, mais dans la même direction que Rome, vers la concentration de l’autorité et la suprématie de la tradition, — de l’autre, à gauche, non point précisément vers le protestantisme, mais vers la liberté d’interprétation, vers la foi individuelle et l’influence du clergé inférieur et des laïques. Cette double aimantation remonte aux premiers jours du contact de la Russie avec l’Occident; c’est un des aspects les moins remarqués et non les moins curieux de l’influence de l’Europe sur la Russie. Sous Pierre le Grand, les deux penchans se personnifient dans les deux membres les plus influens de l’église, Etienne Javorski, le suppléant du patriarche dans l’intervalle laissé par Pierre entre la mort du dernier titulaire et l’érection du saint-synode, et Théophane Procopovitch, le collaborateur du tsar dans sa réforme ecclésiastique. De là, depuis Pierre Ier, deux écoles dans le clergé, l’une mettant davantage en relief l’opposition de l’orthodoxie au catholicisme, l’autre son opposition au protestantisme, — la première prenant dans sa lutte contre Rome une teinte protestante, la seconde une teinte catholique dans ses attaques contre la réforme[6]. De la controverse cette double tendance a passé dans les catéchismes et les traités de théologie, parfois même dans les questions de rite et de discipline, les uns se montrant plus strictement conservateurs, les autres moins éloignés des réformes ou des innovations. On pourrait trouver un signe de ce mouvement dans les sociétés bibliques fondées et patronnées par le clergé sous Alexandre Ier, puis abrogées et supprimées, pour de nouveau triompher aujourd’hui. Un symptôme plus grave, c’est l’attitude de l’opinion et du clergé inférieur vis-à-vis du clergé monastique, qui pendant des siècles a dominé l’église. C’est ainsi qu’à l’épiscopat, jusqu’ici réservé aux moines, quelques personnes osent parler d’élever des prêtres mariés. Dans tout cela, il n’y a pas de sérieux sujet d’alarmes pour les orthodoxes ou de joie pour leurs adversaires; l’esprit traditionnel est assez puissant dans l’église russe pour contrôler et modérer le penchant contraire. Au lieu d’un germe de dissolution, le culte officiel de l’empire peut trouver dans les tendances réformatrices un principe de vie et de renouvellement. La lutte entre ces deux courans, dans un milieu si longtemps en proie à la stagnation, en agite encore à peine la surface. Il n’y a rien de semblable à l’antagonisme qui a coupé l’église anglicane en deux partis hostiles. Les divisions sur le dogme ou les rites sont aujourd’hui remplacées en Russie par la sourde rivalité des deux clergés, le haut clergé monastique et célibataire et le bas clergé, pourvu de famille. C’est là son high church et son low church. Au lieu de disputes théologiques, c’est une lutte de situation, une querelle de classes; mais sous ces compétitions, en apparence toutes personnelles et économiques, se retrouvent souvent les deux tendances ecclésiastiques que nous signalions. Par sa situation, par son genre de vie, par l’effet même de leurs rivalités, le haut clergé est plus conservateur, plus aristocratique, le clergé inférieur plus novateur, plus égalitaire.

Il y a un côté important par lequel, au lieu d’occuper une position intermédiaire entre Rome et la réforme, l’orthodoxie gréco-russe semble se montrer simultanément opposée à toutes deux, ce sont les rites, le culte extérieur. L’immobilité traditionnelle qui à tant d’égards l’a placée au milieu des catholiques et des protestans l’a laissée sous ce rapport à l’écart, et comme en arrière des uns et des autres. Les usages de l’antiquité chrétienne, souvent simplifiés par Rome avant d’être réduits ou rejetés par la réforme, se sont pour la plupart religieusement conservés en Orient. Strictement attaché aux formes chrétiennes des IVe et Ve siècles, le culte orthodoxe est essentiellement ritualiste. Cette fidélité à des pratiques abandonnées ou modifiées par les confessions d’Occident lui donne vis-à-vis d’elles un air archaïque et vieilli. Ce ritualisme a valu à l’église grecque l’attaque simultanée des deux partis entre lesquels se divise le christianisme occidental. Catholiques et protestans, qui d’ordinaire lui font des reproches contradictoires, l’ont également accusée d’étouffer la religion dans les pratiques extérieures et de matérialiser le christianisme. C’est là le danger de tout culte ritualiste; l’âme risque de s’arrêter aux formes, de s’embarrasser et de s’attarder dans les cérémonies qui la doivent mener à Dieu. L’église gréco-russe a longtemps souffert de ce mal, dont le catholicisme romain n’a pu toujours se défendre : était-ce entièrement la faute de l’orthodoxie ou celle des peuples orthodoxes? Il est à remarquer, contrairement à l’opinion habituelle, que l’église grecque a dans son culte pris plus de précautions contre les sens, contre la superstition, contre l’esprit mondain que ne l’a fait l’église latine. Elle s’est mise davantage en garde contre le culte extérieur le plus périlleux de tous, celui des images. Pour n’avoir point d’idoles de pierre ou de métal comme les païens, elle a interdit ses temples aux statues; pour ne point laisser les peintures sacrées dévier de leur but religieux et s’humaniser pour le plaisir de l’œil, elle les a circonscrites dans des types traditionnels d’une immuable austérité. De même que des arts du dessin elle n’admet que le moins matériel, le moins réel, la peinture, des arts acoustiques elle n’admet que le plus spirituel, le plus lié à la prière, le chant de la voix humaine, fermant les portes de l’église aux instruments de musique comme aux images sculptées. Les malheurs de l’Orient ont rendu cette sévérité infructueuse; ces prohibitions n’ont abouti qu’à placer l’orthodoxie dans de nouvelles conditions d’infériorité en lui enlevant l’éducation de l’art, qu’elle avait ainsi banni ou enchaîné. La solennelle immobilité des formes extérieures a peut-être augmenté pour elles l’attachement et le respect des hommes; l’orthodoxie ne peut sans injustice en être rendue uniquement responsable. La principale cause de ce formalisme, de ce fétichisme tant reproché au culte, est l’esprit même des nations orthodoxes, leur ignorance, leur état de civilisation; c’est en Russie le caractère réaliste du peuple russe, son attachement inné au rite et aux cérémonies, à ce qu’il nomme l’obriad. Sous des dehors chrétiens, la foi et la piété du paysan sont restées à demi païennes : pour le mougik, le cérémonial et le rituel constituent toute la religion; il garde encore des pratiques et des superstitions polythéistes, et les formes matérielles sont tellement l’essence de son culte que les corrections liturgiques les mieux justifiées et les plus régulièrement ordonnées ont été pour la Russie le point de départ d’un schisme obstiné.

L’esprit conservateur et ritualiste de l’église orthodoxe n’aboutit point nécessairement à ce culte des formes. L’observation des tendances religieuses amène à de tout autres conclusions. Avec plus de êtes et plus de jeûnes, plus d’observances de toute sorte que l’église latine, l’église grecque enveloppe les âmes de moins de liens. Dans la pratique des rites comme dans l’interprétation des dogmes, elle laisse à ses enfans plus de liberté. Elle ne prétend pas pour elle ou ses ministres à une domination aussi entière, aussi constante, aussi minutieuse ; la soumission au prêtre, à l’autorité ecclésiastique, n’y est pas glorifiée au même degré, et l’obéissance érigée en vertu suprême du christianisme. Chez elle, l’exercice du culte ne donne point la même influence au clergé. Cette différence n’est pas la seule : en poussant l’examen plus loin, on voit que par une espèce de réaction le ritualisme mène souvent au symbolisme ; l’abondance même des formes ou des cérémonies peut disposer l’âme à n’y voir que des enveloppes, des vêtemens étrangers, parfois même des emblèmes ou des allégories. Cette sorte de conversion sur soi-même n’est pas rare en Russie ; loin que la lettre y étouffe toujours l’esprit, l’esprit, chez les âmes les plus religieuses, se met parfois singulièrement à l’aise avec la lettre. Il y a sous ce rapport une grande différence entre les classes instruites et les classes ignorantes, à tel point qu’elles semblent souvent ne pas appartenir à la même foi. Si dans la société russe la dévotion est moins fréquente que dans quelques pays catholiques, elle y est souvent plus large et plus spirituelle, même chez le sexe qu’un hymne de l’église appelle le sexe pieux et qui partout est le plus esclave des dehors du culte. On s’y croit moins obligé à réclamer une permission particulière pour chaque légère infraction aux pratiques prescrites ; on y a moins de scrupule à se fier à sa propre conscience. « À quoi bon, nous disait pendant le grand carême une femme d’une sérieuse piété, à quoi bon demander au pope la permission de ne pas observer le jeûne, alors qu’en me donnant une santé délicate Dieu me défend de jeûner ? » Par ce côté, nous retrouvons au milieu même du ritualisme l’église orientale moins opposée à l’esprit de la réforme que ne l’est l’église romaine. Dans cette tendance d’une partie de ses enfans, nous reconnaissons un des deux grands courans que nous signalions dans l’orthodoxie. Il est dans ces pratiques religieuses mêmes un autre aspect, non moins important, qui nous montre l’église russe peut-être plus éloignée des catholiques que des protestans : c’est le peu de goût pour les nouvelles dévotions, les nouveaux saints, les nouveaux miracles. Elle ne les repousse pas absolument : depuis sa séparation d’avec Rome, elle a comme sa rivale eu ses miracles et ses saints. L’église russe en a dans ce siècle canonisé un ou deux. De pareilles mesures sont chez elles rarement spontanées ; elle s’y laisse pousser par le peuple plutôt qu’elle ne l’y provoque. La tendance à l’immobilité rend l’orthodoxie peu favorable à l’acceptation des visions, des prophéties ou des dévotions modernes ; elle n’éprouve point à cet égard le besoin de rajeunissement qui renouvelle sans cesse la piété catholique. Si l’antiquité a légué à l’orthodoxie beaucoup de pratiques extérieures, elle n’en accroît point le nombre par d’incessantes adjonctions. À ce point de vue, il y a un singulier contraste entre l’Orient et l’Occident : les dévotions les plus populaires du dernier sont étrangères au premier. Un des résultats de cette différence, c’est que dans l’église gréco-russe le champ du surnaturel est sinon moins étendu, du moins plus rarement mis à contribution et plus facile à borner.


III.

Pour se rendre compte de l’efficacité morale et de la valeur politique d’un culte, c’est dans ses rites et ses pratiques religieuses, c’est dans les relations du prêtre et du fidèle qu’il convient surtout de l’étudier. Des modifications de discipline ou de rituel qui semblent à première vue de simples variantes liturgiques ont parfois sur l’esprit des peuples une influence plus considérable que de grandes divergences dogmatiques. Il suffit du changement des formes extérieures pour donner à des cérémonies en apparence identiques un caractère étranger et à deux églises un esprit différent. À cet égard, on ne paraît pas en Occident s’être rendu compte de l’intervalle que la diversité de leurs usages a mis entre les deux églises. Toutes deux ont les mêmes sacremens ; elles les entendent à peu près de la même manière ; elles les confèrent avec des rites ou dans des conditions qui sur la vie pratique leur donnent souvent une tout autre influence.

Avant tout, il est bon de remarquer que la situation respective des deux églises vis-à-vis de leur liturgie et de leurs usages réciproques n’est point identique. La défiance des Orientaux contre toute innovation religieuse ne leur saurait inspirer autant de tolérance pour les rites des latins que ceux-ci en montrent pour les leurs. L’église latine, qui plus d’une fois a sciemment corrigé ou simplifié les anciennes formes du culte, n’a point de motifs de répulsion pour les rites conservés par les grecs ; il lui est loisible de les proclamer saints et vénérables et d’en admettre la pratique chez les Orientaux qui consentent à reconnaître la suprématie romaine. La liturgie latine ne peut, dans sa forme actuelle, toujours inspirer le même respect ou la même confiance aux orthodoxes. Les rites qui dans le cours des siècles se sont modifiés en Occident leur paraissent souvent écourtés ou tronqués ; pour eux, telle simplification est une mutilation qui défigure le sacrement et en altère l’essence.

Des divergences de ce genre se rencontrent dans les deux principaux sacremens du christianisme et d’abord dans celui même qui confère la qualité de chrétien. Comme la primitive église, Constantinople et Moscou baptisent encore par immersion et mettent en doute la valeur du sacrement administré par ablution selon l’usage latin. Les Russes ont longtemps refusé aux Occidentaux le titre de baptisés; ils ne voulaient les appeler qu’aspergés, et montraient pour eux d’autant plus de répulsion que le droit des latins au nom de chrétien leur semblait plus douteux. Jadis les Russes, comme les Grecs, rebaptisaient les Occidentaux qui voulaient entrer dans l’orthodoxie. L’église de Constantinople le fait encore ; celle de Russie y a renoncé; les fiancées impériales, auxquelles leur conversion au culte grec ouvre l’accès des degrés du trône, sont dispensées de l’incommode cérémonie du bain baptismal. Cette différence de jurisprudence ecclésiastique est la seule divergence de quelque valeur qui se soit introduite entre l’église grecque et l’église russe. C’est là la principale des diversités dont se sont autorisés quelques théologiens romains pour faire malgré elles de l’orthodoxie russe et de l’orthodoxie grecque deux églises, deux confessions séparées. La question du second baptême des Occidentaux n’a jamais mis en péril la communion de la Russie avec le patriarche byzantin; un latin admis dans l’église de Russie est sans difficulté reçu dans la communion du patriarche, ce qui a fait dire à un Anglais que, pour entrer dans l’église grecque, un voyage à Pétersbourg tenait lieu de baptême à Constantinople. On pourrait s’étonner que les églises orientales n’aient point arrêté une discipline commune sur un point qui décide de la qualité même de chrétien, si l’on ne savait que l’orthodoxie gréco-russe n’a ni le même besoin, ni les mêmes moyens que le catholicisme romain de tout définir et de tout régler.

Des différences peut-être plus importantes parce qu’on a pu leur donner une portée morale et politique se retrouvent dans le second des deux principaux sacremens, l’eucharistie. L’église orientale l’entend à peu près comme les catholiques et l’administre à peu près comme les protestans. Elle croit à la présence réelle; comme d’habitude, elle a seulement moins que l’église latine précisé le mode et le moment du mystère, ce qui lui permet de se vanter de l’entendre d’une manière plus spirituelle. Chez les orthodoxes comme chez les protestans, la communion du fidèle est semblable à celle du clergé; selon le rite de l’église primitive, le peuple, comme le prêtre, a part à la fois au pain et au vin, au corps et au sang du sauveur[7]. Ce droit des laïques à la communion sous les deux espèces, qui nous paraît parfois insignifiant, a toujours eu beaucoup de prix pour les adversaires de l’église romaine; pour l’obtenir, les Slaves de Bohême soutinrent après Jean Huss une guerre terrible, et une des premières mesures des réformateurs du XVIe siècle fut partout de le proclamer. C’est qu’à leurs yeux cette double participation aux saints mystères constituait une sorte de privilège du clergé et relevait d’autant plus au-dessus des laïques, que dans les idées anciennes le sang représentait plus particulièrement la vie. Pour les Orientaux, la communion réduite à l’élément du pain est une communion tronquée en même temps qu’un signe de l’abaissement du peuple chrétien devant ses prêtres. Comme pour encourager les Russes à conserver dans son intégrité le rite eucharistique primitif, le plus vénérable de leurs monumens religieux, Sainte-Sophie de Kief, montre dans ses admirables mosaïques du Xie siècle le Christ présentant à ses disciples le calice en même temps que le pain. De même que le baptême et l’eucharistie, la plupart des sacremens offrent quelques différences dans les deux églises. La confirmation par exemple est bien par les orthodoxes considérée comme un sacrement, un mystère, comme disent les grecs, mais elle n’a chez eux ni le même nom, ni le même rite, ni le même ministre, ni tout à fait le même sens. On l’appelle le sacrement du saint-chrême, et au lieu de l’évêque c’est un prêtre qui l’administre, non point après la première communion, mais, selon l’usage de l’antiquité chrétienne, immédiatement après le baptême. Le sacrement de l’extrême-onction n’a non plus chez les orthodoxes ni le même nom, ni le même emploi. Toutes ces divergences, dont la liste serait longue, peuvent sembler indifférentes ou puériles aux profanes; pour l’observateur comme pour le croyant, elles ont leur importance. Ce n’est point seulement que dans les religions la masse du peuple s’attache surtout au côté extérieur, c’est que sous ces diversités de forme ou de discipline se cachent souvent des différences d’esprit qui altèrent ou modifient l’efficacité religieuse et politique du culte.

Il en est ainsi des deux sacremens par où l’église intervient dans la vie civile, le mariage et l’ordre sacerdotal. Sur l’un et sur l’autre, les orthodoxes sont en théorie d’accord avec les catholiques, et en pratique ils se rapprochent de certaines sectes protestantes. Dans l’église gréco-russe, il n’y a point d’incompatibilité absolue entre ces deux sacremens, dont les latins se sont habitués à regarder l’un comme aussi essentiellement laïque que l’autre est ecclésiastique. Loin que la renonciation au mariage soit la condition indispensable du sacerdoce, l’ordination, en Russie en particulier, n’est communément accordée qu’au lévite pourvu d’une femme, en sorte que c’est le mariage et non le célibat qui ouvre l’accès de l’autel. De telles coutumes peuvent se blâmer, on n’en saurait contester l’importance sociale. Marié et père de famille, le prêtre, plus rapproché du fidèle par le genre de vie, s’en sépare moins par les idées et les sentimens. La constitution de l’orthodoxie par état ou par peuple faisait déjà de ses ministres un clergé uniquement national; le mariage et la vie domestique en font des citoyens ayant dans l’état des intérêts analogues à ceux des autres. À cette différence entre les deux églises s’en joint une autre non moins digne d’attention. Chez les orthodoxes, le sacerdoce n’est pas, comme chez les catholiques, un sceau indélébile. Un crime, une faute, un simple changement dans les conditions de la vie, le veuvage par exemple, c’en est assez pour faire perdre les droits et souvent le caractère même de la prêtrise. Un prêtre russe peut, avec l’agrément du saint-synode, être délié de ses vœux et rentrer dans la vie civile; un pope convaincu d’un crime est dégradé comme un officier. Jadis, des prêtres dont on était mécontent on faisait des soldats. En dehors de ce clergé marié, l’orthodoxie orientale en a un autre voué au célibat; elle a des moines qui, pour le genre de vie, ressemblent aux prêtres catholiques comme les popes mariés aux ministres protestans. De même que l’église latine, elle a un clergé régulier à côté du clergé séculier; mais cette analogie recouvre de profondes différences. En Russie comme en Grèce, il y a des moines, il n’y a point d’ordres religieux; il y a des couvens isolés, il n’y a point de ces fédérations monastiques pourvues d’un gouvernement central, qui dans la nation et dans l’église forment comme des états spirituels. En Occident, les ordres religieux renoncent le plus souvent aux honneurs de l’épiscopat pour se consacrer à un ministère plus pénible ou plus spécial. En Orient, en Russie surtout, les couvens sont des pépinières d’évêques et de dignitaires ecclésiastiques.

Le contraste entre les deux églises est moindre pour le mariage. Fidèle aux répugnances des premiers chrétiens pour le renouvellement du lien conjugal, l’orthodoxie ne tolère que les secondes et les troisièmes noces, et se refuse à bénir les quatrièmes. Une autre différence a des conséquences pratiques plus fréquentes, et met encore l’église gréco-russe à une distance presque égale de Rome et de la réforme : avec les catholiques, elle fait du mariage un sacrement et en proclame l’indissolubilité; avec les protestans, elle admet d’après l’Évangile (saint Matthieu, v, 32) que l’infidélité d’un des époux autorise l’autre à s’en séparer. Selon ses traditions, l’adultère est la mort du mariage, et la violation du serment conjugal annule le sacrement. Les canons de l’église autorisent l’époux injurié à contracter une nouvelle union, ils interdisent les secondes noces à l’époux qui n’a pas tenu les promesses des premières. En Russie, où il n’y a pour les orthodoxes d’autre mariage que le mariage religieux, cette jurisprudence ecclésiastique tient lieu de législation civile. Elle a l’inconvénient de provoquer des procès scandaleux sur des matières délicates où nos lois répugnent à entrer. Dans l’application, elle a même, dit-on, prêté parfois à de frauduleux compromis, à de honteux marchés. On a vu des maris se reconnaître coupables du crime commis par leur femme et l’aider à épouser son complice. On cite un homme qui, pris du désir de se remarier alors que, grâce à sa complaisance, sa femme l’était déjà, intenta une action nouvelle et demanda la révision d’une sentence fondée sur des faits supposés. Quand il se serait produit de tels scandales, la faute en serait plus aux mœurs ou à la procédure qu’au droit canon orthodoxe. L’avantage de ces règlemens ecclésiastiques est moins d’offrir plus de garantie à la moralité, plus de recours à la vertu trompée que d’élargir la sphère où la législation civile n’a point à craindre d’entrer en opposition avec l’église et la loi avec la religion.

Dans une étude politique des sacremens, il est impossible de laisser de côté celui qui fait l’originalité morale du catholicisme, la pénitence, la confession. L’église grecque est d’accord avec l’église romaine pour exiger la confession auriculaire. La théorie du sacrement est à peu près semblable chez les grecs et chez les latins; en est-il de même de la pratique, de l’application, qui seule décide de la valeur d’une telle institution ? Pour un étranger appartenant à une autre église, il ne saurait en pareille matière être question d’expérience personnelle, ni de comparaison directe. Il faut se contenter de réponses plus ou moins nettes, plus ou moins sûres, arrachées à des gens qui sont eux-mêmes hors d’état de rapprocher des leurs les usages catholiques. Entre la confession orientale et la confession latine, il semble s’être établi dans la pratique un intervalle que les années pourront élargir ou combler. La première paraît plus brève et plus sommaire, moins explicite et moins exigeante; elle est moins fréquente et elle est moins longue, ce qui diminue doublement l’influence qu’elle a sur le fidèle et l’autorité qu’elle donne au clergé. Elle semble se restreindre davantage aux fautes graves, parfois même se contenter de déclarations générales sans désignation de péchés particuliers. Elle n’aime pas autant à spécifier, à préciser; elle pénètre moins dans les détails intimes de la vie, de la conscience ou de la famille. Les Russes ne mettent point entre les mains des fidèles de ces examens minutieux qui, jadis surtout, se rencontraient dans tous les pays catholiques; ils ne mettent pas non plus, croyons-nous, aux mains des prêtres de ces théologies morales où l’anatomie du vice est poussée jusqu’à la plus répugnante dissection. Par tous ces côtés, la confession orthodoxe paraît plus simple et plus discrète, à la fois plus formaliste et plus symbolique que la confession romaine; elle semble garder quelque chose de primitif et comme d’embryonnaire. Ici encore, l’église d’Orient se montre moins éprise de précision et de définitions exactes que l’église latine, moins disposée à pousser sa doctrine à ses dernières conséquences logiques.

En Russie, près du peuple au moins, c’est par questions que procède d’ordinaire le confesseur. Avec le paysan, le pope en a, dit-on, deux habituelles : « as-tu volé? t’es-tu enivré? » à quoi le mougik répond en s’inclinant : « Je suis pécheur. » Une réponse de cette généralité à une ou deux demandes rapidement posées suffit souvent pour obtenir l’absolution. Quelques personnes prétendent même se blesser de questions trop directes. Un pope ayant demandé à un fonctionnaire s’il s’était laissé corrompre, ou, selon l’expression du narrateur, s’il s’était laissé graisser la patte, le pénitent aurait répondu au confesseur qu’il allait trop loin. Parfois à la suite ou au lieu de ses interrogations habituelles le prêtre se contente de s’enquérir si l’on se sent la conscience chargée, ou si l’on a quelque faute particulière à déclarer. Selon beaucoup de personnes, une confession en bloc, un simple aveu de culpabilité comme la vague formule « je suis pécheur » est une réponse suffisante à tout; il n’est pas besoin d’entrer dans des désignations plus précises. On semble avoir un mode de confession analogue, peut-être même plus simple, dans l’église arménienne, qui pour les rites et les pratiques religieuses est restée très voisine de l’église grecque et plus fidèle encore aux usages primitifs. J’ai rencontré dans la Transcaucasie un évêque arménien, homme instruit et intelligent, qui ne craignait pas d’ériger ce mode sommaire de confession en théorie théologique, « Reconnaître qu’on a péché, disait-il, comprend toutes les fautes. Quand vous avez dit « je suis pécheur, » vous avez tout dit. La confession est le rite extérieur de la pénitence; exiger d’elle des aveux plus précis, c’est la matérialiser au profit du clergé. » Cette doctrine, qui pouvait se ressentir de quelque influence protestante, n’est point celle des théologiens russes. Pour la théorie, on ne trouve sur ce sacrement entre eux et les catholiques qu’une différence notable : c’est à propos de la pénitence qu’impose le confesseur. Selon l’enseignement orthodoxe, ce n’est point une satisfaction pour le péché, une compensation des fautes commises; c’est simplement une correction, un moyen de discipline pour le pécheur, et ce remède ne lui est d’ordinaire prescrit que s’il le réclame. Cette doctrine sur la pénitence se lie à celle sur les bonnes œuvres, et fait rejeter à l’orthodoxie orientale toute l’économie des indulgences latines, tout ce que les Russes appellent ironiquement les comptes en partie double et la banque spirituelle de l’église romaine.

Si l’oreille de l’étranger ne peut juger par elle-même de la confession orthodoxe, ses yeux lui en peuvent apprendre quelque chose. Il n’a pour cela qu’à se rendre dans une église, au commencement ou à la fin du grand carême. Dans les pays orthodoxes, il n’y a point de confessionnaux ; rien dans les temples catholiques de Kief ou de Vilna n’intrigue davantage le paysan russe. La présence ou l’absence de ces monumens spéciaux, de ces petites guérites (boudki), comme les appelait naïvement un mougik, est déjà un signe du plus ou moins d’importance de la confession dans les deux églises. Il n’y a en Russie ni siège pour le prêtre, ni prie-Dieu pour le pénitent : tous deux se tiennent dans l’église debout en face l’un de l’autre, derrière un paravent qui les sépare de la foule sans les enlever aux regards; souvent même cette mince barrière est supprimée, et le prêtre reçoit la confession au pied d’un mur ou d’un pilier dans la nef, ou un des bas côtés, sans que rien l’isole du commun des fidèles. En certains jours du carême, on voit dans les paroisses des villes se dérouler de longues files de fidèles de tout sexe et de toute classe rangés à la queue les uns des autres, tous debout et tenant chacun à la main un petit cierge. La tête de ces colonnes se presse contre le paravent derrière lequel s’abrite le confesseur, qui, serré par le flot sans cesse renouvelé de la foule, peut à peine donner une ou deux minutes à chaque pénitent. Chacun s’avance à son tour, se courbe et se signe plusieurs fois de suite selon l’usage russe, répond à deux ou trois questions du pope, qui, en prononçant l’absolution, lui impose sur la tête un pan de l’étole. Comme tous ceux de l’église grecque, le rite est à la fois simple et digne. Le fidèle absous se redresse, allume le cierge qu’il tenait à la main, et, après avoir recommencé devant quelques images ses signes de croix et ses salutations, sort pour revenir communier un des jours suivans.

La plupart de ces confessions, accumulées à certaines époques fixes, sont naturellement rapides, sommaires, parfois tout extérieures. Il n’en est pas cependant toujours ainsi. Il y a des âmes scrupuleuses ou repentantes, il y a des prêtres zélés qui ne se contentent pas de ces confessions presque uniquement cérémonielles et ont besoin de demander ou de donner des conseils ou des consolations. On retrouve à cet égard les deux tendances opposées que nous avons signalées dans l’église gréco-russe, l’une dans le sens catholique allant au développement de la confession, l’autre dans le sens inverse qui en réduit et en simplifie les formes. Dans les classes les plus instruites, parmi les âmes les plus pieuses, c’est le premier penchant qui semble dominer. Il y a des jeunes filles qui s’effraient d’approcher du pope, des mères qui s’inquiètent des questions que l’on peut poser à leurs filles. Tantôt le prêtre interroge le pénitent sur les dix commandemens, tantôt il laisse le fidèle s’accuser lui-même. Un sectaire du nom d’Avvakoum, brûlé sous la minorité de Pierre le Grand, nous a laissé dans une espèce d’autobiographie un exemple de la pratique de la confession auquel l’antiquité et la sincérité bizarre du narrateur donnent un intérêt singulier. Ce passage montre que dès lors la confession russe était loin d’être toujours purement cérémonielle[8]. Aujourd’hui encore, dans quelques églises de couvent par exemple, l’œil de l’observateur croit parfois distinguer une confession plus animée et plus intime que d’habitude. La pratique du sacrement de la pénitence n’en semble pas moins être restée plus primitive et plus discrète en Orient qu’en Occident. Elle y est plus flexible, plus élastique, plus capable de se rétrécir ou de s’élargir selon les habitudes ou les besoins des âmes. Dans la confession comme en toute chose, l’église gréco-russe serre le cœur et l’esprit de ses enfans de moins près que l’église romaine. La direction, cette institution catholique si chère au XVIIe siècle, est peu connue de l’Orient. La généralité même des aveux de la confession en diminue l’attrait et la fréquence ; le prêtre a moins de prise sur les âmes, et le sacrement qui lui assure le plus d’empire chez les latins lui donne peu d’influence chez les grecs.


IV.

Il y a dans les usages mêmes de l’église orthodoxe, dans ceux de l’église russe en particulier, plusieurs raisons pour que la confession y soit restée moins exigeante qu’en Occident. L’une est le mariage des prêtres. L’exemple de l’Orient prouve que la confession n’exige pas le célibat du confesseur. Rome même le reconnaît en admettant le mariage du clergé chez les grecs-unis, les arméniens et les maronites. Il n’en est pas moins vrai que l’homme attaché à une femme inspire moins de confiance ou, pour mieux dire, moins d’abandon. Plus exposé à des soupçons d’indiscrétion, le prêtre marié sera lui-même plus discret avec le pénitent. En Russie, la loi punit la violation du secret sacramentel. Si on y entend plus d’histoires de ce genre qu’en Occident, elles y sont cependant fort rares et le plus souvent sujettes à caution. En voici une. Une jeune fille ayant eu un enfant d’un amour secret l’avait étouffé de concert avec son complice. Le carême l’ayant, avec tout le village, amenée devant le pope, elle confesse humblement son crime, et l’absolution la délivre de ses remords. A quelques semaines de là, dans une réunion de femmes un jour de fête, elle se trouve par hasard près de l’épouse du prêtre. Au contact de la jeune fille, la popesse laisse échapper un cri d’horreur et manifeste si clairement sa répulsion, que d’explication en explication tout finit par se découvrir. Le pope fut, dit-on, dégradé, et la jeune fille criminelle graciée par l’empereur. De tels faits sont trop exceptionnels pour arrêter souvent l’aveu des péchés sur les lèvres du coupable; ce que le mariage du prêtre peut entraver, c’est moins la confession des crimes et des fautes graves que les confidences et l’effusion de l’âme religieuse. Marié et père de famille comme un simple mortel, le pope n’est point entouré de l’angélique auréole que donne au prêtre catholique le vœu de chasteté, et qui sur les cœurs pieux, sur les femmes surtout, exerce une mystérieuse attraction.

Une autre cause de cette simplicité de la confession et en même temps du formalisme qui a envahi l’église grecque, c’est l’usage de faire payer immédiatement au fidèle chaque fonction que le prêtre remplit pour lui. En Russie comme en Grèce, tous les sacremens se paient, la pénitence et l’eucharistie, aussi bien que le baptême ou le mariage. C’est là une triste nécessité de la pauvreté du clergé, qui en Russie même n’a point encore de budget suffisant pour affranchir le fidèle de ces redevances. Ces offrandes n’ont pas de tarif : pour la confession du mougik, c’est 1 ou 2 kopecks (4 ou 8 centimes), pour celle du riche quelques roubles. Les dons dépendent de la condition ou de la générosité, de la vanité ou du repentir. Cette aumône, remise comme un salaire à la fin de la confession, incline à l’indulgence et à la réserve le prêtre ainsi intéressé à la libéralité et à la pratique du pénitent, qui pour l’église et son ministre devient une sorte de client.

Un autre inconvénient, plus regrettable et plus particulier à la Russie, contribue à faire souvent de la confession et des autres pratiques de dévotion une chose purement extérieure et cérémonielle : c’est l’intimité des deux pouvoirs, la force légale que l’état prête aux commandemens de l’église et qui parfois transforme les devoirs religieux en obligations civiles. La législation russe ordonne à tout orthodoxe de recevoir les sacremens au moins une fois par an; d’après un article du code, le soin de veiller à l’exécution de cette loi est confié aux autorités civiles et militaires en même temps qu’au clergé. Ce sont là, dit-on, des règlemens tombés en désuétude, dont on n’exige plus l’application. Le plus souvent en effet ils ne sont point appliqués; la civilisation et la liberté ont déjà fait trop de progrès en Russie pour que l’exécution en puisse être stricte. Des milliers de personnes violent impunément la loi; elle n’en subsiste pas moins pour intimider les uns et servir de prétexte au zèle indiscret des autres. Grâce à cette législation, les pratiques religieuses et l’église même sont représentées comme un moyen de police; le gouvernement et le clergé restent exposés à des reproches ou à des soupçons souvent immérités, toujours exagérés. Dans certaines provinces, on entend dire que parfois le pope demande au pénitent s’il aime le tsar et la Russie, question qui n’admet naturellement qu’une réponse. On entend citer un article du code qui ordonne au confesseur de dénoncer les complots contre l’état, si l’homme qui s’accuse de ce crime ne se montre pas sincèrement repentant. De pareils textes de loi, en eux-mêmes contradictoires, sont des restes de ces législations barbares moins destinées à l’application qu’à l’intimidation. Les tyrans les plus soupçonneux, aux plus mauvais jours de la Russie, ont rarement pu arracher aux lèvres du clergé le secret qui leur avait été confié devant l’autel. L’église russe a eu comme l’église latine ses martyrs de la confession. Pour obtenir quelques aveux du confesseur de son fils Alexis, Pierre le Grand fut obligé de le mettre à la torture.

Ce qui pèse sur l’église, ce n’est point le manque de confiance en ses ministres, c’est la consécration légale donnée par l’état à des prescriptions religieuses qui ne regardent que la conscience. Là est une des principales raisons du formalisme tant reproché à l’orthodoxie russe. La contrainte matérielle est rare, presque uniquement bornée à des sectaires dont le gouvernement se refuse à reconnaître le culte; la contrainte morale est fréquente, presque générale. Grâce à l’intimité de l’église et de l’état, les mœurs religieuses de la Russie ne sont pas sans analogie avec celles de Rome sous le gouvernement papal. L’amour du repos et le désir de se trouver dans la règle, le besoin d’avancement ou la crainte d’attirer une surveillance désagréable amènent au pied de l’autel ceux que n’y conduit point la piété : le mougik ou le petit employé trouve sage d’aller prendre Pâques, ainsi que s’exprimaient les anciens sujets du saint-père. Pour beaucoup, les actes les plus mystérieux du christianisme deviennent ainsi une pure formalité. D’ordinaire, quand le prêtre leur a donné l’absolution, les employés ou les soldats reçoivent du sacristain leur billet de confession; en outre le pope tient registre des fidèles qui s’approchent des sacremens. Chaque année, les listes des paroisses sont envoyées aux évêques, celles des diocèses au saint-synode, qui en dresse un tableau d’ensemble, sur lequel son procureur-général fait un rapport à l’empereur. D’après cette statistique officielle des dévotions, il y a en dehors des enfans une quarantaine de millions de Russes orthodoxes qui remplissent leurs devoirs religieux. Ceux qui s’en dispensent, environ quatre ou cinq millions, sont divisés en plusieurs catégories; il y a les malades et les infirmes, il y a les tièdes et les indifférens, il y a les gens suspects d’inclination au schisme ou à l’hérésie. Cette dernière catégorie, qui comprend les adhérens des sectes non reconnues, devrait en réalité, dans les campagnes au moins, embrasser la presque totalité de ceux qui se refusent au devoir pascal. En dehors de ces sectaires retenus par la conscience, peu de Russes se laissent volontairement classer parmi les négligens. Le pope, doublement intéressé à l’accomplissement des prescriptions religieuses, dont il est responsable devant son évêque, et qui sont le gagne-pain de sa famille, ne peut les laisser oublier à ses ouailles. Comme il arrive partout où l’église exige le certificat d’un acte de piété, chez nous par exemple pour la confession avant le mariage religieux, les mœurs amènent souvent le clergé à dispenser lui-même l’indifférent ou le sceptique de la pratique d’une règle qui lui répugne. Au moyen d’une certaine offrande, on peut se faire inscrire sur les listes du pope sans se soumettre aux actes religieux dont elles enregistrent l’accomplissement. Le fait n’est point rare en Russie parmi les membres des sectes populaires. Le croyant ou l’indifférent paie ainsi pour recevoir le sacrement, l’incrédule et le sectaire pour en être dispensés. Dans un cas comme dans l’autre, le prêtre touche de son paroissien la redevance que lui attribue l’usage. La vie religieuse, l’esprit même de la piété, ne peuvent échapper entièrement à l’influence de pareilles coutumes. L’habitude de voir approcher de l’autel des âmes tièdes ou indifférentes rend le prêtre lui-même moins difficile sur les conditions spirituelles de la participation aux sacremens. Il est plus souvent porté à se contenter des dehors et de la soumission matérielle aux rites, et par là les dévotions extérieures, officielles, diminuent indirectement la valeur des autres. Des raisons analogues ont amené des mœurs à peu près semblables dans l’ancien empire byzantin, où sous la domination turque le clergé grec a conservé un rôle politique. C’est ainsi que des causes extérieures ont entretenu chez la plupart des peuples orthodoxes le formalisme religieux, auquel les inclinait déjà leur tempérament ou leur état de civilisation.

Le plus grand acte de la vie chrétienne, la communion, suggère dans l’église gréco-russe les mêmes remarques que la confession. La grande masse du peuple qui remplit si scrupuleusement les prescriptions religieuses ne s’approche du sacrement eucharistique qu’une fois l’an pendant le grand carême. La communion fréquente, qui, grâce à saint François de Sales et à saint Philippe de Néry, à Fénelon et aux jésuites, a prévalu dans la dévotion catholique, est étrangère à la piété orientale. S’il y a de ce côté chez quelques âmes un mouvement dans le sens où depuis deux ou trois siècles est entraînée l’église latine, il est encore loin d’arriver aux mêmes résultats. En Russie, les personnes pieuses ne s’approchent de la sainte cène que quatre fois l’an, et chez les plus dévotes la communion mensuelle est plus rare que chez les catholiques la communion hebdomadaire. Les raisons qui diminuent la fréquence de la confession diminuent également celle de la communion. Pour elle aussi, il faut payer, et l’offrande d’usage se renouvelle plusieurs fois; on donne pour les prières qui précèdent et celles qui suivent, on donne au moment même, on donne encore pour se faire inscrire. La rareté de la participation au plus auguste des sacremens de l’église en pourrait augmenter la solennité; l’habitude qui à une époque déterminée conduit en troupe à la sainte table le gros de la nation en diminue l’effet individuel. Une autre raison enlève à la communion quelque chose de la grandeur de son impression sur les âmes. Selon l’ancien rite, l’église orthodoxe y admet les petits enfans sous l’espèce du vin, qui leur est administré au moyen d’une cuiller. A proprement parler, il n’y a donc pas de première communion. Cette solennelle initiation aux saints mystères qu’on environne de tant de crainte religieuse, qui, chez les catholiques et certains protestans, a une si grande influence sur l’enfant, manque aux églises orientales. Par là, non-seulement le sacrement de l’eucharistie en impose moins à l’enfance, habituée à y participer dès ses premiers jours, mais la religion, n’ayant point à la préparer à ce grand acte, perd de son importance dans l’éducation et par suite de son influence sur la vie. La première communion est remplacée par une première confession qui ne peut donner au cœur et à l’imagination la même émotion. Ce n’est point que la communion annuelle ne soit en Russie entourée de préparation et de recueillement; on s’y dispose d’ordinaire par le jeûne, la prière et la retraite. Dans la semaine de carême, où elles s’approchent des sacremens, les femmes les plus délicates observent rigoureusement la sévère abstinence de l’église orientale, dont les hautes classes se dispensent en temps ordinaire. Pendant quelques jours, les femmes les plus élégantes s’isolent du monde et de leurs amis. On y met à la fois plus de solennité et de simplicité que chez nous. On s’enferme, mais on ne fait point mystère du motif. On ne met pas dans ses pratiques religieuses le même mystère, la même pudeur qu’en France. Pour le plus grand nombre, c’est une chose toute naturelle, une habitude respectable à laquelle chacun se conforme, dont on annonce aux autres l’accomplissement. Dans la société russe, on dit à ses connaissances que l’on va faire ses dévotions, et, la chose faite, on en est complimenté dans le monde comme pour une fête ou un événement de famille. La communion de l’empereur, de l’impératrice et des grands-ducs est enregistrée dans le journal officiel et de là publiée par toute la presse.

Il serait facile de pousser plus loin cette analyse du culte orthodoxe et des mœurs religieuses en Russie. Nous en avons assez dit pour montrer que, sous des ressemblances extérieures, il y a le plus souvent entre l’église gréco-russe et l’église latine des différences importantes, au point de vue moral comme au point de vue politique. L’étude comparée des rites et des pratiques religieuses amène à une conclusion fort éloignée des opinions reçues. On dit d’ordinaire qu’ayant même foi et mêmes traditions, même hiérarchie et mêmes sacremens, les deux églises ne diffèrent que par les rites et les formes. Il serait peut-être plus juste de renverser l’opinion vulgaire, et de dire que c’est par les formes et les rites, par l’extérieur et le dehors du culte que les deux églises se rapprochent le plus, par le fond et l’esprit qu’elles sont le plus loin l’une de l’autre. Nulle part cette différence n’est plus sensible que dans le sacerdoce. Avec même origine et mêmes fonctions, les deux clergés ont dans les deux églises une position et une influence bien diverses. Comme chez les latins, le prêtre est chez les orthodoxes le canal unique et nécessaire des sacremens et de la grâce divine; mais entre le fidèle et lui ni la discipline ecclésiastique, ni les pratiques religieuses n’ont mis le même intervalle qu’en Occident. Le prêtre n’est pas élevé aussi haut au-dessus de l’humanité, il n’est point par l’ordination tellement mis en dehors des laïques qu’il ne puisse, retomber à leur niveau. Les fidèles et le clergé n’ont point deux manières de communier différentes, ils n’ont point deux langues séparées. L’église n’a pas de langue spéciale, de langue à la fois universelle, cosmopolite et cléricale, particulière aux prêtres. Le mariage enfin est le grand trait d’union qui joint le clergé aux laïques; cette seule divergence pratique compense toutes les analogies spirituelles du prêtre orthodoxe et du prêtre catholique. Pourvus de famille et privés de tout chef étranger, les popes ne peuvent former entre eux un corps aussi étroitement associé et aussi distinct de tous les autres. Par cela même qu’elle met moins de distance entre le peuple et le sacerdoce, l’église gréco-russe accorde une plus grande influence aux laïques et à l’état, qui en est le naturel représentant. Chez elle, le caractère mystique, divin du prêtre, est moins continuellement mis en lumière, l’éclat de la religion rejaillit moins sur lui et l’accompagne moins en dehors des cérémonies sacrées. Le clergé a une moins grande part dans le respect imposé par l’église, il se confond moins avec elle, et, pour tout dire, il est moins regardé comme le représentant de Dieu et le roi du temple que comme le ministre et le serviteur de l’autel. Avant d’étudier l’organisation intérieure du clergé et les rapports de l’église et de l’état en Russie, nous pouvons déjà nous rendre compte de l’influence de l’orthodoxie sur les destinées du peuple russe. Nous n’avons pas craint de laisser voir les plaies ou les misères de l’église orientale; à force de les accuser, nous les avons parfois presque exagérées; l’équité oblige à reconnaître que la plupart de ces défauts tiennent à l’ignorance du peuple, à la pauvreté du clergé, à la situation politique, toutes choses qui peuvent se modifier sans altérer la religion. Ce que nous voulions déterminer, c’était moins l’état actuel de l’église russe prise en particulier que l’efficacité morale et politique de l’église orthodoxe elle-même. La plupart des formes religieuses ont une secrète affinité avec une forme politique et inclinent les peuples vers le gouvernement qui correspond au leur. Par sa concentration et sa hiérarchie, par son esprit d’obéissance et la puissance dont il a revêtu son chef, le catholicisme tend à l’autorité, à la centralisation, à la monarchie. Par la foi individuelle et l’esprit d’examen, par la variété des sectes, la plupart des églises protestantes mènent au contrôle et à la liberté, à la décentralisation, au gouvernement représentatif ou à la république. L’église orthodoxe ayant une constitution mixte, moins décidée dans l’un ou l’autre sens, ses tendances spontanées sont plus difficiles à saisir. Gardant, comme toute religion, un rôle conservateur, pondérateur dans la société, elle semble n’avoir de parenté innée avec aucune forme politique. Elle a pour toutes une sorte d’indifférence qui lui permet de se concilier aisément avec tout régime conciliable avec l’Évangile. Elle laisse agir librement le génie des peuples et les causes historiques, et, renfermée dans le monde intérieur, elle exerce sur le monde du dehors moins d’influence qu’il n’en a sur elle. Ce qui distingue cette église, en apparence desséchée ou pétrifiée dans son immobilité, c’est sa flexibilité politique, sa facilité à s’adapter à toute constitution, à tout ordre social. L’orthodoxie ne porte point en elle-même de type défini, d’idéal de gouvernement vers lequel diriger les nations. Liberté ou despotisme, république ou monarchie, démocratie ou aristocratie, elle n’est impérieusement poussée d’aucun côté et se plie à tout ce qui lui vient du dehors. Si elle n’a pas dans son sein de principe de liberté, elle n’a pas davantage de principe de servitude. L’église gréco-russe, si souvent accusée de l’infériorité de l’Orient, n’est par elle-même un obstacle à aucun progrès, à aucune transformation : c’est une des raisons du respect ou de l’indifférence que lui témoignent tous les partis dans les pays où elle domine.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue 5des 15 août, 15 septembre, 15 octobre 1873, et 13 janvier 1874.
  2. Il faudrait défalquer de ce nombre plusieurs millions pour les sectaires russes; mais, comme nous le verrons, le chiffre est difficile à déterminer, et beaucoup sont en révolte contre l’église officielle de l’empire plutôt que contra l’église orthodoxe.
  3. Voyez l’étude de M. A. Rambaud sur Catherine II dans la Revue du 1er février.
  4. Par exemple Samarine, Iésouity i ikh otnochénié k Rossii, p. 363, et chez les Grecs Nicolas Domalas, dans l’ouvrage intitulé Περὶ ἀρχῶν, Leipzig 1865.
  5. Khomiakof, Brief an Döllinger von einem Laien der russischen orthodoxen Kirche, Berlin 1872.
  6. Voyez à ce sujet l’introduction de Samarine aux œuvres de Khomiakof.
  7. Il y a dans le rite de l’eucharistie une autre différence fort agitée entre les deux églises, mais qui n’a qu’une valeur symbolique ; c’est l’usage du pain fermenté pratiqué par les grecs, repoussé par les latins.
  8. Le voici dans la traduction de Mérimée, qui a cherché à rendre la naïveté de l’original. « Comme j’étais parmi les popes, vint une fille pour se confesser, chargée de gros péchés, coupable de paillardise et de toute vilenie, s’accusant avec larmes et me contant son fait debout devant l’Évangile. Alors moi, trois fois maudit, moi médecin des âmes, je pris l’infection, et le feu brûlant de paillardise m’entra au cœur. Rude pour moi fut la journée. J’allumai trois cierges que j’attachai à un pupitre, et mis ma main dans la flamme jusqu’à ce que s’éteignît cette ardeur impure. Puis, ayant congédié la fille, je pliai mes habits… » Jitie protopopa Avvakouma, page 12. Journal des Savans, 1867, p. 429.