La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 860-901).
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

III.
LE CLIMAT, LE TEMPERAMENT ET LE CARACTERE NATIONAL. — PAYSAGES ET PORTRAITS.[1].

C’est quelque chose pour avoir d’un peuple une connaissance sérieuse que de connaître la race d’où il est sorti et le pays qu’il habite ; c’est peu, si l’on ne se rend compte de l’influence de l’un sur l’autre, de la nature sur l’homme. De cette réaction et de l’éducation historique ou religieuse résulte le caractère national des peuples, une des choses les plus difficiles, en même temps que les plus importantes à pénétrer, moins encore pour le philosophe que pour l’homme d’état. La politique pour les nations, comme les affaires pour les particuliers, se fait avec le tempérament en même temps qu’avec les intérêts. Cette science du caractère des peuples est une de celles dont la France a eu depuis un siècle le plus à regretter l’absence. C’est ce défaut, bien plus que beaucoup d’autres dont on parle plus souvent, qui, après de beaux succès, a préparé la chute rapide du second comme du premier empire. L’ignorance du caractère des Allemands et des Espagnols sous Napoléon Ier, des Italiens et des Allemands sous Napoléon III, sans compter les méprises sur celui de l’Angleterre et des autres nations, tel a été le principe des faux calculs, de la fausse politique, qui nous ont deux fois conduits à l’invasion et au démembrement. Pour qui veut y réfléchir, là est une des causes premières de nos récens désastres, une des causes permanentes des imprudences, des intempérances de langage qui ont recommencé à compromettre notre avenir, et tout en parlant de nous faire des alliances parviennent à nous rendre impossibles jusqu’aux plus naturelles. L’illusion sur le caractère de nos voisins était complète, et vis-à-vis de ceux auxquels nous avions rendu le plus de services nous avons agi comme des gens qui, faute de les connaître, se conduisent de façon à se brouiller avec leurs amis. Si nous avions su ce qu’il y avait de gravité, de réflexion et de maturité, ce qu’il y avait de patience, de décision et d’esprit de suite chez le peuple italien, si souvent taxé de légèreté, nous ne lui aurions pas prêté notre appui pour faire mine de le lui retirer, et aujourd’hui tout le monde en France prendrait à tâche de ne pas nous faire un ennemi du pays qui nous est rattaché par le plus de liens de parenté. Si nous avions su ce qu’il y avait d’âpre et de dur, mais en même temps de solide et de résolu, ce qu’il y avait de convoitises cachées, mais aussi d’esprit pratique, d’esprit d’ordre et de discipline dans ce peuple germanique, si souvent raillé pour son idéalisme et son incohérence, nous ne nous serions pas si légèrement laissé mettre en travers de ses aspirations unitaires et exposer à de terribles rancunes.

Le caractère d’un peuple, comme celui d’un homme, dépend du tempérament ou du sang, du milieu physique et de l’éducation morale, sans compter ce qui chez l’individu tient à l’âge, chez le peuple à l’état de civilisation. Entre ces trois ordres d’influences, la race, la nature et l’histoire, on a, dans l’étude des nations, donné la primauté tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Toutes trois ont leur importance ; mais, les peuples étant d’un sang plus mêlé que les individus, la première est plus difficile à déterminer, partant plus obscure, plus équivoque. En Russie même, on a souvent discuté si le caractère du Grand-Russien, ce qui le distingue des tribus russes occidentales, doit être attribué à son mélange avec les Finnois et les Tatars ou bien à son établissement sur une terre nouvelle. Les deux causes ont dû s’exercer concurremment, et la dernière, étant la plus persistante, a dû être la plus puissante. Deux raisons lui donnaient chez les Russes une prédominance particulière. C’est un des effets de la civilisation de neutraliser les forces du climat et du sol en élevant l’homme au-dessus de leurs atteintes ; en Russie, la culture étant plus récente et par suite moins profonde, la masse du peuple est demeurée plus près de la nature ; plus soumise à son empire. En outre, sous le ciel du nord, la domination du climat est plus absolue, son joug plus difficile à secouer. Le sol russe n’est point pour l’homme une demeure facile, construite et comme meublée complaisamment pour lui par la nature, c’est une conquête faite sur elle à main armée et gardée de même. Un tel pays ; à une époque de civilisation peu avancée, n’a pu manquer d’avoir une grande action sur le tempérament comme sur le caractère de ses habitans. Pour le voyageur, dans les monotones trajets en chemin de fer ou en bateau, comme dans les rapides courses en traîneaux ou en tanantass durant les longues nuits d’hiver ou les longues journées d’été, c’est un besoin de comparer l’un à l’autre le climat et l’homme, de trouver le lien qui les unit. Il y a entre eux assez de ressemblances accusées pour qu’on n’ait point à craindre de se perdre dans une vaine recherche. S’il est difficile de remonter sûrement jusqu’à la source cachée des passions et des penchans, il devient promptement sensible à l’observateur que chez le Russe il faut attribuer à la nature bon nombre de qualités ou de défauts, rejetés ordinairement sur la race, sur l’histoire ou sur la religion.


I

Pour déterminer le rôle de la nature dans la formation du caractère russe, il faut remonter dans la moitié septentrionale de la Russie actuelle, dans la zone qui a servi de berceau au Grand-Russien et formé le noyau de l’ancienne Moscovie. Grâce aux incursions tatares, cette région est tout entière au-dessus du 54e degré de latitude. Là outre Novgorod et Pskof, qui à tous égards composent à l’ouest un groupe à part, se rencontrent Tver, Iaroslaf, Kostroma, Vladimir, Souzdal, Riazan, Toula et toutes les anciennes capitales des kniazes russes, décrivant comme un cercle autour de Moscou. C’est là une contrée essentiellement continentale, plus froide que Pétersbourg et à climat plus extrême, où la température moyenne de l’hiver est de 9 à 10 degrés centigrades au-dessous de zéro, celle du mois le plus froid de 11 à 12, c’est-à-dire de 13 à 14 degrés plus basse que celle de Paris. C’est, en dehors de la Scandinavie et de l’Ecosse, l’une et l’autre réchauffées par deux mers, la seule région des deux hémisphères ayant une population sédentaire et agricole dans ce voisinage du cercle polaire. À cette distance de la mer et de l’équateur, elle n’est habitable que grâce à son peu d’élévation.

L’action d’un tel climat sur la vie et le corps de l’homme doit être énorme, nous le sentons ; mais nous avons peine à le démontrer. Depuis un siècle ou deux, on a en Europe beaucoup discouru, beaucoup écrit sur les effets politiques du climat : il n’y a point de sujets qui reviennent aussi souvent et sur lesquels nous sachions moins ; l’habitude d’en parler nous fait illusion sur notre ignorance. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons même déterminer scientifiquement les effets directs de la nature extérieure sur l’organisme et le tempérament. Montesquieu a le premier essayé de donner une théorie politique des climats ; mais cette tentative, appuyée sur des récits de voyages infidèles et sur des observations incomplètes, était prématurée. Depuis le siècle dernier, la science, qui a éclairé tant de questions, n’a guère jeté de lumière sur celle-ci. L’effet le plus général du froid sur la vie végétale ou animale est l’engourdissement, parfois la suspension de l’activité vitale. La sève s’arrête dans les plantes, le sang se ralentit ou se ramasse dans les veines des animaux. Beaucoup passent l’hiver dans un état de somnolence, et pendant les mois les plus froids se couchent dans une tombe temporaire. L’homme échappe à cette demi-mort de l’hivernage qui, à côté de lui, ensevelit des animaux tels que l’ours ; il y échappe par son industrie et sa civilisation autant que par sa constitution sans éviter entièrement ce refroidissement du sang et de la vie si général dans la nature. Montesquieu faisait des pays du nord la patrie de l’activité, du courage, de la liberté. Cet axiome peut être vrai pour les pays où le froid est modéré, il est contestable pour ceux où il dépasse certaines bornes. Dans le nord, l’extrême froid arrive à des effets analogues à ceux de l’extrême chaleur dans le midi, de même que dans les contrées tropicales au sommeil de l’hivernage correspond celui de l’estivation dans les saisons ou aux heures les plus chaudes de l’année. Stimulant pour les poumons et pour l’activité, quand il reste dans certaines limites, le froid devient déprimant lorsqu’il atteint un degré trop bas ou une trop longue durée. Il peut alors disposer à une certaine indolence physique et morale, à une sorte de passivité du corps et de l’âme ; à l’excitation des premières gelées peut succéder la torpeur des grands froids. L’hiver a sa paresse comme l’été, le nord comme le midi, le feu exerce dans l’un la même fascination que l’ombre dans l’autre, et invite de même au repos ou à la nonchalance. Le poids seul des vêtemens alourdit, et les formes longues embarrassent. Le nord garde cependant un grand, un immense avantage. Si le froid conseille à l’homme le repos, il l’y condamne rarement ; l’action est un des remèdes contre lui. Au lieu de diminuer les besoins, le nord les accroît ; au lieu de les atténuer, il les développe et par là incite au travail. S’il porte au sommeil, le froid tue celui qui s’y abandonne ; Il s’en faut du reste qu’en Russie, à la latitude de Pétersbourg ou de Moscou, le froid soit souvent insoutenable au dehors, et contraigne le Russe à demeurer comme le Lapon ou l’Esquimau enfoui dans sa cabane. Quand l’air est calme, — et par les grands froids il l’est généralement, — une température de 25 à 30 degrés centigrades au-dessous de la congélation est fort supportable ; une de 40 ou 42, ce qui est la moyenne des mois les plus froids, donne souvent un temps fort beau, même fort agréable et très propre à l’activité extérieure. Sous ces latitudes, c’est le mouvement de l’air, le vent, et non le degré de la température qui produit la sensation du froid et le rend pénible. L’hiver a ses travaux comme il a ses plaisirs, le traînage, le patinage, les montagnes de glace, plaisirs qui donnent le sentiment le plus intense du mouvement et de la vie. En Russie, comme partout, l’hiver est la saison des villes, du monde et des fêtes. Dans les campagnes, c’est la saison des charrois, ce qui est une grande affaire dans un pays où les distances sont le grand obstacle. En été, le paysan n’a que des routes insuffisantes par leur nombre, leur construction ou leur entretien ; en hiver, la neige lui en fait de magnifiques dans tous les sens, et c’est alors que les chemins s’animent. Le traînage est cependant interrompu par le dégel ; souvent, ce qui est une calamité, le défaut de neige en retarde longtemps l’établissement. C’est pendant ces alternatives de froid et de dégel, pendant la période d’insuffisance des neiges que le paysan est le plus fréquemment contraint à la vie close, et que, borné aux travaux de l’intérieur, il est le plus exposé aux tentations de l’oisiveté. Ce sont ces longs loisirs de l’hiver qui ont créé dans le nord tous ces petits métiers dont vivent tant de villages russes, et qui à leur tour ont enfanté le commerce ambulant et les nombreuses foires ou s’échangent les produits de ces industries villageoises.

Il y a dans le nord, en dehors de l’action directe du froid sur les organes, une raison qui fait au travail des conditions moins favorables que dans les pays tempérés : ce sont les alternatives et l’opposition violente des saisons. S’il nous est difficile d’en déterminer les effets physiologiques, nous apercevons un peu plus clairement quelques-uns des effets économiques du climat. Un des grands esprits de l’Angleterre, H.-Th. Buckle, a remarqué que les peuples vivant dans les latitudes élevées n’avaient point pour le travail le même goût, la même énergie que les habitans d’un climat moins rigoureux. Il attribue ce défaut à l’interruption forcée du travail pendant l’hiver, qui, par la sévérité du temps et parfois par la brièveté des jours, brise chaque année pendant des mois entiers la chaîne des occupations agricoles. Cette intermittence du travail, due aux brusques variations de l’atmosphère, lui donne quelque chose de décousu et d’instable qui réagit sur le caractère des populations, et nuit à l’esprit de suite et aux habitudes de régularité. A cet égard, Buckle allait jusqu’à comparer le nord au midi, le Danemark et la Norvège au sud de l’Espagne et de l’Italie, où l’interruption du travail pour des causes opposées, la chaleur ou la sécheresse, produit des effets analogues. S’il y a là de l’exagération, il n’en reste pas moins vrai que le nord oppose à l’agriculture et à l’industrie des difficultés particulières en mettant le travail dans la dépendance d’un climat à la fois rigoureux et capricieux, et peut-être ces inconvéniens s’étendent-ils jusqu’au caractère. Les étrangers qui ont fait travailler en Russie ont généralement remarqué qu’ainsi que les hommes du midi, le Russe était plus capable d’un vigoureux effort que d’un travail long et soutenu. Avec une plus grande vivacité, héritage probable du sang slave, il montre souvent moins d’activité que les peuples du nord de race germanique ; il laisse même voir souvent, surtout dans les classes inférieures, moins de goût pour le mouvement corporel. Il semble ne l’aimer que dans la course rapide des traîneaux ou des voitures, dont la vitesse étonne parfois l’étranger, mais qu’il faut attribuer au froid, qui presse d’arriver et donne l’habitude d’allures précipitées. On a souvent été frappé du peu de penchant des paysans russes pour l’exercice et l’activité physique ; pendant leurs nombreuses fêtes, leur principal plaisir semble être le repos et l’immobilité. Leur jeu corporel favori est la balançoire, qu’ils ne lancent pas hardiment dans les airs comme nos enfans, mais dans laquelle ils se contentent de se bercer mollement à l’aide d’une corde. Leurs danses les plus usuelles, telles que le khorovod, sorte de ronde chantée qui paraît provenir d’anciens rites païens, sont lentes et d’une indolence monotone. Le climat et la race sont probablement pour quelque chose dans cette disposition ; l’état de civilisation et le régime même du peuple y sont aussi pour beaucoup.

Le principal effet physiologique du froid est d’activer la respiration, de déterminer dans les poumons et dans le sang une combustion plus intense, et par suite d’exiger pour l’entretien de la chaleur intérieure et de la vie des alimens plus substantiels. Plus on approche du pôle, plus il faut à l’homme une nourriture riche en carbone et en azote, une nourriture animale. Or dans les pays de l’extrême nord, par l’effet même du froid, la fertilité du sol est rarement en rapport avec les exigences du climat. Nulle part cela n’est plus sensible que dans la moitié septentrionale de la Russie, peu propre à la culture du blé, et soumise pour l’élevage du bétail à des obstacles inconnus des pays tempérés. Dans toute cette région, la terre accorde difficilement à l’homme la nourriture que réclame le ciel : un tel manque d’équilibre entre les ressources et les besoins a exercé une fâcheuse influence sur le tempérament du peuple russe. La masse de la nation a été condamnée à un régime maigre, presque entièrement végétal. Sous un climat du nord, elle a vécu comme un peuple du midi ; l’usage de la viande, de la viande de porc même, ne fait que commencer à s’introduire dans l’alimentation du peuple. Bien que depuis l’émancipation il se soit déjà fait de ce côté de sérieux progrès, le plus grand nombre des paysans ne goûte encore à la viande qu’aux jours de fête. Le fond de l’alimentation est toujours le pain de seigle, le gruau et le stchtchi, sorte de soupe aux choux fermentes, qui est le mets national par excellence. On y joint des champignons desséchés et du poisson gelé ou salé, deux choses dont il ne se fait nulle part une aussi grande consommation qu’en Russie. Une religion venue du sud avec des jeûnes orientaux, dont les siècles n’ont pas adouci la rigueur, a augmenté le mal provenant de la nature. Cependant les exigences du climat ne se pouvaient entièrement éluder ; la boisson a pourvu au défaut de nourriture. Les Russes ont deux boissons nationales : le kvass, sorte d’eau panée légèrement fermentée, et le thé, dont en Russie l’usage est aussi général qu’en Chine, et qui depuis des siècles y rend des services inestimables. La bouilloire à thé, le samovar de cuivre, est toujours le premier ustensile d’un ménage : il n’est si pauvre cabane qui en soit dépourvue. Le thé, surtout dans un pays où l’eau est souvent de médiocre qualité, est d’un grand secours ; mais sous ce ciel ce n’est point un tonique suffisant. On y ajoute l’eau-de-vie de grain, la pâle, la blanche vodka. Il y a longtemps que l’on a remarqué que l’ivrognerie va en augmentant avec le degré de latitude. Le goût de l’alcool est aussi naturel chez le paysan russe que la sobriété chez le Sicilien ou l’Andalou ; c’est le défaut du climat plus que le vice de l’homme. Tant qu’il n’aura pas un meilleur régime, l’eau-de-vie sera pour le mougik un remède malsain, mais difficile à remplacer. Ce qui est le plus à regretter, ce n’est pas qu’on n’en puisse proscrire l’emploi, c’est qu’on ne le puisse régler, c’est qu’en un jour de débauche il faille voir absorber (les Russes ne boivent pas les liqueurs, ils les engloutissent d’un trait) des quantités de vodka qui, sagement réparties, serviraient à la santé du paysan au lieu de tourner à son abrutissement. Ces tristes résultats physiologiques en amènent d’autres économiques non moins défavorables. La pauvreté de son régime diminue chez le paysan russe la capacité du travail, et avec l’énergie du travail elle lui en enlève le goût et le besoin. Habitué à une faible nourriture, il finit par s’en contenter ; comme l’habitant du midi, il suffit à ses maigres besoins avec un médiocre labeur et laisse sa paresse profiter de ses habitudes de frugalité. Il perd ainsi le principal avantage des pays du nord, le stimulant de la nécessité, et ne le recouvre qu’à mesure que la civilisation développe ses besoins avec ses goûts.

Un tel régime, sous un tel climat, ne peut manquer d’avoir une regrettable influence sur le tempérament et sur la durée même de la vie. Les effets en sont visibles dans les statistiques de la population, Là se rencontrent les deux extrêmes, une de ces anomalies qui en Russie nous ont fait ériger le contraste ; en loi. C’est un des pays où la mortalité est las plus grande, la vie moyenne la plus courte, et c’est, un de ceux où il y a le plus de cas de longévité, où la vie humaine atteint au terme le plus reculé. Cette opposition est surtout frappante dans les contrées du nord. Dans le gouvernement de Novgorod par exemple, sur une population d’un million d’âmes, il est mort en une année (1871) vingt-neuf-centenaires, ce qui en suppose davantage en vie[2]. A côté de cela, dans toute la Russie, le nombre des hommes qui dépassent trente-cinq ans est plus faible qu’en France, le nombre de ceux qui dépassent soixante plus de deux fois moindre[3]. C’est surtout sur les enfans que frappe la mortalité. Sous ce ciel, l’apprentissage de la vie est plus pénible, l’enfant a besoin de plus de soins, et les soins sont moins aisés à lui donner ; il souffre de la difficulté de prendre l’air, de la difficulté de l’allaitement artificiel, il souffre même des distances qui, dans la saison des travaux des champs, forcent sa mère à l’abandonner pendant de longues heures. Les enfans délicats sont condamnés à une mort précoce ; les plus forts survivent seuls pour être soumis chaque année à une épreuve qui chaque année est fatale à beaucoup. Il y a par la main de la mort un triage successif qui, à force d’éliminer les faibles, ne laisse debout pour la vie et la reproduction de la race que les plus robustes. Si la population rencontre dans ces épreuves périodiques du climat un grand obstacle à son développement, on peut espérer qu’étant mieux armée contre la nature elle lui saura un jour mieux résister. Les cas de longévité suffisent à montrer que, si sévère qu’il soit pour la faiblesse, le climat n’est point hostile à la vie, et ils font entrevoir qu’avec une meilleure hygiène et un meilleur régime la durée moyenne de l’existence pourrait beaucoup s’accroître.

Il semble que, dans une population soumise à cette sorte de sélection successive, la vigueur du tempérament doive être commune ; malheureusement il est loin d’en être toujours ainsi. Dans ce pays de hautes tailles et de fréquente longévité, où l’on voit des hommes de près de six pieds vivre plus de cent ans, la force est souvent plus apparente que réelle. Ce climat, qui en peu d’années corrode le granit, ébranle les constitutions qu’il ne détruit pas. Il n’éteint point l’activité vitale, il ne condamne point le corps ou la race à une précoce dégénérescence, comme dans les régions tropicales ; mais à la longue il est souverainement déprimant, débilitant. Le tempérament lymphatique est le plus général en Russie. Les scrofules sont fréquentes, les maladies contagieuses communes, faciles à gagner, malaisées à guérir. Ce qui est le plus à redouter, ce ne sont pas les grands froids, ce n’est même pas le contraste des rigueurs de l’hiver et des ardeurs de l’été, ce sont les saisons intermédiaires, le printemps et l’automne, avec leurs longues alternatives de gelées et de dégel qui durent souvent des mois, avec leurs brusques variations de température qui, en une journée, peuvent atteindre 20 degrés. Dans ces oppositions et cette instabilité du climat, toutes les maladies, toutes les épidémies trouvent des conditions favorables, encore accrues par l’insuffisance de l’alimentation. Grâce à une plus grande sécheresse de l’air dans le centre et dans l’est au moins, les maladies de poitrine sont moins fréquentes qu’en Angleterre. En revanche, la petite vérole, les fièvres typhoïdes, les fièvres puerpérales, les angines et bien d’autres maladies font chez cette population mal nourrie, mal logée, de périodiques ravages. Si les hautes classes ont un régime alimentaire mieux en rapport avec le climat, leur genre de vie leur en enlève souvent le bénéfice. Nulle part l’ordre naturel de la veille et du sommeil n’a été à ce point renversé, nulle part on ne fait à ce point de la nuit le jour, et peut-être est-ce encore une conséquence indirecte du climat qui dans le nord supprime tour à tour le jour ou la nuit, ou exagère démesurément l’un aux dépens de l’autre. A l’influence débilitante du climat se joignent ainsi des habitudes qui tendent à exagérer la sensibilité nerveuse. Pour la plus grande partie de la population, qui fait entrer la viande dans sa nourriture habituelle, cet aliment substantiel a peut-être perdu quelques-unes de ses qualités par suite du procédé au moyen duquel on le conserve. En Russie, on fait geler au commencement de l’hiver la viande et le poisson dont on a besoin pour la saison ; cela facilite singulièrement les transports et les approvisionnemens ; mais il n’est pas impossible que cette viande qu’on fait dégeler au moment de l’apprêter soit moins salutaire que de la viande fraîche.

Les précautions mêmes que le climat oblige à prendre sont peu saines. Pour résister à l’hiver, il faut vivre dans une atmosphère lourde, épaisse, d’air vicié rarement renouvelé ; contre le grand froid, il faut accumuler d’avance des provisions de chaleur et se faire dans la maison, avec du bois et des poêles, un climat artificiel plus chaud que celui que le soleil donne au midi de l’Europe en été. Plus la température est basse au dehors, plus elle doit s’élever au dedans. Derrière leurs doubles fenêtres enduites de mastic pour toute la saison, les habitans des villes changent leurs maisons en serres tièdes, où ils respirent le même air que les plantes des tropiques, dont ils aiment à embellir leurs demeures. Dans sa cabane de bois, souvent entourée d’un rempart de fumier pour empêcher le froid d’y pénétrer, le paysan s’entasse avec toute sa famille autour d’un énorme poêle, sur lequel tous dorment la nuit. De cette atmosphère énervante, il faut chaque jour passer à l’air glacial du dehors ; après avoir fait provision de chaleur pour le sang et les membres, il faut faire provision d’air pour les poumons. Ainsi l’on va pendant plusieurs mois, traversant sans cesse, de la maison à la rue, des intervalles de 40 à 55 degrés centigrades, comme si l’on passait plusieurs fois dans la même journée de l’été du midi à l’hiver du nord, des bords de la Mer-Rouge à ceux de la Baltique. Le corps, grâce aux fourrures imprégnées de chaleur, supporte sans souffrance, parfois presque sans s’en apercevoir, ces perpétuels voyages d’une zone dans l’autre ; à la longue, la constitution ne s’en ressent pas moins.

Le climat n’est guère plus favorable à la propreté qu’à la santé. Les maisons, dont l’hiver clôt hermétiquement toutes les ouvertures, sont difficiles à tenir propres. Les poêles, uniquement employés pour le chauffage, ne peuvent purifier l’air des chambres dans lesquelles ils ne s’ouvrent pas. Les familles riches ou aisées remédient à ce défaut par la grandeur des appartemens, qu’on laisse librement communiquer ensemble, et où l’on brûle fréquemment des parfums. Le paysan est condamné à vivre dans une atmosphère étouffante et malsaine. L’air chaud et fétide de ses cabanes fait éclore des myriades d’insectes, et les parasites de toute sorte y pullulent. Au dehors, les immondices jetées autour de la maison disparaissent dans les neiges pour retrouver leurs mauvaises odeurs au printemps. Dans les villes mêmes, elles ne peuvent pas toujours s’écouler par les égouts que ferme la glace ; rendues inoffensives par la gelée, elles se conservent longtemps, et aux premiers jours de chaleur remplissent les rues d’exhalaisons fétides. Rien n’égale la puanteur du dégel russe dans les villes. La neige, qui, sous les traîneaux, ressemble à du sable ou à du verre pilé, se transforme en une boue épaisse, nauséabonde, dont les pieds rapportent les émanations dans les maisons.

La nécessité de rester toujours couvert est elle-même pour le peuple un obstacle à la propreté. Le paysan dort tout habillé et passe la nuit dans le même touloup de mouton que le jour. Il est vrai qu’il prend un bain de vapeur chaque semaine, le samedi, avant la fête dominicale. Malheureusement il est obligé de remettre ses vêtemens remplis de vermine ; il ne se déshabille guère et ne change de linge, quand il en porte, que ce jour-là ; souvent, n’en ayant pas d’autre, il lave lui-même sa chemise après le bain, avant de l’endosser de nouveau. Chaque village a ses étuves, de misérables baraques de bois, où l’on obtient la vapeur en versant de l’eau sur une sorte de fourneau de pierres qu’on fait rougir ; quelques planches inclinées servent de couches aux baigneurs, et des poignées d’écorces de tilleul tiennent lieu d’éponges et de gants de crin. Venu des Grecs ou des anciens Slaves, cet usage sert peut-être plus à la santé qu’à la propreté. Ce bain de vapeur, souvent suivi d’un bain de neige, ou d’eau glacée, est un stimulant énergique sous un climat débilitant ; c’est le seul, après l’alcool, que se puisse donner le mougik, et il remplace pour lui les eaux minérales, auxquelles pour les mêmes raisons les Russes des hautes classes recourent plus que tout autre peuple dans la belle saison. Ce bain hebdomadaire n’a qu’un inconvénient, c’est qu’une fois que le corps s’y est fait, il ne peut plus s’en passer.

L’opinion qui attribue plus de moralité aux peuples du nord n’est pas toujours plus fondée que celle qui leur reconnaît une plus grande propreté ; l’une et l’autre dépendent autant du degré de civilisation que du degré de latitude. En Russie, le climat est peu favorable, si ce n’est à la moralité, au moins à la délicatesse des mœurs. le grand nombre et la précocité des mariages diminuent les chiffres des enfans naturels, base du reste assez équivoque pour juger de la moralité ; mais il est à remarquer qu’en Russie, pour des causes diverses, le nombre des naissances illégitimes est beaucoup plus considérable dans le nord que dans le midi, bien que le premier soit plus dépourvu de villes[4]. La réclusion de l’hiver, les longues nuits, l’entassement de la famille dans la même pièce autour du même foyer, le sommeil en commun sur le dos du large poêle qui sert de lit à toute la maison, étaient peu favorables à la sainteté de la vie domestique. Il en résultait parfois des vices graves au temps encore récent où plusieurs ménages vivaient ensemble sous le toit du chef de famille ; de pareils dangers, joints à d’autres abus d’autorité, rendent désirable en Russie l’abolition de ces coutumes patriarcales. L’usage des bains en commun, alors même que les deux sexes étaient rigoureusement séparés et qu’il ne s’y passait aucune de ces scènes que d’anciens voyageurs leur ont reprochées, cet usage si salutaire a pu contribuer à développer chez le paysan une certaine grossièreté. Chez les deux sexes, la décence en Russie semble moindre qu’en Occident, la pudeur y est moins vive, et les hommes, si ce n’est les femmes, y sont moins embarrassés de leur nudité. Le voyageur en est frappé dans certains bains de mer, sur la Mer-Noire par exemple ; dans les rivières, près des villes du Don et du Volga entre autres, il n’est pas rare de voir des filles ou des femmes se baigner sans costume dans des endroits peu écartés. Si dans le nord le tempérament est plus froid, si, comme on le dit, les sens y sont plus émoussés, il y a souvent aussi moins de délicatesse dans les sensations et dans les sentimens,


II

L’influence directe du climat sur l’organisme et sur les habitudes, sur les conditions physiques et économiques de la vie, n’est pas la seule, et, pour être la plus apparente, n’est pas toujours la plus profonde. La nature exerce indirectement une action considérable sur les idées, sur les sentimens, sur le caractère tout entier, par les passions qu’elle provoque et les facultés qu’elle met en jeu. La première remarque que suggère le sol de la Grande-Russie, c’est que la vie y est plus que partout ailleurs une lutte contre le climat, lutte corps à corps contre un ennemi toujours présent et jamais vaincu. Sous ce ciel, l’homme ne peut, comme dans nos climats tempérés, oublier son adversaire ; il n’en peut triompher complètement, et, tout en lui disputant pied à pied le terrain, il doit souvent céder à une force supérieure. De là plusieurs des traits en apparence opposés du caractère national russe. Cette guerre est une école de patience, de résignation, de soumission, en même temps que de persévérance et d’énergie. Ne pouvant rejeter de sa tête le joug de la nature, le Grand-Russe a supporté plus patiemment celui de l’homme ; le premier l’a plié au second. La tyrannie du climat l’avait préparé à celle que lui a imposée l’histoire. Tout son effort étant de vivre, le despotisme lui a paru moins lourd. Il ne faut point adopter sans distinction l’ancienne théorie qui vouait les peuples du nord à la liberté, ceux du sud à la servitude. A une certaine latitude, dans un ensemble donné de conditions physiques, le nord peut courber les âmes comme les corps, et la civilisation seule être capable de les redresser. Le grand avantage du nord est que chez lui cette efficacité libérale de la civilisation est toujours possible, tandis que dans les contrées tropicales : le succès final même en est douteux.

Une des qualités que le climat et la lutte contre la nature ont le plus développées chez le Grand-Russien, c’est le courage passif, l’énergie négative, la force d’inertie. L’endurcissement au mal est depuis longtemps l’idéal populaire du Grand-Russe. Ce sentiment se fait jour dans un vieux jeu national, une sorte de lutte à coups de poings qui, au lieu d’un assaut de force ou d’adresse, était un assaut de patience, le vainqueur étant non pas celui qui terrassait son adversaire, mais celui qui recevait le plus de coups sans demander grâce. La vie, d’accord avec l’histoire, a formé le Grand-Russe à un stoïcisme dont lui-même ne comprend pas l’héroïsme, stoïcisme provenant d’un sentiment de faiblesse et non d’un sentiment d’orgueil, et parfois trop simple, trop naïf, pour paraître toujours digne. Personne ne sait souffrir comme un Russe, personne mourir comme lui. Dans son tranquille courage, devant la souffrance et la mort, il y a de la résignation de l’animal blessé ou de l’Indien captif, mais relevée par une sereine conviction religieuse.

La première fois que nous avons rencontré le paysan russe, c’était en Palestine au mois de mars, au commencement du carême. Nous campions sous la tente au bord des étangs de Salomon, aux environs de Bethléem. La nuit fut agitée par une de ces tempêtes de vent et de pluie assez fréquentes en Syrie dans cette saison. Nous avions été rejoints par un groupe de ces pèlerins russes qui parcourent la terre-sainte en troupe, à pied, un bâton à la main, sans autre bagage qu’une besace et une écuelle. C’étaient tous des paysans ; il y avait parmi eux des hommes et des femmes, et la plupart étaient âgés. Fatigués par les privations d’un long voyage et d’une longue marche, ils cherchaient le long de nos tentes ou au pied de murailles en ruines un abri contre les rafales de pluie qui les pénétraient. A l’aube, ils voulurent regagner le couvent grec de Bethléem ; mais, bien que la distance ne fût que de quelques kilomètres, le froid, la faim, la lassitude, empêchèrent plusieurs d’y arriver. Quand leurs forces étaient à bout, ils se laissaient tomber à terre, et les autres passaient en silence à côté, les abandonnant comme ils s’abandonnaient eux-mêmes. Nous les suivîmes de près à cheval, transis, fatigués aussi, et allant chercher un refuge au couvent latin de Bethléem. Nous rencontrâmes ainsi deux de ces mougiks couchés sur le sol dans le sentier changé en ruisseau. On essaya en vain de les relever, de les ranimer avec une liqueur, de les mettre à cheval : ils semblaient ne vouloir que mourir. Arrivés à Bethléem, nous pûmes envoyer à leur recherche : on avait déjà enterré dans la matinée un homme et deux femmes russes trouvés morts sur les chemins des environs. C’est avec le même sentiment, le même calme et doux fatalisme qu’au temps de la guerre de Crimée les soldats russes se laissaient acheminer à travers les steppes du sud, marchant jusqu’à l’épuisement et mourant le long des routes par centaines de mille, sans un cri de révolte, sans une plainte, sans un murmure.

De cette lutte contre le climat, qui l’a si bien formé à la résignation, sont venues au Grand-Russe deux tendances, deux qualités opposées. Comme elle lui a communiqué une singulière alliance de force et de faiblesse, de ténacité et d’élasticité, cette guerre avec la nature lui a donné un curieux mélange de rudesse et de douceur, d’insensibilité et de bonté. En l’endurcissant pour lui-même, l’âpreté du monde physique lui a souvent appris à s’attendrir pour autrui. Sachant ce qu’est la souffrance, il compatit à celle de son prochain, et le secourt selon la mesure de ses forces. Les sentimens de famille, la bienfaisance pour les pauvres, la pitié pour les malheureux de toute sorte, sont parmi les traits les plus accusés du caractère russe. Contrairement au préjugé vulgaire, le Russe sous sa rude écorce est le plus souvent un homme affectueux, doux, tendre même ; mais rencontre-t-il un obstacle, entre-t-il en lutte avec un adversaire, la rudesse et l’âpreté reprennent le dessus. Habitué à un combat sans trêve contre une nature ennemie, il s’est fait aux dures lois de la guerre, et les applique avec une entière inflexibilité comme il les subit lui-même. C’est dans les luttes nationales, dans celles où l’existence même de la Russie semble en jeu, que se montre tout ce contraste. Dans les autres, comme dans la campagne de France en 1814 ou dans celle de Crimée, le Russe reste le plus généreux ennemi. Doux et prompt à la commisération comme homme privé, le Russe peut, dans ses luttes nationales ou civiles, devenir impitoyable comme soldat ou comme homme public ; mais après la victoire il redevient souvent aussi naïvement bon qu’il s’était montré naïvement dur et cruel. Dans le pays qui a eu le triste privilège d’attirer ses rigueurs, en Pologne, on entend parfois raconter des traits touchans de ce contraste de caractère. En voici un exemple qui nous a été redit par des Polonais. Dans une des funestes insurrections dont les suites pèsent encore si lourdement sur ce malheureux pays, un sous-officier russe cantonné dans une famille polonaise se permit d’embrasser l’enfant de la maison. La mère, qui alors était grosse, eut l’imprudence de donner à l’audacieux un soufflet. Au lieu de se fâcher ou de se plaindre à ses chefs, le bon Russe tendit l’autre joue, et se laissa mettre à la porte de la salle. Peu de temps après, il quittait la ville, et, s’étant fait informer par un camarade de la naissance du second enfant, il lui envoya de petits cadeaux pour son baptême. D’ordinaire le Russe comprend peu les résistances que l’espoir du succès n’encourage point ; accoutumé à se courber sous la fatalité, il trouve juste que les autres s’y soumettent comme lui. S’il n’a point le culte de la force, il en a le respect. Il existe quelque chose de cette alliance de sentimens chez les Allemands, surtout chez les Prussiens, bien que chez ces derniers le côté affectueux soit plus exclusif, plus tourné en dedans, plus égoïstement domestique, et que le côté rude et brutal soit plus en dehors, et se mêle à des calculs et à une morgue naturelle qui sont presque également étrangers aux Russes.

La qualité que la lutte contre cette froide et implacable nature a le plus développée chez le Grand-Russe, c’est l’esprit pratique et positif ; par là surtout, il se distingue du Petit-Russien et des Slaves occidentaux ou méridionaux. Cette qualité dominante se trouve partout chez lui, et tout sert à l’expliquer. Selon la remarque d’un écrivain russe[5], c’est dans les peines séculaires de la colonisation de la Grande-Russie que s’est formée cette disposition à voir en toutes choses le but immédiat et le côté réel de la vie. De là sont nés cet esprit de ressources, cette souplesse physique et morale, cette fertilité de moyens, ce tact des hommes et des choses qui distinguent le Grand-Russe. De cette lutte, qui, employant toutes ses forces, ne lui en laissait aucune pour de plus hautes recherches, lui est venue cette défiance des idées générales, ce dédain des conceptions théoriques, par lequel il contraste si vivement avec l’Allemand. Apparente dans les mœurs, les usages, la politique, les écoles, cette tendance n’est pas moins saillante dans les choses d’où elle semblerait devoir être le plus absente, la poésie et la religion. Les poésies populaires du Grand-Russe montrent peu de goût pour les abstractions ou les personnifications d’aucune sorte. Sa philosophie et sa littérature portent les mêmes traces. Nul peuple n’a l’esprit moins métaphysique, nul ne se préoccupe moins de l’essence des choses. Ses sciences favorites, celles qui déjà l’attirent le plus, sont les sciences physiques, les sciences naturelles et les sciences sociales. Il règne dans la nation, dans les sphères instruites comme dans les masses ignorantes, un positivisme plus ou moins réfléchi. La qualité qu’estime le plus le paysan russe est le bon sens ; le plus grand mal qu’il puisse dire du Polonais, c’est de l’appeler tête sans cervelle. Il y a peu de peuples aussi dépourvus de sentimentalité et s’en faisant davantage un mérite. Il y en a peu qui soient aussi en garde contre les tentations de l’enthousiasme. Aucun peuple n’est moins sujet à de subits entraînemens, aucun ne s’éprend moins de chimères, quelque nobles et brillantes qu’elles soient ; aucun n’est moins porté à se faire le champion d’une idée, le chevalier d’une cause désintéressée ou d’une nation malheureuse. Quand la politique russe a eu de ces airs de naïve générosité, en 1814 en France, en 1849 en Hongrie, c’était le fait de ses souverains, non celui de la nation, et sous ces nobles apparences de désintéressement se cachaient peut-être quelques calculs plus ou moins réfléchis, quelques combinaisons plus ou moins consenties. Avec une grande ambition matérielle et morale pour son pays, le Russe a l’esprit net, ennemi des aventures et des risques ; sachant se rendre compte de la force d’autrui et de ses propres faiblesses, il aime à ne rien compromettre et à marcher sûrement. Il a des sympathies et des antipathies nationales, mais ne se laisse conduire ni par les unes ni par les autres, et personne ne peut compter sur son appui ou son alliance, à moins qu’il n’y ait un intérêt bien sûr et un profit bien direct.


III

Rien n’est complexe comme le caractère d’un homme, à plus forte raison comme celui d’une nation ; après en avoir décrit une face, il faut décrire la face opposée, sous peine d’en donner une fausse ressemblance. La nature n’agit pas seulement sur le tempérament par le climat, par le régime et les habitudes, sur le caractère par les besoins qu’elle impose ou les facultés qu’elle développe, elle agit d’une manière non moins puissante sur l’imagination et l’âme tout entière par ses aspects, par les tableaux qu’elle présente, les impressions qu’elle éveille. La nature n’étant nulle part plus simple, plus une qu’en Russie, nulle part ces impressions ne sont plus nettes et moins sujettes à contestation. Une des premières qu’éprouve le voyageur est un sentiment de tristesse. Cette tristesse vient du ciel et du climat : les peuples du nord en sont tous plus ou moins atteints ; elle s’exhale non moins de la terre plate, une et monotone. Le fond de l’âme russe est mélancolique. Si l’ennui incurable, si le spleen britannique y est plus rare qu’en Angleterre, c’est que, tout en étant plus sévère, le climat est moins humide, mains nébuleux, c’est peut-être aussi que la tristesse du Russe est voilée ou dissipée par sa sociabilité, une des qualités les plus générales chez les Slaves, et une de celles qu’en Russie la réclusion même de l’hiver et ses longues nuits ont le plus contribué à développer. Le goût du Russe pour les distractions, pour le plaisir ou les émotions n’est souvent, comme chez d’autres nations du nord, qu’un effort pour échauffer une âme froide ou combler un vide intérieur. Son amour des voyages, sa passion pour le jeu, son penchant à l’ivresse, tiennent également de ce besoin de se fuir, de s’oublier ou de se tromper soi-même. Cet instinct est plus profond chez les classes qui sont restées plus près de la nature. C’est dans la poésie et la musique populaires, dans les pesny et les chansons de la Grande-Russie, dans ces airs d’un rhythme lent et en tons mineurs, que perce le mieux cette mélancolie du sol et du climats Entre les chants russes et les canzoni de Naples ou de Sicile, qui sont comme imprégnés de soleil, il y a toute la distance des antipodes. Cette teinte de tristesse douce colore dans les chants de la Grandes-Russie de nuances harmonieuses et délicates, le fond réaliste du caractère national ; avec les affections de famille et le sentiment même de la nature, c’est là une des principales sources de la poésie russe. Chez l’homme du peuple, cette mélancolie est, par une résignation inconsciente, jointe à une tranquillité, à une sorte de placidité qui surprend. Dans les jeux, dans les foules, dans l’ivresse même, le Grand-Russe est généralement paisible et peu bruyant. Parmi les hommes comme parmi les enfans, il y a peu de luttes, peu de tumulte. La foule est silencieuse comme la nature, comme la neige qui dans les rues des villes éteint tout bruit.

La tristesse chez le Russe vient d’une source profonde d’où découle avec elle une secrète humilité. Représentons-nous les impressions séculaires des colons de l’Occident durant leur lent établissement sur le sol de la Grande-Russie. Devant ces espaces aussi illimités que la mer, l’homme se sentait petit. La conscience de sa force et de son individualité s’affaiblissait devant l’amplitude de la terre qui l’environnait, et que jusqu’à notre temps il se trouvait incapable de remplir, incapable de faire vivre pour lui. Ces lacs et ces marais sans bornes ou sans nombre, ces fleuves dont aucun pont ne pouvait joindre les rives, ces forêts sans fin, ces steppes sans horizons, lui rappelaient son infériorité.

Si l’on analyse les principaux traits extérieurs de la nature russe, on voit que toutes les impressions qui en sortent se résument en un contraste : les tableaux qui se présentent à l’homme dans la Grande-Russie lui montrent sa propre petitesse sans lui rendre sensible la puissance de la nature. C’est par l’étendue seule que la terre y diminue l’homme : elle lui offre ce qui distend et élargit l’imagination, sans lui fournir, comme dans le midi, ce qui la remplit et l’enrichit, ce qui la dispose à cette riche poésie que nous admirons dans les poèmes de l’Inde ou de la Grèce. Plate et nue, terne et inerte, cette nature a peu de stimulant pour l’esprit, et est peu favorable à la poésie et à l’art. Elle laisse l’imagination flasque et lâche au lieu de la rendre forte et féconde ; elle la porte à des rêves vagues, indéfinis et vides comme elle-même, non à des conceptions puissantes ou à de vivantes images. À ce point de vue, par sa maigre fertilité même, le sol de la Grande-Russie est inférieur au désert dans sa nudité, où rien au moins ne diminue l’impression de l’immensité. C’est cette vacuité de l’imagination qui l’empêche de demeurer maîtresse et de prendre le dessus sur le sens pratique et réel développé par les besoins de la lutte avec le climat. Le sol de la Grande-Russie est dépourvu de tous les spectacles grandioses qui exaltent ou étonnent l’esprit ; elle n’a ni les montagnes, ni la mer, et manque de l’excitation que donne à l’individualité la vie de la mer et des montagnes. Les forêts basses et clair-semées n’ont point de majesté ; les nombreux lacs ont des bords plats comme des mares. La Russie est privée des grandes scènes du nord ; elle n’a ni les côtes battues par les vagues, ni les îles de glace, ni les golfes et les fiords aux replis sans fin, ni les rochers de granit, ni les glaciers, ni les torrens et les cascades. Elle n’a rien de cette puissante nature septentrionale sous l’influence de laquelle s’est formée la rude mythologie du nord ; elle a peu de ce qui stimule la personnalité.

La nature russe a deux caractères opposés : l’amplitude et la vacuité, l’étendue de l’espace et la pauvreté de ce qui l’occupe. Sur des surfaces énormes, elle ne montre ni variété de formes, ni variété de couleurs. Il y a une égale indigence de grandeur et de force dans la nature vivante et dans la nature inanimée. Le pittoresque est absent ou réduit à une échelle mesquine que la fatigue seule fait admirer à l’œil. En hiver comme en été, le voyage dans ces plaines mamelonnées, où les villes et les villages sont rares, donne presque le même sentiment de satiété qu’une traversée en mer. On peut pendant de longs trajets en chemin de fer où en bateaux à vapeur fermer les yeux le soir et les rouvrir le lendemain sans s’apercevoir que l’on a changé de place. L’œil trouve peu où se reposer. Les rares beautés de la nature sont concentrées au bord des fleuves, où quelques villes étagées avec leurs vieilles murailles et leurs coupoles de couleur, ainsi que Kief, les deux Novgorod, Pskof, Kazan, offrent de loin un spectacle imposant. La grandeur même des rivières en diminue le charmé : en vain ont-elles sur une de leurs rives une falaise assez élevée, parfois couverte de grands arbres ; ces falaises sont d’ordinaire trop basses pour la largeur du fleuve et sont écrasées par elle. Cette disproportion gâte le plus beau passage du Volga, dans son grand coude de Samara, entre Stavropol et Sysrane, alors qu’il se creuse une route entre deux chaînes de collines plus hautes que celles de la Seine, du Danube ou du Nil : le fleuve, étant plus large que les collines ne sont hautes, les rapetisse et leur enlève de leur effet. Tout souffre en Russie de ce manque de relation entre la coupe verticale et le plan horizontal des paysages. Ce qui est peut-être le plus réellement pittoresque, ce sont quelques lacs dans les bois, quelques ravins découpes par les eaux de la fonte des neiges, quelques gorges étroites où, comme la Vilia à Vilna, serpente une rivière entre des arbres.

Sur ce sol sans relief s’étale une végétation de peu de variété comme de peu de vigueur. La nature répète partout les mêmes espèces comme les mêmes objets, les mêmes plantes et les mêmes arbres, et les répète avec une égale pauvreté. L’homogénéité des conditions de la vie entraîne l’uniformité des êtres vivans, la rigueur du climat leur faiblesse et leur débilité. La nature libre a dans la Grande-Russie la monotonie qu’ailleurs l’homme donne à la nature asservie ; elle n’en a pas l’air de force et de santé. A cet égard, les polessia, la zone boisée, qui comprend la plus vaste et la plus vieille partie de la Grande-Russie, diffère à peine de la zone déboisée. Les forêts sont aussi tristes que les steppes, peut-être plus pauvres d’aspect, car au printemps les steppes ont leur luxuriante végétation herbacée. Les beaux arbres sont rares et ne se rencontrent guère que dans quelques contrées privilégiées du centre ou de l’ouest. Ce sont les mêmes essences qu’en Suède et en Norvège, mais elles n’y ont pas la même vigueur. Au lieu de l’idée de la richesse et de l’énergie de la nature, ces forêts donnent celle de l’impuissance et de l’indigence : elles donnent le sentiment du sommeil et de l’épuisement au lieu de celui de la fécondité et de la vie. Tantôt les arbres sont malingres et rabougris, petits en ayant l’air d’être vieux, tantôt ils sont minces et longs sans être hauts, tous de même taille et de même grosseur, jetant peu d’ombre sur la terre nue au-dessous d’eux. C’est l’éternel contraste du pin au tronc rouge avec le bouleau à l’écorce blanche, — le pin droit et nu avec une maigre tête, le bouleau aux rameaux ténus, au feuillage grêle. Les champs et, les prés offrent encore moins de diversité d’aspects que les bois. La terre n’y reçoit point de la main de l’homme la vie et la variété qu’il lui prête parfois ailleurs. La campagne cultivée a la même monotonie que la végétation spontanée. Partout il y a peu de ces cultures différentes et mélangées qui donnent tant d’animation aux campagnes. C’est comme le même champ qui se prolonge à l’infini, interrompu seulement par de vastes jachères. Point de hameau, point de maison ou de ferme isolée. Dans les steppes comme dans les forêts, le Russe semble avoir peur de se trouver seul dans l’immensité qui l’environne. Le mode de propriété commune augmente le défaut de la nature ; il prive la Russie de ces enclos, de ces haies aux formes capricieuses qui sont pour beaucoup dans le charme des campagnes d’Angleterre et de Normandie. Rien ne saurait rendre la triste platitude, le morne ennui, le manque de vie de ces terres communes, de cette campagne impersonnelle et socialiste où les champs sont confondus ou coupés en longues bandes égales et régulières.

Ce goût pour l’association et la propriété en commun, pour ce que le Russe appelle la vie Cartel, a souvent été attribué au sang slave. Il est plus probable qu’il a ses principales sources moins dans la race que dans la nature d’un côté, dans l’état de civilisation de l’autre. La persistance des communautés agricoles et ouvrières dans la Grande-Russie, ce besoin de se rapprocher, de se grouper pour vivre, n’a certainement pas été sans lien avec cette froide immensité où l’homme isolé se sentait comme perdu et impuissant.

Aux mêmes racines tient un penchant qui prend une direction contraire : c’est le goût d’aventure, de voyage, de vagabondage, ce que chez Les Russes on a appelé du grand mot de goûts nomades. Il est facile d’expliquer le peu d’amour du paysan pour le travail de la terre, son peu d’attachement pour le sol ingrat et triste de la vieille Moscovie, bien que, si le mougik mérite ce reproche, souvent exagéré, il faille en accuser pour une bonne part les institutions, le servage et la propriété commune. En général, les peuples du nord ont moins d’attachement pour le sol que ceux du midi. L’émigration leur coûte moins ; on le voit par l’Allemagne du nord, on le voit surtout par les pays Scandinaves, qui, avec une population peu nombreuse, envoient chaque année au Canada et aux États-Unis un contingent d’émigrans considérable. Le Russe, le paysan du moins, quitte peu sa patrie ; il y est retenu par les institutions, par les préjugés, par la religion ; mais la Russie est assez grande pour ouvrir un champ à son humeur voyageuse. La plaine invite à marcher, à aller devant soi ; rien n’y borne les sens et l’imagination, rien sur ce sol monotone n’invite à s’arrêter, à se fixer. De là en partie cette facilité de déplacement du paysan russe qui se manifeste de tant de façons dans les foires, dans les pèlerinages, et qui, selon beaucoup d’écrivains, fut un des motifs de l’établissement du servage.

Cette disposition à aller devant soi sans peur a sa contre-partie dans une tendance morale peut-être plus digne de remarque, bien que moins remarquée : nous voulons parler des penchans aventureux de l’esprit russe, souvent avide de se jeter en avant dans les spéculations les plus téméraires, esprit impatient d’obstacles, qui ne s’effraie d’aucune hardiesse philosophique, sociale ou religieuse, et qui pour toutes montre une complaisance ou une indulgence qui nous étonne. La pensée du Russe ne connaît souvent pas plus de bornes que ses campagnes ou ses horizons, elle aime l’illimité, elle va droit au bout de ses idées, au risque de rencontrer l’absurde. L’esprit russe présente par ce goût logique, par ce penchant pour l’absolu, une certaine ressemblance avec l’esprit français ; mais il a le plus souvent comme correctif le penchant pratique, positif, qui ne le laisse point sortir du domaine spéculatif. De là ce contraste frappant, chez tant de Russes, d’une grande audace dans la sphère intellectuelle et d’une égale timidité dans la vie réelle, d’une excessive témérité dans l’une, jointe à la plus prudente réserve dans l’autre.

La platitude et la débilité de la nature doivent être rendues en grande partie responsables d’un des reproches le plus souvent faits au peuple russe : le manque d’individualité, le manque d’originalité, le manque de facultés créatrices. L’histoire et l’état de civilisation n’en sont certainement pas innocens, et si ce défaut, ce dont il est encore permis de douter, est général, invétéré et incurable, c’est sur cette nature éminemment simple, sans variété et sans puissance, qu’en doit retomber la faute. Si le Russe manque de personnalité, il ressemble encore en cela à ses campagnes. La pauvreté de la nature n’a pu enrichir l’esprit auquel elle fournissait peu d’alimens, et de là peut venir en partie la stérilité relative de la pensée russe. Cette terre nue et terne n’offre guère d’images au poète, de couleurs au peintre ; elle ne renouvelle point les impressions et les idées. Si cette infécondité peut être corrigée dans l’avenir par les larges horizons qu’ouvrent de tous côtés sur le monde la science et la civilisation, c’est à elle qu’il faut dans le passé attribuer beaucoup de l’infériorité du génie russe et slave, par exemple le manque de vie et de vigueur de leur ancienne mythologie à côté de celle des Scandinaves comme de celle des Grecs.


IV

Les deux principaux traits de la nature russe, sa grandeur et son inanité, sont en relation intime avec un des plus marqués et des plus multiples penchans du peuple russe, l’esprit de vénération, l’esprit religieux, la tendance à la superstition et au fatalisme. Il est bon de faire une étude spéciale des sources de ce sentiment, encore l’un des plus vivaces, l’un des plus profonds de la nation. Nulle part il n’y a eu en Europe un tel enfantement de sectes, nulle part il n’y a tant de superstitions de formes païennes ou chrétiennes. On l’oublie souvent en Russie comme à l’étranger, car souvent ce penchant se cache sous le vernis de scepticisme d’une société élégante. Il a joué un grand rôle dans l’histoire du peuple russe et dans la formation même de la nation, et avant d’en étudier les manifestations, dans l’église et dans les sectes, il sera utile de saisir dans son principe cet instinct religieux qui a gardé d’autant plus de puissance sur le peuple russe qu’il est resté plus près de la nature. C’est à celle-ci en effet qu’il en faut demander les premiers germes. On a encore voulu les trouver dans la race, dans le sang slave ; mais cet instinct n’a vraiment un empire particulier que chez le Russe et le Polonais, en tant de choses si différens, en cela si semblables, et chez les uns comme chez les autres l’influence de ce sentiment, que l’on chercherait en vain à ce degré chez les Slaves de l’Elbe et du Danube, s’explique surtout par la nature et par l’éducation historique.

C’est dans le contraste même des deux grands caractères de la nature russe, l’immensité et la pauvreté, que réside le germe du sentiment religieux des Russes. Par ces deux aspects si différens et en apparence si opposés, la nature incline l’âme du même côté. Par le premier, elle vous pénètre de la petitesse de l’homme ; par le second, elle vous rend sensible sa propre faiblesse, éveille dans le cœur des aspirations qu’elle ne peut satisfaire. L’âme se trouve ainsi du même coup atteinte par les deux grandes impressions qui sont à la racine de tout mysticisme, l’instinct de l’infini et celui de l’inanité de la vie. À ces premières impressions s’en joignent une foule d’autres secondaires qui les confirment, et dont la connaissance est intéressante pour comprendre l’énergie du sentiment qui découle de tant de sources.

C’est d’abord le climat, l’hiver, le froid. C’est un fait trop peu remarqué que la force de l’instinct religieux dans les pays du nord. A cet égard comme à tant d’autres, à propos de l’influence du climat, nous vivons peut-être sur un préjugé. Le nord n’est pas moins religieux que le midi, parce que c’est là où la nature est le plus tranchée, qu’elle éveille le plus le sens du surnaturel. L’histoire en fait foi : en dehors de l’Espagne, les pays les plus septentrionaux de l’Europe, trois états de confession différente, la Russie, la Suède et l’Ecosse, ont été ceux où les croyances ont pris sur les âmes l’empire le plus absolu et le plus persistant. Nulle part la foi n’a obtenu un tel pouvoir sur les mœurs privées et sur les mœurs publiques, nulle part la tolérance ou ce qui en est le dernier terme, l’égalité civile des cultes, n’a eu plus de peine à se faire admettre. Le sentiment religieux des peuples du nord diffère de celui des peuples du midi comme les phénomènes qui le provoquent, comme les lacs de l’Ecosse, de la Suède ou de la Russie diffèrent des côtes de Naples ou de Valence. Des aspects du nord, il prend une teinte plus sombre et plus austère ; il devient plus mélancolique et plus rêveur qu’ardent et passionné, peut-être est-il plus profond, plus constant. C’est à la latitude même que tiennent les phénomènes qui nourrissent le sentiment religieux des pays du nord, c’est au long recueillement de l’hiver, c’est au sommeil périodique de la nature, ensevelie pendant la moitié de l’année sous la neige, et dont la mort apparente fait une impression funèbre et solennelle. Dans les régions septentrionales où ont longtemps été confinés les Grands-Russes et où ont pris naissance la plupart des sectes mystiques de Russie, le contraste même des saisons, les longues nuits de l’hiver, les longs jours de l’été, tendent également à ouvrir l’âme aux impressions vagues et indéfinies qui favorisent l’instinct religieux. Partout la nuit est le temps des craintes mystérieuses, qui, ainsi que les phalènes et les oiseaux du soir, se cachent dans le jour pour voltiger autour de l’homme la nuit. Ce n’est pas seulement au figuré que les ténèbres engendrent la superstition, elle naît directement de l’obscurité physique et des heures nocturnes. Les longues soirées d’été avec leur pâle crépuscule, qui n’est ni la nuit ni le jour, donnent, elles aussi, une impression rêveuse doucement triste, aux suggestions de laquelle l’esprit a peine à se soustraire.

Les phénomènes communs aux pays du nord ne sont pas seuls en Russie à fomenter et comme à couver l’esprit religieux ; la terre même, le sol y contribue autant que le climat ; c’est avant tout l’influence de la plaine, forêt ou steppe, influence comparable à celle du désert sur l’Arabe. Ces plaines sans fin réagissent sur l’imagination de deux façons opposées, que, sans les analyser, les écrivains russes ont souvent admirablement décrites. Ces immenses espaces effraient l’homme, le diminuent, le rapetissent, ou bien devant ces vastes horizons il se prend à respirer plus largement ; avec le sentiment de l’air libre, ils lui donnent l’idée de la liberté, de l’indépendance, des courses illimitées et vagabondes, et éveillent en lui le goût de l’entreprise et de l’aventure. Ces deux impressions se retrouvent chez le Russe : la seconde a contribué à ses migrations et à sa longue colonisation ; elle a eu surtout une grande influence sur le Cosaque, le libre enfant de la steppe, le vigoureux cavalier de l’Ukraine, ou le hardi nautonier du Dnieper, du Don et du Volga, qui ne pouvait tolérer de limite à sa liberté, de borne à ses courses et à ses expéditions. Les traces de l’influence opposée se découvrent dans les habitudes religieuses du paysan, dans l’ascétisme de quelques moines, dans les rêves des sectes mystiques de la Grande-Russie. Vues d’en haut, du sommet des falaises qui bordent le Dnieper, le Don, le Kouban ou le Volga, de Kief, de Rostof, de Stavropol ou de Nijni, ces plaines russes donnent la même impression d’infini qu’ailleurs la mer. Vu de plain-pied, ce paysage horizontal laisse généralement au ciel la plus grande place ; souvent il occupe tout seul tout le tableau ; la terre, à force d’être plate, disparaît pour ainsi dire, et le regard et la pensée, que rien n’arrête, vont se perdre dans le vague de l’horizon. Les forêts qui couvrent le centre et le nord modifient cette impression sans l’effacer. La forêt, comme la nuit, est partout mystérieuse, et plus celles de Russie sont maigres et diffuses, plus elles disposent l’âme à une rêveuse mélancolie.

À ces influences permanentes du climat et du sol s’en joignent d’accidentelles ou de temporaires, dont les retours intermittens ou soudains frappent vivement l’imagination populaire et lui donnent une sorte d’ébranlement. Les premières portaient à une vague religiosité ; celles-ci, inspirant davantage le sentiment de la terreur, mènent directement à la superstition. Partout ce qui trouble et déconcerte l’esprit, ce qui étonne ou effraie les sens, diminue l’empire de la raison et avec l’idée de l’inconnu éveille celle du surnaturel. Il semble au premier abord que la Russie soit entièrement libre de ces grands phénomènes, de ces commotions violentes qui dans certains pays, au Pérou ou à Java, sur les pentes du Vésuve ou de l’Etna, donnent à la superstition de vivaces racines. Elle n’a ni volcans, ni tremblemens de terre, ni montagnes, ni avalanches, ni épaisses forêts, ni bêtes féroces. Pour être moins grands ou moins terribles, les phénomènes qui, avec l’admiration et la crainte, engendrent la superstition, sont loin de faire défaut à la Russie : ils y sont incontestablement plus nombreux et plus frappans que dans l’Europe occidentale. Au lieu de provenir du sol, ils appartiennent aux saisons, au climat, qui en Russie fournit souvent à l’imagination les alimens que le sol lui refuse. L’hiver a le bourane ou chasse-neige, tempête de terre non moins effrayante que la tempête de mer. La neige, soulevée violemment du sol, se mêle à celle qui tombe d’en haut, en sorte que la terre semble se confondre avec le ciel. Tous les objets disparaissent dans une obscurité trouble ; les chemins s’évanouissent dans le tourbillon dont les vagues menacent d’engloutir les troupeaux et les voyageurs. Le printemps a la débâcle, phénomène moins effrayant, mais encore frappant pour l’imagination, sur ces golfes, ces lacs ou ces larges fleuves, transformés par l’hiver en plaines immobiles, qui tout à coup se fendent avec un sourd craquement, se divisent en énormes bancs de glace et se mettent en marche vers la mer en entrechoquant leurs blocs et en les entraînant pendant des centaines de lieues. Avec ou après la débâcle viennent les inondations, qui dans tous les pays qui y sont exposés sont demeurées un des fléaux où l’homme croit le plus sûrement reconnaître la main divine. Les fleuves, grossis par la fonte d’un océan de neige, débordent sur les plaines ou sur les plates vallées sans bords qui se transforment en lacs. La Russie tout entière est comme une mer basse ou un immense marais dont les eaux s’écoulent par quelques canaux. Rien alors n’égale la majesté des fleuves ; ils ont plusieurs kilomètres, parfois plusieurs lieues de large. Le Volga va porter ses grands bateaux à plusieurs étages jusqu’aux murs de Kazan, à plus d’une lieue de sa rive ordinaire. Pétersbourg, pris entre le Ladoga et le golfe de Finlande, semble en danger d’être submergé, et souvent les eaux de la Neva, enflées de celles des grands lacs, franchissent leurs quais de granit et débordent sur les places. Les villes construites sur les fleuves ne sont à l’abri qu’en se mettant, comme Kazan, à plusieurs verstes de distance, ou en s’établissant, ainsi que les deux Novgorod, sur les pentes des falaises qui dominent les rivières. L’été a d’autres phénomènes plus innocens, mais plus mystérieux, qui dans le cœur de l’homme simple éveillent de vagues terreurs. Ce sont les innombrables marais du nord et du centre qui souvent comme en Occident ont reçu de craintes naïves le nom de mare au diable, et sur lesquels voltigent des feux follets fréquemment pris par le paysan russe pour des âmes en peine. Dans le nord, ce sont les aurores boréales qui mettent le ciel en feu, et dont les reflets couleur d’incendie ou couleur de sang ressemblent à de sinistres présages. Dans le sud et même dans le centre, dans les steppes ou les plaines dénudées, c’est un spectacle plus rare et plus émouvant encore, le mirage, qui, ainsi que dans les déserts de l’Asie, rend les objets lointains mobiles et présente aux yeux les mêmes images fantastiques. En quelques contrées de la Russie, certaines apparitions miraculeuses rappelées par des chapelles commémoratives semblent devoir être attribuées à des illusions de cette sorte.

En dehors de ces phénomènes naturels, les Russes de la Grande-Russie sont restés pendant des siècles sous le joug de trois fléaux qui ont plus fait encore pour les incliner à la superstition ou au fatalisme : ce sont les famines, les épidémies et les incendies. Cette Russie, qui fait à nos blés une si facile concurrence, ou vient si aisément au secours de nos disettes, a eu pendant longtemps de la peine à suffire à sa maigre population. Le sol et le climat se réunissaient pour rendre les terres du nord et du centre peu productives ; il suffisait d’un retard dans le printemps pour empêcher les grains de mûrir dans le court délai que leur accorde l’été. Dans le sud et la plus grande partie du tchernoziom, la culture, grâce aux Tatars, fut longtemps impossible ou précaire. Là même, l’insuffisance ou l’irrégularité des pluies, ces sécheresses pour lesquelles il implore en vain pendant des mois la clémence du ciel, exposent le cultivateur à voir souvent des récoltes misérables succéder à de magnifiques. Aussi a-t-il fallu dès longtemps instituer dans chaque commune ou dans chaque exploitation seigneuriale des greniers de réserve qui, mal surveillés, trahissaient l’espérance publique, et laissaient les disettes aboutir à des famines. Nul pays de l’Europe n’a plus longtemps et plus horriblement souffert de ce mal dont la facilité des voies de communication et la liberté commerciale ont à jamais affranchi l’Occident. C’étaient des famines comme celles de l’Asie ou de l’Afrique, comme nous en avons encore vu de nos jours en Perse et en Algérie, qui font périr en une année jusqu’à un cinquième ou un quart de la population. Dans notre siècle même, la Russie a éprouvé de ce côté des souffrances qu’on croirait impossibles en Europe.

La rigueur du climat ou l’infertilité du sol exposait la vieille Russie à de fréquentes famines ; sa position géographique la livrait souvent à un fléau non moins terrible. Le contact de l’Asie l’a pendant des siècles soumise à des invasions plus dangereuses que celles des Mongols ou des Tatars et plus difficiles à repousser, aux invasions d’épidémies asiatiques. Innombrables sont les pestes enregistrées à côté des famines par les annalistes, et, sous le nom de peste noire, de mort noire, le choléra y a peut-être mis le pied bien avant d’avoir apparu dans le reste de l’Europe ; depuis la Russie est restée une des grandes routes suivies par cette terrible maladie dans sa marche d’Asie en Europe. Le choléra s’y réveille même si souvent, après des assoupissemens apparens, qu’on pourrait dire qu’il est en train d’y devenir endémique. À ces épidémies, les animaux n’échappent pas plus que les hommes ; la peste sibérienne est en Russie un des plus grands obstacles à l’élève du bétail. Ces épidémies et ces famines, répétées pendant des siècles, ont mis longtemps des barrières insurmontables à la population et à la richesse de ce pays. Le tempérament moral des Russes n’a pas moins été affecté par ces épreuves, à l’impression desquelles ont encore peine à résister les peuples les plus civilisés.

Tout ce qui rend la vie instable, précaire, tout ce qui semble la mettre dans la dépendance de causes extérieures à la nature, tout ce qui fait implorer plus vivement un secours surnaturel est un obstacle à la maturité des peuples et à leur civilisation. C’est peut-être là le côté le plus funeste de ces maladies, dont l’apparition soudaine et mystérieuse, sans cause apparente ou explicable, est attribuée par le peuple à des crimes de l’homme ou à des vengeances du ciel. Rien n’entretient plus la conception primitive de la maladie, que l’ignorance regarde comme le résultat d’un sortilège ou d’une punition divine qui n’a d’autre remède que les prières ou les enchantemens. En Russie, le contraste que nous avons signalé entre la brièveté de la vie moyenne et la durée exceptionnelle de quelques existences est à lui seul une source permanente de fatalisme ou de superstition, car plus la durée de la vie est inégale et incertaine, et plus elle paraît à la merci du caprice de causes surnaturelles. Cet esprit d’ignorance ne peut céder que devant le progrès et la diffusion de la médecine, diffusion difficile dans un pays si vaste et au milieu de préjugés qui aux secours du médecin font souvent préférer des paroles mystérieuses, une amulette ou un pèlerinage. Pour chacune des principales épidémies dont il souffre, pour la petite vérole, pour le choléra comme pour la peste bovine, le paysan a des charmes traditionnels, des rites magiques sortis de l’ancien paganisme. Parfois, par une sorte de religion, il repousse comme diaboliques les spécifiques les plus efficaces. C’est ainsi que, dans plusieurs contrées, on a regardé la vaccination comme un péché, sous prétexte que c’était le sceau de l’antechrist. Quand il a recours au médecin, le mougik en attend souvent le même genre de service que du magicien, et, si ses remèdes sont impuissans, il le traite comme un imposteur. Aussi, dans plusieurs épidémies, a-t-on vu la vie des médecins mise en péril par l’aveugle colère du peuple. Les médecins sont encore rares en Russie, et, malgré les nobles efforts du gouvernement et des administrations provinciales, il s’en faut qu’if y en ait un à la portée de chaque malade. En général, chaque district a un ou deux docteurs, qui chaque année en doivent parcourir les différentes parties ; mais, dans l’état des routes et avec l’énormité des distances, cette visite annuelle est souvent tout le secours que la science offre au paysan. Les maladies de la plupart n’ont d’autre remède que l’aide d’un sorcier ou d’une de ces innombrables images miraculeuses dont aucun couvent et presque aucune chapelle russe n’est dénuée.

La peste et la famine sont près de disparaître de la Russie comme de l’Occident. L’une et l’autre ne sont déjà plus ce qu’elles étaient dans l’histoire ; mais elle reste en proie aux menaces d’un autre fléau dont nous pouvons encore moins comprendre les innombrables ravages et l’impression décourageante, l’incendie. En Russie, où tous les villages, sont de bois depuis la cabane du paysan jusqu’à l’église et à la maison seigneuriale, où, en dehors des steppes entièrement dépourvues de forêt, il en est de même de la presque totalité des maisons de la plupart des villes[6], le feu, le coq rouge, comme les Russes l’appellent vulgairement, est un des plus terribles ennemis de l’individu et de la société. On est plus exposé au feu par les matériaux mêmes dont les habitations sont construites ; on y est plus exposé aussi par la brièveté des jours et la longueur de l’hiver, qui exigent plus de chauffage comme plus d’éclairage. Le feu s’attaque aux forêts, aux villes, aux villages ; il prend par accident, il est allumé par une main criminelle, car il fut longtemps une sorte d’arme populaire des faibles et des opprimés contre les puissans, et la Russie a été désolée par de véritables épidémies d’incendies qui n’ont point épargné les débuts du règne de l’empereur Alexandre II. Pour donner moins de prises au danger, les maisons des villages, tout en formant d’ordinaire une rue régulière, sont bâties à une certaine distance les unes des autres, et c’est pour cela aussi que les rues des villes sont si larges et les maisons si basses. Dans les grandes villes on commence à être bien outillé contre l’incendie ; comme en Turquie, il y a des tours garnies de veilleurs de nuit et de jour. Les pompes deviennent nombreuses et plus puissantes : c’était une des parties les plus intéressantes de l’exposition de Moscou de 1872. Dans les campagnes, les précautions sont plus difficiles et les remèdes insuffisans. Une maison est sûre d’être brûlée un jour ou l’autre ; c’est une affaire de temps, et les chances de durée d’une habitation peuvent, selon les régions, se calculer avec la même précision que. celle de la vie humaine. C’est un cas toujours prévu, et l’usage laissait au paysan incendié le droit de reprendre du bois dans les forêts du seigneur pour se faire une nouvelle cabane. On sent ce que cette perspective d’incendie qui plane sur toute l’existence a de décourageant, combien elle entrave toute amélioration, tout embellissement de la maison, et par suite tout bien-être et tout progrès. A quoi bon orner cette cabane de bois que le premier souffle de vent et la première étincelle peuvent consumer ? A quoi bon s’y attacher ? Aussi les paysans laissent-ils souvent avec une sorte d’insouciance leurs isba pencher sur leurs bases comme si elles allaient s’affaisser, et semblent-ils attendre le feu pour les réparer ou les renouveler. Peut-être est-ce encore là une des causes des goûts nomades trop reprochés aux Russes ; en tout cas, c’est un obstacle à l’affection pour la maison, pour la demeure de la famille, affection qui partout a été un des grands agens de moralité, d’ordre et d’économie, et qui serait plus facile aux Russes qu’à tout autre peuple, puisque depuis l’émancipation chaque paysan est propriétaire de la maison qu’il habite.

Ces inconvéniens moraux ou matériels sont graves, les pertes des incendies sont chaque année considérables, et cependant ces dommages économiques, directs ou indirects, ne sont pas les seuls que le feu ait coûtés à la Russie. Le caractère du peuple en a été aussi éprouvé que sa fortune. Comme les famines et les épidémies, comme tout ce qui rend la santé, la vie ou la fortune instable, l’incendie a fomenté dans le peuple russe des craintes et des espérances superstitieuses ; comme les famines et les épidémies, les incendies ont souvent donné lieu en Russie à ces soupçons méfians, à ces violences odieuses qui sortent d’un peuple atteint d’un mal dont la cause lui semble inexplicable. L’origine du feu qu’allume parfois la foudre elle-même est souvent aussi difficile à saisir, aussi mystérieuse, aussi frappante pour l’imagination que celle d’une épidémie ; c’est une punition divine contre laquelle il n’y a d’autre remède que la prière ou l’image d’un saint. Jadis, dit-on, ce sentiment était assez fort chez le paysan pour paralyser ses bras contre le fléau. On prétend qu’on en a vu déménager leurs maisons, enlever leurs images, leurs vêtemens et leurs ustensiles, décrocher les châssis de leurs fenêtres et laisser leur village brûler en s’écriant : C’est la main de Dieu ! L’établissement des compagnies d’assurance, plus bienfaisantes en Russie que partout, trouva dans cette croyance un obstacle inattendu. Par une sorte de scrupule de fatalisme, le vieux paysan se faisait un remords de prendre des précautions contre un mal envoyé du ciel, et d’acheter à prix d’argent l’immunité contre la Providence.


V

Les phénomènes que nous venons d’analyser ont nourri chez les Russes divers sentimens qui ont gardé un grand empire dans les masses : ce sont l’esprit de vénération, le fatalisme, le mysticisme et la superstition. L’esprit de vénération est vivant chez le peuple, il l’a pour l’église, il l’a pour le pouvoir et pour le tsar, qu’il entoure d’une sorte de culte religieux parfois superstitieux. C’est là une des bases morales de la société russe, une de celles qui lui donnent le plus de solidité. Le fatalisme est général chez les paysans, et persiste dans des classes ou chez des hommes qu’on croirait élevés au-dessus de pareilles faiblesses. Il se lie à tout le caractère russe, à sa manière de considérer le monde, la vie et la mort, la religion et la politique. Il perce jusque dans les plaisirs et les goûts, comme celui des jeux de hasard, goût qui est fort commun en Russie dans toutes les classes et qui au fond est une forme de superstition, une sorte d’acte de foi à la chance et aux pouvoirs mystérieux du sort. Le mysticisme, par sa nature même, est plus rare. C’est un mot bien éthéré, bien ailé pour ce peuple, qui est essentiellement positif, et dont les pieds tiennent solidement à la terre. Il existe cependant, non point communément, mais chez certaines âmes ou plus fines, ou plus ardentes, ou plus maladives. A l’inverse d’autres pays, il est plus fréquent dans le nord que dans le midi, et chez le peuple que chez l’aristocratie, parce que celle-ci est moins voisine de la nature, et qu’en Russie la nature est à la fois plus mélancolique et plus frappante dans le nord. Ce mysticisme se ressent du reste du sol et de la nation ; il a comme une saveur de terroir, il est parfois grossier, matériel même dans ses inventions. Il perd rarement tout à fait le sens du réel, et il mêle souvent les songes les plus bizarres de l’imagination religieuse aux calculs de l’esprit le plus pratique, curieuse alliance qui se rencontre dans d’autres pays du nord, en Angleterre et surtout aux États-Unis, et qui est une des ressemblances entre les Américains et les Russes. Nous avons analysé les sources de ce mysticisme dans la nature russe elle-même ; nous aurons à en étudier les manifestations dans les sectes du raskol, qui offre un des plus curieux chapitres de l’histoire religieuse du christianisme.

De tous ces sentimens, la superstition est le plus commun. Générale dans les campagnes, elle revêt différens costumes et se montre sous forme de sorcellerie, sous forme païenne comme sous forme chrétienne. On ne peut demander au mougik d’avoir perdu toute foi dans les sorciers et les formules magiques, alors que de semblables croyances rampent encore au fond des campagnes dans les pays de l’Occident les plus anciennement civilisés ; mais elles sont et plus communes et plus grossières en Russie. Rien par exemple n’y est plus répandu que la crainte du mauvais œil, de certaines rencontres et de certains présages, que la foi dans les songes et les enchantemens. Pour tout cela, le paysan russe pourrait fournir mainte illustration des superstitions et des usages de l’antiquité classique. Bien des rites, bien des mythes des Grecs ou des Latins trouvent leurs analogues dans l’isba d’un paysan russe ou dans les chants de ses kaliki. Parfois les rites païens se célèbrent encore en certaines parties de la Russie, parfois, comme dans les feux de la Saint-Jean, ils ont pris un déguisement chrétien. Si les dieux slaves ont généralement disparu de la mémoire populaire, elle a souvent gardé le souvenir des divinités secondaires, de celles surtout dont le rapport avec la nature est resté le plus nettement indiqué par le nom ou par les attributs.

Le principal caractère de la superstition comme de la dévotion du Grand-Russe, c’est l’attachement aux formes extérieures, visibles, concrètes, c’est la croyance à l’efficacité des cérémonies et du rit matériel, de l’obriad, comme disent les Russes. Ainsi sous la foi au surnaturel reparaît le réalisme. Le mougik se sert de la prière ou des sacremens comme d’un enchantement ou d’une conjuration magique dans un dessein défini et positif. Cette tendance a valu au Russe un reproche également adressé aux peuples du midi de l’Europe, qui en cela ne sont pas sans analogie avec lui. On a dit qu’à proprement parler il n’avait point de sentiment religieux. Le mougik a des superstitions, il n’a point de religion, entend-on répéter en Russie même. C’est là une conclusion forcée. La religion du Russe est souvent grossière, toute formaliste, toute ritualiste ; elle ressemble parfois à une sorte de fétichisme immédiat des forces de la nature et des objets sacrés. Elle s’arrête toujours trop au dehors et a trop peu d’efficacité au dedans ; ce n’en est pas moins de la religion. Partout cette confiance dans la vertu des rites, cette adoration des forces surnaturelles, constituent un grand élément du sentiment religieux, et pour beaucoup elles en demeurent malheureusement toujours le principal ou le seul. Il n’est point vrai du reste que cette religion naïvement réaliste soit la seule accessible aux Russes. L’histoire de leur église et de ses sectes qui toutes ont eu leurs saints et leurs martyrs, comme leurs légendes et leurs miracles, proteste contre une telle opinion. Si en Russie le mysticisme même s’envole rarement assez haut pour planer au-dessus des rites et des formules, l’idée religieuse, à travers ses égaremens, a su souvent s’y élever à l’héroïsme et à la sublimité. La sévérité, l’austérité de mœurs et d’habitudes, souvent engendrée par la religion dans les pays du nord, n’est nullement étrangère à la Russie, et plus d’une de ses sectes populaires n’a rien à envier aux puritains d’Ecosse ou de la Nouvelle-Angleterre. La délicatesse même, l’exquise délicatesse de l’âme, de la conscience et de la foi, qui semble moins naturelle au ciel et au génie russes, ne leur a point absolument été interdite. On en peut citer un exemple familier au public, français, plus connu même de lui que de la Russie, dans les lettres de Mme Swetchine, qui, pour avoir embrassé la foi catholique, n’en était pas moins russe de race comme elle l’était de type.

A la superstition ou au mysticisme, auquel elle inclinait le peuple, la nature a fourni elle-même un énergique correctif dans la tendance au réalisme. Ce penchant ne s’est pas contenté de donner à la dévotion russe une direction particulière, pratique et pour ainsi dire utilitaire. Au lieu de borner la religion et de la contenir, il va souvent se heurter contre elle. Un tableau du caractère national russe serait incomplet, si, à côté de ce penchant vers l’invisible, nous ne montrions la réaction opposée, le triomphe du réalisme. Il est une forme contemporaine de ce réalisme qui sous une grossièreté répugnante met vigoureusement en relief certains côtés du caractère russe : c’est ce qu’on a appelé le nihilisme. Le nihilisme n’est pas une philosophie, un système coordonné comme le positivisme d’Auguste Comte, ce n’est pas une forme scientifique nouvelle du vieux scepticisme ou du vieux naturalisme ; c’est un matérialisme bruyant et tapageur, dénué de tout appareil philosophique et trop dédaigneux de toute métaphysique pour se donner la peine de se démontrer lui-même. On ne peut dire que ce soit une doctrine, c’est une mode déjà passée, une pose, un costume de circonstance. Le nihilisme est une négation universelle, politique autant que religieuse et morale, une négation fière d’elle-même, heureuse que tout ne soit qu’illusion dans les espérances religieuses et les croyances morales de l’humanité, heureuse de pouvoir les bafouer, et triomphant cyniquement de ce qui fait la tristesse d’âmes plus hautes. Le nihiliste se complaît dans cette foi à l’inanité de la vie et au vide de l’univers, c’est pour lui un sujet d’orgueil en même temps que de gaîté, cela l’amuse, cela le réjouit, il serait bien fâché qu’il en fût autrement. Il y a dans cette triste satisfaction quelque chose de la gaminerie de la première incrédulité. C’est un enfantillage dépravé qui perce jusque dans la prétention à la maturité. C’est en même temps une sorte de revanche contre les vieilles superstitions qui dominent encore la masse de la nation, contre toutes ces pratiques extérieures d’une dévotion minutieuse qui fatigue l’œil.

Le nihilisme serait embarrassé de se définir lui-même ; son nom, qui convient autant à sa nullité scientifique qu’au vide de sa philosophie, n’est qu’un spirituel sobriquet. Sans études, sans recherches, sans méthode d’aucune sorte, toute son originalité est dans sa crudité. On demandait à un adepte en quoi consistait le nihilisme. « Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez la vie et la mort, l’âme et Dieu, et crachez dessus, — voila le nihilisme. » C’est bien cela en effet. Le mot est du reste moins choquant pour une oreille russe que pour une oreille française : cracher joue un grand rôle dans, les superstitions des Russes. On crache pour détourner un présage, on crache en signe de mépris, on crache en signe d’étonnement, on crache pour tout. Les jeunes prosélytes du radicalisme russe n’ont eu garde d’oublier cette coutume nationale, et au besoin ils lui empruntent volontiers des images ; c’est encore là une des marques de cette gaminerie juvénile qui est au fond de toutes ces bruyantes prétentions. A Heidelberg, alors fréquenté par de nombreux étudians russes à la suite de certaines affaires des universités de Russie, se publiait, il y a quelques années, un journal ayant pour titre : « tout venant, le crache. Il serait difficile de jeter un défi plus net à l’esprit de vénération, si puissant chez le Russe, qui se courbe encore en deux devant son ancien seigneur, et qui pour le plus petit profit est prêt à se jeter à ses pieds et à les lui baiser. C’est un signe de la profonde discordance des idées et des sentimens dont souffre cette nation, arrivée à l’âge critique qui sépare l’adolescence de la maturité. Au moral comme au physique se rencontrent les deux extrêmes, et à la plus servile vénération politique et religieuse répond le plus effronté cynisme intellectuel et moral. Entre les deux, la grossièreté, une grossièreté naïve chez, l’un, réfléchie chez l’autre, sert de lien, la seconde comme la première étant un signe d’enfance, et l’orgueilleux nihiliste ressemblant en cela à l’humble mougik, dont il se croit séparé par un monde.

Au point de vue psychologique, le nihilisme est sorti de la réunion de deux des penchans opposés du caractère russe, le penchant à l’absolu, le penchant au réalisme. C’est de cet accouplement contre nature qu’est né ce monstre antipathique, qui n’est pas sans ressemblance avec quelques-uns des plus tristes enfans de l’esprit occidental. Nous trouvons encore là un exemple de cette impatience de limite, de ce goût de témérité dans la spéculation, qui sont fréquens chez les Russes, mais, à l’inverse des Allemands, y prétendent peu à la science ou à la méthode, et procèdent par bonds et par caprices. Le nihilisme est déjà passé de mode ; éclos il y a quelques années, il est déjà vieilli, mais les tendances d’où il est sorti persistent. Il y a encore de ces jeunes gens, comme en peint Ivan Tourguenef, pour qui la plus grossière injure serait d’être appelés idéalistes, la plus grande humiliation de passer pour tels. Le nihilisme était du reste autant social et politique que religieux et philosophique. C’était une sorte de radicalisme intellectuel, universel, et ce penchant à l’esprit radical, niveleur, se retrouve souvent en Russie jusque dans les classes et dans les rangs où il est le moins attendu. Corrigé par le sens pratique, il demeure généralement à l’état de théorie, ce qui, pour le présent du moins, le rend peu dangereux. Ce n’est guère qu’en matière économique et sociale, en matière réelle et positive, que le Russe se permet les songes de l’utopie et la recherche de l’absolu. C’est en s’enfonçant dans les sentiers du réalisme qu’il retombe dans les théories, c’est par une sorte de cercle qu’à force de s’en éloigner il revient à l’esprit spéculatif, comme un voyageur qui, après avoir passé par les antipodes, aborderait par une autre rive au pays qu’il a quitté. C’est dans le domaine qui exige le plus de sobriété d’esprit que le Russe laisse la plus libre carrière à son imagination ; l’avenir social et politique de l’humanité lui inspire des espérances et des chimères non moins singulières que celles qu’il raille si cruellement dans les vieilles doctrines. Avec une grande différence de science et de méthode, nous avons chez nous quelque chose de cette spéculation à rebours chez les plus grands adversaires de la métaphysique, chez les positivistes, qui dans les questions économiques et politiques ont souvent abouti à des conclusions si peu en rapport avec leur point de départ et si peu positives.

Les instincts radicaux de l’esprit russe se manifestent dans certaines sectes religieuses, dans certains mouvemens de l’opinion, parfois même dans certaines institutions anciennes ou récentes. Dans les sectes, ces instincts, joints au sentiment opposé de mysticisme ou de vénération, jouent souvent un rôle prépondérant. Dans les institutions, ils se lient à la vieille commune russe et sont fomentés par elle en même temps qu’ils la couvrent de leur protection. Dans l’opinion, on pourrait citer différens symptômes de cet esprit hardi et radical. Le plus caractéristique est le mouvement pour l’émancipation des femmes. C’est là une des tendances les plus dignes de remarque en Russie, et, les exagérations mises à part, une de celles qui lui font le plus d’honneur. Fort différent du nihilisme, bien que dans ses écarts il s’y soit parfois associé, ce curieux mouvement a en partie son point de départ dans le même principe, dans le même côté du caractère russe, dans le mépris des préjugés, le goût pour les théories hardies et les réformes sociales. La femme russe, qui au commencement du dernier siècle était encore voilée et enfermée dans le terem, a eu, comme l’homme, ses aspirations de liberté et d’affranchissement. Il y avait quelque chose de téméraire et de peu sympathique dans la désinvolture hardie des premières réclamantes ; aujourd’hui l’esprit pratique a déjà corrigé les travers du début. L’instruction des femmes prend la place de leur émancipation, et l’on commence à faire sous ce rapport des expériences sérieuses dont nous profiterons un jour. L’esprit russe ne recule pas toujours devant de pareilles tentatives, et de ce côté, d’où nous attendons si peu, nous aurons peut-être dans l’avenir plus d’un exemple à recevoir. De tous les peuples, le Russe est un de ceux qui, une fois qu’ils se sont dégagés de leurs idées traditionnelles et de leurs préventions nationales, en sont le plus complètement affranchis. Il se glorifie souvent de n’avoir point d’histoire, et se pique d’être un peuple nouveau sans généalogie et sans tradition. D’autres fois, s’il aime son passé, c’est qu’il y croit découvrir les germes des institutions de l’avenir, les bases de l’ordre nouveau qui doit régénérer la société européenne. Par un des perpétuels contrastes de la Russie, tandis que le paysan demeure obstinément conservateur des rites et des formes, l’homme du monde et l’étudiant se félicitent d’avoir rejeté derrière eux toutes les vieilles traditions. « L’esprit russe, aiment-ils à dire, est comme une table rase sur laquelle le passé n’a laissé aucune trace, il ressemble à nos landes ou à nos steppes encore en friches. » Le grand travail de quelques-uns des plus nobles esprits a longtemps été de se débarrasser de toutes les idées de leur éducation, d’effacer ainsi tout ce qu’ils avaient reçu de leur pays sans y vouloir substituer ce que leur offrait l’Occident, dont la vieillesse leur inspirait un certain dédain. C’est encore là une forme du radicalisme intellectuel des Russes, un autre symptôme de cette témérité théorique qui rend la marche de la Russie dans l’avenir et les lignes de son développement difficiles à dessiner.


VI

Nous voilà loin de la nature et du climat ; il nous y faut revenir pour en signaler un des traits les plus saillans et une des analogies les plus frappantes avec le génie de la nation. Nous avons assez décrit l’uniformité des campagnes de la Russie ; elles aussi ont pourtant leur principe de variété, qui réagit puissamment sur l’homme et contribue à expliquer les contradictions apparentes du caractère du grand peuple du nord. Ce principe de variété est dans le climat et non dans le sol. En Russie, la diversité, et avec elle le pittoresque et la beauté, proviennent du temps plus que de l’espace, de la succession des saisons plus que de celle des contrées. C’est l’inverse des pays du midi, des pays tropicaux surtout, où la végétation et les aspects extérieurs de la terre et du ciel changent peu, où, les saisons ne différant guère que par des nuances, la vie coule au milieu d’elles d’un cours égal et monotone. Dans le nord, dans une région continentale surtout, comme la Grande-Russie, les saisons s’opposent fortement les unes aux autres, elles revêtent tour à tour la terre de vêtemens aux couleurs les plus tranchées. Grâce à elles, le Russe, avec la variété des aspects de la nature, recouvre la variété des impressions et des sentimens que lui refusait le sol. Sans quitter son village, il passe à six mois d’intervalle par des climats et en même temps par des tableaux aussi différens que si, entre le pôle et l’équateur, il descendait et remontait alternativement de 25 à 30 degrés de latitude. L’influence de pareils changemens n’est pas moins grande sur le caractère que sur le tempérament, sur l’imagination que sur l’esprit. En Russie, chaque saison a ses travaux, ses fêtes et ses plaisirs ; chacune a ses chants et même parfois ses danses, et elles tiennent une si grande place dans la vie et la poésie populaires qu’elles pourraient servir de cadre à la classification de beaucoup de pesny chantés par le paysan. Pour décrire la Russie, c’est peu d’en décrire le sol, c’est par-dessus tout les saisons qu’il faut peindre. Rien dans notre climat, où l’opposition de l’hiver et de l’été est déjà assez marquée, ne donne une juste idée de la grandeur ou de la persistance du contraste des saisons au bord du Volga ou de la Neva, et qui n’a vu la Russie que sous l’un des deux aspects ne la connaît point.

Des saisons russes, l’hiver est la plus longue et la plus originale ; dans sa monotonie même, elle est peut-être aussi la plus pittoresque et la plus belle. Elle couvre cette pâle nature de la plus éclatante robe de fiancée ; la neige est la plus brillante des parures, et à sa blancheur uniforme les nuances et les tons ne font pas entièrement défaut. Tout disparaît sous la neige, la terre, la mer et les lacs, les rivières, les routes et les champs ; mais dans cette unité sans limite la nature prend une grandeur que ne pouvait lui donner la maigre variété du printemps ou de l’été. Sous ce manteau uni, il ne reste de sensible à l’œil que les creux et les reliefs, les dépressions et les aspérités du sol ; mais ce fond monochrome reçoit du soleil l’éclat le plus éblouissant, et de la lune ou des nuits les teintes les plus tendres et les plus délicates. Au grand soleil, qui luit souvent dans les belles journées d’hiver, l’œil a peine à supporter la splendeur égale et continue de cette campagne : aussi en Russie, où la neige reste cinq ou six mois de suite sur la terre, y a-t-il autant de maladies d’yeux et d’aveugles que dans les pays du midi. Cette blancheur unie n’est point le seul aspect de la neige. Il y a souvent une sorte d’irisation des rayons du soleil qui, ainsi que dans un prisme, y fait découvrir toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. C’est dans les forêts surtout qu’il faut chercher les beautés de l’hiver. Le givre y prête au bouleau ou au tremble une parure d’argent plus brillante et plus fine que leurs feuilles, tandis que sur le fond de neige blanche aux reflets bleus les sombres massifs de plus et de sapins, prenant des tons chauds et veloutés, semblent presque noirs. La nuit, ces paysages ont une grandeur solennelle. Au clair de lune, ces plaines froides et blanchâtres ressemblent dans leur pâleur aux limbes des poètes catholiques. Sur les arbres ou sur les monumens, la neige prend des reflets fantastiques et couronne les coupoles des églises de Pétersbourg et de Moscou d’une auréole mystérieuse. En l’absence de la lune, les étoiles scintillent avec cette vivacité que leur donnent les grandes gelées. Les nuits les plus obscures sont éclairées par la blanche réverbération de la neige ; il semble alors qu’au lieu de venir d’en haut la lumière parte de la terre. En hiver, la nuit est l’heure favorite des promenades et des parties de campagne ; à la sortie du théâtre ou du salon, les jeunes femmes, enveloppées de fourrures, montent dans la troïka, le traîneau à trois chevaux de front, et vont goûter aux îles ou aux environs de Pétersbourg le triple plaisir de la rapidité, du froid et de la nuit. Dans les rues des villes ou sur les routes, les traîneaux donnent lieu à une impression bizarre due à la simultanéité du mouvement et du silence. Dans les perspectives les plus fréquentées, où les chevaux, stimulés par le froid, galopent ou trottent de ce trot rapide qu’on ne rencontre qu’en Russie, les traîneaux et les voitures de toute sorte se pressent, se devancent sur ce tapis de neige qui éteint tout bruit, présentant à l’œil l’image la plus animée de la vie et laissant à l’oreille l’impression du repos. Les longues nuits d’hiver si fêtées dans les capitales ne sont pas sans plaisir pour les paysans. Eux aussi éprouvent le besoin de se réunir pour le travail ou pour la distraction, et imitent de loin la vie des villes. Les femmes et les jeunes filles se rassemblent dans la plus grande isba du village, parfois louée en commun à cet effet, et à la clarté des vacillantes loutchines, sorte de torches faites d’éclats de bois résineux, y tiennent leur posidelka, soirées rustiques d’un peuple que l’hiver même forme à la sociabilité. Après avoir filé en causant du lin ou de la laine, les jeunes filles, rejointes par leurs fiancés, se mettent à danser une de leurs danses lentes, qu’accompagne la balalaïka, ou à chanter quelques-uns de ces chants mêlés de chœurs chers au peuple russe.

Le printemps met fin à ces soirées villageoises en rendant au paysan la terre et les tapis de gazon, et en ramenant la khorovod en plein air. Le premier printemps ou la fin de l’hiver est le plus triste et le plus désagréable moment de l’année. Au lieu de l’herbe verte, c’est une mer de boue ; au lieu des parfums de la campagne, c’est la puanteur du dégel. Il y a comme une décomposition et une corruption de la nature avant sa résurrection annuelle ; mais combien celle-ci est saisissante, combien elle est attendue et fêtée après les longs mois d’hiver ! Rien dans nos climats ne donne l’idée d’un pareil rajeunissement. Le printemps rend la vie à la terre et à la mer à la fois ; après cent cinquante ou deux cents jours de neige, il fait enfin reparaître la terre verte, qui avait absolument disparu ; il creuse de nouveau les rivières, les lacs, et les golfes, il les crée à neuf pour ainsi dire. C’est tout un élément, c’est le monde liquide tout entier, auquel le printemps rend comme par enchantement l’existence. Lorsque depuis l’automne il n’est tombé du ciel que de la neige, les premières pluies elles-mêmes font une impression de surprise qui n’est pas sans plaisir ni sans analogie avec celle que donnent dans le midi les premières gouttes d’eau après de longues semaines de chaleur ou de sécheresse. Aussi les enfans les saluent-ils et leur souhaitent-ils la bienvenue dans des chants traditionnels. Avec les rivières et tout le monde des eaux renaissent les feuilles et les fleurs, précédées des oiseaux, qui s’étaient réfugiés dans des climats plus doux et dont un naïf calendrier populaire annonce jour par jour le retour ; l’alouette, la grolle et l’hirondelle, qui, selon la légende russe, s’en revient du paradis et en ramène avec elle la chaleur. La nature sous toutes ses formes paraît d’autant plus vivante et plus jeune que plus profonde avait paru sa mort.

L’homme accueille ce renouvellement de toutes choses avec une joie qu’on ne peut concevoir ailleurs. Les paysans, dans leurs vesnyanki ou chants du printemps, célèbrent avec une naïve poésie le départ de l’hiver et le retour du printemps. Montant sur une colline ou sur leurs toits pour le saluer de loin à son arrivée, ils chantent dès le mois de mars : « Viens, ô printemps, beau printemps, viens avec la joie, viens avec du lin élevé et du blé abondant. » Dans plusieurs pays, ils l’appellent d’avance avec des formules et des rites d’origine païenne ; ailleurs les fêtes pour la résurrection de la nature se confondent avec celles pour la résurrection du Christ, comme si l’une était le type ou le symbole de l’autre. Le 1er mai est presque partout une fête populaire : les Russes vont se promener aux bois, et, comme la colombe de l’arche, en rapportent en triomphe de jeunes pousses d’arbre en témoignage du retour de la verdure et de la disparition de l’hiver. La sensation du soleil ou des chaudes brises du printemps est déjà toute seule pleine de délices. Le corps, débarrassé de ses lourds vêtemens, semble allégé en même temps que rajeuni. Le printemps russe est court : après les laideurs du dégel, il aboutit vite aux ardeurs de l’été ; mais la rapidité même en augmente l’effet. Il y a quelque chose d’admirable dans la soudaine éruption de la végétation, qui éclate pour ainsi dire tout à coup ; l’œil peut presque en suivre l’épanouissement jour par jour, et le laboureur a une joie plus vive à voir le grain qu’il vient de semer lever, jaunir et mûrir en quelques semaines. Dans le nord de la Russie, la rapide croissance des jours rivalise avec celle des plantes, et, comme des longues nuits d’hiver aux longs jours d’été, ils ont un plus grand intervalle à franchir, ils s’allongent quotidiennement d’une durée plus notable, et tout ainsi se réunit, terre et eaux, plantes et lumière même pour rendre plus intense et plus saisissante la sensation du renouvellement.

Les anciens Russes ne comptaient pas ce bref printemps pour une saison : ils n’en avaient que trois, l’été, l’automne et l’hiver, les deux premières plus ou moins resserrées par la longueur de la troisième. L’été, avec quelques-uns des inconvéniens des pays méridionaux, avec les chaudes journées, la poussière et parfois la sécheresse, apporte à la Russie plusieurs des charmes du midi, la beauté de l’atmosphère et du ciel, la douceur de l’air, la vaporeuse transparence des horizons et la fraîcheur de l’ombre et de l’onde, la délicieuse fraîcheur du premier matin ou des dernières heures du soir. Dans la moitié septentrionale de l’empire, l’été a des tableaux qui lui sont propres et que l’œil ne peut soupçonner sans en avoir joui. Les nuits d’été du midi avec leur molle température et leur ciel diaphane sont belles, les nuits d’été du nord ne le sont pas moins, et sont plus surprenantes. Aucun pinceau ne saurait rendre les délicatesses de leurs nuances, aucun la finesse de leurs dégradations. Dans ces nuits où le soleil descend à peine au-dessous, de l’horizon, aux vives couleurs des couchers de soleil du printemps succèdent des teintes d’opale ou de nacre qui semblent appartenir à une autre planète. La lumière en pâlissant semble prendre quelque chose d’éthéré, ce n’est ni le jour ni la nuit, ce n’est ni l’aube ni le crépuscule, ou plutôt ce sont les deux à la fois. Plus l’on monte vers le pôle, et plus le couchant et l’aurore se rapprochent dans l’espace comme dans le temps ; vers minuit, on les voit rougir ou blanchir à peu de distance l’un de l’autre des deux côtés du nord, éclairant le ciel de leurs teintes simultanées, comme s’ils se réfléchissaient mutuellement. Sur le 60e degré, à la latitude de Pétersbourg, il n’y a déjà plus de nuit à la fin de juin, bien qu’il faille remonter jusque vers le 66e au-dessus d’Arkangel pour voir le soleil rester à minuit à l’horizon. Ces nuits mystérieuses et si calmes pour l’œil et l’imagination sont parfois singulièrement excitantes pour le corps et les nerfs. Le goût, le besoin ou la capacité de sommeil semblent diminuer avec la longueur de la nuit ; il y a dans ce jour continu un secret stimulant qui le rend fatigant pour certaines natures et amène à désirer le retour des nuits. Elles reviennent bientôt, grandissant aussi promptement qu’elles avaient diminué. Déjà dans les nombreux rites d’origine païenne qui fêtent le solstice d’été, aux chants de joie qui célébraient le sommet de la course ascendante du soleil se mêlaient des chants de tristesse qui pleuraient d’avance sa rapide descente vers l’hiver. Avec les nuits revient l’automne, la moins accentuée des saisons russes, mais non toujours la moins belle. Les forêts reprennent ces teintes chaudes et variées dont l’été ne peut égaler la richesse ; les fréquens changemens de l’atmosphère donnent au ciel des tons d’une sombre et mobile beauté, et les premières gelées et le premier givre ont des charmes qui ne sont bien connus que de l’œil matinal du chasseur. Puis, dans cette lente décadence des jours et de la végétation, il y a un sentiment de tristesse qui va bien à cette nature, une poésie doucement mélancolique et profonde comme l’approche de la mort avec la certitude de la résurrection. L’automne dure souvent longtemps, les jours raccourcissent, les feuilles tombent, les oiseaux émigrent, espèce par espèce ; mais l’hiver, le véritable hiver russe, n’est réellement arrivé que lorsque la terre est couverte d’un épais linceul de neige que le printemps seul soulèvera.

Toutes ces vicissitudes des saisons sont senties par les Russes comme par personne, et personne ne s’est comme eux entendu à les rendre. Aucune nuance de cette pâle nature, aucun reflet du ciel et de la terre n’a échappé à leurs yeux, aucun son, aucun murmure à leurs oreilles. « Au seul mouvement des feuilles, j’aurais, les yeux fermés, reconnu la saison ou le mois de l’année, » dit quelque part un de leurs écrivains. Ils ont peint avec amour cette nature monotone, qui à la longue prend pour celui qui l’a une fois ressenti un charme pénétrant, ainsi qu’un visage dont la beauté est dans l’expression. Ils l’ont peinte dans ces alternatives des saisons qui à peu de mois de distance offrent à leur pinceau des mondes si différens. D’elle aussi, ils ont reçu un double talent souvent sensible dans leurs tableaux, le sentiment des couleurs et le sentiment des nuances, l’entente des grandes lignes et des masses et l’entente des détails et des accessoires. C’est que dans ces vastes plaines, en été presque autant qu’en hiver, la nature se montre sous ces deux aspects opposés selon qu’on la regarde de loin ou de près. Chez elle, il n’y a pas de milieu entre les effets d’ensemble et les effets isolés, entre la longue forêt et un bouquet d’arbres, entre la steppe sans limite et un buisson de broussaille. L’immensité invite l’œil à se perdre dans l’horizon, tandis que chaque détail un peu apparent attire invinciblement son attention. Rien ne saurait rendre la grandeur d’un coucher de soleil dans les steppes ; en même temps dans ces plaines unies, comme sur une scène vide, chaque personnage, chaque objet, se détache sur l’immensité uniforme avec une singulière vigueur ; un arbre, une cabane, un homme, prennent une importance et presque une taille plus grande. Aussi, pour employer une comparaison vulgaire, les Russes ont-ils une rare facilité à contempler la nature par les deux bouts de la lorgnette et à la voir tour à tour en myope et en presbyte, il n’y a pour ainsi dire pas de degré intermédiaire où l’œil se puisse arrêter. Avec cette qualité, les Russes ont celle de la netteté, de la propriété de l’expression ; peuple et écrivains y ont l’image juste et vive, qualité qu’ils tiennent de cette nature où formes et couleurs frappent par leur perpétuelle répétition ou sont mises en relief par leur isolement.

L’influence des vicissitudes des saisons est sensible dans leur sentiment de la nature et dans leur tour d’esprit, elle l’est bien plus dans le tempérament et le caractère des Russes. À cette influence, ils doivent dans leur tempérament cette flexibilité, cette élasticité d’organes que les alternatives des saisons ont préparées à tous les climats, — dans leur caractère, cette variabilité, cette facilité à passer d’un sentiment ou d’une idée à l’autre, faculté analogue à la première, et qui partout leur rend l’acclimatation morale non moins aisée que l’acclimatation physique. À ces oppositions de climat se peut aussi attribuer ce qu’il y a parfois chez les Russes de déréglé, de désordonné ou de heurté. On leur a reproché souvent le manque d’originalité ; il faut s’entendre sur ce reproche et sur ce mot. S’ils en ont peu dans l’imagination, dans l’intelligence, dans les idées, ils en ont souvent beaucoup dans le caractère, dans l’esprit, dans l’expression. Ce qui leur manque, ou mieux ce dont le temps ou l’éducation ne leur a pas encore laissé faire preuve, c’est le don de l’invention ou de la conception. Loin d’être toujours dépourvu d’individualité, le Russe en a parfois beaucoup dans les sentimens, dans les goûts et les habitudes. Il est souvent original dans le sens nouveau et vulgaire du mot, non par les idées et l’intelligence, mais par les goûts et les manières. Cette originalité va même parfois jusqu’à la bizarrerie, jusqu’à l’excentricité. Ivan le Terrible, Pierre le Grand et Paul Ier en sont d’éclatans exemples parmi les souverains. Si ce défaut chez les princes se doit rejeter sur le tempérament individuel ou sur le délire malsain du pouvoir absolu, qui, parmi les césars romains, a produit tant d’exemples analogues, des tracés de la même disposition se retrouvent au-dessous du trône des tsars. Il serait facile de raconter bien des traits d’originalité russe, et depuis deux siècles plus d’un seigneur de Pétersbourg ou de Moscou s’est en ce genre fait une réputation européenne. On peut chercher à expliquer cette tendance par la race ; il est plus probable qu’elle tient au climat. De tels penchans sont moins rares dans les pays du nord que dans ceux du midi, en Angleterre et en Amérique qu’en Italie et en Espagne. Dans tous ces pays, ils peuvent tenir aussi à l’accumulation de la richesse en quelques mains, ou au plus grand nombre des grandes fortunes qui, habituées à se tout permettre, sont ainsi qu’une autre sorte de royauté absolue rapidement blasées, et pour leur distraction épuisent toutes les fantaisies. En Russie, l’absence de la vie politique et l’inutilité souvent forcée du talent et des facultés les plus actives ont longtemps contribué à les faire dévoyer. Dans les basses classas, le poids de la misère et de la servitude n’a pas toujours comprimé toute excentricité ; là elle se déguise sous un masque religieux. Si l’état social et l’âge de la civilisation russe y sont pour beaucoup, cette tendance est certainement pour quelque chose dans toutes les sectes bizarres qui foisonnent dans les bas-fonds de la société russe à tel point qu’il semble qu’il n’y ait pas d’extravagance qui n’y puisse conquérir des adeptes. Il est à remarquer que, pour être en opposition avec eux, de tels penchants bizarres ou désordonnés ne sont pas chez une nation, si ce n’est chez un individu, inconciliables avec l’esprit pratique et le culte du bon sens, si cher au Grand-Russe. Les peuples les plus positifs, les plus matter of fact, l’Anglais et l’Américain, en sont une preuve. De ces penchans s’en peut rapprocher un autre, commun aussi à plusieurs peuples du nord, c’est le goût de la nouveauté et une certaine mobilité qui, demeurant d’ordinaire à la surface, est moins qu’il ne le semblerait en contradiction avec le reste du caractère. Le Russe est sujet à s’éprendre, sujet à des caprices emportés et à des goûts passionnés pour une chose ou une autre, une opinion, un écrivain, un artiste. Tout est prétexte à mode, et peu de pays peuvent rivaliser avec lui dans ses accès de ferveur de néophyte ou de dilettante. Dans ses transports les plus sincères, on sent cependant le plus souvent tout l’intervalle qui sépare l’engouement de l’enthousiasme. Aisément accessible au premier, le Russe ouvre peu son âme au second. Chez lui, le fond est rarement remué, et, s’il l’est, il se calme assez vite pour ne pas troubler le cours et les calculs de la vie : encore un trait de ressemblance avec l’Américain et d’autres peuples du nord.

La flexibilité du Russe semble plus encore que son originalité liée aux vicissitudes du climat. Chez lui, les saisons sont une rude école pour l’organisme, c’est une sorte de discipline ou de gymnastique forcée que la nature, comme une mère sévère, lui a imposée, et qui l’assouplit et l’endurcit à la fois. De là une des causes du succès du Grand-Russe, s’étendant dans tous les sens vers le nord et vers le midi avec une facilité presque égale à s’adapter à l’un ou à l’autre. Ainsi s’est trouvée à la fois corrigée et fortifiée une qualité qui semble avoir déjà été dans le sang slave et qu’ont développée et exercée le contact et le mélange avec les races les plus diverses. Cette flexibilité russe ne coûte rien à l’énergie ou à la solidité ; au lieu de l’extrême malléabilité reprochée à certains Slaves, c’est la vigoureuse souplesse d’un métal battu et de bonne trempe, encore plus dur que résistant et flexible. Si l’on cherche un type de ce caractère russe, que le poids de l’histoire a empêché de s’épanouir en grands hommes, on a le tsar Pierre le Grand. A travers sa demi-barbarie, dans ses bizarreries et ses contradictions même, Pierre Alexiévitch est le type national par excellence. Il y a peu de défauts du peuple russe qui ne percent en lui, et beaucoup y ont été poussés jusqu’à l’extrême ; il y a peu de ses qualités qui ne se fassent jour en lui, et plusieurs s’y sont élevées jusqu’au génie. Que si l’on s’étonne de trouver chez un seul peuple tant de caractères différens ou opposés, on peut en Pierre le Grand les voir réunis et concentrés dans un seul homme. Cette convergence en un seul individu de tant de vices et de vertus, de tant de traits dispersés dans une nation, a formé un homme bizarre et presque monstrueux, mais en même temps un des hommes les plus vigoureux et les plus souples, les plus entreprenans et les plus persistans, les plus audacieux dans la pensée et les plus résolus à l’exécution que le monde ait vus. Peu de peuples ont l’avantage d’avoir ainsi un grand homme dans lequel ils se puissent personnifier, et qui, dans leurs vices même, semblent une colossale incarnation de leur génie. La Russie est peut-être la seule ; Pierre, l’élève et l’imitateur des étrangers, Pierre, qui semblait s’être donné pour mission de faire violence à la nature de son peuple, et qui par les vieux Moscovites fut regardé comme une sorte d’antechrist, est le Russe, le Grand-Russe par excellence. Devant lui, on peut dire que le souverain et la nation s’expliquent l’un par l’autre. Un peuple qui ressemble à un tel homme est sûr d’un grand avenir. S’il paraît manquer de quelques-unes des plus hautes ou des plus fines qualités dont s’honore l’humanité, il a celles qui donnent la puissance et la grandeur politiques : une énergie flexible est le principal trait de son caractère, le sens pratique est le trait dominant de son esprit, et la résignation et la persévérance sont ses deux principales vertus.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 15 septembre 1873.
  2. Pamiatnaïa knigka Navgorodskoï Gouberni na 1873, god.
  3. Sur 1,000 habitans, on n’en compte en Russie que 45 au-dessus de soixante-ans, en France notablement plus de 100. Dans les gouvernemens du nord, comme celui de Taroslaf, la proportion des sexagénaires est plus forte, elle atteint 63 pour 100 ; dans quelques-uns de ceux du sud, comme Kief, elle descend au-dessous de 30. Statistitcheski Vréménik de 1871, Svédiniia o vozrastokh.
  4. La moyenne dans les gouvernemens du nord est de 3,8 pour 100, dans ceux du centre de 2,3, ceux du sud de 1,9, ceux de l’est de 1,7, ceux de l’ouest de 1,3. Statistitcheski Vréménik de 1871, p. 215. Une des raisons qui augmentent la proportion des enfans naturels dans le nord est l’absence d’un grand nombre d’hommes qui vont chercher de l’ouvrage dans le-centre, en sorte que la population féminine excède de beaucoup la masculine. Le chiffre moyen des naissances illégitimes en Russie, 2,9 pour 100, est, en dehors de la Grèce, un des plus faibles de l’Europe. En France, il est de 7,6 pour 100, d’un peu moins en Angleterre, de notablement plus en Allemagne et en Autriche.
  5. M. Kavéline, Muili i zamétki o Russkoi istorii, Vestnik Evropi, 1864.
  6. Bien qu’il soit en continuelle augmentation, le nombre des habitations en pierre ou en brique dans les villes dépasse rarement le dixième du total général, et en reste fort loin dans les bourgs. On en a dressé la statistique pour toutes les villes et bourgades de l’empire. Voici quelques chiffres pris au hasard : à Arkangel 116 maisons en pierre sur 2,246, — à Vologda 99 sur 1,829, — à Viatka 200 sur 1,816, — à Kazan 664 sur 4,344, — à Riga 893 sur 7,160, — à Orenbourg 204 sur 2,399, — à Perm 94 sur 3,652. A Moscou, à Pétersbourg et dans quelques autres grandes villes, la proportion, grâce aux reconstructions récentes, est déjà fort différente. Dans la première de ces villes, elle est de 5,234 sur 15,030, dans la seconde de 7,708 sur 16,245. (Statistitcheshi Vréménik. — Economistcheskoe Sostoïanie Gorodof. )