L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

II.
LES RACES ET LA NATIONALITÉ. — LES FINNOIS, LES TATARS, LES SLAVES[1].

Terre vierge récemment découverte, encore privée d’habitans ou parcourue seulement par quelques tribus nomades, la Russie nous offrirait bientôt le même spectacle que les États-Unis ou l’Australie. Elle serait de ces pays où, laissant derrière elle les vieilles institutions qui protégèrent son enfance, la civilisation s’ouvre sur un sol neuf une carrière plus large et plus active. Abandonnée à la colonisation européenne, elle rivaliserait rapidement avec l’Amérique, car, selon une remarque déjà faite par Adam Smith, alors qu’aucune des colonies modernes n’avait encore pris un grand développement, rien, une fois que les fondations en sont bien assises, n’égale la rapide prospérité d’une colonie qui sur une terre libre peut construire un édifice entièrement nouveau. C’est sa population déjà ancienne, avec ses vieilles mœurs et ses vieilles traditions, qui a fait l’infériorité de la Russie; c’est elle qui, en la fermant à l’émigration de l’Occident, lui enlève les chances de cette prodigieuse croissance des terres coloniales. En contraste profond avec l’Europe occidentale, le sol russe était incapable de servir de berceau à la culture européenne, mais il est admirablement propre à la recevoir. En est-il de même des peuples qui l’occupent? Les conditions physiques ne sont point seules à déterminer le sort d’un pays, elles ne peuvent rien sans l’homme, sans la race qui doit en tirer parti. La nature a préparé en Russie la place d’un vaste empire ; l’histoire y a-t-elle conduit un peuple capable d’y former une grande nation ? Nous devons nous faire pour le peuple la même question que pour le pays. Appartient-il à l’Europe ou à l’Asie ? A-t-il avec nous une parenté d’origine qui lui donne pour notre civilisation une aptitude innée, ou bien, étranger par le sang comme par l’éducation à la famille européenne, est-il par sa naissance condamné à demeurer un peuple asiatique sous les vêtemens d’emprunt qu’il a dérobés à l’Europe ?

La solution de cette question, que les Russes comme leurs adversaires ont retournée sous toutes les faces avec une égale passion, n’intéresse rien moins que la capacité de civilisation du peuple russe. On a de notre temps, en certain pays, fait jouer à l’ethnographie et à l’étude des races un rôle aussi déplacé qu’équivoque en leur déférant le jugement de questions de nationalité qu’en tout cas elles ne pouvaient trancher toutes seules. Ces exagérations intéressées ne nous doivent point faire perdre de vue la portée réelle de semblables recherches ; il n’en est pas moins vrai que pour connaître un peuple, un peuple nouveau surtout, qui n’a pu manifester encore son génie propre, il faut avant tout connaître les élémens dont il se compose, les races d’où il est sorti. En Russie, poser un tel problème, c’est se demander si la civilisation occidentale a pu être greffée par Pierre le Grand sur la vieille Moscovie, ou si, faute d’une sève européenne, elle ne peut prendre sur ce tronc étranger. A côté de cette question de la filiation et de la valeur native de la nation russe s’en place une autre tout aussi importante pour le politique, celle du degré de cohésion de ce vaste empire. L’unité physique du sol ne suffit pas pour assurer l’unité politique, il faut aussi l’union matérielle ou morale des populations, une certaine parenté du sang ou de l’esprit, sans quoi pas d’unité nationale, et sans celle-ci pas de force réelle. Y a-t-il en Russie, comme en France ou en Italie, une nationalité compacte, fortement cimentée par l’histoire, ou bien est-ce, comme la Turquie ou l’Autriche, une marqueterie de peuples hétérogènes ayant chacun ses traditions et ses intérêts ?


I.

Le sol russe est fait pour l’unité. Nulle part il n’y a sur une telle surface une telle homogénéité ; en même temps nulle part il n’y a plus de races diverses. Le contraste qui se montre partout en Russie est à cet égard des plus frappans. L’aire géographique la plus uniforme est occupée par les familles humaines les plus différentes. Races, peuples, tribus, s’y multiplient et s’y subdivisent à l’infini, et leurs divisions sont accusées et augmentées par celles du genre de vie, des langues, des religions. On y trouve toutes les confessions chrétiennes, des orthodoxes, des arméniens, des catholiques, des protestans ; on y trouve toutes les croyances de l’Asie avec celles de l’Europe, et chacune avec ses sectes, juifs talmudistes et karaïmes, mahométans sunnites et chiites, bouddhistes, chamanites et païens de toute sorte. La seule énumération des diverses races de la Russie d’Europe est effrayante ; on n’en compte pas moins d’une vingtaine, et si l’on ne veut oublier aucun groupe, aucune peuplade, il faut doubler ou tripler ce chiffre.

Les Russes ont plusieurs cartes ethnographiques de leur patrie, et n’en ont pas une qui les satisfasse. Celle de M. de Kœppen paraissait excellente, et la Société géographique de Pétersbourg vient d’en entreprendre une nouvelle. Les Russes ont fait plus : dans le musée Dachkof, fondé à Moscou à l’occasion du congrès slave de 1867, ils ont essayé de donner une représentation à la fois scientifique et pittoresque, comme une carte vivante et animée des différentes populations de l’empire. A l’aide de mannequins de grandeur naturelle et de figures en cire sculptées par les meilleurs artistes d’après les moulages les plus exacts, on a réuni, dans toute la variété de leurs types et de leurs costumes, les peuples et les tribus de la Russie. Au nord de la vaste salle qui sert de carte se voient dans leurs vêtemens de peau de renne le Samoyède, qui rappelle l’Esquimau, et le Lapon, qui ressemble au Mongol. Au-dessous, à l’ouest, viennent le paysan finnois de la Finlande et le paysan esthonien des provinces baltiques, trahissant tous deux par leur face plate une lointaine parenté avec le Lapon et le Samoyède. A l’est sont les représentans des autres groupes de la race finnoise disséminés dans le bassin du Volga, du nord au sud de l’empire, et montrant des traits de moins en moins européens, de moins en moins nobles : des Permiens, des Votiaks, des Tcheremisses, des Mordvines et des Tchouvaches, au milieu desquels se distingue par sa beauté orientale une jeune Tatare de Kazan. En face, à l’occident, sont les paysans letton, samogitien et lithuanien, puis le Biélo-Russe, au visage carré, contrastant avec un marchand et un artisan juifs à la mine longue, au nez effilé. Au milieu de la salle, sur une large estrade, figure le maître de l’empire, le Grand-Russe, dans toute la diversité de ses métiers et de ses costumes provinciaux, — les hommes en lapti d’écorce ou en grandes bottes, avec la blouse rouge ou le long caftan, les femmes en riches sarafanes, avec des kokochniks en forme de diadème ou des potcheloks en forme de couronne. Au-dessous des Grands-Russes se tiennent les Petits-Russes, aux traits plus fins, aux vêtemens plus élégans, les hommes coiffés de hauts bonnets de peau de mouton, les jeunes filles de fleurs entrelacées de rubans. Derrière les Petits-Russes viennent les Polonais et, de l’ouest à l’est, toutes les nombreuses populations du sud de l’empire, un couple moldave de Bessarabie, un mourza ou prince tatar de Crimée, voisin d’un mendiant tsigane, une fiancée caraïte, fille d’un de ces Juifs, ennemis des autres, qui prétendent descendre des dix tribus déportées par Nabuchodcnosor, — deux colonistes allemands de la Nouvelle-Russie ou du Bas-Volga, encore aussi différens des Russes par le type et le costume qu’au jour de leur émigration. Au sud-est figurent les tribus musulmanes ou bouddhistes des steppes orientales, avec leurs traits asiatiques, leurs habits éclatans : Kirghiz portant la tubéteika, sorte de bonnet pointu, Kalmouks des gouvernemens de Stavropol et d’Astrakan, au visage complètement chinois, vêtus du bechmet de soie ou de velours aux couleurs les plus tendres. À côté est une femme bachkire d’Orenbourg ou de Samara, en khalat de drap rouge et coiffée du kachbaru orné de pièces de monnaie. À l’extrême sud se montrent les peuples du Caucase, les plus beaux du monde par les traits, les plus élégans par le costume ; c’est un marchand arménien en simple caftan noir, un de ces marchands établis dans le sud-est de l’empire, un Tcherkesse ou Circassien chaussé de maroquin rouge, portant le caftan garni de cartouchières et le bachlik de poil de chameau, qui sert tour à tour de capuchon et de manteau, — un Géorgien aux lapti de cuir, vêtu d’un arkhalouk et d’un tchokha aux longues manches brodées, fendues sur le devant. Une Mingrélienne en robe de soie bleu clair porte le letchaki, long voile de mousseline, et une femme kurde des bords de l’Araxe, en chemise de soie et en pantalon de satin rouge, a un anneau passé à travers les narines. L’Arménienne, en khalat vert, s’enveloppe d’un de ces immenses voiles dont s’entourent pour sortir les femmes du Caucase ; la Géorgienne en robe de satin noir, avec un corsage violet clair et un bandeau de brocart pour coiffure, danse en agitant un tambour de basque. Derrière la grande salle, dans une niche obscure, un groupe à demi nu des derniers guèbres de Bakou adore le feu sacré. L’impression bigarrée que donne ce musée, où un seul état offre tant de types humains, une simple carte ethnographique de la Russie la donne presque au même degré. Les couleurs ont à peine assez de nuances pour qu’on en puisse assigner une à chaque tribu, et par leur variété et leurs bizarres entrelacemens elles rappellent les cartes géologiques des pays aux formations les plus compliquées. Devant la carte de M. de Kœppen, comme dans le musée Dachkof, il semble qu’il n’y ait que confusion parmi les populations de ce pays, où la terre et la nature inanimée ont une telle unité.

Cette quantité de races diverses, qui semble si peu en harmonie avec elle, la configuration de la Russie l’explique. Sans frontière définie du côté de l’Asie ni du côté de l’Europe, avec des rives plates et basses sur toutes ses mers, la Russie a été ouverte à toutes les invasions, elle a été la grande route d’émigration d’Asie en Europe. Nulle part les couches des alluvions humaines n’ont été plus nombreuses, nulle part elles n’ont été plus mêlées, plus brisées et disloquées que sur ces espaces aplanis où chaque flot poussé par le flot suivant ne rencontrait d’obstacle que dans la vague qui l’avait précédé. À l’époque historique seule, il est difficile d’énumérer les peuples qui se sont établis sur le sol russe et y ont formé des empires plus ou moins durables, Scythes, Sarmates, Goths, Avares, Bulgares, Ougres ou Hongrois, Khazars, Petchénègues, Koumans, Lithuaniens, Mongols, Tatars, sans compter les vieilles migrations des Celtes et des Germains et toutes celles des peuples dont les noms mêmes ont péri, mais dont les plus obscurs ont pu laisser dans la population russe une trace aujourd’hui impossible à retrouver.

La configuration de la Russie la livrait aux invasions de toutes les races, la structure du sol russe interdisait à ces races de s’y constituer en nations, en peuples indépendans les uns des autres. Au lieu de provenir de la lente élaboration des conditions physiques, cette multiplicité de races et de tribus n’était qu’un héritage historique. En dehors des landes glacées du nord, où ne peuvent vivre que des peuplades de chasseurs ou de pêcheurs, en dehors des steppes de sable ou de sel du sud-est, faites pour des pasteurs nomades, cette complexité de races et de tribus, loin d’être le résultat d’une adaptation au sol, loin d’être en harmonie avec les conditions de la vie, était en opposition avec elles. Au lieu de diversifier les races, les influences du milieu tendaient à les rapprocher et à les ramener à l’unité. Le sol leur refusait des frontières, des barrières, entre lesquelles elles pussent se retrancher, se grouper et mener une vie isolée. Dans l’immense quadrilatère compris entre l’Océan-Glacial et la Mer-Noire, entre la Baltique et l’Oural, pas une montagne, rien de ce qui partage, rien de ce qui divise. Dans toutes ces plaines, aucun de ces compartimens naturels qui servent de limite et comme de cadre aux peuples. Sur cette surface, les différentes races ont été obligées de se répandre comme au hasard, ainsi que des eaux qui ne trouvent pas de faîte pour les séparer, point de bords pour les contenir. Alors même que les coutumes, la religion, la langue, les empêchaient de se mêler, elles étaient contraintes de vivre à côté les unes des autres, de se pénétrer, de s’entre-croiser de toute façon, comme des rivières qui se jettent dans le même fleuve, et qui à leur confluent roulent sans les confondre leurs eaux dans le même lit. Ainsi épars et juxtaposés, souvent enclavés les uns dans les autres, les peuples et les tribus de la Russie n’ont pu atteindre à une pleine individualité nationale. Épuisées en se déversant sur un trop grand espace ou réduites à un état fragmentaire et comme brisées en morceaux, toutes ces races se sont plus facilement laissé soumettre à une domination unique, et sous l’empire de cette domination se sont plus rapidement unifiées et fondues les unes dans les autres. De cette fusion, commencée depuis des siècles sous l’empire du christianisme et de la souveraineté moscovite, est sorti le peuple russe, cette masse de plus de 55 millions d’hommes, qui dans l’empire forme comme une mer où les débris des autres populations, encore debout au milieu ou autour d’elle, s’éboulent peu à peu.

C’est de ce peuple qui se donne le nom de russe qu’il faut trouver la filiation. Occupant le centre de l’empire entre les races diverses qu’il a repoussées aux extrémités, il contient encore de nombreuses enclaves finnoises et tatares, demeurées comme des témoins de l’étendue de l’aire géographique anciennement occupée par leurs races. Dans leurs cartes ethnographiques, les Russes représentent les diverses populations de leur pays en leur distribution locale actuelle. C’est là le procédé le plus naturel, mais il ne peut donner qu’un moment, une phase transitoire de la répartition des races dont chaque modification exige une carte nouvelle. On prend un signe extérieur, la langue, et l’on compte pour Russes et Slaves tous les hommes qui parlent russe. Aucune méthode de dénombrement n’est plus simple, seulement il ne faut point oublier qu’une telle classification des peuples ne prouve rien quant à l’origine, et que pour la race la langue est de tous les signes le plus équivoque. Pour adopter l’idiome russe, les tribus finnoises ou tatares en train de se russifier ne changent pas le sang de leurs pères, pas plus que les Celtes des Gaules ou les Ibères d’Espagne n’ont pris un sang latin avec une langue latine. Au point de vue de la connaissance des origines d’un peuple, ces cartes ethnographiques, uniquement fondées sur le langage, apportent des données et non des résultats. Pour une telle recherche, il faut réunir des élémens bien plus complexes; avant la philologie, il faut consulter l’anthropologie, c’est-à-dire la constitution physique, les traits mêmes des populations, ce qu’elles ont directement hérité de leurs ancêtres, et malheureusement les types ne se laissent pas dénombrer et classer avec la même précision que les langues ou les religions.

Ce qui nous importe cependant pour déterminer la place des Russes parmi les familles humaines, c’est moins la répartition actuelle des races de la Russie que la composition même de ce fond national russe, qui tend à engloutir toutes les autres populations. Quelle part ont eue, dans la formation du peuple russe, ces divers élémens dont nous voyons encore au milieu ou autour de lui les restes épars? C’est là une des questions qu’agitent le plus les Russes, que soulèvent le plus leurs adversaires. Pour la poser comme la posent les uns et les autres, le fond du peuple russe est-il européen ou asiatique ? Est-il slave, frère et voisin du Latin et du Germain, et par le même sang appelé à une civilisation analogue, ou bien est-il touranien, tatar ou mongol, destiné par sa constitution même à ne prendre que les formes d’une culture étrangère à sa race ? Si ce problème a reçu les solutions les plus contradictoires, c’est qu’il a été plus débattu par la passion, par la rancune ou l’orgueil national que par l’étude et l’observation, et que des deux côtés on ne s’est pas assez souvenu que l’impartialité est la première condition de toute recherche scientifique.


II.

Du chaos apparent de l’ethnographie russe émergent nettement trois élémens principaux, le finnois, le tatar et le slave, qui aujourd’hui a en grande partie absorbé les deux autres. En dehors des Juifs de l’ouest, des Roumains de Bessarabie et des Allemands des provinces bal tiques ou des colonies du sud-est, en dehors des Kalmouks des steppes du Bas-Volga, des tsiganes répandus çà et là, des Circassiens, des Arméniens, des Géorgiens, de la babel du Caucase, tous les peuples, toutes les tribus qui ont envahi la Russie dans le passé, tous ceux qui l’habitent aujourd’hui, se rattachent à l’une de ces trois races. Aussi haut que l’on remonte dans l’histoire se retrouvent sur le sol russe, sous un nom ou sous un autre, des représentans de chacun de ces trois groupes, et leur mélange n’est pas encore tel qu’il nous cache leur origine, leurs caractères distinctifs ou l’aire primitive de leur domination respective.

La race finnoise paraît celle qui a le plus anciennement occupé le plus vaste territoire dans ce que nous appelons aujourd’hui la Russie. Elle est manifestement étrangère à la souche aryenne ou indo-européenne, d’où avec les Celtes, les Latins, les Germains et les Slaves sont sortis la plupart des peuples de l’Europe. Les classifications ethnologiques placent généralement les Finnois dans un groupe plus ou moins vaste, portant l’étiquette de touranien, allophyle, mongolique, mongoloïde, dénominations plus ou moins justes d’un cadre aux contours indécis, qui ressemble parfois à une sorte de caput mortuum où philologues et anthropologistes auraient rejeté les peuples de l’Europe et de l’Asie qu’ils ne pouvaient classer parmi les Aryens et les Sémites. Dans l’intérieur de cette race mongolique qui, du Japon à la Hongrie, embrasse tant de familles humaines, les Finnois sont le plus souvent rattachés à un rameau désigné sous le nom d’ouralo-altaîque, l’espace compris entre les chaînes de l’Oural et de l’Altaï ou le voisinage de ces montagnes paraissant le point de départ des peuples de ce rameau. Les Mongols proprement dits sont, ainsi que les Tatars, rangés à côté des Finnois dans ce groupe ouralo-altaïque, qui laisse au contraire en dehors de lui les Chinois et les autres grandes nations de l’Asie orientale. Cette classification est celle qui semble le mieux répondre aux faits ; il est seulement à remarquer que pour les deux sciences sur lesquelles reposent toutes les études ethnographiques, pour la philologie comme pour l’anthropologie, ce groupe ouralo-altaïque est loin de présenter la même homogénéité que le groupe aryen ou le sémite. La parenté entre les différentes familles qui le composent est bien moins saisissante, bien moins intime qu’entre le Latin et le Germain, elle paraît plus reculée qu’entre le brahmine ou le guèbre de l’Inde, et le Celte de l’Ecosse ou de la Bretagne. Cette parenté semble remonter à une époque où l’homme, s’il possédait la parole, n’en connaissait que les premiers élémens, et au fond elle est peut-être moins étroite qu’entre l’Indo-européen et le Sémite.

Au point de vue philologique, les races touraniennes ou ouralo-altaïques se distinguent par des langues agglutinatives, c’est-à-dire où la déclinaison et la conjugaison se font par simple juxtaposition, au lieu d’unir et de fondre l’une dans l’autre la racine et la terminaison jusqu’à les rendre méconnaissables, comme dans nos langues à flexions. Ces langues agglutinatives, qui, selon Max Muller, caractérisent des peuples nomades, toujours obligés par leur vie voyageuse de ne pas laisser altérer la physionomie de leurs mots, ne montrent point entre elles d’aussi intimes relations quelles idiomes aryens ou sémitiques, ce qui est d’autant plus remarquable que par l’absence des flexions elles paraissent moins susceptibles de corruption et de déguisement. Leur parenté, au lieu de se montrer à la fois dans l’unité des racines et la concordance des formes grammaticales, se réduit à des ressemblances de structure et de procédés, en sorte que leurs liens généalogiques sont ou plus éloignés ou plus difficiles à suivre.

Au point de vue anthropologique, l’unité de ce vaste groupe n’est pas beaucoup plus intime. Les caractères extérieurs par lesquels on distingue aisément d’autres races, la couleur de la peau et la qualité des cheveux, sont ici de mauvais guides : ils laisseraient en dehors de la race mongolique la plupart des Finnois et même des Tatars. Les caractères anatomiques sont les seuls qui puissent s’appliquer à tous les rameaux de la souche mongolique ; encore parmi les peuples ouralo-altaïques les plus essentiels varient-ils jusqu’à disparaître complètement. Les plus importans sont ceux que fournit la tête, et parmi eux le plus général et le plus persistant est la saillie des pommettes. Dans la famille finnoise même, on trouve ces vestiges mongoliques à des degrés fort différens, accusés et frappans chez certaines tribus, comme chez les Lapons, fort affaiblis ou corrigés chez d’autres, comme chez les Finnois de Finlande.

Il est à remarquer que ces caractères craniologiques, ainsi que d’autres, voisins et moins favorables, comme un certain prognathisme ou proéminence des mâchoires, se sont rencontrés chez beaucoup des anciennes populations de l’Europe dont l’archéologie préhistorique a récemment découvert les traces. La plupart des tribus humaines de l’âge de la pierre brute et surtout de l’époque quaternaire dont les restes ont été retrouvés dans les grottes de l’occident de l’Europe semblent avoir appartenu à cette race mongolique, dans laquelle on classe les Finnois[2]. Ces races primitives paraissent avoir occupé tout le nord et le centre de notre partie du monde avant l’émigration des Celtes, les premiers venus en Europe de la race aryenne. Ce n’est point seulement dans les cavernes souterraines, parmi les débris des mammifères de l’époque géologique antérieure à la nôtre, c’est peut-être jusque dans les traits des populations européennes qui ont pris leur place que ces races primitives ont laissé des vestiges de leur passage. Recouverts par les invasions postérieures et comme enfouis sous les couches successives des tribus aryennes, ces anciens habitans de l’Europe ont disparu pour l’œil du vulgaire; celui de l’anthropologiste croit parfois saisir sur des visages contemporains, au milieu des pays les plus civilisés de notre Occident, des traces encore vivantes de ces premiers Européens[3].

Au lieu d’être exclusivement asiatique, l’élément touranien pourrait avoir joué dans notre Occident un rôle ethnologique en même temps qu’un rôle historique; il peut avoir été comme le premier fond, le substratum, depuis longtemps disparu, des populations du centre de l’Europe. Une telle conjecture devient moins invraisemblable quand on se rappelle à quel point certains peuples de ce groupe, comme les Magyars de Hongrie, ont par le changement de milieu et le croisement avec les Aryens perdu la plupart des caractères physiques de leur race. Quelques savans ont été jusqu’à regarder les Finnois du nord-ouest de la Russie comme les débris de ces tribus quaternaires qui, chassées du centre de l’Europe par les peuples indo-européens, se seraient réfugiées aux bords de la Baltique, dans des terres basses récemment émergées. Il est plus probable qu’au lieu de provenir directement de ces populations primitives, auxquelles ils semblent généralement fort supérieurs, les Finnois de Russie n’ont avec elles qu’une parenté lointaine, et qu’eux-mêmes ne sont descendus de l’Oural qu’à une époque postérieure. Quelle qu’ait été la date de leur émigration, on peut les regarder comme établis en Europe au moins aussi anciennement que les plus anciennes populations aryennes, qui dans leur invasion ont dû, comme les barbares du Ve siècle, faire route au-dessous d’eux par les steppes du midi. Fixés en Europe à une époque aussi reculée qu’aucune de nos familles européennes, aussi autochthones ou aborigènes qu’aucune, les Finnois ont eu plus tard une part considérable dans les invasions de la fin de l’empire romain. Les plus terribles des barbares, les Huns, semblent avoir été d’origine finnoise, comme aussi les Avares, les Bulgares et les Hongrois, le seul peuple contemporain directement issu de cette souche.

Le rang ethnographique de la famille finnoise déterminé, il nous reste à chercher quelle part lui revient dans la formation du peuple russe, et quelles aptitudes physiques ou morales elle lui a léguées. Le travail d’absorption qui la fait disparaître partout en Europe, excepté en Hongrie, se poursuit en Russie depuis des siècles, et n’y est moins avancé que parce qu’il y est plus récent. Lentement refoulés ou engloutis par les races rivales, les Finnois, dans leur submersion, ont laissé çà et là sur la Russie d’Europe des îlots qui témoignent de leur expansion primitive, ainsi que des buttes de formations anciennes dans une plaine où les eaux ont emporté les terrains originaires et tout recouvert de leurs alluvions. Les groupes finnois dispersés dans l’empire sont singulièrement différens par le degré de culture, par la religion comme par les langues et dialectes. Ils comptent au plus 4 ou 5 millions d’âmes, et pour tous les élémens de la civilisation ils offrent plus de diversité que les grandes familles latine ou germanique. Leurs rapports de parenté ont été découverts par les anthropologistes et les philologues; ils ont longtemps échappé à la masse des intéressés, qui n’ont ainsi jamais pu avoir une conscience nationale commune, et sont !demeurés vis-à-vis les uns des autres dans un isolement moral aussi grand que leur isolement géographique.

La race finnoise, qui en dehors de la Hongrie est presque tout entière comprise dans la Russie d’Europe, s’y divise en une douzaine de tribus différentes, que l’on a classées en trois ou quatre familles, et dont la distribution géographique est le point capital de l’ethnologie russe. C’est d’abord au nord la famille ougrienne, la seule qui ait encore des représentans en Asie. Elle ne comprend plus en Russie que deux petites peuplades de quelques milliers d’âmes menant à peu près la même vie que le Samoyède, et comme lui professant le chamanisme ; les Ostiakes, dans la Sibérie occidentale, les Vogules, dans le nord de l’Oural; mais à cette famille, qui renferme les tribus finnoises les plus misérables et les plus dépourvues de culture, se rattache le seul peuple finnois qui ait joué un rôle en Europe et soit arrivé à une haute civilisation, les Magyars de Hongrie. Au nord-est vient le rameau permien, comptant de 300,000 à 400,000 âmes, chaque année diminuées par une rapide russification, et réparties entre la tribu des Permiens dans le bassin de la Kama, celle des Votiaks sur la Viatka, celle des Zyriaines dans les déserts glacés de la Petchora, toutes trois orthodoxes, les deux premières adonnées à l’agriculture, la dernière à la chasse. Au-dessous vient la famille du Volga, appelée aussi bulgare, du peuple, aujourd’hui slavisé, qui du Volga est descendu sur le Danube. À ce groupe appartiennent encore les trois plus importantes tribus finnoises de la Russie proprement dite, les Tchérémisses, qui, au nombre d’environ 200,000, habitent la rive gauche du Volga, autour du gouvernement de Kazan, — les Mordvines, qui, subdivisés en deux branches, comptent de 500,000 à 600,000 âmes, au cœur même de la Russie, entre le Volga et l’Oka, dans les gouvernemens de Nijni-Novgorod, Pensa, Simbirsk, Tambof, Saratof, — les Tchouvaches, à peu près aussi nombreux, dispersés sur les rives du Volga, dans l’ancien territoire des Tatars de Kazan, dont ils ont adopté la langue. Enfin au nord-ouest vient la famille finnoise même, dont les principaux représentans sont les Finnois de la Finlande, les Suomi, comme ils se nomment eux-mêmes, à peu près les seuls de leur race en Russie qui aient un sentiment national, une patrie, une histoire et une littérature, les seuls qui aient quelque chance d’échapper à la lente absorption où s’engloutissent tous leurs congénères. Ils forment les cinq sixièmes de la population du grand-duché de Finlande, mais une population presque toute rurale, l’élément suédois, mêlé d’allemand et de russe, dominant toujours dans les villes. Dépassant le chiffre de 1,500,000 âmes dans le grand-duché, les Suomi comptent encore pour environ 200,000 dans la population des gouvernemens russes voisins. Pétersbourg est, à vrai dire, bâti en plein pays finnois, ses alentours immédiats sont seuls russifiés, et cela tout récemment. Il y a un demi-siècle à peine, on ne comprenait point le russe dans les villages situés aux portes de la capitale; aujourd’hui encore elle est à peu près de tous côtés environnée de tribus finnoises ou de leurs débris. Au nord-ouest, ce sont les Suomi de la Finlande qui descendent presque jusqu’à ses faubourgs, à l’ouest les Karéliens et les Tchoudes, qui, après avoir longtemps occupé un vaste territoire, sont les uns et les autres en train de disparaître ; au nord-ouest, ce sont 900,000 Esthoniens, peuple d’origine peut-être plus mêlée, qui, soumis pendant quatre à cinq siècles à la domination des seigneurs allemands, a dans l’Esthonie et la Livonie septentrionale résisté à la germanisation. À cette branche finnoise appartiennent encore les Lives, qui ont laissé leur nom à la Livonie, et qui, refoulés par les Lettons et les Allemands, n’occupent plus qu’une étroite bande de terre le long de la mer, à la pointe septentrionale de la Courlande; à elle enfin se rattachent les Lapons, le plus laid physiquement, le moins développé moralement, des rameaux de cette branche, dont il a peut-être seul conservé le genre de vie et les traits primitifs. Il semble que les Lapons ont jadis occupé toute la Finlande avant d’avoir été repoussés par les Suomi dans les régions hyperboréennes où ils sont confinés aujourd’hui. Quelques autres peuples de la Russie, comme les Bachkirs, qui, forts de plus d’un demi-million d’âmes, habitent au pied de l’Oural les gouvernemens orientaux de la Russie d’Europe, doivent, pour le fond de leur population, être compris parmi les tribus d’origine finnoise, bien qu’ils soient musulmans et parlent une langue tatare.

Telle est l’extrême division de cette race professant toutes les religions, du chamanisme à l’islamisme, et de l’orthodoxie grecque au luthéranisme, menant tous les genres de vie, depuis celle du nomade lapon jusqu’à celle du cultivateur esthonien, ayant reçu le culte et parfois les langues des uns et des autres, partout dominée par des peuples d’origine étrangère, russifiée après avoir été en partie tatarisée, en sorte que tout s’est joint pour la réduire en fragmens impuissans. A considérer la répartition géographique de ces tribus, du gouvernement d’Astrakan à la Neva, on voit que tout l’ancien grand-duché de Moscou et les apanages voisins étaient compris dans leur ancien territoire. Leur diffusion apparaît encore plus grande, si l’on observe les noms géographiques, car dans beaucoup de contrées aujourd’hui entièrement russes les noms de lieux, de villages ou de rivières sont demeurés finnois. Moscou, comme plus tard Pétersbourg, comme avant elle Novgorod, a été bâtie en plein pays finnois. Il en a été de même de Souzdal, de Vladimir, de Tver, de Riazan, de toutes les capitales des kniazes russes. En présence de tels faits, il est permis de regarder, dans tout le centre et le nord de la Russie, l’élément finnois comme ayant une part considérable dans la formation de la population. Ce n’est pas seulement la distribution géographique des races et l’histoire qui conduisent à cette induction, ce sont aussi les traits du peuple russe. Sans cette marque anthropologique, on pourrait se demander si les colons qui ont apporté la langue slave en Russie se sont mêlés aux indigènes, ou si, comme les Anglo-Saxons en Amérique, ils les ont simplement repoussés en prenant leur place. Un examen attentif montre que l’un et l’autre phénomène ont eu lieu simultanément, et que, pour admettre l’un, il ne faut point rejeter l’autre. La répartition actuelle de leurs tribus fait croire que les Finnois ont été en effet repoussés par les Slaves de deux côtés, à l’ouest vers la Baltique, à l’est vers l’Oural et le cours moyen du Volga; le visage du peuple russe prouve qu’il n’y en a pas moins eu un mélange dont il porte encore la trace. La façon dont l’élément russe absorbe aujourd’hui ces groupes finnois intérieurs ou extérieurs, comme une mer qui ronge ses côtes, fait comprendre ce qu’il a dû faire dans le passé. Par leur russification même, toutes ces tribus accroissent la part ethnologique de leur race dans la nation qui les engloutit. C’est comme un courant perpétuellement renouvelé, comme des sources finnoises qui, se déversant depuis des siècles dans les veines du peuple russe, y augmentent toujours la proportion du sang finnois. La langue russe pourrait fournir d’autres signes de cette fusion, mais un sérieux travail de confrontation entre le russe, les autres idiomes slaves et les dialectes finnois est encore à faire, et les résultats en seraient peut-être plus curieux au point de vue de l’influence morale des anciens Finnois et de leur degré de civilisation que concluans pour leur mélange avec les Slaves. La russification des Finnois, leur répartition géographique, l’empreinte qu’ils ont laissée sur les traits russes, empreinte aussi frappante à un second voyage qu’à un premier, sont les deux grandes preuves de cet alliage finnois : la première la fait supposer à l’esprit, la seconde la fait voir aux yeux.

Quel est ce type, dont tant de Russes portent la marque? Les tribus finnoises de Russie diffèrent considérablement par les caractères physiques comme par le degré de culture. Quelques-unes, comme les Tchouvaches et les Lapons, accusent assez fortement un type mongolique; d’autres, les plus importantes, comme les Finnois de Finlande et les Esthoniens, grâce à des influences de milieu ou plutôt à des alliances de race dont la trace est perdue, offrent des traits plus nobles et décidément plus voisins du type caucasique que de celui des peuples de la Haute-Asie. Tous ces groupes cependant gardent certains caractères communs qui n’ont guère disparu que chez le peuple magyar, celui qui, le plus mêlé avec l’Europe, s’est le plus modifié. Le squelette est moins robuste que chez les Aryens et les Sémites, les jambes sont plus courtes et plus grêles. Les tribus finnoises inférieures sont les seules qui présentent une tendance au prognathisme, fréquent chez les races européennes analogues de l’époque quaternaire; comme les Aryens, les Finnois ont en général la tête orthognathe, mais avec les os des pommettes plus saillans. Si le visage est orthognathe comme chez les Aryens et les Sémites, c’est-à-dire sans projection des mâchoires, la tête est le plus souvent ronde, courte, peu développée par derrière, en un mot brachycéphale, comme chez l’une des deux principales races géologiques éteintes de l’Europe. La face est généralement aplatie, les arcades sourcilières sont droites au lieu d’être courbées, les yeux petits; le nez est large, la bouche grande, avec des lèvres épaisses. C’est un portrait peu gracieux, tenant à la fois du type caucasique et du mongolique, se rapprochant plus de l’un ou de l’autre selon les tribus et selon leur position géographique. Ces caractères plastiques se retrouvent fréquemment chez les Russes, surtout chez les femmes, qui partout conservent plus longtemps et plus fidèlement l’empreinte de la race. L’aplatissement du visage en premier lieu, la proéminence des pommettes en second, sont les deux plus répandus et les deux plus manifestes de ces vestiges finnois, que, par une regrettable confusion, un grand nombre de voyageurs attribuent aux Tatars ou aux Mongols. De pareilles traces, plus ou moins accentuées selon les classes, les contrées, le plus ou moins grand mélange des races, se laissent découvrir dans toute l’aire géographique où sont disséminées les tribus finnoises, c’est-à-dire dans la plus grande partie de la zone des forêts et dans presque les deux tiers de la Russie d’Europe.

En face des marques de parenté de cette race à demi disparue et de la plus nombreuse des nations européennes, l’observateur se demande quelles sont les aptitudes, le génie, la capacité de civilisation des Finnois. Est-il vrai que leur alliance soit pour la Russie une cause irrémédiable d’infériorité? Il est permis d’en douter. Dans leur isolement et l’extrême fractionnement de leurs tribus, sur les terres ingrates où ils sont relégués, les Finnois n’ont pu parvenir à un développement original; en revanche, ils ont partout montré une singulière facilité à s’assimiler aux races plus avancées, chaque fois qu’ils ont été en contact avec elles. Leur absorption intellectuelle a été encore plus rapide que leur absorption physique. Il en est d’eux comme du pays où se rencontrent la plupart de leurs débris, comme du sol russe : ils se laissent aisément conquérir à une civilisation qui n’a pu naître chez eux; si par le sang ils n’appartiennent pas à l’Europe, ils se laissent facilement annexer par elle. La religion en est la meilleure preuve. La plupart sont depuis longtemps chrétiens, et c’est cette acceptation du christianisme qui, plus que toute chose, a préparé leur fusion avec les Slaves, leur assimilation à l’Europe civilisée. De la Hongrie à la Baltique et au Volga, les Finnois ont embrassé avec une égale facilité les trois principales formes historiques du christianisme, et la plus moderne, le protestantisme, a mieux réussi dans leurs tribus de Finlande et d’Esthonie que chez les peuples celtes et latins.

Veut-on chercher dans ses langues le signe le plus net de l’intelligence d’une race, certains Finnois, les Suomi de Finlande comme les Magyars de Hongrie, ont porté leurs langues agglutinatives à une perfection qui, pour la force, la beauté et la richesse, les a fait comparer aux plus complexes de nos langues à flexions. Ils ont pour la musique, pour la poésie un goût inné, dont les germes se rencontrent chez les plus barbares de leurs tribus nomades, et qui a valu à la Finlande toute une littérature populaire, tout un cycle poétique indigène, avec une épopée dont les nations les plus avancées de l’Occident se feraient honneur. À ces qualités d’âme et de sentiment s’en joignent d’autres d’intelligence et de raison. Si les Finnois ont quelque parenté avec les Mongols, ils ont les vertus de cette race, qui, là où elle se trouve en lutte avec elle, soutient si bien la concurrence de la nôtre : ils en ont la solidité, la patience, la persévérance. C’est peut-être pour cela qu’à tous les pays, à tous les états, où ils ont formé un élément considérable, les Finnois ont communiqué une singulière force de résistance, une singulière vitalité.

Ces qualités se sont manifestées avec éclat chez les Magyars, qui en dépit de leur petit nombre ont maintenu leur domination entre les Allemands, les Slaves et les Turcs; elles se montrent modestement chez les Bulgares, le plus rude, le plus travailleur, le plus moral des peuples chrétiens de la Turquie, et si l’élément finnois a réellement joué un rôle important dans ses provinces occidentales, la Prusse lui doit peut-être quelque chose de la solidité, de la ténacité, qui ont fait sa fortune. En Russie même, les Finnois, loin d’être partout inférieurs aux Russes proprement dits, laissent voir parfois à plus d’un égard une réelle supériorité. Si rien n’est plus pauvre que l’izba d’un Tchouvache du Volga avec son toit d’écorce et son unique fenêtre, les maisons de bois des paysans de la Finlande sont plus vastes et plus commodes que celles de beaucoup de mougiks russes. Sur une terre plus ingrate dont le sol de granit suffit rarement à leur nourriture, ils sont plus travailleurs et plus économes, et se sont fait une juste réputation de probité et d’honnêteté. Il est seulement difficile de décider si cette supériorité morale des Finnois occidentaux doit être attribuée à la différence de race, ou à la différence de religion, ou simplement à un plus long et plus large usage de la liberté. Toujours est-il qu’au milieu des paysans finlandais, au menton rasé, aux vêtemens courts, le voyageur européen se sent moins étranger que parmi les paysans russes, qui lui sont plus parens par le sang. Le Finnois de Finlande a été favorisé par la liberté civile et politique; l’Esthonien, demeuré jusqu’au commencement du siècle serf du seigneur allemand, ne s’en montre pas moins par certaines qualités au-dessus du mougik russe. Plus travailleur, plus patient, il a été dans ces derniers temps appelé avec profit sur les terres de plusieurs propriétaires de Russie, et il s’est ainsi fondé plusieurs colonies esthoniennes dans les gouvernemens voisins de Saint-Pétersbourg, de Pskof et jusque dans la lointaine Crimée,. Enfin veut-on se rendre compte de ce que, sous l’influence des autres races et dans leur mélange avec elles, savent devenir pour la beauté du corps et la vigueur de l’esprit des peuples d’origine finnoise, il suffit de regarder les Magyars, une des races les plus belles, comme une des plus énergiques de l’Europe. S’il y a infériorité, ce n’est ni au point de vue politique, ni au point de vue militaire, car les Magyars ont été de tout temps une des nations les plus guerrières de l’Europe, et, comme on l’a remarqué, ils sont, à travers toutes les révolutions, demeurés plus attachés aux institutions libres que la plupart des peuples aryens, slaves, latins ou germains.


III.

La seconde des trois grandes sources d’où l’on peut faire découler le peuple russe, celle-là plus particulière à la Russie, plus décidément asiatique, a reçu de l’usage le nom de tatare. Jamais dénomination plus équivoque ne s’est introduite dans l’histoire, dans la philologie, dans l’ethnographie. À son apparition en Russie, ce nom de Tatar était porté par une des tribus mongoles qui fondèrent l’empire de Ginghiz-Khan. Dans sa terreur de ces nouveaux barbares, qui lui semblaient sortis de l’enfer, l’Europe du XIIIe siècle transforma leur nom par une réminiscence classique en celui de Tartares, et retendit à la foule hétérogène des peuples entraînés à la suite des sauvages conquérans. Enlevé aux tribus auxquelles il appartenait, ce nom mongol de Tatar a fini par désigner la branche de la race ouralo-altaïque dont le Turkestan a été le point de départ, et dont les Turcs sont les principaux représentans. Les Tatars demeurés aux bords du Volga sont proches parens des Turcs, ou mieux, ce sont des Turcs au même titre que les Ottomans, sortis du même berceau et parlant des dialectes d’une même langue; toute la différence est qu’ils ont envahi l’Europe par une autre route et qu’ils n’ont embrassé l’islamisme qu’après leur invasion. Turc et tatar sont devenus à peu près synonymes en philologie comme en ethnographie, bien que le premier terme soit le seul autorisé par la vérité historique. Aujourd’hui encore les rejetons des tribus du Turkestan qui, sous la pression ou la conduite des Mongols, se sont établies en Russie n’ont point perdu le souvenir de leur origine; les Tatars de Kazan ou d’Astrakan se donnent à eux-mêmes le nom de Turcs, que l’ancienne gloire des Osmanlis et la communauté de religion leur ont rendu plus cher.

Le rameau turc est plus voisin du rameau finnois que du mongol; tous deux se sont souvent rencontrés et unis à tel point qu’il est encore des tribus, comme les Bachkirs, chez lesquelles il est difficile de démêler la part de chacun. Cela est encore moins aisé chez certains peuples éteints, comme les Huns, les Avares et les Bulgares, chez lesquels le sang finnois sembla l’avoir emporté, les Alains et les Roxolans, qui semblent avoir éte en majorité Turcs ou Tatars. L’union du Turc et du Mongol a été plus rare, et l’antagonisme des deux rameaux plus décidé. Il n’y a guère en Europe qu’un exemple de leur fusion : ce sont les Tatars-Nogaïs, qui habitaient dans les steppes du Kouban et de la Crimée, et dont un grand nombre a émigré en Turquie dans les années qui suivirent le siège de Sébastopol. Les traits de ces nomades témoignent manifestement d’un fort alliage avec les Mongols. Ils en ont gardé la taille trapue, les yeux relevés obliquement vers l’angle extrême, le nez épaté, le menton dénué de barbe. C’est là un cas isolé parmi les Tatars. En général, si le visage des Turcs de Russie indique un croisement de race, c’est plutôt avec les Finnois ou les populations caucasiques.

Il y a encore aujourd’hui dans la Russie d’Europe un peuple d’origine mongole, c’est, dans la dépression Caspienne sur les rives du Volga, les Kalmouks. Au nombre d’environ 150,000, ils promènent leurs tentes avec leurs chameaux et leurs troupeaux dans les steppes arides des gouvernemens d’Astrakan et de Stavropol. Ce sont ces 40,000 ou 50,000 familles nomades, errant à une extrémité de l’empire, dont le nom a si souvent été appliqué comme un sobriquet au peuple russe. A première vue, leur type à la chinoise les distingue presque, aussi nettement des Tatars que des Russes, et dans ces régions du Bas-Volga, encore aux trois quarts asiatiques et de sang si mêlé, l’isolement ethnologique du Kalmouk est sensible à l’œil le moins exercé. Chose remarquable, au lieu d’y être entrés à la suite de Batou et des successeurs de Ginghiz, ces Mongols du Volga ne se sont établis dans cet angle désert de la Russie qu’à une époque relativement récente. C’est à la fin du XVIIe siècle et comme vassaux du gouvernement russe qu’après une longue migration des frontières de la Chine au fleuve Oural ces sujets spirituels du dalaï-lama du Thibet entrèrent dans les steppes du Volga. Profitant de la rivalité héréditaire des tribus mongoles et des tribus tatares, la Russie employa avec succès ces nouveau-venus dans ses guerres contre les Turcs et les Tatars de Crimée; mais les tentatives du gouvernement de Pétersbourg pour les mettre dans une dépendance plus directe en décidèrent le plus grand nombre à reprendre le chemin de leur première patrie. Ils partirent en masse, donnant au XVIIIe siècle le spectacle des grandes migrations de peuples de l’antiquité. Dans l’hiver de 1770, de 200,000 à 300,000 Kalmouks passèrent avec leurs troupeaux le Volga et l’Oural sur la glace. Le dégel arrêta les autres, qui se décidèrent à rester en Russie, pendant que, malgré les attaques des Kirghiz, leurs frères regagnaient leurs anciennes demeures dans l’empire chinois.

Les Kalmouks demeurés dans les steppes caspiennes sous la souveraineté russe sont encore bouddhistes ; ils ont pour chef un grand-lama nommé depuis le commencement du siècle par le tsar, et dont la résidence est dans le voisinage d’Astrakan. C’est un fait qui sur leur destinée respective a eu une influence capitale que les trois principaux rameaux de la race ouralo-altaïque se sont partagés entre les trois principales religions du vieux continent. Le Finnois s’est fait chrétien, le Turc ou Tatar musulman, le Mongol bouddhiste. À cette distribution ethnologique des croyances, il y a peu d’exceptions dans une branche ou l’autre. Cette seule répartition des trois groupes sous les trois étendards religieux les plus hostiles ne se peut entièrement expliquer par la position géographique et les influences de l’histoire. Avec un égal manque d’invention et d’originalité, elle suffirait à montrer dans le tempérament et la constitution morale des trois familles humaines, qui ont emprunté aux Aryens et aux Sémites les trois conceptions religieuses les plus opposées, des différences considérables. Quant aux effets, ils ont été énormes. C’est dans cette diversité de croyances par-dessus toute autre chose qu’il faut chercher les causes du sort si différent de ces trois groupes, et en particulier des deux plus voisins, le finnois et le tatar. C’est la religion qui a préparé l’un à la vie européenne ; c’est la religion qui y a soustrait l’autre. Avec l’islamisme, le Tatar a eu une civilisation plus précoce et plus nationale ; il a construit des villes florissantes comme Kazan, il a fondé en Europe et en Asie des états puissans ; avec l’islamisme, il a eu un passé plus brillant, mais avec lui il est exposé à un avenir plus difficile : la foi musulmane, qui l’a préservé de l’absorption de l’Europe, l’a en même temps laissé en dehors de sa civilisation.

Ce sont les Tatars qui ont si longtemps valu aux Russes le nom de Mongols, et les Tatars eux-mêmes n’y ont aucun droit. Devant la réforme aujourd’hui entreprise au Japon par une sorte de Pierre le Grand asiatique, on ne peut savoir si de semblables épithètes seront toujours une injure ; elles n’en doivent pas moins être abandonnées à l’égard des Russes, non parce qu’elles sont blessantes, mais parce qu’elles proviennent de l’ignorance ou d’une équivoque[4]. Les Russes n’ont point dans leurs veines de sang mongol ; ont-ils beaucoup plus de sang tatar? S’il n’y avait eu en Russie d’autre invasion tatare ou turque que celle du XIIIe siècle, la solution de cette question serait aisée. On se convaincrait promptement que le peuple russe a moins de sang tatar que le peuple espagnol de sang arabe. En Espagne, les Arabes sont demeurés bien plus longtemps : ils ont occupé une bien plus grande portion du territoire; ils se sont établis en bien plus grand nombre et ont tenu la péninsule sous leur domination directe. En Russie, les Tatars, entrés au XIIIe siècle, ont été repoussés aux extrémités dès le XVIe siècle; ils n’ont guère régné que sur une moitié de la Russie d’Europe, et la plus grande partie de ces possessions, ils les ont maintenues non pas sous leur domination directe, mais seulement sous leur suzeraineté; ils n’ont pas détruit les souverainetés russes, mais se sont contentés de les rendre tributaires. Les Arabes ont occupé les plus belles parties de l’Espagne, celles qui sont encore aujourd’hui les plus fertiles et les plus peuplées; les Tatars se sont répandus dans les parties encore les moins habitées de la Russie, sur les steppes du sud et de l’est. Dans le centre, ils ne se sont avancés que le long des fleuves, remontant le Volga et ses affluens, comme le montre encore leur répartition actuelle. Ce n’était même point au milieu des Russes que pénétraient ces colons tatars; les Russes avaient à peine atteint le bassin central du Volga et le confluent.de ce fleuve avec l’Oka à Nijni-Novgorod; c’était au milieu de tribus finnoises dont nous voyons encore les débris dans les Mordvines, les Tchérémisses, les Tchouvaches, et dont plusieurs, comme ces derniers, se sont laissé tatariser. Les Turcs de Russie n’ont point, comme les Arabes d’Espagne, développé une riche et industrieuse civilisation; loin de s’adonner tous à la vie sédentaire et agricole, ils étaient en grande partie demeurés nomades. Leurs villes étaient peu nombreuses, et les plus grandes petites en comparaison des capitales des Maures d’Espagne. Avec un territoire trois ou quatre fois plus grand, il est douteux que la Horde-d’Or ait jamais approché de la population du khalifat de Cordoue. L’analyse des deux langues fournit les mêmes remarques. L’influence de l’arabe sur l’espagnol dans le vocabulaire comme dans la prononciation paraît avoir été plus grande que celle du turc ou tatar sur le russe.

Les musulmans de Russie ont-ils eu sur la formation de la population chrétienne une plus grande influence, parce que, au lieu de les expulser violemment ainsi que la catholique Castille, la Moscovie orthodoxe leur a laissé leur religion et leur nouvelle patrie? Le contraire est peut-être plus vraisemblable. En Russie comme en Espagne, les motifs de séparation entre les vainqueurs et les vaincus restaient les mêmes au temps de la domination de la croix qu’au temps de sa sujétion; ils se résumaient tous dans la religion, qui entre les deux races mettait une barrière difficile à franchir : de l’une à l’autre, avant comme après la libération du sol national, il n’y avait qu’un chemin, l’apostasie. Si la prédication et l’intérêt ont fait des conversions parmi les musulmans de Russie, il s’en est dû faire bien davantage parmi ceux d’Espagne, soumis pendant de longues années au prosélytisme le moins scrupuleux, jusqu’au jour où ils n’ont pu conserver leur foi qu’au prix de leurs biens et de leur patrie. En Russie, jamais pareil choix n’a été imposé aux mahométans. Pour diminuer chez eux la puissance de l’élément tatar et mahométan, les tsars n’ont point eu besoin de recourir à de telles barbaries. Ce que le plus aveugle fanatisme a fait faire violemment à l’Espagne, à son éternel dommage, s’est fait lentement, graduellement par la Russie. Elle n’a eu qu’à laisser opérer la nature. A côté du phénomène d’absorption, d’assimilation des élémens finnois, il y a eu chez elle pendant des siècles un phénomène inverse de sécrétion, d’élimination des élémens tatars et musulmans qu’elle ne pouvait assimiler. Depuis leur soumission, un grand nombre de Tatars ont quitté la Russie, ne voulant pas être les sujets des infidèles dont ils avaient été les maîtres. Devant le progrès des armes chrétiennes, ils se sont repliés spontanément sur les terres où dominait encore la loi du prophète. Après la destruction des khanats de Kazan et d’Astrakan, ils tendent à se concentrer dans la Crimée et les steppes voisines, dans ce que le XVIIIe siècle appelait encore la Petite-Tatarie. Après la conquête de la Crimée par Catherine II, ils ont repris leur exode vers l’empire de leurs frères osmanlis, vers la Turquie et la Circassie, et de nos jours même, après la guerre de Sébastopol et la soumission du Caucase, l’émigration des Tatars et des Nogaïs a repris sur une immense échelle, en même temps que celle des Tcherkesses. Dans la Crimée, on peut calculer que, depuis la conquête de Catherine II, la population tatare, diminuée déjà de plus de moitié du temps de la tsarine, a été encore réduite des deux tiers de nos jours, en sorte qu’elle ne forme pas le cinquième de ce qu’elle était lors de l’annexion à la Russie. De 1860 à 1863, près de 200,000 Tatars ont quitté le gouvernement de Tauride, abandonnant 784 aouls ou villages, dont les trois quarts sont demeurés déserts comme les despoblados laissés par l’expulsion des Maures sur les cartes d’Espagne. Par la défaite et l’exil volontaire, en dehors même de toute absorption et de tout mélange, les Tatars ont été ainsi réduits à ne plus former que’ des groupes minimes, que des îlots inoffensifs dans des pays où ils avaient régné des siècles, dans ceux même, comme la Crimée, dont ils étaient, il y a cent ans, les seuls habitans.

Des exemples récens nous montrent la diminution naturelle et spontanée de l’élément tatar et mahométan en Russie; l’exemple voisin de la Turquie d’Europe, où, jusqu’à l’émancipation de la Grèce et des principautés danubiennes, les Turcs ne formaient que le tiers ou le quart de la population, nous montre qu’au temps même de leur domination les Tatars ont pu, dans leur propre empire, être en minorité numérique. La marche suivie par ces envahisseurs et la position actuelle des groupes tatars le long des fleuves, dans des contrées déjà occupées par les Finnois, donnent à penser qu’ils n’ont été en majorité qu’autour de leurs capitales du Volga et dans les contrées, comme la Crimée et les steppes du sud-est, destinées par la nature même à la vie nomade. Le chiffre des armées des khans, au temps de leur puissance, ne nous doit pas faire illusion sur le nombre de leurs sujets. Dans ces armées tatares, tout homme valide accourait au service; à défaut du fanatisme ou du patriotisme, l’appât du gain était suffisant pour ne laisser personne manquer sa place dans ces expéditions, dont le principal but était le pillage. Un khan de Crimée pouvait réunir de 100,000 à 150,000 guerriers sans avoir un million de sujets. Dans le centre de la Russie, les Tatars ne pénètrent guère qu’à main armée sans jamais s’y établir. Ainsi la Moscovie resta vis-à-vis d’eux, au point de vue de la population, dans une situation analogue à celle où demeurèrent longtemps la Serbie, la Hongrie, la Roumanie et la Grèce vis-à-vis des Turcs, qui dans toutes ces contrées n’eurent jamais que de rares colonies. Si l’on veut comprendre l’influence de l’élément tatar sur les Russes, ce sont les Grecs et les Slaves de Turquie qu’il faut regarder, de même que pour se rendre compte de la position des Ottomans en Roumélie, s’ils venaient jamais à perdre leurs possessions européennes, c’est sur les Turcs de Russie qu’il faut jeter les yeux. Rarement il y eut deux situations aussi identiques que celle des Russes sous le joug tatar et celle des Slaves du sud sous le joug turc. Dans les deux cas, on voit en présence les mêmes]races, dans les deux cas les mêmes religions, en sorte que, les acteurs étant les mêmes sous différens noms, il n’y a que la scène de changée. Au milieu de toutes ces analogies, les Moscovites ont eu un grand avantage sur les Bulgares ou les Serbes; ils ont été les vassaux et les tributaires, jamais les sujets directs des Turcs. Aussi est-il permis de croire qu’il n’y a pas eu plus de mélange des deux races sur les bords du Volga que sur ceux du Bosphore. S’il y en eut par les mariages, par le rapt et la polygamie, s’il y en eut par les conversions sincères ou contraintes, ce fut plus probablement aux dépens des Slaves au temps de leur sujétion, et par toutes ces voies le sang chrétien s’introduisit plus facilement dans les veines du musulman que le sang de celui-ci dans les veines du chrétien.

On a souvent remarqué combien de tout temps ont été rares, anormales, les conversions des mahométans au christianisme, on a moins observé que le passage inverse de la doctrine du Christ à celle de Mahomet avait été beaucoup plus fréquent. Toute l’Asie occidentale, la Syrie et l’Asie-Mineure, toute l’Afrique septentrionale, l’Egypte et la Barbarie n’en témoignent que trop. Dans l’Europe même, dont les extrémités seules ont été entamées par l’islamisme, les Serbes de Bosnie, les Albanais, les Pomaks ou Bulgares mahométans, certains Grecs de Candie et les populations d’origine grecque ou gothique de Crimée ont montré le même phénomène, tandis qu’il serait difficile de citer un peuple, presque une seule tribu musulmane, qui ait jamais embrassé la foi chrétienne. La raison n’en est pas seulement que l’islam est mieux adapté à certaines races et à certains pays; elle doit être aussi cherchée dans la position réciproque des deux religions. L’islamisme est une doctrine plus nouvelle que le christianisme et en grande partie dirigée directement contre lui; c’est une foi plus simple au point de vue dogmatique, et, en apparence au moins, plus rigoureusement monothéiste, plus éloignée de tout anthropomorphisme. Le musulman émigré ou dépérit devant le chrétien, il ne se convertit point, et le mélange des deux races ne peut avoir lieu que par la conversion de l’une à la foi de l’autre. Certes en Russie l’exemple ou l’intérêt, le prosélytisme privé ou officiel, ont depuis trois ou quatre siècles fait au profit du christianisme plus d’une conquête parmi les Tatars. Quelques-unes des grandes familles russes proviennent de cette source, et avec le baptême ont échangé le titre de mourza tatar pour celui de kniaz russe; mais ces apostasies, alors même qu’elles se faisaient en troupe, ont toujours été relativement rares, incapables de troubler la pureté du sang moscovite. Elles avaient lieu parmi des populations en partie déjà mêlées elles-mêmes à leurs nouveaux maîtres chrétiens ou à leurs anciens sujets finnois. En dehors de la Russie et de ses habitans slaves, les Tatars devaient avoir subi un certain croisement avec les races caucasiques, d’abord dans leur berceau même, dans le Turkestan, où de temps immémorial ont habité de nombreuses tribus persanes et iraniennes, comme les Sarthes, puis sur les routes d’invasion, dans le Caucase, où la communauté de religion facilitait des alliances que la beauté des Circassiennes dut faire souvent rechercher des Turcs de Russie comme de ceux du Bosphore.

Si dans les veines du peuple russe s’est introduit un notable courant de sang tatar, ce n’est point des hordes de Batou et des envahisseurs du XIIIe siècle qu’il découle, c’est des peuples congénères qui pendant des milliers d’années ont parcouru ou habité le midi de la Russie, depuis les Scythes de l’antiquité jusqu’aux Khazars, aux Petchénègues, aux Koumans ou Polovtzi du moyen âge. Sous le nom de Scythes, les anciens ont, comme ils le faisaient souvent, confondu des populations qui n’avaient entre elles aucune parenté ethnologique. Il se peut même qu’il y ait eu parmi ces Scythes quelques tribus aryennes; mais la plupart étaient manifestement d’origine finno-turque. La chose est encore plus certaine pour les Khazars, les Koumans et les autres nomades, qui jusqu’à la grande invasion tatare se disputèrent le sud de la Russie. Longtemps ces peuples évanouis furent les seuls occupans de ces immenses contrées, dont les Grecs et les Italiens ne connaissaient que les côtes. En faut-il conclure qu’ils soient les ancêtres de la mince population de ces pays encore à demi déserts? Le territoire de tous ces peuples, des Scythes d’Hérodote aux Tatars de Rubruquis, était la zone déboisée, la zone des steppes, où la population est encore ou très disséminée, ou très récente. Pour livrer les plaines à la culture, il a d’abord fallu en chasser ces nomades. Les Scythes et tous leurs congénères finno-turcs étaient des peuples pasteurs, qui menaient avec leurs chariots et leurs troupeaux, dans les steppes en-deçà du Volga et du Don, la vie que leurs frères kirghiz mènent au-delà. Tous ces peuples si redoutés de l’Occident et qui disparaissent si vite étaient aussi peu nombreux que les tribus d’Asie, de même race, qui conservent aujourd’hui le même genre d’existence. Une famine, une épidémie, une bataille suffisait pour les anéantir. Ils se détruisaient les uns les autres sans presque laisser d’autres vestiges que leur nom. C’est dans la moitié méridionale de la Russie qu’il faut chercher les traces de l’élément scythe ou tatar, et c’est de l’ouest et du nord, c’est des régions boisées que sont venus peu à peu, et pour ainsi dire sous nos yeux, les habitans actuels de la Russie méridionale. Descendus pour la plupart des contrées restées à l’abri des incursions de ces nomades, et par leur conformation même peu propres à leur genre de vie, les Russes de la Nouvelle-Russie ou de l’Ukraine n’ont souvent pas plus de parenté avec le Scythe, le Kouman ou le Tatar que les colons allemands, grecs ou slaves établis dans les mêmes régions.


IV.

L’influence des Tatars en Russie a été grande; elle a été immense, mais plutôt historique qu’ethnologique, elle a tenu à la conquête plutôt qu’au mélange de races. Elle ressemble bien plus à l’influence germanique en France ou en Italie qu’à l’influence anglo-saxonne en Angleterre. Pour repousser un préjugé vulgaire, il ne faut pas cependant se jeter dans l’excès opposé : l’influence ethnologique des Tatars a été minime; elle n’a point été absolument nulle. Sur plus d’un point, il y a eu mélange entre eux et le peuple d’où sont sortis les Russes, sur les bords du Dnieper, lorsque les princes de Kief recueillaient les débris des Polovtzi ou des Petchénègues, sur le même fleuve ou sur le Don parmi les Cosaques, sur le Volga même et ses affluens; mais, quoi qu’on fasse, on trouvera leur influence toujours inférieure à celle des Finnois dans les régions du nord, d’autant plus que les Tatars eux-mêmes ont souvent été croisés de Finnois. Qu’on exagère ou diminue le rôle des Tatars dans la race russe, il n’en est pas moins essentiel de connaître les aptitudes, le génie et la situation actuelle de ce peuple, qui dans l’histoire de la Russie a tenu une si grande place et en occupe encore une importante sur son territoire. Quels sont aujourd’hui ces Tatars dont le nom est devenu synonyme de barbares? Qu’ont les Russes à en craindre? qu’ont-ils à en espérer?

Les Tatars ont subi tant d’alliages qu’au point de vue physique même il n’est pas toujours facile de les réunir sous un même type. Leur visage témoigne souvent du mélange des races, et dans de petites régions, sur un nombre d’hommes relativement faible, les types sont parfois fort différens. Dans la seule Crimée, où les émigrations successives les ont réduits à une centaine de mille, on trouve la plus grande diversité. Dans les steppes de l’est se rencontre le Nogaïs au nez aplati, aux yeux relevés en dehors, au type parfois presque mongol, kalmouk, — dans les montagnes de la côte sud-ouest, un visage ovale, des sourcils arqués, un nez droit, parfois aquilin, un type tout caucasique, aryen, presque grec. Dans les deux cas, c’est l’effet du mélange des races : le Nogaïs est la seule tribu tatare fortement croisée de Mongol ; les Tatars du sud-ouest- descendent en grande partie des Grecs de la côte ou des Goths de l’intérieur, qui, devant les invasions tatares, se sont réfugiés dans les montagnes, et n’ont été convertis à l’islam qu’un siècle ou deux avant de tomber sous le pouvoir de la Russie. On peut signaler des différences analogues chez les Turcs ottomans, selon les provinces, les villes et les classes, selon le degré de mélange avec les races conquises, en sorte que le rameau tatar n’a pas aujourd’hui beaucoup plus d’homogénéité anthropologique que le rameau finnois. C’est peut-être à Pétersbourg, au musée de l’Hermitage, sur les admirables bijoux trouvés dans les tumuli de Crimée, aux portes de Kertch, l’ancienne capitale du Bosphore cimmérien, le royaume de Pharnace, qu’il faut chercher le portrait des premières tribus tatares ou finno-turques de Russie. Là, sur des boucles de ceinture d’or ou sur des coupes d’argent, revit après plus de vingt siècles le cavalier ou l’archer Scythe en longues bottes, en pantalon serré, en tunique courte rappelant la blouse du paysan russe. En dehors de ces bijoux grecs de Kertch, aussi supérieurs à ceux de Pompéi que l’art d’Athènes le fut à celui de Rome, des figures analogues ornent des bijoux moins fins découverts dans les tombeaux des steppes du sud, et qui semblent l’œuvre des Scythes eux-mêmes, déjà assez épris de l’art grec pour l’imiter. Dans ces portraits, où la noblesse du style n’enlève rien à la vérité, les Scythes ont généralement le front peu élevé, plus large à la base qu’au sommet, les sourcils droits, rigides, ou légèrement relevés en dehors, le nez court et gros, et à l’opposé du type mongolique, dont l’ensemble s’éloigne déjà fortement, le menton et les joues sont garnis d’une barbe épaisse. De pareils traits se retrouvent parfois chez les paysans russes, et ont une certaine analogie avec ceux des Tatars actuels de Russie. Une face moins plate que celle des Finnois, élargie au-dessus du front, grâce à une légère proéminence des pommettes, un nez lourd souvent relevé, des yeux petits, tels sont les caractères qui sont communs à la plupart des Tatars sans toujours les distinguer. Plus nobles que ceux des tribus finnoises inférieures comme les Lapons, les traits actuels de la plupart des Tatars de Russie, comme ceux des Finnois de l’Occident et des Turcs de Constantinople, se rapprochent souvent plus de notre type caucasique que du mongolique de l’Asie orientale.

C’est dans la Crimée et sur la côte voisine, dans ce qu’on appelait encore au dernier siècle la Petite-Tatarie, qu’il est le plus aisé d’étudier les mœurs et le caractère des Tatars. Il n’y a pas cent ans qu’ils en étaient les maîtres et presque les seuls habitans. Grâce à des émigrations répétées, ils y sont aujourd’hui à peine plus nombreux que les colonistes allemands, grecs ou bulgares, qui sont venus prendre leur place ; dans certaines parties de la péninsule cependant, dans les plus arides et les plus vastes, on sent qu’ils sont encore chez eux. Dans les steppes du centre et du nord, peu propres à la culture, ils continuent leur existence nomade. Dans la région fertile, ils ont encore des villes dont ils forment la principale et presque l’unique population, comme Karassu-Bazar et Baghshi-Saraï, l’ancienne capitale des khans. Là, autour des jardins et des fontaines de marbre du palais des khans, vit une population musulmane plus purement orientale, plus asiatique que celle des villes, de la Turquie d’Europe ou des échelles de l’Asie-Mineure. Là le voile et le confinement des femmes règnent dans toute la rigueur de la loi mahométane, et rien, si ce n’est la solitude des salles du palais, ne rappelle la chute de la puissance tatare. Les Tatars de Baghshi-Saraï et de Karassu-Bazar sont marchands et agriculteurs. Il en est de même de ceux du Volga; habitans d’un pays à sol fertile, ils ont pour la plupart quitté la vie nomade et sont artisans ou marchands dans les villes, laboureurs dans les campagnes. A Kazan, l’ancienne capitale du plus puissant des trois khanats sortis du démembrement de la Horde-d’Or, les Tatars habitent un quartier à part, situé au pied de leur ancienne ville, et relégué loin du Kremlin, que leur ont enlevé les tzars orthodoxes. Leur ville a l’air propre, tranquille et prospère. Ils y ont leurs mosquées et leurs écoles, leurs bains et leurs bazars, et, grâce à la lecture du Koran, comme les protestans à celle de la Bible, ils sont parfois plus instruits que les Russes. A Kazan ainsi qu’en Crimée, les Tatars ont gardé la spécialité de certaines industries orientales, comme la confection d’objets en cuir et en maroquin : bottes, babouches, selles, étuis, fourreaux. Certains ont conservé la force musculaire qu’un proverbe attribue aux Turcs, et ce sont des Tatars qui servent de portefaix à la foire de Nijni. Le haut commerce ne leur est pas fermé, et plus d’un de leurs négocians de Kazan est arrivé à une fortune considérable. Bien qu’au moral comme au physique il y ait entre eux de grandes différences, ils sont souvent travailleurs et économes, et ils se distinguent par la moralité domestique et l’union des familles. Pour toutes ces qualités, les Turcs de Russie se sont généralement montrés supérieurs aux Turcs de l’empire ottoman, supériorité qu’ils doivent peut-être à leur sujétion politique; pour d’autres, ils sont souvent préférés aux Russes par les Russes mêmes. Plus propres, plus probes, plus sobres, ils sont recherchés pour plusieurs métiers, et se sont fait de certaines places, de celles qui exigent le plus de confiance, d’activité et d’honnêteté, une sorte de monopole. Les grandes familles russes qui ont des villas sur la côte de la Crimée ne craignent pas d’admettre dans leur intérieur des domestiques tatars, et les hôtels ou les restaurans de Pétersbourg préfèrent leur service, en sorte que dans les grandes villes l’étranger est souvent, sans le savoir, servi par le moins européen des habitans de la Russie.

Les qualités des Tatars viennent en grande partie de leur religion, qui de la sobriété leur fait un devoir strict; leurs défauts, les causes qui retardent leur progrès, en viennent presque uniquement. La race ne semble inférieure qu’à un point de vue, le manque d’originalité. Les anciennes villes tatares ont péri avec leurs édifices; pour retrouver les restes de leur civilisation, il faut aller jusqu’au fond du Turkestan, aux admirables monumens de Samarkand. En Russie, rien n’est plus rare que des constructions tatares. En Crimée, il ne reste d’eux que quelques mosquées, dont les plus belles sont peu remarquables, — à Kazan, une bizarre pyramide, qu’on leur attribue à tort. C’est dans une ville depuis longtemps détruite, à Bulgary, près de la rive gauche du Volga, que nous avons vu les plus intéressantes ruines orientales de Russie, deux espèces de turbés à coupoles qui seront bientôt écroulés, et dont l’élégante architecture rappelle de loin les belles tombes des environs du Caire. Chez les Turcs du Volga et de l’Asie centrale comme chez ceux du Bosphore, dans l’architecture comme dans la poésie, l’imitation du génie arabe ou persan remplace l’originalité. Un tel défaut condamnait ces peuples à ne pouvoir s’élever à une certaine civilisation sans l’impulsion étrangère; leur religion les réduit à ne pouvoir dépasser celle qu’ils avaient reçue de leurs voisins musulmans qu’en perdant leur indépendance.

A le bien prendre, le grand vice de l’islam, sa grande cause d’infériorité politique n’est ni dans son dogme ni dans sa morale, elle est dans la confusion du spirituel et du temporel, de la loi religieuse et de la loi civile. Le Koran étant à la fois la Bible et le code, la parole du prophète tenant lieu de droit, les lois et les coutumes sont à jamais consacrées par la religion, et par ce seul fait toute civilisation musulmane est forcément stationnaire; le progrès indéfini, qui constitue l’essence de notre civilisation chrétienne, est impossible, et, quelle que soit la rapidité apparente de son développement, la société, dans son ensemble, est réduite à l’immobilité. Cette infériorité de l’islamisme est publique plutôt que privée, elle affecte les nations musulmanes plutôt que les individus, qui sous l’influence étrangère peuvent accepter des progrès et des coutumes qui n’eussent pu sortir de leur milieu. Il peut arriver aux mahométans ce qui, dans les sociétés chrétiennes, est arrivé aux Israélites, non moins enchaînés par la loi religieuse, et qui, restés sous sa domination en corps de nation, n’eussent pu s’élever à une civilisation plus complète que celle des peuples musulmans. Pour ceux-ci comme pour les Juifs, la domination chrétienne peut par là être un bien, l’émancipation morale sortant de la servitude-politique. C’est ainsi que dans les endroits où les Tatars russes sont en minorité et où ils ont le plus subi l’influence étrangère ils ont abandonné le principal signe extérieur de l’islamisme, le voile et la réclusion des femmes : encore en strict usage au centre de la Crimée, à Baghshi-Saraï, le voile a été rejeté par les musulmanes de la côte sud comme par celles de Kazan. Les mêmes influences font disparaître la polygamie, comme elles ont mis fin à l’esclavage. Les Tatars isolés en petits groupes dans la Russie tendent ainsi à passer par les mêmes phases que les Juifs, qui en gardant leur culte acceptent peu à peu notre manière de vivre. L’islamisme ne sera point un plus grand obstacle à leur entrée dans notre civilisation que ne l’est le judaïsme, bien plus embarrassé d’étroites prescriptions ritualistes. Sans se confondre avec la masse de la population, gardant plus ou moins longtemps leurs langues particulières, les musulmans demeurés en Russie y formeront une classe aussi paisible et laborieuse que les autres, jouant un rôle à peu près analogue à celui des Juifs et des Arméniens, avec cette différence à leur avantage que, vivant dans la campagne comme dans les villes, pratiquant l’agriculture comme le négoce, leur agglomération dans les provinces de l’est ne saurait donner lieu aux mêmes inconvéniens économiques que dans les provinces de l’ouest l’agglomération des Juifs, tous voués à la vie urbaine et à une seule carrière.

Au point de vue politique, les Tatars de la Russie d’Europe n’offrent déjà guère plus de difficultés au gouvernement russe que ses sujets juifs ou finnois. On l’a vu dans la guerre de Crimée; bien qu’ils formassent encore à peu près la moitié de la population, ils n’ont rendu aucun service aux envahisseurs, parmi lesquels étaient leurs coreligionnaires et presque leurs compatriotes du Bosphore. S’ils préféraient dans leur cœur la domination de la Porte à celle des tsars, ils avaient déjà appris à connaître la force de la Russie, et ils sentaient que, si jamais ils lui pouvaient être arrachés, ce serait pour retomber bientôt sous sa domination. La chute de Khiva et la dépendance des autres khanats du Turkestan leur ont enlevé leurs dernières illusions. Divisés comme les Finnois en petits groupes isolés et enclavés de tous côtés entre les Russes, les Tatars de Russie ne forment plus un peuple; pour eux, la religion a nécessairement pris la place de la nationalité, et des émigrations répétées les ont délivrés des fanatiques. Partout en Europe, dans les lieux mêmes où ils ont le plus longtemps régné, les Tatars tendent à être en minorité, et cette disproportion ira en augmentant devant la colonisation de l’est russe. Dans le gouvernement de Tauride, l’ancienne Petite-Tatarie, où ils étaient encore 300,000 lors de la guerre de Crimée, l’émigration les a réduits à 120,000 âmes, et vis-à-vis des chrétiens ils sont à peine dans la proportion de 1 à 5; ils n’ont gardé la majorité que dans les steppes du nord et les montagnes du sud-ouest. En Europe, en comptant les habitans du Caucase septentrional, la Russie n’a que 3,200,000 sujets mahométans. En laissant de côté le Caucase, dont les deux versans sont réunis dans une même circonscription politique, le nombre des musulmans tombe à 2,360,000[5], et là-dessus, pour avoir les vrais Tatars, les descendans du peuple de la Horde-d’Or, il faut déduire plus d’un tiers pour les Bachkirs et les autres tribus tatarisées où prédomine le sang finnois. Environ 1,500,000 âmes forment tout le résidu de cette race turque ou tatare qui a si longtemps dominé la Russie et terrifié l’Europe. Dans l’Asie russe, ils ont pour congénères en même temps que coreligionnaires les Kirghiz, le plus étendu de tous les rameaux turcs, les Turcomans et les Osbegs dans le Turkestan, et dans le Caucase les Kumuks et quelques autres petites tribus. En Europe, les musulmans ne forment la majorité, c’est-à-dire plus de la moitié de la population, que dans un seul gouvernement, celui d’Oufa, et cela grâce aux Bachkirs et dans un gouvernement de l’Oural à demi asiatique. Dans les autres gouvernemens où ils sont le plus nombreux, dans ceux de Kazan, d’Orenzurg et d’Astrakan, ils n’atteignent pas le tiers de la population totale. Sur le Volga même, contrairement aux préjugés courans, la majorité a passé aux chrétiens. Ainsi réduits, on voit qu’ils ne sauraient être d’un grand embarras pour la Russie, et qu’en leur accordant les mêmes libertés qu’à ses autres sujets le tsar peut leur imposer les mêmes charges.


V.

Au-dessus des Finnois et des Tatars, dont en Russie le rôle ethnologique a été fort inégal, vient la race qui a subjugué ou absorbé les autres, celle dont le nom sonne fièrement à toute oreille russe, la race slave. Sur la place et la parenté des Slaves, point de doute possible. Comme les Latins, les Celtes et les Germains, ils font partie de cette grande race aryenne à laquelle semble échue la domination du monde. De cette communauté d’origine, ils ont pour garans leur type physique, leurs langues, leurs premières traditions. Ainsi que le grec, le latin et l’allemand, les langues slaves ne sont, à vrai dire, que des dialectes de cet idiome indo-européen dont le sanscrit est le plus ancien type. Ainsi que ceux de l’Allemagne, les contes et les légendes slaves reproduisent et complètent les données d’où sont sortis les mythes de l’Inde et de la Grèce. Pas plus que nous, les Slaves ne sont asiatiques, ou, s’ils le sont, ils ne le sont pas autrement que nous. Leur établissement en Europe remonte au-delà de toute époque historique. On ne sait qui des Slaves ou des Germains ont les premiers quitté l’Asie; en tout cas, leur émigration a dû se faire à peu d’intervalle. Entre les grandes tribus aryennes qui se partagent l’Europe, il est difficile de décider du degré de parenté; quelques savans ont voulu voir un lien plus intime entre les Slaves et les Germains, mais par leurs langues les Slaves semblent à peu près aussi loin de leurs voisins de Germanie que des Hellènes et des Latins; pour le caractère, ils se rapprochent plus de ces derniers. Aryens comme nous, les Slaves, comme les Celtes, les Hellènes, les Latins et les Germains, appartiennent à la branche occidentale, à ce qu’on pourrait appeler la branche européenne des Aryens. Dès les temps les plus anciens, on les trouve établis en Europe sur la Vistule et sur le Dnieper.

A travers les obscurités de l’histoire, il est difficile de découvrir le type primitif des premières tribus slavonnes. Celtes, Germains ou Slaves, l’antiquité classique confondait tous les peuples étrangers sous le nom de barbares, les peignant des mêmes couleurs, leur attribuant des mœurs analogues, ce qui permettrait peut-être de supposer qu’au moral comme au physique ces tribus ne différaient pas encore autant qu’elles l’ont fait depuis, et conservaient plus de traces de leur commune origine. D’après ces descriptions, souvent également appliquées aux barbares des races voisines, les anciens Slaves que nous reconnaissons sous les noms d’Antes, de Vendes, de Slovènes, et peut-être aussi de Sarmates, semblent avoir été grands et robustes, avoir eu les yeux gris ou bleus, les cheveux châtains, rouges ou blonds, traits qui se retrouvent encore souvent d’un bout à l’autre de la Russie. L’anthropologie archéologique ne nous donne pas de renseignemens beaucoup plus précis. Les plus anciens tombeaux slaves ont fourni, dit-on, par exemple aux environs de Cracovie, des crânes de la forme allongée ou dolichocéphale qui caractérise le plus pur type aryen. Par suite d’un précoce mélange avec les races ouralo-altaïques, les Finnois ou les tribus voisines, beaucoup des peuples slaves aujourd’hui existans ont perdu ce trait caractéristique de la race indo-européenne, ou ne le possèdent qu’à un degré inférieur à la plupart des peuples latins ou des Germains. Aussi, dans les classifications ethnologiques uniquement fondées sur la forme du crâne, ont-ils été parfois placés à côté des Finnois parmi les brachycéphales ou peuples à tête courte, tandis que leurs frères aryens étaient avec les Sémites rangés dans la classe dolichocéphale[6], Quelque défectueuse que soit une pareille classification, appuyée sur un seul caractère, elle a l’avantage de montrer que, par leur mélange avec les Finnois, les Russes ne se sont pas autant éloignés des autres Slaves qu’on est porté à se l’imaginer.

Il est plus difficile d’esquisser les aptitudes intellectuelles de cette race, qui dispute le monde aux Latins et aux Germains. C’est dans une longue carrière de civilisation, c’est par les lettres, les arts, les institutions politiques, que se dessine le génie des races et des nations. La plupart des Slaves sont trop jeunes à la vie nationale ou à la culture européenne pour que leur individualité ait pu se mettre dans le même relief que celle de leurs rivaux. Longtemps méprisés par les peuples de l’Occident, qui de leur nom (Esclavons) ont tiré le mot d’esclaves, dédaignés par leurs voisins d’Allemagne, qui ne veulent voir en eux qu’une pure matière ethnologique (ethnologische Stoff), les Slaves n’ont probablement dû l’infériorité de leur rôle qu’à leur position géographique. Restés à l’orient et comme à l’entrée de l’Europe dans sa partie la plus massive et la plus exposée aux invasions de l’Asie, ils ont été naturellement les derniers civilisés et ceux qui l’ont été le moins profondément. Ne pouvant élever de prétentions sur la culture de l’Europe moderne, quelques Slaves ont fait valoir des droits sur celle de l’antiquité. Des écrivains serbes ou bulgares ont imaginé de réclamer comme un patrimoine des Slaves la plus grande part de la civilisation grecque, du Thrace Orphée au Macédonien Alexandre. De pareilles prétentions, appuyées sur les chants populaires des Bulgares de Macédoine et sur de confuses notions ethnologiques, reposent malheureusement plutôt sur le patriotisme que sur la science. Comme ils étaient demeurés presque entièrement étrangers à la discipline de Rome et de la Grèce, les Slaves par leur situation, par leur langue ou leur religion, sont restés plus ou moins à l’écart des grands foyers intellectuels de l’Europe moderne, et n’ont pu prendre à son œuvre la même part que les deux autres grandes familles européennes. Il n’y a point à le nier : comme la civilisation antique, la civilisation moderne, celle dont ils jouissent eux-mêmes et dont ils se font les apôtres, s’est faite presque sans eux. Les Russes et les Slaves du sud n’y ont point apporté une pierre, et l’édifice se fût aisément passé du concours des Slaves occidentaux de Pologne et de Bohême. Il n’eût point existé de Slaves, l’Europe se fût terminée aux Alpes de Carniole et au Bœhmerwald, que la civilisation n’eût point été moins complète, tandis qu’on ne saurait, sans la mutiler, lui enlever l’œuvre d’une des grandes nations latines ou germaniques. Relégués à l’extrémité de la chrétienté, les Slaves n’ont guère pu lui servir que par leurs armes, en gardant ses frontières, de la Save et du Danube au Dnieper et au Volga, contre les incursions de l’Asie.

Ce n’est point le génie qui a fait défaut à la race, il s’est montré dans le peuple, il s’est montré dans de grands hommes. Par un fait digne de remarque, ce sont des Slaves qui ont ouvert la voie à l’Occident dans les deux grands mouvemens qui ont inauguré l’ère moderne, dans la renaissance et dans la réforme, dans la découverte des lois de l’univers et dans la revendication de la liberté de la pensée humaine. Le Polonais Kopernik a été le devancier de Galilée, le Tchèque Jean Huss le précurseur de Luther. Ce sont là de glorieux titres pour les Slaves; mais la propriété leur en est contestée par les Allemands, car le malheur a voulu qu’après s’être établie dans la patrie de leurs grands hommes une race rivale ait pu leur en disputer jusqu’au nom. Les Slaves, en tenant compte des empiétemens séculaires de l’Allemagne sur eux et du fond slave de la population de la Prusse et de la Saxe orientale, auraient peut-être plus de droits à réclamer comme leurs beaucoup des grands noms dont se vante l’Allemagne. Au-dessous de Kopernik et de Jean Huss, les deux peuples slaves les plus unis à l’Occident par la situation et la religion, la Pologne et la Bohême, pourraient citer un long catalogue d’hommes distingués dans les lettres, dans les sciences, dans la politique et dans la guerre. Chez les Slaves du sud, une petite république comme Raguse a pu à elle seule fournir toute une galerie d’hommes de talens de tout genre[7]. Là où l’éloignement de l’Occident et l’oppression étrangère ont rendu l’étude impossible et empêché tout nom propre de se produire, le peuple lui-même témoigne de son génie dans des chants qui n’ont rien à envier aux plus belles poésies de l’Occident. Pour cette littérature populaire, impersonnelle, que nous admirons tant dans les romanceros espagnols et les ballades de l’Ecosse ou de l’Allemagne, les Slaves ne le cèdent ni aux Latins ni aux Germains, et l’emportent peut-être sur les uns et les autres. Rien n’est plus vraiment poétique que les pesmés serbes et les doumi de la Grande-Russie et de la Petite-Russie, car, par une naturelle compensation, c’est chez les Slaves les moins initiés à la culture occidentale que la poésie populaire a eu la plus libre floraison. La Pologne et la Russie ont depuis environ un siècle, les petits peuples slaves, la Bohême et la Croatie, depuis trente ou quarante ans, une littérature nationale et multiple, dont l’ignorance de leurs langues a seule empêché la diffusion en Europe. Tous, grands et petits, marchent chacun selon ses forces dans la carrière intellectuelle où Latins et Germains les ont précédés.

Apporteront-ils à notre culture européenne une originalité personnelle, apporteront-ils à nos recherches scientifiques, à nos conceptions poétiques, religieuses ou politiques, un nouveau point de vue, un nouveau sentiment? C’est là une des questions les plus sérieuses et les plus grosses pour l’avenir. Peut-être les Slaves sont-ils venus trop tard pour se faire un Panthéon ou un Walhalla de grands hommes aussi glorieusement rempli que ceux des Latins et des Germains; peut-être dans la littérature et dans l’art l’âge héroïque, l’âge des grandes créations est-il passé, et dans les sciences les grandes lois aisément accessibles à l’esprit humain sont-elles découvertes et sommes-nous réduits pour longtemps aux inventions de détails et aux applications. Les Slaves, les Russes en particulier, n’ont pas pour leur race moins d’ambition intellectuelle que d’ambition matérielle. Avec la témérité de la première jeunesse, qui, avant d’avoir appris toutes les leçons de ses maîtres, rêve déjà de les devancer, ils montrent vis-à-vis des vieux peuples de l’Occident un dédain que nous devons pardonner à la présomption de leur âge. Ils se flattent déjà de résoudre les problèmes qui s’agitent stérilement chez nous, et croient avoir le secret de la régénération morale et politique de l’Europe et du monde chrétien. L’avenir en décidera. En attendant qu’ils élargissent et renouvellent notre civilisation, ils se l’approprient et retendent territorialement ; après n’avoir eu longtemps d’autre rôle que d’en garder les frontières, ils les reportent en avant : de l’arrière-garde de l’Europe, ils sont devenus son avant-garde dans la conquête de l’Asie.

Considérés dans leur tempérament moral, les Slaves présentent un ensemble de défauts et de qualités qui les place peut-être plus près des Latins et des Celtes que de leurs voisins les Germains. Au lieu du flegme germanique, ils montrent souvent, jusque sous le ciel du nord, une vivacité, une chaleur, parfois une mobilité et une pétulance, une exubérance et un penchant à tout outrer, qui ne se retrouvent point toujours au même degré chez les peuples du midi. Chez les Slaves du sang le moins mêlé, cette disposition a produit dans la vie politique un esprit remuant, inconstant, anarchique, un esprit d’incohérence, de division, de morcellement, qui a rendu difficile leur existence nationale, et qui, après leur position géographique, a été le grand obstacle au progrès de leur civilisation. La faculté qui distingue le plus généralement toute la race, indépendamment des alliages de ses divers peuples, est une certaine flexibilité, une certaine élasticité de tempérament et de caractère, des organes et de l’intelligence, qui la rend propre à recevoir et à reproduire toutes les idées et toutes les formes. On a souvent parlé du don d’imitation des Slaves : il s’applique à tout, aux mots comme aux pensées; il s’étend à tous les âges, à toutes les classes. Ce don tant remarqué, cette malléabilité slavonne du Polonais comme du Russe n’est peut-être au fond qu’un des résultats de leur histoire et par suite de leur position géographique. Derniers venus à la civilisation et longtemps inférieurs aux races voisines, ils ont toujours été à l’école d’autrui; au lieu de vivre d’invention, ils ont vécu d’emprunt, et l’esprit d’imitation, d’assimilation, est devenu leur faculté maîtresse, parce que c’était pour eux la plus utile aussi bien que la plus exercée.

Le retard de leur développement, en même temps que l’imperfection de leurs frontières et de leurs cadres géographiques, n’ont point laissé les différentes tribus slaves arriver à une individualité aussi tranchée, aussi complète que celle des nations latines ou germaniques. Aussi haut que l’on peut remonter dans le passé, on les trouve cependant divisées en deux groupes que les influences historiques devaient pousser à un fatal antagonisme. A l’est, vers le Dnieper, ce sont les Slaves orientaux, d’où avec les Russes sont sortis les Slaves du sud. Bulgares, Serbes, Croates et Slovènes. A l’ouest, sur la Vistule et l’Elbe, ce sont les Slaves occidentaux ou Lékites, souche des Polonais, des Tchèques et des Slovaques, et d’autres peuples aujourd’hui détruits ou absorbés par les Allemands et dont les Wendes présentent encore un débris dans la Lusace saxonne et prussienne. Entre ces deux grandes branches des Slaves, et formant comme un coin entre elles, apparaît au nord, sur le Niémen, un groupe étrange, d’origine incontestablement indo-européenne et cependant isolé parmi les familles de cette race, se rattachant incontestablement aux Slaves, mais formant plutôt une branche voisine de la branche slave qu’un rameau de cette branche, — c’est le groupe lette ou lithuanien. La position géographique de chacune de ces trois tribus a décidé de leur histoire, et a fait aux deux principales des destinées ennemies. A l’ouest, les Slaves occidentaux ont rencontré l’influence de Rome, à l’est les Slaves orientaux celle de Byzance, et de là est sorti un antagonisme qui pendant des siècles a mis aux prises les deux plus grands peuples slavons. Unis par la communauté d’origine et le voisinage de la langue, ils se sont trouvés séparés par tout ce qui est le plus fait pour lier les hommes, par la religion, par l’écriture et le calendrier, par les élémens mêmes de la civilisation. De là entre la Russie et la Pologne une lutte morale autant que matérielle, lutte qui, après avoir failli anéantir l’une, a coûté l’existence à l’autre, comme si des Karpathes à l’Oural, sur cette surface plane si unie dans son immensité, il ne saurait exister à la fois deux états distincts.

Relégué au nord dans des forêts marécageuses, comprimé entre ses deux grands voisins, le groupe central, le lithuanien, est demeuré pendant longtemps fermé à toute influence de l’Orient et de l’Occident. Il a été de tous les peuples de l’Europe le dernier à recevoir le christianisme, et encore aujourd’hui ses langues sont de tous les idiomes européens les plus voisins du sanscrit. Nulle famille humaine n’a eu moins de migrations, nulle n’a habité un territoire aussi compacte, et aucune n’a été à ce point morcelée par l’histoire, par les conquêtes et la religion. Pressés entre des races plus vigoureuses qui les absorbent petit à petit, les Lettes sont aujourd’hui réduits à environ 3 millions d’âmes, parlant trois langues, le lithuanien, le samogitien et le letton, partagés entre deux états, la Russie et l’Allemagne, sans compter le royaume de Pologne, dont ils occupent le nord-est. Disputés par trois nations, les Allemands, les Polonais et les Russes, qui ont tour à tour pris pied chez eux, ils ont reçu la religion des uns et des autres, et se trouvent ainsi divisés en catholiques, en orthodoxes et en protestans. Leurs deux groupes principaux, le lithuanien et le letton, ont eu des destinées dont l’opposition répond à tous ces contrastes. Le premier, le plus nombreux, a joué longtemps un rôle considérable entre la Russie et la Pologne, et a été un moment avec les Jagellons sur le point de saisir l’hégémonie du monde slave. Unie pendant quatre siècles à la Pologne sans se confondre avec elle, agrandie aux dépens des anciennes principautés russes, la contrée à laquelle les Lithuaniens ont donné leur nom a été annexée à la Russie lors des premiers partages de la Pologne, et est demeurée entre ces deux pays l’objet d’une contestation historique qui est le principal obstacle à leur réconciliation. Mêlés aux Polonais et aux Russes, qui les menacent d’une double absorption, les Lithuaniens proprement dits comptent encore dans l’ancienne Lithuanie environ 1,600,000 âmes, pour la plupart catholiques, et formant la majorité de la population dans les deux gouvernemens de Vilna et de Kovno. A côté persiste encore en Prusse un groupe de 200,000 Lithuaniens, représentans des anciennes populations de ce pays, dont le nom même vient d’un peuple de race lette (Prussiens, Borussiens) qui conserva sa langue jusqu’au XVIIe siècle. Le deuxième groupe vivant de cette race, les Lettons. tribu peut-être croisée de Finnois, compte à peu près 900,000 âmes. Ils forment la majorité des habitans de la Courlande et de la moitié méridionale de la Livonie; mais, convertis, assujettis et mis en servage par les chevaliers teutoniques, ils vivent encore sous la domination des seigneurs allemands des provinces baltiques, avec lesquels ils n’ont de commun que la religion, le luthéranisme. Comme les tribus finnoises en dehors de la Finlande, Lettons et Lithuaniens, dans leur petit nombre et leur extrême morcellement, sont par eux-mêmes hors d’état de former une nationalité.

C’est du cours supérieur du Dnieper et de la Dvina, à peu près du point de partage des eaux entre la Mer-Noire, la Baltique et la Caspienne, que sont partis les Slaves qui devaient former le ciment de la grande nation destinée à régner dans l’intervalle des trois mers. S’avançant le long des fleuves de l’ouest à l’est en rayonnant vers le nord et le sud, ils pénétrèrent dans les profondeurs des forêts, chassant devant eux les tribus finnoises, ou les coupant en plusieurs points, les séparant en massifs isolés pour les absorber peu à peu. Du mélange des deux races par l’assimilation de la plus rude à la plus cultivée, sous la double action d’une commune religion et d’un milieu commun qui tendait à les ramener toutes deux à l’unité, s’est formé un peuple nouveau, une nation homogène. En effet, à l’encontre de certains préjugés, il n’y a pas seulement en Russie des races plus ou moins fondues, il y a une nation, ce qu’on a de nos jours appelé une nationalité, aussi unie, aussi compacte, aussi consciente d’elle-même qu’aucune nation du monde. Avec toutes ses races diverses, la Russie n’est rien moins qu’une masse incohérente, une sorte de conglomérat politique ou de marqueterie de peuples, comme se la représentent certains esprits. Ce n’est point à la Turquie ou à l’Autriche, c’est plutôt à la France qu’elle ressemble au point de vue de l’unité nationale. Si la Russie peut être comparée à une mosaïque, c’est à un de ces pavages antiques dont le fond est d’une seule substance et d’une seule teinte, dont le cadre seul est fait d’une bordure de différentes pièces, de différentes couleurs. La plupart des populations d’origine étrangère sont rejetées aux extrémités de la Russie et forment autour d’elle, surtout vers l’est et vers l’ouest, comme une ceinture d’une plus ou moins grande épaisseur. Tout le centre est rempli par une nationalité à la fois absorbante et expansive, au milieu de laquelle s’effacent de maigres colonies allemandes ou de minces enclaves finnoises ou tatares, sans cohérence et sans lien national.


VI.

Dans l’intérieur de cette Russie, au lieu des dissemblances et des contrastes, ce qui frappe le voyageur, c’est l’uniformité des populations et la monotonie de la vie. Cette uniformité que la civilisation tend à répandre partout se retrouve chez les Russes à un plus haut degré que chez aucun peuple de l’Europe. La langue même règne de Pétersbourg à l’Oural, sans cette variété de dialectes et de patois, sans ces perpétuelles dégradations de teintes que sur une bien plus petite surface présentent la plupart de nos langues occidentales. Les villes ont même figure, les paysans même air, mêmes habitudes, même genre de vie. Il n’est point de pays où les gens se ressemblent davantage, il n’en est point d’aussi dépourvu de cette complexité provinciale, de ces oppositions de type et de caractère qu’offrent encore l’Italie et l’Espagne, l’Allemagne et la France. La nation s’y est faite à l’image de la nature, et le peuple y montre la même unité, la même monotonie que les plaines qu’il habite.

Dans la nation, comme dans le sol russe, il y a cependant deux types principaux, deux élémens parlant deux dialectes différens et nettement séparés dans leur ressemblance même, ce sont les Grands-Russiens et les Petits-Russiens. Par leurs qualités comme par leurs défauts, ils représentent en Russie le contraste éternel du nord et du sud, et l’histoire n’a pas moins fait pour les diversifier que la nature. Les premiers ont leur principal centre à Moscou, les seconds à Kief. Étendus les uns au nord-est, les autres au sud-ouest, ces deux moitiés inégales de la nation russe ne correspondent pas exactement aux deux grandes zones physiques de la Russie. La faute en est en partie à la nature elle-même, en partie à l’histoire, qui, entravant le développement de l’une, a protégé celui de l’autre. Les steppes du sud, ouvertes à toutes les invasions, ont longtemps arrêté l’expansion du Petit-Russien, qui pendant des siècles est resté cantonné dans les bassins du Dnieper, du Bug et du Dniester, tandis que le Grand-Russe s’étendait librement dans le nord et l’est, s’établissait dans l’immense bassin du Volga, et, maître de presque toute la région des forêts, des grands lacs à l’Oural, redescendait dans la terre noire et dans les steppes le long du Volga et du Don. Entre ces deux élémens principaux s’en trouve un troisième moins important auquel l’histoire, comme la nature, a fait un rôle plus ingrat : c’est le Biélo-Russe ou Blanc-Russien, habitant, dans les gouvernemens de Mohilef, Vitebsk, Grodno et Minsk, une région qui possède quelques-unes des plus belles forêts de Russie, mais dont le sol souvent marécageux est en général peu favorable à la culture. Plus voisins des Grands-Russiens par leur dialecte, les Biélo-Russes ont été rapprochés davantage des Petits-Russiens par les vicissitudes politiques, et souvent les deux tribus sont réunies sous le nom de Russes occidentaux. De bonne heure sujette de la Lithuanie, dont son dialecte était devenu la langue officielle, la Russie-Blanche fut, comme la plus grande partie de la Petite-Russie, réunie à la Pologne, et pendant des siècles elle demeura entre celle-ci et les tsars de Moscou l’objet d’une lutte dont elle saigne encore. Les Blancs-Russiens sont des trois tribus russes celle dont le sang slave est le moins mêlé; grâce à la stérilité de leur sol et à l’éloignement de la mer, ils n’en sont pas moins demeurés la plus pauvre et la moins avancée en civilisation. Les Biélo-Russes comptent de 3 à 4 millions d’âmes, les Petits-Russes de 13 à 14 millions, les Grands-Russes de 36 à 37 millions.

Le Grand-Russien forme l’élément le plus vigoureux, le plus expansif, de la nation russe; c’est aussi le plus mêlé. Le sang finnois a laissé plus de traces dans ses traits, la domination tatare dans son caractère. Avant l’avènement des Romanof, il formait à lui seul tout l’empire des tsars de Moscou, qui ne prirent le titre de souverains de toutes les Russies qu’avec Alexis, père de Pierre le Grand. De là le Grand-Russien, désigné sous le nom de Moscovite, a été considéré par certains étrangers comme le vrai, le seul Russe. Ce nom, bien qu’usité en Russie même, est impropre, car le Grand-Russe, produit de la colonisation de la Russie centrale par les Russes occidentaux avant l’invasion des Tatars, est antérieur à l’état et à la ville de Moscou. Si de son sein est sortie l’autocratie moscovite, il est impossible de couper les liens qui lui rattachent la grande république slave de Russie, dont le nom est encore un symbole d’activité et de liberté, Novgorod. Le moins slave de tous les peuples qui prétendent à ce nom, le Grand-Russien, a été le grand colonisateur de la race slave. Flétri par ses ennemis du nom de touranien et d’asiatique, il a comme les autres Slaves eu son point de départ en Occident, dans la Petite-Russie, dans la Russie-Blanche et à Novgorod. C’est de l’Europe qu’il a marché vers l’Asie, c’est des sources de la Dvina et du Dnieper qu’il est parti pour cette gigantesque odyssée qui devait en cinq ou six siècles le mener par-delà l’Oural, la Caspienne et le Caucase. Nous avons une image des destinées et de la route du Grand-Russe dans le fleuve dont il a descendu le cours de la source à l’embouchure, et qui lui a pour ainsi dire tracé son itinéraire; comme le Volga, il a coulé de l’Europe à l’Asie. Quand avec Ivan III et Ivan IV, quand plus tard avec Pierre le Grand il fit un retour offensif vers la Baltique et l’Occident, il ne faisait que remonter à sa source, que chercher à retrouver sa base européenne. Toute son histoire a été une lutte contre l’Asie; ses conquêtes ont été un agrandissement de l’Europe. Longtemps vassal des khans tatars, la domination asiatique ne lui a jamais fait oublier son origine européenne, et, jusqu’au fond de la Moscovie, le seul nom d’Asiatique, d’Asiate, est pour le paysan russe demeuré une injure.

Vainqueur de l’Asie, le Russe de la Grande-Russie n’a pas traversé l’intervalle de six siècles et tout l’espace du Dnieper à l’Oural sans prendre sur sa route, au moral comme au physique, plus d’un trait des populations assimilées ou assujetties. Le corps et l’esprit ont plus de pesanteur que chez les Slaves moins mêlés, la beauté aryenne est plus rare. De son croisement avec les Finnois, le Grand-Russien a souvent retenu une face plate, des yeux petits, des pommettes proéminentes. De cette influence finnoise ou de l’oppression tatare, il a gardé quelque chose de plus âpre, mais aussi de plus vigoureux que les autres Slaves. Il a moins d’indépendance, de fierté, d’individualité; il a plus de patience, de persévérance, d’unité de vue et d’esprit de suite. Selon la remarque de Hertzen, si le sang slave s’est alourdi chez lui, le Grand-Russien, dans son mélange avec des races plus pesantes, a perdu la mobilité qui a été si fatale à d’autres tribus slavonnes. L’extrême ductilité slave a été corrigée par l’alliage étranger, et, dans sa fusion avec le cuivre ou le plomb finnois, l’élément russe a plus gagné en solidité qu’il n’a perdu en pureté. C’est peut-être à ce mélange que le Grand-Russien doit de l’avoir emporté sur tous ses rivaux et d’être devenu le noyau du plus grand empire du monde. Au lieu d’une anomalie, le triomphe de ces tribus de sang mêlé sur des concurrens moins mésalliés est un phénomène qui s’est souvent reproduit dans l’histoire. Ces peuples, issus d’un croisement de races, regagnent en vigueur ce qui leur manque en délicatesse. Ainsi la Prusse en Allemagne, le Piémont en Italie, ont donné à nos voisins l’unité qu’ils n’avaient pu recevoir d’élémens nationaux moins mélangés, et dans l’antiquité la Macédoine et Rome elle-même avaient déjà offert des exemples analogues.

Un des moins slaves parmi les peuples qui se glorifient de ce nom, les Grands-Russiens ne sont pas sans y avoir des droits. Pour être croisés de Finnois ou de Tatars, ils ne sont devenus ni l’un ni l’autre, et de ce qu’ils ne sont point de pure race indo-européenne, il ne suit pas que ce soient des Touraniens. La langue et l’éducation historique ne sont pas leurs seuls titres au nom de Slaves. Le Russe de la Grande-Russie n’est point seulement slavon, comme la France ou l’Espagne sont latines, par les traditions et la civilisation, par adoption, pour ainsi dire par l’âme ; le Grand-Russe est slave aussi par filiation directe, par le corps, par la race. Une part notable du sang de ses veines est slavonne et caucasique. La proportion est difficile, impossible à déterminer ; elle varie suivant les régions, elle varie suivant les classes, qui longtemps ont formé des castes plus ou moins fermées. Elle est plus grande dans les pays d’ancienne colonisation, par exemple au bord des rivières le long desquelles les Slaves se sont Jadis avancés. Parfois, en marchant du bord d’un fleuve dans l’intérieur des terres, on peut passer d’un type presque tout slave à un type presque tout finnois, jusqu’à reconnaître de simples Finnois russifiés, qui, en perdant leur langue, ont conservé leur costume. La part du sang slave dans la masse de la nation n’en reste pas moins considérable, si ce n’est prépondérante. Toutes les raisons qui nous ont montré chez le Russe un alliage finnois nous font retrouver chez lui un fond slavon. C’est d’abord l’histoire, puis la situation relative des différens groupes finnois, puis l’anthropologie et le type russe lui-même. La Grande-Russie n’a pas été soumise par les Slaves de Novgorod et de Kief en quelques brèves expéditions militaires. Ce ne fut pas une conquête, une simple occupation à main armée, sans autre révolution qu’un changement de dynastie ou de propriétaires du sol : ce fut une longue et lente colonisation, comme une infiltration sourde et séculaire des Slaves, qui a cela de remarquable, qu’elle a presque échappé aux annalistes contemporains, et que l’histoire en devine le début sans en pouvoir fixer les phases[8]. À cela, il n’y a rien à comparer en Occident ; mais pour donner une idée des résultats possibles d’une pareille occupation, et montrer comment, à une époque historique même, une race peut dans un pays succéder à une autre, on pourrait citer l’établissement des Angles et des Saxons dans l’Angleterre, qui alors était celte, et à laquelle on conteste peu aujourd’hui le nom d’anglo-saxonne, La colonisation de la Grande-Russie par les Russes occidentaux, à travers d’immenses forêts peu peuplées, dut être assez semblable à celle qui se poursuit encore de nos jours dans les provinces à demi désertes de l’est et du sud. On ne saurait se représenter ces forêts du nord à l’époque finnoise comme aussi habitées que celles des Gaules ou même de la Germanie à l’époque de l’invasion romaine. Le climat, le sol, le genre de vie de ces populations souvent encore nomades et sans cesse exposées à être détruites par de nouvelles invasions ou entraînées par el es, s’opposent à de pareilles vues. Le peu de résistance qu’elles offrent à l’invasion russe témoigne également de leur petit nombre. Il en est de même d’un phénomène moins remarqué, de la grande distance physique et morale que présentent entre elles les différentes tribus finnoises encore éparses sur le sol russe. Un tel intervalle doit être antérieur à la colonisation slave, et rappelle de loin l’extrême morcellement des tribus indigènes de l’Amérique du Nord et de l’Afrique centrale. La colonisation russe était facile au milieu de ces peuplades éparpillées, dont plus d’une lui a dû probablement sa concentration en groupes relativement compactes, et peut-être la russification des Finnois n’a-t-elle pris des proportions considérables que lorsque ces tribus, agglomérées par la pression des nouveaux arrivans, ont été de tous côtés serrées par eux.

Il ne faut pas oublier du reste que le mélange n’est pas la seule façon dont deux races mises en présence réagissent l’une sur l’autre. Leur seul contact sur le même sol sans lutte à main armée suffit souvent pour déterminer la diminution de l’une au profit de l’autre. Ce phénomène, qui de nos jours s’est manifesté sur de telles proportions en Amérique et en Océanie devant les Européens, s’était produit jadis en Europe même lors de la disparition de ses populations primitives devant la race indo-européenne. N’est-il pas probable qu’en Russie le sang slave, c’est-à-dire le sang indo-européen, a eu sur le sang touranien les mêmes avantages que dans le reste de l’Europe? Quoique malheureusement on n’ait à ce sujet aucune donnée statistique, certains observateurs assurent qu’aujourd’hui même les populations finnoises tendent à diminuer partout où elles se trouvent en contact direct avec la population russe ordinaire, et cela indépendamment des mariages, qui sont généralement rares entre Finnois et Russes, indépendamment de tout mélange, par le seul fait du voisinage des deux races. Cette loi si générale ne dut-elle pas avoir une application plus marquée lorsqu’au lieu de se trouver en face de Russes déjà croisés avec eux les Finnois se trouvaient vis-à-vis de Slaves plus purs? En dehors de toutes conjectures sur les conditions du mélange des deux races et sur les conséquences de la concurrence vitale entre elles, les traits du peuple russe témoignent déjà de sa filiation slave. L’œil, qui dans le visage du paysan grand-russien reconnaît clairement un alliage finnois ou tatar, sent aussi vivement que le tout n’est ni finnois ni tatar; la preuve en est qu’en général le Grand-Russe se distingue à première vue du Finnois. Issu d’une lente absorption de groupes slaves, finnois et parfois tatars, le Grand-Russien a rassemblé des fragmens hétérogènes épars et sans consistance, et de toutes ces parcelles de peuples il a formé un tout compacte dont les divers élémens, associés avant d’être confondus, se laissent encore reconnaître, de même que dans le granit le quartz, le feldspath et le mica, qui, mêlés sans être combinés, forment une des substances les plus dures qui soient au monde. Dans le peuple russe en effet, chez le Grand-Russien en particulier, différens élémens nationaux restent souvent dissemblables à l’œil : ils ne sont encore qu’agrégés, la fusion physique, physiologique des races, commencée depuis des siècles, n’est point encore achevée; la fusion morale, politique, la seule qui importe à la constitution d’un peuple, l’a devancée. Le type russe est encore en élaboration; mais, s’il est moins formé que ceux des peuples occidentaux, la nationalité russe n’est pas dans le même cas, et n’a rien à gagner à la disparition de traces d’origine que le peuple ne saisit point, ou dont les causes lui sont inconnues ou indifférentes. Dans la plus grande diversité de traits et de constitution des populations de Russie, il n’y a rien de ces oppositions violentes de types et de couleurs qu’un mélange séculaire est presque impuissant à effacer, et qui exposent certaines parties de l’Amérique à des luttes ou à des rivalités de races capables de mettre en péril la liberté en même temps que la sécurité. Pour l’unité ethnologique comme pour l’unité physique du sol et du climat, la Russie a l’avantage sur les États-Unis, où les nègres du sud seront pendant longtemps un plus grand embarras que les Tatars dans l’est russe.

Dans ce type russe encore à l’état d’ébauche, l’élément le plus robuste, l’élément indo-européen, par le seul fait de sa supériorité, tendra de plus en plus à l’emporter sur le fond finnois ou touranien. Déjà malgré les traces anatomiques d’alliage étranger que présente souvent son visage, le Grand-Russe est en parfaite communauté avec la race caucasique par les caractères extérieurs qui la distinguent le plus nettement des autres races, par la taille, par la couleur de la peau, par celle des yeux. A l’inverse de tous les rameaux de la race mongolique, sa taille est plus souvent haute que basse, sa peau est blanche, ses yeux sont fréquemment bleus, ses cheveux blonds, châtain clair ou roux, couleurs qui sont l’apanage de la souche caucasique ou méditerranéenne, à l’exclusion de toutes les autres. La barbe longue et épaisse qu’aime à porter le mougik, et que toutes les persécutions de Pierre le Grand n’ont pu lui faire couper, est elle-même un signe de race, rien n’étant plus dénudé que le menton du Mongol, du Chinois et du Japonais. Que si ces caractères étrangers aux races de la Haute-Asie se rencontrent déjà chez beaucoup de tribus finnoises ou tatares, cela suppose chez elles un mélange ancien avec des rameaux caucasiques, et par là même augmente indirectement la parenté des Russes avec nous. Comme il est impossible de le rejeter de la race caucasique dans la mongolique, il est difficile de refuser au Grand-Russe le titre de Slave; il faudrait alors l’enlever à la plupart des peuples slavons, dont pas un peut-être n’est resté sans subir d’alliage. Les Slaves occidentaux ont été mêlés avec les Germains et peut-être, sur la Vistule, avec les Finnois, les Slaves du sud avec les Grecs, les anciens Illyriens, les Albanais, les Turcs, et l’un de leurs deux principaux peuples, le Bulgare, est le résultat d’alliances ethnologiques fort analogues à celles d’où est sorti le Moscovite.

En résumé, pour la race comme pour le sol, si la Russie diffère de l’Occident, elle diffère encore plus de la vieille Asie : pour l’un comme pour l’autre, elle est une conquête progressive de celui-là sur celle-ci; mais la vie et la civilisation européenne s’y trouvent dans des conditions nouvelles qui rendent sa marche impossible à prévoir. Des deux grands élémens ethniques de la Russie, l’élément le plus européen, le slave, nous est dans son génie presque aussi inconnu que l’autre, et nous ne pouvons savoir quelles surprises réserve à l’avenir le singulier peuple sorti de leur fusion, — ce peuple absorbant toutes les autres populations, se les assimilant moralement comme matériellement, et n’ayant encore rien produit lui-même.

Les Petits-Russiens sont les méridionaux de la Russie. Plus purs de race que leurs frères de la Grande-Russie, plus voisins de l’Occident, ils tiennent leur caractère d’un sang moins mêlé, d’un climat moins sévère, d’une histoire moins rude. Ils sont plus beaux de visage et plus grands de taille, ils sont plus vifs et plus gais d’esprit, à la fois plus mobiles et plus indolens. Moins éprouvés par le climat et par le despotisme oriental, le Petit-Russien et le Russien-Blanc ont plus de dignité, plus d’indépendance, plus d’individualité que le Grand-Russien; ils ont l’esprit moins positif, plus ouvert au sentiment, plus rêveur et poétique. Toutes ces différences de caractère se retrouvent dans les poésies de chacun des deux groupes, dans leurs fêtes et leurs coutumes populaires, bien que les diversités provinciales aillent en s’atténuant sous l’influence du rameau grand-russien, qui tend à s’assimiler les Russes occidentaux tout comme les autres populations de l’empire. Le contraste est encore visible dans la famille et dans la commune, dans la maison et dans les villages des deux tribus. La commune russe, avec la propriété collective du sol, est une institution spéciale aux Grands-Russiens et originairement étrangère aux Petits-Russiens. Chez ceux-ci, l’individu est plus indépendant, la famille moins agglomérée, les maisons plus librement construites et espacées, les champs moins symétriquement et moins souvent partagés. C’est à la Petite-Russie que se rattachent les Zaparogues, la plus célèbre de ces tribus cosaques qui, entre la Pologne, les Tatars et les Turcs, jouèrent un si grand rôle dans l’Ukraine et les steppes du midi, et dont le nom est encore demeuré en Russie synonyme de vie libre et indépendante. Des Cosaques d’aujourd’hui, ceux de la Mer-Noire, transportés sur le Kouban, entre la mer d’Azof et le Caucase, sont seuls Petits-Russiens, les Cosaques du Don sont Grands-Russiens ; pour les autres, ils ne sont le plus souvent que des sujets russes de race étrangère. Aux 13 ou 14 millions de Petits-Russiens de la Russie, il faut ajouter, au point de vue ethnologique, environ 3 millions d’âmes en Autriche, des deux côtés des Karpathes, dans la Galicie orientale, l’ancienne Russie-Rouge, et dans les comitats de la Hongrie septentrionale.

On a contesté aux Petits-Russiens comme aux Russiens-Blancs, c’est-à-dire à près d’un tiers du peuple russe, le nom et la qualité de Russes. Pour les séparer des Grands-Russiens, on leur a cherché des désignations nationales différentes. Tantôt, réservant le nom de Russe pour les Grands-Russiens, on a donné aux autres le nom latin de Ruthène ou le nom hongrois de Rousniaque, qui ne sont qu’une traduction et un synonyme du nom qu’on leur voulait enlever. Tantôt au contraire, conservant le titre de Russe pour les Slaves de la Petite-Russie et de la Russie-Blanche, premiers centres de l’empire des descendans de Rurik, on l’a refusé à la Grande-Russie, à laquelle on a infligé le nom de Moscovie. Ces disputes de mots, suscitées non par des Petits-Russiens, mais par des Polonais, n’ont rien changé aux faits. Elles n’ont abouti qu’à maintenir entre la malheureuse Pologne et la Russie des prétentions inconciliables, qui ont amené la plus forte à méconnaitre la nationalité de la plus faible, comme la Pologne méconnaissait celle de ses anciens sujets russes. L’examen détaillé de cette question ruthène, la recherche des limites dans lesquelles quelques groupes petits-russiens d’origine ont été polonisés, et des relations qui doivent s’établir entre les paysans petits-russiens et les seigneurs polonais, appartient à l’étude de cette épineuse et pénible question polonaise. Il nous suffit de constater que ces termes de Ruthène, Rousniaque, Roussine, comme ceux de Russe et de Russien, employés indifféremment les uns pour les autres par les anciens écrivains, ne sont que des formes d’un même nom, désignant même nationalité, au moins dans les limites de la Russie. Séparée de la Grande-Russie lors de l’invasion des Tatars, la Petite-Russie est en vain restée cinq siècles sujette de la Pologne et de la Lithuanie. Grâce surtout au rit grec, l’immense majorité des habitans de Kief, de l’Ukraine et de la Podolie s’est retrouvée aussi russe que ceux de Novgorod ou de Moscou. Peu importe que l’idiome du Petit-Russien mérite le titre de langue au lieu de celui de dialecte, — il en était bien ainsi de notre provençal, — peu importe que chez lui le sang slave soit moins mêlé, la nationalité ne se mesure ni à la langue ni à la pureté du sang : elle réside dans la conscience populaire, et a ce point de vue il n’y a pas de doute possible; en Russie, le Petit-Russe est aussi Russe que le Grand-Russe. Si quelques esprits, comme le poète Schevtchenko, ont été soupçonnés de songer à ériger la Petite-Russie en nation également indépendante de la Russie et de la Pologne, de pareils rêves n’ont pas trouvé plus d’écho chez les Petits-Russiens que n’en ont rencontré dans le sud de la France les projets de ligue du midi, et chez leurs rares partisans même les tendances accusées de séparatisme se bornaient peut-être à des souhaits de décentralisation et d’autonomie provinciale. Les différences de race, de dialecte, de caractère, qui distinguent les deux grandes tribus russes ne sont pas plus grandes que celles qui se rencontrent entre le nord et le midi des états de l’Occident dont l’unité ancienne ou récente est la mieux assise. Pour la race même, au nom de laquelle on prétend les séparer, il y a entre les tribus russes moins de distance qu’on ne l’imagine. Si le Grand-Russien a été plus mêlé aux Finnois, le Petit-Russien l’a été davantage aux Tatars, dont les princes de Kief ont recueilli des tribus entières, et les Cosaques des steppes de nombreux fugitifs ou compagnons d’aventures. Loin d’être en antagonisme naturel, le Petit-Russe et le Grand-Russe sont unis l’un à l’autre par tous les liens complexes qui rendent intime et durable l’unité d’une nation, par la géographie, par les traditions historiques, par les intérêts, par la religion, encore la première puissance chez l’un comme chez l’autre, et même par la parenté de la langue et de la race. Ils forment ensemble une des nations les plus compactes comme les plus nombreuses du globe et se complétant mutuellement, ils lui donnent dans l’unité cette complexité de caractère et de tempérament qui a fait la grandeur de tous les grands peuples de l’histoire.

La nation russe forme une masse de plus de 55 millions d’habitans placée au centre de l’empire sans pouvoir encore le remplir; presque nulle part, si ce n’est sur la Mer-Blanche et la Mer-Noire et le long de la Galicie orientale, le peuple russe n’atteint les limites de la Russie. Sur presque toutes ses frontières, il est entouré de populations d’origine étrangère divisées en deux bandes principales, l’une à l’est, vers l’Asie, composée de Finnois, de Tatars, de Kalmouks, — l’autre plus considérable à l’ouest, vers l’Europe, à son côté le plus vulnérable, au seul où elle confine à de puissans voisins. Il est encore à remarquer que le principal élément de la nation, celui qui en forme le noyau, le Grand-Russien, ne touche lui-même à ces populations frontières de races différentes que sur un point, et cela au moins exposé, vers le golfe de Finlande, et par une de ses parties les plus pauvres et les moins peuplées. Au centre et au sud, entre lui et les conquêtes de Pierre le Grand et de Catherine, entre la Grande-Russie d’un côté et les provinces baltiques, la Lithuanie et la Pologne d’un autre, il y a la Russie-Blanche et la Petite-Russie, toutes deux aussi russes de cœur que la Grande-Russie, mais par leurs diversités provinciales bien moins propres à russifier autrui. Cet inconvénient s’augmente d’un autre par le peu de population de la Russie-Blanche et des marais de Pinsk dans la partie voisine de la Petite-Russie. Ces deux contrées creusent entre les régions les plus peuplées de la vieille Moscovie et ses conquêtes des deux derniers siècles une sorte de golfe à demi désert qui, grâce à la mauvaise qualité du sol, ne paraît pas de longtemps devoir se combler. Les Polonais, les Lithuaniens, les Lettons, les Allemands et les Juifs de l’ouest se trouvent ainsi défendus contre la russification par une double barrière qui en explique le peu de progrès.

En face des 55 ou 57 millions de Russes, les populations non russifiées ne forment pas dans la Russie d’Europe, en dehors de la Finlande, du royaume de Pologne et du Caucase, plus de 8 à 9 millions d’âmes, divisées en plus de dix peuples et en presque autant de langues et de religions. En comptant le royaume de Pologne et la Finlande, ce chiffre monte à 15 ou 16 millions, à 18 ou 19 millions avec le Caucase, qui devrait plutôt être regardé comme une colonie, et qui à lui seul compte presque autant de peuples et de tribus que le reste de l’empire. Parmi toutes ces populations, la plupart sont trop faibles, trop morcelées, pour avoir aucune prétention à l’indépendance, et se laissent assimiler par le seul fait du progrès de la civilisation, peu favorable aux petites tribus et aux langues fermées. Beaucoup, comme les Finnois de l’intérieur ou les Géorgiens, sont aussi dévoués au tsar que ses sujets russes proprement dits. D’autres, comme les 2,600,000 Juifs de Russie et de Pologne, sont pour la plupart indifférens aux questions nationales ; d’autres enfin, comme les 2 millions d’Esthoniens et de Lettons des provinces baltiques, n’ont d’autre protecteur que le gouvernement russe vis-à-vis d’une aristocratie de 180,000 Allemands. Parmi ces peuples sans nombre, il n’en est qu’un en Europe ou deux au plus qui peuvent avoir la prétention de constituer une nationalité, ce sont les Polonais et les Finlandais. S’il lui était permis de donner satisfaction aux premiers comme aux seconds, la Russie n’aurait rien à craindre de la diversité de ses populations, rien en dehors du parti qu’en pourraient tirer des ambitions étrangères.

Anatole Leroy-Beaulieu.
  1. Voyez la Revue du 15 août 1873.
  2. Voyez l’ouvrage d’ethnologie générale le plus récent, Allgemeine Ethnographie, von Dr Fr. Müller; Vienne 1873, p. 67.
  3. Nous pouvons renvoyer à ce sujet à la Race prussienne de M. de Quatrefages, bien que ce savant nous paraisse avoir exagéré l’infériorité de la race finnoise, et que dans le cas particulier de la Prusse il ait pu grossir outre mesure le rôle de l’élément finnois aux dépens des élémens slave et germanique.
  4. Pour éviter tout malentendu, il faut se rappeler qu’en ethnologie les termes de mongolique et de mongol sont loin d’être synonymes, et que l’un est beaucoup plus général, plus compréhensif que l’autre. Le mot mongolique s’applique à une des grandes races humaines appelée jadis race jaune, par opposition à la race blanche, caucasique ou méditerranéenne. Dans cette race mongolique se classe la branche ouralo-altaïque, qui se subdivise à son tour en plusieurs rameaux, dont les principaux sont le finnois, le tatar ou turc et le mongol, de même que de la souche caucasique provient la branche aryenne ou indo-européenne, qui se subdivise également en plusieurs rameaux, le celte, le germain, le slave, l’iranien, etc.
  5. Statistitcheski Vréménik de 1871. — Naselenie, Evropeiskoï Rossii po veroispovedaniam.
  6. Voyez la classification craniologique la plus complète de ce genre donnée par un savant suédois, Anders Ret4us, Ethnologische Schriften; Stockholm 1864.
  7. Sur la civilisation des Slaves du sud comme sur celle des Tchèques, on peut consulter avec profit le Monde slave de M. Louis Léger, un de nos compatriotes qui s’est livré avec le plus de succès à la difficile étude de ces peuples, que leur lutte contre le germanisme rend aujourd’hui si intéressans pour la France.
  8. Cette importante question des origines historiques du Grand-Russien a été savamment discutée dans le tome II de la première année du Vestnik Evropi, par M. Kavéline, Muili i Zametki o Russkoï istorii.