La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/03


CHAPITRE III.


L’ESSENCE DIVINE ET SA TRIPLE MANIFESTATION.


Dieu est. Cet axiome de la foi est confirmé par la raison philosophique qui, selon sa propre nature, recherche l’être nécessaire et absolu — celui qui a toute sa raison d’être en lui-même, qui s’explique par soi-même et peut expliquer toute chose. En partant de cette notion fondamentale nous avons distingué en Dieu : le triple sujet, supposé par l’existence complète, et son essence objective ou la substance absolue possédée par ce sujet sous trois rapports différents — dans l’acte pur ou primordial, dans l’action seconde ou manifestée et dans le troisième état ou la jouissance parfaite de soi-même. Nous avons montré que ces trois rapports, ne pouvant être basés ni sur une division de parties, ni sur une succession de phases (deux conditions également incompatibles avec la notion de la Divinité), cela suppose dans l’unité de l’essence absolue l’existence éternelle de trois sujets relatifs ou hypostases consubstantielles et indivisibles auxquelles les noms sacrés de la révélation chrétienne — Père, Fils et Esprit — appartiennent dans un sens propre et éminent. Il s’agit maintenant de définir et de nommer l’objectivité absolue elle-même, la substance unique de cette Trinité divine.

Elle est une ; mais ne pouvant pas être une chose entre plusieurs, un objet particulier, elle est la substance universelle ou tout dans l’unité. En la possédant, Dieu possède tout en elle ; c’est la plénitude ou la totalité absolue de l’être, antérieure et supérieure à toute existence partielle.

Cette substance universelle, cette unité absolue du tout est la sagesse essentielle de Dieu (Khocmah, Σοφία). Possédant en elle la puissance cachée de toute chose, elle est possédée elle-même par Dieu et l’est sous un triple mode. Elle le dit elle-même : Jahvé qanani reshith darco, qedem miphealav, meaz — Dominus possedit me capitulum viæ suæ, oriens operationum suarum, ab exordio. — Et encore : Meholam nissacti, merosh miqadmé arets — Ab æterno ordinata sum, a capite, ab anterioribus terræ[1]. Et pour compléter et expliquer cette triple manière d’être, elle ajoute encore : Vaëhieh etslo, amon, vaëhieh shaashouim iom iom — et eram apud eum (scilicet Dominum — Jahveh), cuncta componens, et delectabar per singulos dies[2]. Ab æterno eram apud eum — Il me possède dans son être éternel ; a capite cunctacomponens — dans l’action absolue ; antequam terra fieret delectabar — dans la jouissance pure et parfaite. En d’autres termes, Dieu possède sa substance unique et universelle ou sa sagesse essentielle comme Père éternel, comme Fils et comme Saint-Esprit. Ayant ainsi une seule et même substance objective, ces trois sujets divins sont consubstantiels.

La Sagesse nous a dit en quoi consiste son action — c’est de composer le tout (eram cuncta componens). Elle va nous dire aussi en quoi consiste sa jouissance : mesakheqeth lephanav becol heth ; mesakheqeth bethebél artso, veshahashonhaï eth-bené Adam — ludens coram eo omni tempore ; ludens in universo terræ ejus, et deliciæ meæ cum filiis hominis[3] — jouant devant Lui tout le temps, jouant dans le monde terrestre, et mes délices avec les fils de l’Homme. —

Quel est donc ce jeu de la Sagesse divine et pourquoi trouve-t-elle ses délices suprêmes dans les fils de l’homme ?

Dieu dans sa substance absolue possède la totalité de l’être. Il est un dans le tout, et Il a tout dans son unité. Cette totalité suppose la pluralité, mais une pluralité réduite à l’unité, actuellement unifiée. Et en Dieu, qui est éternel, cette unification est éternelle aussi ; en Lui la multiplicité indéterminée n’a jamais existé comme telle, ne s’est jamais produite actu, mais s’est trouvée de toute éternité soumise et réduite à l’unité absolue sous ses trois modes indivisibles : unité de l’être simple ou en soi dans le Père — unité de l’être activement manifesté dans le Fils qui est l’action immédiate, l’image et le Verbe du Père — enfin unité de l’être pénétré d’une jouissance complète de soi-même dans l’Esprit-Saint qui est le cœur commun du Père et du Fils.

Mais si l’état éternellement actuel de la substance absolue (en Dieu) est d’être tout dans l’unité, son état potentiel (en dehors de Dieu) est d’être tout dans la division. C’est la pluralité indéterminée et anarchique, le chaos ou τὸ ἄπειρον des Grecs, die schlechte Unendlichkeit des Allemands, le tohou-va-bohou de la Bible. Cette antithèse de l’Être Divin est de toute éternité supprimée, réduite à l’état de pure possibilité par le fait même, par l’acte premier de l’existence divine. La substance absolue et universelle appartient de fait à Dieu, Il est éternellement et primordialement tout dans l’unité : Il est, et cela suffit pour que le chaos n’existe pas. Mais cela ne suffit pas à Dieu Lui-même qui est non seulement l’Être, mais l’Être parfait. Il ne suffit pas d’affirmer que Dieu est, il faut pouvoir dire pourquoi Il est. Subsister primordialement, supprimer le chaos et contenir tout dans l’unité par l’acte de sa Toute-Puissance — c’est là le fait divin qui demande sa raison. Dieu ne peut pas se contenter d’être de fait plus fort que le chaos, Il doit l’être aussi de droit. Et pour avoir le droit de vaincre le chaos et de le réduire éternellement à néant, Dieu doit être plus vrai que lui. Il manifeste sa vérité en opposant au chaos non seulement l’acte de Sa Toute-Puissance, mais encore une raison ou une idée. Il doit donc distinguer sa totalité parfaite de la pluralité chaotique et, à chaque manifestation possible de celle-ci, répondre en son Verbe par une manifestation idéale de la vraie unité, par une raison qui démontre l’impuissance intellectuelle ou logique du chaos qui veut s’affirmer. Contenant tout dans l’unité de la Toute-Puissance absolue, Dieu doit aussi contenir tout dans l’unité de l’idée universelle. Le Dieu fort doit être aussi le Dieu vrai, la Raison suprême. Aux prétentions du chaos infiniment multiple Il doit opposer, non seulement Son Être pur et simple, mais encore un système total d’idées, de raisons ou de vérités éternelles dont chacune, par son lien logique indissoluble avec toutes les autres, représente le triomphe de l’unité déterminée sur la pluralité anarchique, sur le mauvais infini. La tendance chaotique, qui pousse chaque être particulier à s’affirmer exclusivement comme s’il était le tout, est condamnée comme fausse et injuste par le système des idées éternelles qui donne à chacun une place déterminée dans la totalité absolue, manifestant ainsi, avec la vérité de Dieu, sa justice et son équité.

Mais le triomphe de la raison et de la vérité ne suffit pas encore à la perfection divine. Puisque le mauvais infini ou le chaos est un principe essentielle irrationnel, la manifestation logique et idéale de sa fausseté n’est pas le moyen propre pour le réduire intérieurement. La vérité est manifestée, la lumière s’est faite, mais les ténèbres restent ce qu’elles étaient : et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt. La vérité est un dédoublement et une séparation, c’est une unité relative, car elle affirme l’existence de son contraire comme tel, en se distinguant de lui. Et il faut à Dieu l’unité absolue. Il Lui faut pouvoir embrasser dans son unité le principe opposé lui-même en se montrant supérieur à lui, non seulement par la vérité et par la justice, mais encore par la bonté. L’excellence absolue de Dieu doit se manifester non seulement contre le chaos, mais aussi pour lui, en lui donnant plus qu’il ne mérite, en le faisant participer à la plénitude de l’existence absolue, en lui prouvant par une expérience intérieure et vivante, et non seulement par la raison objective, la supériorité de la plénitude divine sur la pluralité vide du mauvais infini. À chaque manifestation du chaos en révolte la Divinité doit pouvoir opposer non seulement un acte de la force qui supprime l’acte contraire, non seulement une raison ou une idée qui l’accuse de fausseté et l’exclut de l’être véritable, mais encore une grâce qui le pénètre, le transforme et le ramène librement à l’unité. Cette triple unification du tout, cette triple réaction victorieuse du principe divin contre le chaos possible est la manifestation intérieure et éternelle de la substance absolue de Dieu ou de la Sagesse essentielle qui — nous le savons — est tout dans l’unité. La force, la vérité et la grâce ; ou bien la puissance, la justice et la bonté ; ou bien encore la réalité, l’idée et la vie — toutes ces expressions relatives de la totalité absolue sont des définitions objectives de la substance divine correspondant à la Trinité des hypostases qui la possèdent éternellement. Et le lien indissoluble entre les trois personnes de l’être suprême se manifeste nécessairement dans l’objectivité de leur substance unique, dont les trois attributs ou qualités principales se tiennent mutuellement et sont également indispensables à la Divinité. Dieu ne pourrait pas pénétrer le chaos par sa bonté s’il ne se distinguait pas de lui par la vérité et la justice, et Il ne pourrait pas se distinguer de lui ou l’exclure de Soi, s’Il ne le contenait pas dans sa puissance.

  1. Prov., Sal. VIII, 22, 23.
  2. Ibid., VIII, 30
  3. Prov., Sal. VIII, 30, 31.