La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/02


CHAPITRE II.


LES TROIS HYPOSTASES DIVINES ; SENS PROPRE DE LEURS NOMS.


Dieu possède l’existence positive et complète, Il est le Dieu vivant. Qui dit vie dit reproduction. La reproduction ou la génération est la causalité par excellence, l’action propre d’un être complet et vivant. Dans cette causalité parfaite, la cause productrice doit en premier lieu contenir en soi son produit ou son effet, car, si elle ne l’avait pas en elle-même, elle ne pourrait être qu’une cause occasionnelle et non la cause véritable du produit. Cette première phase de la vie absolue, où l’effet vivant paraît absorbé dans l’unité de la cause primordiale, n’est qu’une supposition nécessaire de la seconde — celle de la production actuelle, où le produisant se distingue actu de son produit, l’engendre effectivement. Mais il nous est acquis que le produit immédiat de l’être absolu, ne pouvant avoir aucune autre cause secondaire ou participante qui aurait troublé la pureté de l’action productrice, est nécessairement la reproduction absolument adéquate de la cause première. Ainsi le processus éternel de la vie divine ne peut pas s’arrêter au second terme, à la différenciation ou au dédoublement de l’être absolu comme producteur et comme produit. Leur égalité et l’identité de leur substance font que la manifestation de leur différence actuelle et relative (dans l’acte de la génération) aboutit nécessairement à une nouvelle manifestation de leur unité. Et cette unité n’est pas une simple répétition de l’unité primordiale, où la cause absolue renferme et absorbe en soi son effet. Puisque celui-ci est actuellement manifesté et se trouve être l’égal du produisant, ils doivent nécessairement entrer dans un rapport de réciprocité. Cette réciprocité n’existant pas dans l’acte de la génération (où celui qui engendre n’est pas engendré et vice versa) demande nécessairement un acte nouveau déterminé à la fois par la cause première et par son produit consubstantiel. Et puisqu’il s’agit d’un rapport essentiel à l’Être divin, ce nouvel acte ne peut pas être un accident ou un état passager, mais il est de toute éternité fixé ou hypostasié dans un troisième sujet procédant des deux premiers et représentant leur unité actuelle et vivante dans la même substance absolue.

Après ces explications, il nous sera facile de voir que les noms Père, Fils et Esprit donnés aux trois hypostases de l’être absolu, loin d’être des métaphores, trouvent dans la Trinité divine leur application propre et complète, tandis que dans l’ordre naturel ces termes ne peuvent être employés que d’une manière imparfaite et approximative. Et d’abord, pour les deux premiers, quand nous disons père et fils, nous ne voulons signifier par là aucune autre idée que celle du rapport tout à fait intime entre deux hypostases d’une même nature, essentiellement égales entre elles, mais dont la première donne seulement l’existence à la seconde et ne la reçoit pas d’elle, et la seconde reçoit seulement son existence de la première et ne la lui donne pas. Le père, en tant que père, ne se distingue du fils que parce qu’il l’a produit, et le fils, en tant que fils, ne se distingue du père que parce qu’il est produit par lui.

C’est tout ce qui est contenu dans l’idée de la paternité comme telle. Mais il est évident que cette idée déterminée, si claire et si distincte, ne peut pas être appliquée dans sa pureté et sa totalité à aucune espèce d’êtres créés que nous connaissions : pas dans sa totalité, puisque dans l’ordre naturel le père n’est qu’une cause partielle de l’existence du fils et le fils ne tient qu’en partie son existence du père ; pas dans sa pureté, puisqu’en dehors de la distinction spécifique d’avoir donné et d’avoir reçu l’existence il y a entre les pères et les fils, dans l’ordre naturel, des différences individuelles innombrables, tout à fait étrangères à l’idée même de la paternité et de la filiation. Pour trouver la véritable application de cette idée il faut s’élever jusqu’à l’Être absolu. Là nous avons vu le rapport de la paternité et de la filiation dans sa pureté, car le Père est la seule et unique cause du Fils ; là nous avons vu ce rapport dans sa totalité, parce que le Père donne toute l’existence au Fils et le Fils n’a en lui rien que ce qu’il reçoit du Père. Il y a entre eux une distinction absolue quant à l’acte de l’existence, et une unité absolue dans tout le reste. Étant deux, ils peuvent s’unir par un rapport actuel et produire en commun une nouvelle manifestation de la substance absolue ; mais puisque cette substance leur appartient en commun et sans partage, le produit de leur action réciproque ne peut être que l’affirmation explicite de leur unité sortant victorieusement de leur différence actuelle. Et comme cette unité synthétique du Père et du Fils, manifestés comme tels, ne peut être représentée ni par le Père comme tel ni par le Fils comme tel, elle doit nécessairement être fixée dans une troisième hypostase, à laquelle le nom d’Esprit convient parfaitement sous deux rapports. Premièrement, c’est dans cette troisième hypostase que l’être divin, par son dédoublement intérieur (dans l’acte de la génération), arrive à la manifestation de son unité absolue, revient à soi, s’affirme comme vraiment infini, se possède et jouit de soi-même dans la plénitude de sa conscience. Or c’est là le caractère spécifique de l’esprit (dans son sens intérieur, métaphysique et psychologique) en tant qu’on le distingue de l’âme, de l’intelligence, etc. Et d’un autre côté, la divinité ayant atteint son accomplissement intérieur dans sa troisième hypostase, c’est dans celle-ci en particulier que Dieu possède la liberté d’agir en dehors de lui-même et de mettre en mouvement un milieu extérieur. Mais c’est précisément la liberté parfaite d’action ou de mouvement qui caractérise l’esprit dans le sens extérieur ou physique de ce mot — πνεῦμα, spiritus, c’est-à-dire souffle, respiration. Puisqu’en aucun être créé on ne saurait trouver ni cette possession parfaite de soi-même, ni cette liberté absolue de l’action extérieure, on a le droit d’affirmer qu’aucun être de l’ordre naturel n’est esprit dans le sens complet du mot, et que le seul esprit proprement dit est celui de Dieu — l’Esprit Saint.

S’il est indispensable d’admettre trois modes hypostasiés dans le développement intérieur de la vie divine, il est impossible d’en admettre plus. En prenant comme point de départ la plénitude de l’existence appartenant nécessairement à Dieu, nous devons dire qu’il ne suffit pas à Dieu d’exister simplement en soi, mais qu’il lui faut manifester cette existence pour soi, et que cela ne suffit pas encore s’il ne jouit pas de cette existence manifestée, en affirmant son identité absolue, son unité inaltérable qui triomphe par l’acte même du dédoublement intérieur. Mais cette dernière affirmation, cette jouissance parfaite de son être absolu étant donnée, le développement immanent de la vie divine est accomplie. Posséder son existence comme acte pur en soi, la manifester pour soi dans une action absolue et en avoir la jouissance parfaite — c’est tout ce que Dieu peut faire sans sortir de son être intérieur ; s’Il fait autre chose, ce n’est plus dans le domaine de sa vie immanente, mais en dehors de lui, dans un sujet qui n’est pas Dieu.

Avant de passer à ce sujet nouveau, notons bien que le développement trinitaire de la vie divine, éternellement fixé dans les trois hypostases, loin d’altérer l’unité de l’être absolu ou la Monarchie suprême, n’en est que l’expression complète, et cela pour deux raisons essentielles. La monarchie divine est exprimée en premier lieu par l’unité indivisible et le lien indissoluble entre les trois hypostases qui n’existent pas du tout à l’état séparé. Non seulement le Père n’est jamais sans le Fils et l’Esprit, ainsi que le Fils n’est jamais sans le Père et l’Esprit et celui-ci sans les deux premiers, mais il faut admettre encore que le Père n’est Père, ou premier principe, qu’en tant qu’Il engendre le Fils et qu’Il est avec lui la cause de la procession de l’Esprit Saint.

Le Père n’est en général une hypostase distincte, et spécialement la première hypostase, que dans le rapport trinitaire et en vertu de ce rapport. Il ne pourrait pas être la cause absolue s’Il n’avait pas dans le Fils son effet absolu et s’Il ne retrouvait pas dans l’Esprit l’unité réciproque et synthétique de la cause et de l’effet.

Il n’en est pas autrement (mutatis mutandis) pour les deux autres hypostases. D’un autre côté, malgré cette dépendance mutuelle ou plutôt à cause d’elle, chacune des trois hypostases possède la plénitude absolue de l’être divin. Le Père n’est jamais limité à l’existence en soi ou à la réalité absolue et primordiale (actus purus), Il traduit cette réalité en action, Il agit et Il jouit, mais Il ne le fait jamais seul, — Il agit toujours par le Fils et Il jouit toujours avec le Fils dans l’Esprit. Le Fils, de son côté, est non seulement l’action ou la manifestation absolue, Il a aussi l’être en soi et la jouissance de cet être, mais Il ne les a que dans son unité parfaite avec les deux autres hypostases : Il a l’être en soi du Père et la jouissance du Saint-Esprit. Celui-ci enfin, comme l’unité absolue des deux premiers, est nécessairement ce qu’ils sont et possède actu tout ce qu’ils ont, mais Il l’est et le possède par eux et avec eux.

Ainsi chacune des trois hypostases possède l’être absolu et cela d’une manière complète : en réalité, en action et en jouissance. Chacune est donc vrai Dieu. Mais comme cette plénitude absolue de l’être divin n’appartient à chacune que conjointement avec les deux autres et en vertu du lieu indissoluble qui l’unit à elles, il s’en suit qu’il n’y a pas trois dieux. Car pour être comptées les hypostases devraient être isolées. Or, isolée des autres, aucune d’elles ne peut être vrai Dieu, ne pouvant pas même être dans une telle condition. Il est permis de se représenter la Sainte Trinité comme trois êtres séparés, car on ne saurait se la représenter autrement. Mais l’insuffisance de l’imagination ne prouve rien contre la vérité de l’idée rationnelle, clairement et distinctement reconnue par la pensée pure. En vérité il n’y a qu’un seul Dieu indivisible, se réalisant éternellement dans les trois phases hypostatiques de l’existence absolue ; et chacune de ces phases, se trouvant toujours intérieurement complétée par les deux autres, contient en soi et représente la Divinité entière, est vrai Dieu par l’unité et dans l’unité, et non pas par exclusion et à l’état séparé.

Cette unité effective des trois hypostases tient à l’unité du principe — et c’est là la seconde raison de la monarchie divine ou pour mieux dire un second aspect de cette monarchie. Il n’y a dans la Trinité qu’une seule cause première — le Père, et de là provient un ordre déterminé faisant dépendre ontologiquement le Fils du Père, et l’Esprit-Saint du Père et du Fils. Cet ordre est basé sur le rapport trinitaire lui-même. Car il est évident que l’action suppose la réalité et que la jouissance suppose les deux ensemble.