La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/07


CHAPITRE VII.


LES MONARCHIES DE DANIEL. « ROMA » ET « AMOR ».


La vie historique de l’humanité a commencé par la confusion de Babel (Gen., XI), elle finira par l’harmonie parfaite de la Nouvelle Jérusalem (Apoc., XXI). Entre ces deux termes extrêmes, consignés dans le premier et dans le dernier livre de l’Écriture, prend place le processus de l’histoire universelle, dont l’image symbolique nous est donnée dans un livre sacré qu’on pourrait considérer comme une transition entre l’Ancien et le Nouveau Testament, — le livre du prophète Daniel (Dan., ii, 31-36).

L’humanité terrestre n’étant pas et ne devant jamais être un monde de purs esprits, elle a besoin, pour manifester et développer l’unité de sa vie intérieure, d’un organisme social extérieur qui doit être d’autant plus centralisé qu’il devient plus étendu et plus différencié. Comme la vie de l’esprit humain individuel se manifeste au moyen du corps humain organisé, de même l’esprit collectif de l’humanité régénérée — l’Église invisible — demande une organisation sociale visible, image et instrument de son unité. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité se présente à nous comme la formation successive de l’être social universel ou de l’Église une et catholique, dans le sens large du mot. Cette œuvre est nécessairement divisée en deux parties principales : 1° l’unification extérieure des nations historiques ou la formation du corps universel de l’humanité par le travail plus ou moins inconscient des puissances terrestres sous l’action invisible et indirecte de la Providence, et 2° l’animation de ce corps par le souffle puissant de l’Homme-Dieu et son développement ultérieur par l’action combinée de la grâce divine et des forces humaines plus ou moins conscientes. En d’autres termes, nous avons ici, d’un côté, la formation de la monarchie universelle naturelle, et, d’un autre côté, la formation et le développement de la monarchie spirituelle ou de l’Église Universelle sur la base et dans le cadre de l’organisation naturelle correspondante. La première partie de la grande œuvre constitue essentiellement l’histoire ancienne ou païenne ; la seconde détermine principalement l’histoire moderne ou chrétienne. Le trait d’union est l’histoire du peuple d’Israël qui, sous une action spéciale du Dieu vivant, a préparé le milieu organique et national à l’apparition de l’Homme-Dieu qui est le principe spirituel d’unité pour le corps universel et le centre absolu de l’histoire.

Pendant que la nation sacrée préparait la corporéité naturelle de l’Homme-Dieu individuel, les nations profanes élaboraient le corps social de l’Homme-Dieu collectif, de l’Église Universelle. Comme cette œuvre du paganisme était produite par des efforts purement humains qui n’étaient qu’indirectement et invisiblement dirigés par la Providence divine, il fallait bien que cette œuvre procédât par des essais et des ébauches. Avant la monarchie effectivement universelle, nous voyons surgir des monarchies nationales prétendant à l’universalité, mais impuissantes à l’atteindre.

Après la monarchie assyro-babylonienne, cette tête d’or du despotisme le plus pur et le plus centralisé — vient la monarchie médo-perse — la poitrine et les bras d’argent symbolisant une puissance despotique moins centralisée, moins pure, mais en revanche beaucoup plus vaste, — enserrant dans ses bras toute la scène historique d’alors entre la Grèce d’un côté et l’Inde de l’autre. Puis vient la monarchie macédonienne d’Alexandre le Grand — ce ventre d’airain qui dévore l’Hellade et l’Orient. Mais malgré son abondance dans le domaine de la culture intellectuelle et esthétique, l’hellénisme se montra impuissant dans l’action pratique, incapable de créer un cadre politique et un centre d’unité pour toute la multitude des nations qu’il avait envahies. Comme gouvernement, il adopta sans aucun changement essentiel l’absolutisme des despotes nationaux qu’il trouva dans l’Orient ; et, tout en imposant au monde conquis l’unité de sa culture, il ne put l’empêcher de se diviser en deux grands États nationaux à moitié grécisés, le royaume helléno-égyptien des Ptolémée et — le royaume hellénosyrien des Séleucides. Tantôt en guerre acharnée, tantôt en alliance instable au moyen de mariages dynastiques, ces deux royaumes étaient bien représentés par les deux pieds du colosse où le fer du despotisme primitif se mêlait à l’argile ramollie d’une culture en décadence. Ainsi le monde païen partagé entre deux puissances rivales avec deux centres politiques et intellectuels — Alexandrie et Antioche — ne possédait pas une base historique suffisante pour l’unité chrétienne. Mais il y avait une pierre — Capitoli immobile saxum — une petite ville d’Italie dont l’origine était enveloppée de fables mystérieuses et de miracles significatifs, et dont le vrai nom même était inconnu. Cette pierre lancée par la Providence du Dieu de l’histoire vint frapper les pieds d’argile du monde gréco-barbare de l’Orient, renversa et mit en poussière le colosse impuissant et devint une grande montagne. Le monde païen reçut un centre réel d’unité. Une monarchie embrassant l’Orient et l’Occident, vraiment internationale et universelle, fut fondée. Elle était non seulement beaucoup plus étendue que la plus vaste des monarchies nationales, elle contenait non seulement beaucoup plus d’éléments hétérogènes (de nationalité et de culture), mais elle était surtout puissamment centralisée, elle transformait ces éléments variés en un tout réel et actif. Au lieu d’un simulacre monstrueux composé de parties hétérogènes, l’humanité devint un corps organisé et homogène — l’Empire Romain — avec un centre individuel et vivant — César-Auguste, le dépositaire et le représentant de toutes les volontés unies du genre humain.

Mais qu’est-ce que César et comment est-il arrivé à représenter le centre vivant de l’humanité ? Sur quoi est fondé son pouvoir ? Une expérience longue et douloureuse a convaincu les peuples de l’Orient et de l’Occident que la division et la lutte continuelle sont un mal et qu’un centre d’unité est nécessaire pour amener la paix du monde. Ce désir vague, mais très réel de la paix et de l’unité, jeta le monde païen aux pieds d’un aventurier qui remplaçait avec succès les croyances et les principes par les armes des légions et par sa propre audace. L’unité de l’Empire avait ainsi comme fondements uniques la force et la chance. Si le premier des Césars paraissait mériter sa fortune par son génie personnel, si le second la justifia dans une certaine mesure par sa piété calculée et sa modération prudente, le troisième était un monstre et il eut pour successeurs des idiots et des fous. L’État universel qui devait être l’incarnation de la Raison sociale elle-même était réalisé dans un fait absolument irrationnel dont l’absurdité n’était relevée que par le blasphème de l’apothéose impériale.

Le Verbe divin, uni individuellement à la nature humaine et voulant unir à Lui socialement l’être collectif de l’humanité, ne pouvait prendre comme point de départ de cette union ni la discorde d’une foule anarchique, ni l’arbitraire d’une tyrannie. Il ne pouvait s’unir à la société humaine qu’au moyen d’un pouvoir fondé sur la Vérité. Dans le domaine social, il ne s’agit pas directement et en premier lieu des vertus et des défauts personnels. Si nous considérons comme mauvais et faux le pouvoir impérial de la Rome païenne, ce n’est pas seulement à cause des forfaits et des folies des Tibères et des Nérons, c’est surtout parce que le pouvoir impérial lui-même, représenté soit par un Caligula, soit par un Antonin, était fondé sur la violence et couronné par le mensonge. L’empereur réel — créature improvisée des légionnaires et des prétoriens — n’était confirmé que par la force aveugle et grossière ; l’empereur idéal — celui de l’apothéose — était une fiction impie.

À l’homme-dieu faux de la monarchie politique le véritable Dieu-Homme opposa le pouvoir spirituel de la monarchie ecclésiastique basé sur la Vérité et l’Amour. La monarchie universelle, l’unité internationale devaient rester ; le centre d’unité ne devait pas changer de place. Mais le pouvoir central lui-même, son caractère, son origine, sa sanction — devaient être renouvelés.

Il y avait chez les Romains eux-mêmes un pressentiment vague de cette transformation mystérieuse. Si le nom vulgaire de Rome signifiait force en grec et si un poète de l’Hellade décadente saluait les nouveaux maîtres en ce nom : χάιρε μοι Ρώμα, θυγατηρ Αρηος — les citoyens de la Ville Éternelle, en lisant son nom selon la façon sémitique, croyaient découvrir sa vraie signification : Amor ; et l’antique légende renouvelée par Virgile rattachait le peuple romain et la dynastie de César en particulier à la mère de l’Amour et par elle au Dieu suprême. Mais leur Amour était le serviteur de la mort et leur Dieu suprême était un parricide. La piété romaine, leur principal titre de gloire et le fondement de leur grandeur, était un sentiment vrai rapporté à de faux principes. C’est précisément d’un changement de principes qu’il s’agissait. Il s’agissait de révéler la vraie Rome basée sur la vraie religion. En remplaçant les triades infinies de dieux parricides par la seule Trinité divine consubstantielle et indivisible, il fallait donner pour fondement à la société universelle, au lieu d’un empire de la Force, une Église de l’Amour. Est-ce par l’effet d’un pur hasard qu’en voulant proclamer sa vraie monarchie universelle fondée, non sur la servilité des sujets et l’arbitraire d’un maître mortel, mais sur l’adhésion libre de la foi et de l’amour dans l’homme à la Vérité et à la Grâce de Dieu, — Jésus-Christ choisit le moment où Il arriva avec ses disciples aux confins de la Césarée de Philippe — de cette ville qu’un esclave des Césars a dédiée au génie de son maître ? Est-ce encore un effet du hasard que, pour donner la dernière sanction à son œuvre fondamentale, Jésus choisit les environs de la Tibériade et, en face des monuments qui parlaient du maître actuel de la fausse Rome, consacra le maître futur de la vraie Rome en lui indiquant le nom mystique de la cité éternelle et le principe suprême de Son nouveau Royaume : Simon bar Jonâ, m’AIMES-tu plus que ceux-là ?

Mais pourquoi l’Amour vrai qui ne connaît pas d’envie et dont l’unité n’a rien d’exclusif, pourquoi doit-il se concentrer en un seul et revêtir dans son œuvre sociale la forme monarchique de préférence à toutes les autres ?

Comme il ne s’agit pas de la Toute-Puissance de Dieu, qui pourrait imposer extérieurement la vérité et la justice aux hommes, mais de l’amour divin auquel l’homme participe par une adhésion libre, l’action directe de la divinité doit être réduite au minimum. Elle ne peut être tout à fait supprimée puisque tout homme est mensonge et qu’aucun être humain, tant individuel que collectif, abandonné à ses propres moyens, ne saurait se maintenir dans un rapport constant et progressif avec la Divinité. Mais l’Amour fécond de Dieu réuni à la Sagesse divine quæ in superfluis non abundat, pour assister l’infirmité humaine tout en laissant agir les forces de l’humanité, choisit la voie dans laquelle l’action unifiante et vivifiante de la vérité et de la grâce surnaturelles sur la masse de l’humanité rencontre le moins d’obstacles naturels et trouve un milieu social extérieurement conforme et adapté à la manifestation de la vraie unité. Cette voie qui facilite l’union divino-humaine dans l’ordre social, en formant dans l’humanité elle-même un organe central unifiant, est la voie monarchique. Pour produire chaque fois de nouveau une unité spontanée sur la base chaotique des opinions indépendantes et des volontés discordantes, il faudrait chaque fois une nouvelle action immédiate et manifestement miraculeuse de la Divinité, une opération ex nihilo qui s’imposerait aux hommes et les priverait de leur liberté morale. Comme le Verbe divin n’est pas apparu sur la terre dans Sa splendeur céleste, mais dans l’humilité de la nature humaine ; comme aujourd’hui encore pour se donner aux croyants Il revêt l’humble apparence des espèces matérielles, de même Il n’a pas voulu gouverner la société humaine directement par sa puissance divine, mais Il a préféré employer comme moyen régulier de son action sociale une forme d’unité déjà existante dans le genre humain — la monarchie universelle. Il fallait seulement régénérer, spiritualiser, sanctifier cette forme sociale en substituant au principe de la mort, à la violence et à la fraude, le principe éternel de la Grâce et de la Vérité. Au lieu d’un chef de soldats qui, dans l’esprit du mensonge, se reconnaissait pour dieu, il a fallu placer le chef des croyants qui, selon l’esprit de vérité, a reconnu et confessé dans son Maître — le Fils du Dieu vivant ; au lieu d’un despote furieux qui aurait voulu faire du genre humain asservi sa victime sanglante, il a fallu élever le ministre aimant d’un Dieu qui a versé son sang pour l’humanité.

Dans les confins de la Césarée et sur les bords du lac de Tibérias Jésus détrôna César — non pas le César du denier, ni le César chrétien de l’avenir, mais le César de l’apothéose, le César — souverain unique, absolu et autonome de l’univers, centre d’unité suprême pour le genre humain. Il l’a détrôné puisqu’il a créé un nouvel et meilleur centre d’unité, un nouvel et meilleur pouvoir souverain fondé sur la foi et l’amour, la vérité et la grâce. Et, tout en détrônant l’absolutisme faux et impie des Césars païens, Jésus confirma et éternisa la monarchie universelle de Rome en lui donnant sa vraie base théocratique. Ce ne fut dans un certain sens qu’un changement de dynastie ; la dynastie de Jules César, pontife suprême et dieu, fut remplacée par la dynastie de Simon Pierre, pontife suprême et serviteur des serviteurs de Dieu.