La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/06


CHAPITRE VI


LE GOUVERNEMENT DE L’ÉGLISE UNIVERSELLE. CENTRE D’UNITÉ.


L’Église est non seulement la réunion parfaite des hommes avec Dieu dans le Christ, elle est encore l’ordre social que la volonté suprême a établi pour accomplir en lui et par lui cette union divino-humaine. Basée sur la vérité éternelle, l’Église est non seulement la perfection de la vie — dans l’avenir — elle a été aussi dans le passé et elle est encore dans le présent la voie qui mène à cette perfection idéale. L’existence sociale de l’humanité sur la terre ne peut rester en dehors de la nouvelle union du divin et de l’humain réalisée dans le Christ. Si les éléments de notre vie matérielle elle-même sont transformés et sanctifiés dans les sacrements, comment serait-il possible que l’ordre social et politique, qui est une forme essentielle de l’existence humaine, soit abandonné sans défense à la lutte des intérêts égoïstes, au jeu des passions meurtrières, au conflit des opinions fallacieuses ? L’homme étant nécessairement un être social, le but définitif de l’opération divine dans l’humanité est la création d’une société universelle parfaite. Mais ce n’est pas une création ex nihilo, La matière de la société parfaite est donnée, c’est la société imparfaite, l’humanité telle quelle. Elle n’est ni exclue ni supprimée par le Royaume de Dieu, elle est au contraire attirée dans la sphère de ce Royaume pour être régénérée, sanctifiée, transfigurée. Quand il s’agit de rattacher au Christ l’être individuel de l’homme, la religion ne se contente pas de la communion invisible et purement spirituelle, elle veut que l’homme communie avec son Dieu dans la totalité de son existence, même par l’acte physiologique de la nourriture. Dans cette communion mystique mais réelle la matière du sacrement n’est pas simplement détruite et anéantie, mais elle est transsubstantiée, c’est-à-dire que la substance intérieure et invisible du pain et du vin est exaltée dans la sphère de la corporéité divinisée du Christ et absorbée par elle, tandis que l’actualité phénoménale ou l’apparence extérieure de ces objets demeure sans aucun changement sensible pour pouvoir agir dans les conditions données de notre existence physique en la rattachant au corps de Dieu. De même quand il s’agit de la vie collective et publique de l’humanité, elle aussi doit être mystiquement transsubstantiée tout en gardant les espèces ou les formes extérieures de la société terrestre : ces formes elles-mêmes ordonnées et consacrées d’une manière déterminée doivent servir de bases réelles et d’instruments visibles à l’action sociale du Christ dans son Église.

Au point de vue chrétien l’œuvre de Dieu dans l’humanité n’a pas pour but définitif la manifestation de la puissance divine (idée musulmane), mais l’union libre et réciproque des hommes avec Dieu. Et, pour accomplir cette œuvre, le moyen propre n’est pas l’action occulte de la Providence qui mène les individus et les peuples par des voies inconnues à des fins qu’ils ne comprennent pas. Cette action absolument et exclusivement surhumaine est toujours indispensable, mais elle ne suffit pas à elle seule. Surtout depuis la réunion réelle et historique du divin et de l’humain dans le Christ, l’humanité doit prendre elle-même une part positive dans ses destinées, doit communier socialement avec le Christ. Mais s’il faut que les hommes mortels participent ici-bas réellement et actuellement au gouvernement invisible et surnaturel du Christ, il est nécessaire que ce gouvernement soit revêtu des espèces sociales visibles et naturelles. Pour opérer dans l’humanité imparfaite et conjointement avec elle, la perfection de la grâce et de la vérité divines en Jésus-Christ doit être représentée et servie par une institution sociale, — divine par son origine, son but et ses pouvoirs et humaine par ses moyens d’action adaptés à toutes les exigences de la vie historique.

Pour diriger la vie publique de l’humanité entière vers le but de l’amour divin et pour déterminer l’opinion publique dans le sens de la vérité divine, il faut qu’il y ait dans l’Église un gouvernement universel divinement autorisé. Ce gouvernement doit être défini et manifeste pour que tout le monde puisse le connaître et il doit être permanent pour que l’on puisse toujours y faire appel ; il doit être divin dans sa substance pour s’imposer définitivement à la conscience religieuse de tout homme bien informé et bien intentionné, et il doit être humain et imparfait dans sa manifestation historique pour rendre la résistance morale possible, pour laisser une place aux doutes, à la lutte, aux tentations, à tout ce qui constitue le mérite de la vertu libre et vraiment humaine.

Pour former la première base de réunion entre la conscience sociale de l’humanité et le gouvernement providentiel de Dieu, pour participer à la Majesté divine et être en même temps adapté à l’actualité humaine, le pouvoir suprême de l’Église, tout en donnant place aux différentes formes gouvernementales variant selon les temps et les lieux, doit toujours, comme centre d’unité, garder son caractère purement monarchique. Si l’Église Universelle avait un gouvernement exclusivement collectif, si son pouvoir suprême n’était représenté que par un concile, l’unité de son action humaine (la rattachant à l’unité absolue de la vérité divine) ne pourrait avoir que deux bases : ou l’accord unanime et parfait de tous ses membres, ou bien la majorité des voix, comme dans les assemblées laïques. Cette dernière supposition est incompatible avec la majesté de Dieu qui serait obligé d’accommoder chaque fois sa volonté et sa vérité aux groupements fortuits des opinions et au jeu des passions humaines. Quant à l’unanimité et à la concorde complète et permanente, — un tel état de la conscience sociale pourrait sans doute, par son excellence morale intrinsèque, correspondre à la perfection divine et manifester infailliblement l’action de Dieu dans l’humanité. Mais si le principe politique de la majorité des voix est au-dessous de la dignité divine, le principe idéal de l’unanimité immédiate, spontanée et constante est malheureusement trop au-dessus de la condition humaine actuelle. Cette unité parfaite que Jésus-Christ, dans sa prière pontificale, nous a présentée comme le but définitif de son œuvre ne peut pas être supposée comme la base réelle et manifeste de cette œuvre. Le moyen le plus sûr de ne jamais atteindre la perfection désirée, c’est de s’imaginer qu’elle est déjà atteinte. L’unanimité et la solidarité consciente, l’amour fraternel et la concorde libre, c’est l’idéal de l’Église — idéal accepté de tout le monde.

Mais la différence entre un songe creux et l’idéal divin de l’unité, c’est que celui-ci a un point d’appui réel (le δως μοι που στω de la mécanique sociale) pour gagner peu à peu du terrain ici-bas et pour triompher graduellement et successivement de toutes les puissances de la discorde. Un principe d’unité réel et indivisible est absolument nécessaire pour résister aux tendances profondes et vivaces de division dans le monde et dans l’Église elle-même. En attendant que l’unité religieuse — l’unité de la grâce et de la vérité — devienne dans chaque croyant l’essence même de sa vie et le lien parfait et indissoluble qui le rattache à tout le prochain, il faut que le principe de cette unité universelle existe objectivement et agisse sur tout le monde sous les « espèces » d’un pouvoir social visible et déterminé.

L’Église une et universelle est parfaite par la concorde et l’unanimité de tous ses membres, mais pour qu’elle puisse être au milieu de la discorde actuelle, il lui faut un pouvoir d’unification et de conciliation, pouvoir inaccessible à cette discorde et réagissant continuellement contre elle, s’affirmant au-dessus de toutes les divisions, groupant autour de lui tous les hommes de bonne volonté, dénonçant et condamnant tout ce qui est contraire au Royaume de Dieu sur la terre. Quand on veut ce Royaume, il faut bien vouloir la seule voie qui y mène l’humanité collective. Entre l’actualité odieuse de la discorde qui règne dans ce monde et l’unité désirable de l’amour parfait où Dieu règne, il y a le chemin nécessaire de l’unité légale et autoritaire rattachant le fait humain au droit divin.

Le cercle parfait de l’Église Universelle a besoin d’un centre unique non pas pour être parfait, mais pour être. L’Église terrestre appelée à embrasser la multitude des nations devait, pour rester une société réelle, opposer à toutes les divisions nationales un pouvoir universel déterminé ; l’Église terrestre qui devait entrer dans le courant de l’histoire et subir, dans ses circonstances et ses rapports extérieurs, des changements et des variations incessantes, avait besoin, pour sauvegarder son identité, d’un pouvoir essentiellement conservateur et cependant actif, inaltérable au fond et souple dans les formes ; enfin, l’Église terrestre destinée à agir et à s’affirmer contre toutes les puissances du mal au milieu d’une humanité infirme, devait être munie d’un point d’appui absolument ferme et irréfragable, plus fort que les portes de l’enfer. — Or, nous savons d’un côté que le Christ a prévu cette nécessité de la monarchie ecclésiastique en conférant à un seul le pouvoir suprême et indivisible dans son Église ; et nous voyons d’un autre côté que, de tous les pouvoirs ecclésiastiques du monde chrétien, il n’y en a qu’un seul et unique qui maintienne perpétuellement et invariablement son caractère central et universel et qui en même temps, par une tradition ancienne et générale, soit spécialement rattaché à celui à qui le Christ a dit : Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. La parole du Christ ne pouvait rester sans effet dans l’histoire chrétienne ; et le principal phénomène de cette histoire devait avoir une cause suffisante dans la parole de Dieu. Qu’on nous trouve donc pour la parole du Christ à Pierre un effet correspondant autre que la chaire de Pierre, et qu’on découvre pour cette chaire une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre.

Les vérités vivantes de la religion ne s’imposent pas à toute intelligence comme des théorèmes géométriques. Du reste, on risquerait de se tromper si l’on croyait que les vérités mathématiques elles-mêmes sont acceptées unanimement par tout le monde pour la seule raison de leur évidence intrinsèque : on s’accorde à les reconnaître parce que personne n’est intéressé à les rejeter. Je n’ai pas la prétention naïve de convaincre les esprits qui trouvent des intérêts plus puissants que la recherche de la vérité religieuse. En exposant les preuves générales de la primauté permanente de Pierre comme base de l’Église Universelle, je n’ai voulu qu’aider le travail intellectuel de ceux qui sont opposés à cette vérité non pas par des intérêts et des passions, mais seulement par des erreurs inconscientes et des préjugés héréditaires. En continuant cette tâche, je dois maintenant, les yeux toujours fixés sur le phare lumineux de la parole biblique, aborder pour un moment le domaine obscur et mobile de l’histoire universelle.