LA RUSSIE.

IV.[1]
Varsovie et la Pologne.

Le même directeur des postes qui a établi sur la route de Pétersbourg à Moscou un excellent service de voitures, en a formé tout récemment un semblable sur celle de Varsovie. Une large et belle route réunit à présent la capitale de la Pologne à la capitale de l’empire russe. Grace à la célérité des postillons de ce pays, on irait facilement en trois jours d’une de ces villes à l’autre ; mais les visas de passeport, les haltes obligées aux forteresses et à la douane, allongent considérablement ce trajet. On ne le fait qu’en cinq jours et cinq nuits.

À peine a-t-on quitté Pétersbourg, qu’on se retrouve dans les mêmes plaines inanimées, dans les mêmes solitudes sombres et tristes que j’avais déjà observées sur les autres côtés de la grande cité impériale. Des champs de sable et des marécages, des forêts de sapins qui étendent leurs maigres rameaux sur un sol humide et fangeux, quelques rares villages, mornes et sans vie, quelques bourgades qui portent le titre de villes, et où l’on ne voit pas une lanterne, pas une trace de pavé, pas une maison en pierre, rien enfin de ce qui annonce ailleurs l’entrée d’une ville ; un horizon plat et monotone, voilé par des brouillards, et un silence de mort, voilà ce qui fatiguait nos regards, ce qui attristait notre pensée au début de notre voyage. Pour établir un service régulier sur ce chemin à demi désert, le gouvernement a fait construire, à des distances de six à sept lieues, des stations de poste. Quelquefois il a été forcé de se charger lui-même de ces constructions, quelquefois il a prêté de l’argent à des particuliers qui se sont établis dans ces édifices isolés, et qui remboursent peu à peu les avances qu’ils ont reçues. Ces maisons, bâties en pierres ou en briques, sur un plan uniforme, forment, par l’élégance et la largeur de leur structure, un singulier contraste avec les champs arides où elles s’élèvent et les obscures cabanes qui les entourent.

Sur la route, on ne rencontre que de loin en loin un groupe d’ouvriers cheminant à pied, une charrette de paysan. Le seul mouvement qui apparaisse aux yeux du voyageur est celui du télégraphe. À chaque instant, on voit surgir sur la plaine déserte de hautes tours en bois, pareilles à celles qui, en Hollande, portent les ailes d’un moulin à vent. Sans cesse les longs bras du messager gouvernemental s’étendent, se replient, se croisent. La nuit même, ces entretiens hiéroglyphiques se continuent par des signaux de flamme qui tournent et scintillent comme ceux d’un phare. En une heure et demie de temps, l’empereur sait jour par jour tout ce qui se passe ; tout ce qui se dit à Varsovie, et transmet l’arrêt de sa volonté à l’infortunée nation qu’il a vaincue. Dans les contrées soumises au régime absolu, les œuvres de l’art et de l’industrie ne servent que les intérêts du despotisme. C’est la pensée du peuple qui les a créés, et c’est le maître qui les emploie pour le dompter et le châtier. Que parlons-nous encore de ces génies merveilleux, de ces génies ailés des anciens contes de l’Orient ! Le télégraphe est un génie bien plus rapide et bien plus sûr que tous ceux qui ont jamais obéi à l’amour d’Obéron ou aux caprices de Fortunatus. Nul hippogriffe ne va si vite, nul muet du sérail n’est si discret. Le maître fait un signe, l’instrument se meut, et la pensée qui lui est confiée vole dans l’espace. Que de fois, en regardant les hautes tours des télégraphes de Pologne, ne me suis-je pas dit : Quels ordres ces instrumens d’une volonté suprême doivent-ils transmettre si loin ? Portent-ils sur leurs ailes la paix ou la guerre, comme le sénateur romain dans les plis de son manteau ? Vont-ils récompenser un acte d’obéissance ou punir une parole imprudente ? Et tandis que je me laissais aller à mes vaines conjectures, l’ordre était déjà exécuté, l’orgueil rayonnait sur le front d’un fonctionnaire dévoué, ou le deuil entrait dans une famille.

À partir de la station de Catejnoe, le paysage est plus riant et plus varié. Des collines couvertes de sapins et de bouleaux traversent la plaine ; des champs ensemencés, des vallons fleuris, sillonnés par des ruisseaux limpides, se déroulent au loin de chaque côté de la route. Bientôt nous rentrons encore dans une enceinte de forêts imposantes et profondes, pleines d’ombre et de silence comme les forêts de la Suède ; puis, nous voilà de nouveau jetés sur un terrain sablonneux, mouvant, où nos chevaux traînent avec peine notre légère voiture. Au milieu de ces sables, parsemés de quelques bruyères, de quelques arbres rabougris, s’élèvent deux rangées de maisons en bois, de hangars, de magasins, que l’on prendrait pour des caravansérails bâtis dans le désert. C’est la ville d’Ostrow, pauvre ville nue et morne, établie dans ce district comme un réservoir pour recueillir les denrées de cette terre si peu féconde, les produits de l’industrie étrangère, et les répandre de côté et d’autre.

Nous arrivons dans les provinces qui ont appartenu jadis à la Pologne, et il semble qu’on entre tout à coup dans une autre zone. À la place des maigres bruyères, des plaines arides et fangeuses, voici un sol ferme et riche : des enclos remplis d’arbres fruitiers, des champs où le blé doré ondoie aux rayons du soleil. Ah ! l’avide Catherine n’a que trop bien connu, sans les avoir jamais visitées, le prix de ces provinces. Elle les a vues de loin, riantes et fécondes, auprès des stériles domaines où s’arrêtait son pouvoir héréditaire ; elle les a vues dans ses rêves de splendeur et ses désirs ambitieux, elle les a fatiguées et assujetties par la ruse et la violence, par les machinations de l’intrigue et de la galanterie. Dans le même boudoir où elle se retirait avec ses favoris, elle tissait le réseau d’astuces diplomatiques qui devait envelopper une contrée long-temps plus puissante que la sienne, et de la même main qui s’appuyait timidement sur le bras d’Orlof, elle signait l’arrêt de mort de tout un peuple. Trois fois elle a lacéré ce pays, et, chaque fois qu’elle en détachait une part, elle se relevait avec plus d’orgueil sur son trône de souveraine et livrait comme un hochet à la fantaisie de ses amans les dépouilles d’une race illustre. Il me souvient d’un chant funèbre, conservé dans les traditions de l’Islande, du chant de Regnar Lodbrok, enfermé, sur le sol anglais, dans une tour pleine de vipères. Comme le héros scandinave, la pauvre Pologne a été trompée par son courage, enfermée, dans un cercle inextricable, où elle ne trouvait plus d’issue, épuisée par les vipères du mensonge et de la trahison, et livrée comme une proie sans force aux vautours qui la convoitaient. Son dernier cri était encore un cri de noble orgueil, et les soldats de Kosciusko ont chanté, les armes à la main, son chant funèbre. L’Angleterre égoïste ne s’est point émue de cette spoliation d’un royaume, de ce rapt d’une contrée, qui ne compromettaient ni les intérêts de sa navigation ni les misérables calculs de son agiotage politique. La France, livrée aux orages de sa première révolution, mise au ban des états absolutistes, et forcée de faire face à la coalition qui la menaçait de toutes parts, ne pouvait intervenir dans la cause d’un peuple honteusement opprimé. Et la Russie, qui avait été jadis maîtrisée jusque dans les remparts de Moscou par le glaive polonais, la Prusse, qui n’était encore, un siècle auparavant, qu’un fief de Pologne, l’Autriche, qu’un héros de Pologne avait sauvée de l’invasion des Turcs, se sont paisiblement partagé les plus belles provinces de ce royaume, qu’un sentiment de justice, de loyauté ou de reconnaissance devait à jamais leur faire respecter.

Quelque temps avant de mourir, Catherine disait à un de ses confidens avec une merveilleuse satisfaction d’elle-même ; « Je suis venue pauvre dans ce pays, mais je lui laisse deux trésors, la Crimée et la Pologne. » Parmi les taches qui souillent l’histoire moderne, il en est deux surtout qu’on s’indigne de voir : l’oppression de l’Irlande par l’Angleterre et le partage de la Pologne. L’homme ne peut que flétrir ces monstrueux abus de la force ; Dieu, il faut l’espérer, les vengera.

À mesure qu’on s’avance vers le centre de la Pologne, la route devient plus animée, le pays plus riche et plus peuplé. Bientôt les chênes majestueux succèdent aux bouleaux chétifs ; les épis d’orge et de blé, l’herbe des prairies, couvrent la surface du sol ; des collines ondulantes, des bois mélangés de diverses nuances de verdure, donnent à tout instant au paysage un caractère nouveau, un aspect pittoresque. Par malheur, en même temps que cette Pologne s’offrait à nous si féconde et si belle, il fallait en voir les plaies ; il fallait passer par ces malheureuses cabanes où les paysans gémissent dans la douleur héréditaire de l’indigence, et, ce qui est pis encore, il fallait traverser les villages de Juifs. J’avais déjà souvent entendu parler de l’aspect hideux de ces villages, mais l’idée que je m’en faisais était encore loin de la réalité, et je ne sais à quoi les comparer pour en donner une juste idée. C’est plus misérable que les cabanes en lave des pêcheurs islandais, plus sale, en vérité, que les tentes des Lapons. Je vois encore ces frêles maisons en planches, éclairées par quelques vitres, partagées en soupentes, coupées par des cloisons où des familles entières s’entassent à l’étroit dans un air méphitique, ces ruisseaux fangeux où des enfans à moitié nus barbottent comme des animaux immondes, ces rues où l’on ne rencontre que des hommes et des femmes en haillons, regardant d’un air hébété le voyageur qui passe, ou se pressant à ses côtés pour exercer sur lui les ruses d’un mesquin trafic.

L’établissement des juifs en Pologne remonte jusqu’au règne de Boleslas-le-Grand (992-1027). Leurs premiers priviléges leur furent accordés en 1096 par Wladimir Ier. Bientôt on les vit se répandre à la surface du pays, accroître d’année en année leur fortune et leurs relations, et, au XIVe siècle, Casimir-le-Grand contribua puissamment à augmenter leur prospérité. Séduit comme Assuérus par les charmes d’une autre Esther, il accorda à cette race errante un droit de protection qu’elle ne trouvait pas alors dans les autres contrées de l’Europe. Peut être espérait-il aussi éveiller et propager par l’esprit mercantile des juifs l’industrie dans son royaume ; mais, « au lieu de la propager, dit M. de Salvandy, il la perdit sans retour. Les nobles eurent plus que jamais horreur et mépris pour les professions utiles. Ces professions suffirent pour ravir au rang sa vertu. La richesse, fruit du travail, déshérita les familles nobles elles-mêmes des prérogatives qu’elle aurait dû conférer, et multiplia seule par des lois protectrices cette population étrangère au culte, aux institutions, aux destinées de la patrie, et restée jusqu’à nos jours attachée au sol des provinces polonaises comme une lèpre dévorante. »

Les juifs forment plus d’un cinquième de la population de Pologne. Ils occupent à eux seuls des villes et des villages tout entiers. Isolés au milieu d’un peuple tout catholique, méprisés et honnis, ils n’en restent pas moins attachés à ce sol qui est devenu pour eux comme une autre patrie, à ces campagnes qu’ils pressurent par leurs ruses et leur instinct de lucre. Dans les villes, ils attendent le voyageur à la porte des hôtels, et le poursuivent de leurs offres de service. Dans les villages, ils exercent divers métiers. Ailleurs ils afferment des cabarets, et malheur à la communauté où ils viennent s’établir avec le monopole d’un débit d’eau-de-vie ! Ils démoralisent, ils ruinent les paysans en excitant leur penchant à l’ivrognerie, en leur donnant à crédit les boissons pernicieuses qu’ils se font ensuite chèrement payer. Quelques seigneurs indolens ont eu parfois la fatale pensée de leur abandonner, moyennant une redevance annuelle, la gérance de leurs terres, et ces terres ont été bientôt desséchées, appauvries, et ceux qui les cultivaient écrasés de dettes et ruinés. Il y a des villages où, par suite de ce trafic incessant, de ces crédits funestes, meubles et maisons, tout est engagé aux juifs. Que dis-je ? On cite même des paroisses où ils ont mis une hypothèque sur les fonts de baptême, où un enfant ne peut recevoir le premier sacrement du christianisme que par leur permission.

Le travail de la terre leur semble indigne d’eux. La profession d’artisan ne les flatte que médiocrement. Le commerce est leur œuvre de prédilection, leur élément, leur orgueil. C’est en se livrant au commerce qu’ils déploient toutes les ressources de leur esprit ingénieux et rusé et toute leur activité. Ceux qui ne sont pas assez riches pour tenter quelque spéculation importante, se dévouent volontiers à un trafic de hasard plutôt que d’entreprendre une tâche régulière qui leur donnerait une existence assurée. Sur les frontières, ils font intrépidement la contrebande. Dans l’intérieur, ils vendent ou achètent tout ce qui se présente, aujourd’hui des meubles, demain une pièce de bétail, un autre jour de vieux habits, n’importe, pourvu qu’ils troquent leur argent ou leurs denrées avec l’espoir de gagner seulement quelques kopeks, c’est leur destin, c’est leur vie. J’en ai rencontré plusieurs dans les rues de Varsovie qui rôdaient du matin au soir portant sous le bras une vieille paire de bottes ou une robe de chambre qu’ils offraient à tout venant. S’ils parvenaient à s’en défaire, on les voyait reparaître le lendemain avec une timbale en argent ou une méchante cassette en bois ciselée, et si un passant réclamait leur office, ils étaient prêts aussitôt à lui servir de commissionnaires et de valets de place.

Ces juifs n’ont point pris, comme ceux de France et d’Allemagne, le costume de la population au milieu de laquelle ils vivent. Les hommes portent la longue barbe, le cafetan noir noué sur les flancs par une ceinture de la même couleur, des culottes et des bottes. Leur tête est rasée tout entière, ils ne laissent croître que deux mèches de cheveux vers les tempes, qui leur retombent sur les joues et se rejoignent à leur barbe. Sur leur crâne nu, ils ont une calotte noire, et sur cette calotte un chapeau à larges bords ou un bonnet en drap entouré d’un énorme bandeau de peau de loup ou de renard. Les femmes portent sur la tête un mouchoir plissé en forme de turban. Celles qui sont mariées cachent leurs cheveux sous leur coiffure, les autres les laissent pendre en longues tresses sur le dos. Tout ce costume pourrait être fort pittoresque, mais il ne se compose que de lambeaux d’étoffe éraillés, déchiquetés, souillés par une crasse dégoûtante. La beauté des femmes, la beauté héréditaire et ineffaçable du type oriental disparaît sous leur saleté et les insignes de leur misère. S’il y a parmi elles des Rachel et des Rébecca, le pieux Tobie et le galant Ivanhoé auraient de la peine à les reconnaître sous les haillons hideux qui les enveloppent. Les juifs qui habitent dans les villes, et ceux surtout qui se dévouent au service des étrangers, sont seuls soigneux de leurs vêtemens, et les jeunes marchandes juives de Varsovie ou de Cracovie affectent dans la coupe de leurs robes, dans les tresses ondulantes de leurs longs cheveux, une coquetterie digne d’une modiste de Paris.

Il y a pourtant parmi les juifs des campagnes, si honteusement vêtus, des gens riches, des usuriers qui pourraient étaler de belles piles de ducats, des agioteurs qui perçoivent chaque année le produit le plus net de tout un village. Mais il semble que cette race si souvent persécutée, bannie, spoliée, conserve au XIXe siècle le souvenir des rigueurs du moyen-âge, et qu’un sentiment continu de défiance lui inculque des habitudes profondes d’avarice. Les moyens fallacieux par lesquels elle s’enrichit ne l’encouragent pas non plus à faire parade du fruit de ses rapines, et elle cache sa fortune avec autant de soin que nos négocians en mettent ordinairement à montrer la leur.

Depuis la révolution de 1831, les juifs sont devenus plus odieux que jamais à la population polonaise. Tandis que du palais des grands seigneurs jusque dans les chaumières du paysan un même cri retentissait dans tous les cœurs, et qu’un même rayon de liberté fascinait tous les regards, les juifs restèrent à l’écart immobiles et impassibles au milieu de ce mouvement généreux qui entraînait une valeureuse nation à reconquérir sa place parmi les nations de l’Europe. Quelques-uns d’entre eux, non contens de garder cette froide neutralité, entreprirent un métier infâme. Les soldats polonais en ont pendu plusieurs qui venaient de vendre les secrets de l’armée insurgée au quartier de Diebitsch ou de Paskewitch. C’est un juif aussi qui révéla à l’autorité russe la retraite de Konarski, ce jeune et audacieux chef de la conspiration de Wilna. Pour prix de ses honteux renseignemens, il a reçu une récompense d’argent, une médaille d’or, qu’il a la lâcheté de porter, et un titre de noblesse !

Ceux qui, dans le cours de la révolution polonaise, se sont montrés attachés à la cause de la Russie, n’ont pas été oubliés dans les rémunérations que les agens de l’empereur distribuaient à ses fidèles sujets. Quelques-uns ont reçu de l’argent, d’autres ont été décorés de l’ordre de Saint-Stanislas. En vérité, on ne peut pousser plus loin le déluge des décorations qui inonde la Russie. La population juive, glorifiée ainsi dans quelques-uns de ses membres, a obtenu en même temps d’autres priviléges. Il leur a été permis d’acheter des terres et de s’implanter dans certains districts qui, jusqu’alors ; lui étaient interdits. Quelques bons services d’espionnage, quelques trahisons de plus ; et elle pourra marcher de pair avec la population polonaise. En attendant, elle est encore, malgré ses nouveaux priviléges, soumise à d’austères règlemens, et gênée, dans les actes de sa vie journalière, par d’injurieuses restrictions. Dans les villes, les juifs ne peuvent fréquenter ni les cafés, ni les promenades et jardins publics, et s’ils prennent place dans une diligence, il est permis à tout voyageur de les répudier et de les faire descendre de voiture. Pour restreindre leurs habitudes de contrebande, on les oblige à se fixer à six lieues au moins de la frontière. À Cracovie, ils sont relégués de l’autre côté de la Vistule, et les jours de fête ils ne peuvent ouvrir avant midi leurs magasins, ni quitter leur quartier sans une permission spéciale. Un dimanche matin, j’avais pris, pour me servir de guide dans cette ville, un juif qui faisait dans mon hôtel le métier de valet de place. Au milieu de la rue, il fut arrêté par un soldat qui le somma d’exhiber sa permission. Le juif avait négligé d’y faire apposer un nouveau visa, et je ne le revis que le lendemain. Ceux d’entre eux qui ont une profession d’artisan, ou qui possèdent quelque fortune, obtiendraient facilement l’autorisation de s’établir dans l’intérieur des villes, où ils ne peuvent entrer qu’à certains jours et à certaines heures, et ils échapperaient à la plupart des formalités rigoureuses auxquelles ils sont astreints, s’ils voulaient se raser la barbe, quitter leur cafetan, se dépouiller enfin, autant que possible, de leur apparence de juifs ; mais il en est bien peu qui consentent à se transformer ainsi, et cette fidélité à leur coutumes traditionnelles, ce respect pour les signes extérieurs de leur nationalité, l’état de contrainte et de suspicion dans lequel ils vivent, éveilleraient en leur faveur un vif sentiment d’intérêt et de compassion, s’ils n’étouffaient eux-mêmes ce sentiment par les lâches perfidies dont ils se sont rendus coupables en de graves circonstances, par leurs habitudes journalières de vol et de fourberie, par le contentement qu’ils éprouvent eux-mêmes dans leur humiliante situation chaque fois qu’ils trouvent un moyen d’amasser quelques florins.

Trois jours après notre départ de Pétersbourg, nous arrivions à Kowno. On y comptait autrefois plusieurs riches couvens ; maintenant ils sont en partie ruinés, en partie abandonnés. On sait que le clergé polonais prit une grande part à la révolution de 1831. L’humble pasteur du hameau et le prêtre de la cathédrale tendirent les mains au peuple enthousiaste qui s’armait au nom de la religion et de la liberté. L’émotion ardente qui agitait alors tous les esprits pénétra aussi dans l’enceinte des cloîtres. Les pauvres religieux, qui, dans le silence de leur retraite, avaient eu mainte fois l’occasion de méditer sur la grandeur passée et la décadence de la Pologne, tressaillirent à l’idée de voir leur chère patrie reprendre son rang dans le monde, et leur culte affranchi de la domination d’un culte schismatique. Ils secondèrent de leurs vœux, ils aidèrent de leur appui ceux qui leur promettaient cet affranchissement de la terre et de l’église, et la Russie leur a fait expier ces manifestations d’opinions, ces témoignages de sympathie. Quelques couvens ont été abolis, d’autres dépouillés de la plus grande partie de leurs biens. À Kowno, j’ai visité celui des dominicains. Il renfermait autrefois une quarantaine de religieux ; il n’en a plus que sept, qui vivent pauvrement et péniblement. L’un d’eux m’a montré sa modeste cellule. Hélas ! Quelle différence avec ces cabinets élégans, ces salons ornés de tableaux, revêtus de tapis, que les moines de Troïtza appellent aussi leurs cellules ! Le culte catholique a été relégué dans une église délabrée bâtie, en 1440, par Witold, grand-duc de Lithuanie, et le culte grec s’est emparé d’un élégant édifice construit par les jésuites. Les Russes ont été si pressés d’y poser leur iconostase, qu’ils n’ont pas même pris le temps d’enlever les statues des saints, les groupes d’anges des colonnes et des chapiteaux, selon les règlemens du rite grec, qui ne tolère aucune sculpture dans ses temples.

Kowno est une position stratégique considérable. Le gouvernement russe l’a compris, et l’année dernière il a fait de cette ville le chef-lieu d’un gouvernement ; son but est d’amoindrir par cette nouvelle institution l’importance de Koenigsberg, de Memel, et de donner plus de moyens de développement au commerce de la Pologne avec Lipawa et Riga.

Le Niémen sépare ici l’empire de Russie des huit palatinats transformés, depuis 1837, en gouvernement que l’on désigne encore, par une expression parfaitement illusoire, sous le titre de royaume de Pologne. C’est par là que, le 23 mai de l’année 1812, Napoléon s’avança sur le sol moscovite. À six heures du soir, trois ponts furent jetés sur le fleuve ; à minuit, deux divisions du premier corps le traversèrent et rejoignirent les voltigeurs de la division Morand, que l’on avait fait passer sur des barques pour protéger l’établissement des ponts. Les troupes défilèrent pendant le reste de la nuit et la matinée du lendemain. On avait dressé les tentes impériales sur une des hauteurs qui dominent la route de Moscou, et Napoléon était là qui regardait se dérouler dans la plaine ses innombrables légions. L’enthousiasme était alors dans tous les cœurs, la joie brillait dans tous les regards ; chaque régiment marchait fièrement sous les yeux de celui dont le nom seul annonçait la victoire, les drapeaux de vingt peuples réunis s’inclinaient devant l’aigle de France, et l’air retentissait au loin du bruit des tambours, du son des clairons, des cris de : vive l’empereur ! répétés par cinq cent mille hommes. Six mois après, dans cette même ville, au bord de ce même fleuve, on voyait revenir les débris de cette grande armée, si belle naguère, si pleine d’espoir et d’ardeur, hélas ! et en si peu de temps épuisée par tant d’épouvantables souffrances, paralysée par le froid et le besoin, harcelée sans cesse par un ennemi impitoyable, soutenue encore cependant par un invincible courage, et dans son deuil profond, dans son affreuse misère, plus admirable peut-être à voir que jamais. Avec quelle émotion j’ai parcouru les deux rives de ce fleuve témoin d’une telle splendeur et d’une telle désolation ! Non, jamais rien de pareil n’apparut dans le monde, et jamais un Français ne passera par ces plaines du Niémen sans les contempler avec une amère douleur et un noble orgueil.

Un des officiers les plus distingués de cette immortelle armée, M. le duc de Fezensac, qui a fait la campagne de Russie d’abord comme aide-de-camp du prince de Neufchâtel, puis comme colonel du 4e de ligne, a bien voulu nous communiquer le journal manuscrit de son expédition et nous permettre d’en citer quelques pages. Je choisis celles où il raconte le passage de notre armée en retraite à Kowno.

« Les magasins, qui avaient été respectés à Wilna, furent enfoncés à Kowno, et ce nouveau genre de désordre entraîna de nouveaux malheurs. Beaucoup d’hommes, ayant bu sans modération du rhum qu’ils trouvèrent dans les magasins, furent engourdis par le froid et moururent. Cette liqueur était pour eux d’autant plus dangereuse qu’ils en ignoraient les effets, et que, n’étant accoutumés qu’a la mauvaise eau-de-vie du pays, ils croyaient boire impunément du rhum en aussi grande quantité. Les tonneaux étaient brisés, le rhum coulait dans les magasins et presque au milieu des rues, d’autres soldats enlevaient les biscuits ou se partageaient les sacs de farines ; les portes des magasins d’habillement étaient ouvertes, les habits jetés pêle-mêle, chaque soldat en passant prenait ceux qu’il trouvait sous la main et s’en revêtissait au milieu de la rue, mais la plupart, traversant Kowno sans s’arrêter, ne songeaient qu’à fuir cet horrible séjour. Accoutumés à suivre machinalement ceux qui marchaient devant eux, ils se pressaient au risque de s’étouffer sur le pont, sans songer qu’ils pouvaient facilement passer le Niémen sur la glace.

« Le maréchal Ney cherchait encore à défendre Kowno pour donner à ces malheureux le temps d’échapper à la poursuite de l’ennemi et pour protéger la retraite du roi de Naples, qui avait pris la veille la route de Kœnigsberg par Gumbinen. Un ouvrage en terre qu’on avait construit à la hâte en avant de la porte de Wilna lui parut une défense suffisante pour arrêter l’ennemi toute la journée. Dans la matinée, l’arrière-garde rentra dans la ville ; deux pièces de canon, soutenues par quelques pelotons d’infanterie bavarois, furent placées sur le rempart et ce petit nombre de troupes se disposait à soutenir l’attaque qui déjà se préparait. Le maréchal, ayant pris ces dispositions, avait été se reposer dans un logement ; à peine était-il parti que l’affaire s’engagea. Les premiers coups de canon des Russes démontèrent une de nos pièces ; l’infanterie prit la fuite, les canonniers allaient la suivre. Bientôt les cosaques pouvaient pénétrer sans obstacle dans la ville, quand le maréchal parut sur le rempart. Son absence avait failli nous perdre, sa présence suffit pour tout réparer ; il prit lui-même un fusil et fit feu sur l’ennemi. Les troupes revinrent à leur poste, le combat se rétablit et se soutint jusqu’à l’entrée de la nuit, qui commença la retraite. Ainsi ce dernier succès fut dû à la bravoure personnelle du maréchal, qui défendit lui-même en soldat la position qu’il avait mis tant de peine à conserver.

« Vers le soir, l’ordre du départ arriva. Le troisième corps devait ouvrir la marche, suivi des Bavarois et des restes de la division Loison. Nous traversâmes Kowno au milieu des morts et des mourans. On distinguait, à la lueur des feux des bivouacs encore allumés dans les rues, quelques soldats qui nous regardaient passer avec indifférence, et quand on leur disait qu’ils allaient tomber au pouvoir de l’ennemi, qui nous suivait de près, ils baissaient la tête et se serraient auprès du feu sans répondre. Les habitans, rangés sur notre passage, nous regardaient d’un air insolent ; l’un d’eux s’était armé d’un fusil ; je le lui arrachai. D’autres soldats qui s’étaient traînés jusqu’au Niémen étaient tombés morts sur le pont, au moment où ils touchaient au terme de leur misère. Nous passâmes le pont à notre tour, et tournant nos regards vers l’affreux pays que nous quittions, nous nous félicitâmes du bonheur d’en être sortis, et surtout de l’honneur d’en être sortis les derniers.

« De l’autre côté du Niémen, la route de Gumbinen, que nous devions suivre, traverse une haute montagne. À peine étions-nous au pied de cette montagne, que les soldats isolés qui nous précédaient revinrent précipitamment sur leurs pas, et nous annoncèrent qu’ils avaient rencontré les cosaques. À l’instant même, un boulet de canon tomba dans nos rangs, et nous acquîmes la certitude que les cosaques ayant passé le Niémen sur la glace, s’étaient emparés du sommet de la hauteur avec leur artillerie, et nous fermaient le chemin. Cette dernière attaque, la plus imprévue de toutes, fut aussi celle qui frappa le plus vivement l’esprit du soldat. Pendant la retraite, l’opinion que les Russes ne passeraient point le Niémen s’était fortement établie dans l’armée. Tous de l’autre côté du pont se croyaient en parfaite sécurité, comme si le Niémen eût été pour eux ce fleuve des anciens qui séparait l’enfer de la terre. On peut juger de quelle terreur ils durent être saisis en se voyant poursuivis sur l’autre bord, et surtout en trouvant la route interceptée par l’artillerie ennemie. Les généraux Marchand et Ledru, qui conduisaient, parvinrent à former une espèce de bataillon en réunissant au troisième corps tous les isolés qui se trouvaient là. On voulut en vain essayer de forcer le passage ; les fusils des soldats ne partaient pas, et eux-mêmes n’osaient avancer. Il fallut renoncer à toute tentative et rester sous le feu de l’artillerie sans oser faire un pas en arrière, car c’eût été nous exposer à une charge, et notre perte alors était certaine.

« Le maréchal Ney parut alors, et ne témoigna pas la moindre inquiétude d’une situation si désespérée. Sa détermination prompte nous sauve encore et pour la dernière fois. Il se décida à descendre le Niémen et à prendre la route de Tilsitt, espérant regagner Kœnigsberg par des chemins de traverse. Il ne se dissimulait pas l’inconvénient de quitter la route de Gumbinen, et de laisser ainsi le reste de l’armée sans arrière-garde, inconvénient d’autant plus grave qu’il était impossible d’en prévenir le roi de Naples, mais il ne lui restait aucune autre ressource, et la nécessité en faisait un devoir. L’obscurité de la nuit favorisa ce mouvement. À deux lieues de Kowno, nous quittâmes les bords du Niémen pour prendre un chemin à gauche au travers du bois qui devait nous mener dans la direction de Kœnigsberg. Ce mouvement nous fit perdre beaucoup de soldats, qui, n’en étant pas prévenus et marchant isolément, suivirent le Niémen jusqu’à Tilsitt. Pendant la nuit et toute la journée suivante, nous ne prîmes que quelques instans de repos. Un cheval blanc que nous montions à poil l’un après l’autre nous fut d’un grand secours. Le 14 au soir, un assez bon village nous servit d’abri. Là je perdis deux de mes officiers. L’un mourut dans la chambre que j’occupais, l’autre disparut le lendemain. Ce furent nos derniers malheurs, car, à dater de cette journée, notre situation changea de face. La rapidité de notre marche nous avait donné une grande avance sur les cosaques qui, d’ailleurs, s’occupaient à poursuivre les autres corps sur la grande route. Depuis la montagne de Kowno, nous cessâmes de les rencontrer. Les pays que nous traversions n’avaient point été ravagés, et nous y trouvions des vivres et des traîneaux pour transporter nos malades. Le maréchal Ney se rendit alors directement à Kœnigsberg, où nous le rejoignîmes le 20, conduits par le général Marchand, après avoir logé successivement à Noustadt, Pillkahlen, Rohr, Salian et Trapian. »

Les rives du Niémen, théâtre de tant de scènes grandioses et terribles, sont à présent occupées par deux bureaux de douane établis tout exprès pour favoriser les intérêts industriels de la Russie et paralyser ceux de la pauvre nation conquise. Les denrées que la Pologne pourrait exporter sont arrêtées de l’autre côté du fleuve, si la Russie n’en a pas un besoin rigoureux. Les denrées russes, au contraire, doivent être débonnairement acceptées en Pologne. Il y a telle marchandise même prohibée dans ce pays sur les frontières de l’Autriche et de la Prusse et qui n’est plus frappée que d’un droit léger lorsqu’elle arrive par la Russie, comme si, en passant par les domaines de l’empereur, elle se purifiait de son caractère de prohibition. Ce généreux tarif date de 1832, et il n’est pas difficile d’en apprécier les résultats. En 1832, la Pologne expédiait annuellement des draps pour une valeur de 30 millions de florins. Dans l’espace de dix années, le chiffre de cette exportation est tombé à 3 millions. Les autres branches de l’industrie sont à peu près au même point de décadence. Il faut que de toute façon, dans sa vie commerciale et sa vie intellectuelle, dans ses désirs d’études et ses spéculations matérielles, la Pologne se résigne à courber la tête sous l’autorité supérieure de la Russie, à subsister par son bon vouloir.

La douane polonaise de Kowno nous arrêta et me prit une boîte de cigares qu’un aimable compatriote m’avait donnée à mon départ de Pétersbourg. Pauvre douane ! Je ne lui en garde pas rancune. Le tabac est, je crois, la seule denrée qu’il lui soit permis de saisir, la seule qui lui laisse quelque occasion de faire un acte d’autorité. Pour le reste, elle n’a qu’à écrire des acquits et percevoir de légers droits.

Nous continuâmes notre route à travers des plaines chargées de fruits et des villages misérables, à travers les champs d’Ostrolenka, inondés en 1831 du sang des Russes et des Polonais, et couverts à présent d’une riche moisson. La nature suit pas à pas les traces de l’homme, et répare d’une main bienfaisante les dégâts qu’il a commis dans sa haine et son orgueil. Elle met une couronne de verdure au front des monumens en ruine, elle répand une semence féconde sur les terres dévastées, elle fait d’une tombe un tertre de gazon, un champ de fleurs d’un champ de bataille. On cherche les sillons sanglans creusés par le canon, le sol où des armées entières ont été ensevelies, et l’on n’aperçoit plus que des gerbes de blé dorées par un beau soleil. L’orage de l’homme, l’orage d’un jour de colère, d’une heure de vengeance, a cessé, et la nature a repris son immortelle beauté. Ainsi l’œuvre de la destruction est l’élément d’une œuvre de vie. Nains superbes et impuissans, nous n’avons pas même la force d’anéantir ce qui fatigue notre envie, ce qui irrite nos caprices. Nous parlons aveuglément de notre haine et de nos ravages ; la nature, fille de Dieu, se rit de notre vaniteuse faiblesse et chante son chant éternel d’amour et de résurrection.

Le lendemain, nous arrivions en face de Varsovie. Avec quelle émotion j’ai vu cette ville, illustrée par tant de grands noms, par tant de faits éclatans, si fière et si puissante autrefois, si dégradée à présent, cette ville où deux femmes de France ont porté la couronne, où Napoléon trouva dans sa gloire une ardente sympathie et dans ses revers une généreuse alliance, cette ville troublée par tant de tumultes, ensanglantée par tant de discordes et ennoblie par tant de graces charmantes et de vertus chevaleresques. La première chose qu’on aperçoit, en approchant de la capitale de la Pologne, est la nouvelle citadelle construite à ses portes. Elle n’était pas encore achevée, lorsqu’en 1836 l’empereur Nicolas reçut une députation de Varsovie, et, sans lui permettre de proférer une parole, d’exprimer un vœu, lui dit avec un accent de colère : « Si vous vous obstinez à conserver vos rêves de nationalité distincte, de Pologne indépendante et de toutes ces chimères, vous ne ferez qu’attirer sur vous de grands malheurs. J’ai fait élever ici la citadelle, et je vous déclare qu’à la moindre émeute je ferai foudroyer la ville, je détruirai Varsovie, et certes ce n’est pas moi qui la rebâtirai. »

Cette citadelle a vraiment un aspect effrayant. De loin, on la voit surgir au milieu de la plaine avec ses hautes murailles en briques, ses bastions, ses terrassemens. Ses remparts s’étendent sur les deux rives de la Vistule. Ses canons tiennent sous leur gueule béante toute la ville ; l’on assure qu’elle est assez vaste pour renfermer au besoin quarante mille hommes. Un ingénieur anglais qui l’a visitée m’a pourtant dit quelle avait été construite si précipitamment et sur un plan si défectueux, que ses murailles ne résisteraient pas à une attaque vigoureuse, et que ses batteries n’atteindraient jamais aucun but.

Non loin de là sont les débris de la forteresse élevée par les Polonais pendant leur dernière révolution. Vieillards, jeunes gens, enfans, tout le monde travailla avec ardeur à cette œuvre patriotique. Les femmes elles-mêmes charriaient le sable et transportaient les moellons. En quelques mois, elle fut finie et présentait un moyen de défense redoutable. Les Polonais, tout en déplorant les suites de leur malheureuse révolution, racontent pourtant leurs jours de lutte avec orgueil, et ils ont raison. Abandonnés à leurs propres forces, sans secours étranger, seuls en face d’un empire immense, entravés dans leur résistance par l’Autriche et la Prusse, qui ont menti à leur promesse de neutralité, ils ont tenu en échec, pendant près d’une année, toutes les forces de la Russie, ils ont battu toute l’armée de Diebitsch, et arrêté pendant trois jours, aux portes de Varsovie, celle de Paskewitch, le vainqueur d’Erivan. Qu’il me soit permis de rappeler en peu de mots les principaux faits de cette dramatique histoire.

La Pologne commença sa révolution avec 35,000 hommes, et résista, dans les plaines de Grochow, à 180,000 Russes soutenus par 360 canons. L’ennemi lui abandonna le champ de bataille. Au mois de mars, l’armée polonaise se signala par de nouveaux exploits à Wawr, à Dembe, battit encore les légions de Diebitsch, et ne sut pas user de sa victoire. Deux mois après, les Polonais tinrent sous le feu de leurs armes la jeune et la vieille garde impériale, composée de 22,000 hommes. Un effort de plus, et ce redoutable corps était anéanti.

Au mois de juillet, l’armée russe, décimée par les combats, par le choléra, par les désertions, ne se composait plus que de 120,000 hommes, et celle des Polonais, qui de jour en jour grandissait et se fortifiait, en comptait 85,000. Paskewitch avait rangé 80,000 soldats devant Varsovie. Les Polonais en avaient 40,000, c’est-à-dire deux fois plus qu’il n’en fallait pour défendre la ville. 23,000 Russes périrent dans ces derniers jours de combat. Enfin, dans l’espace d’une année, la Pologne, en commençant une guerre contre des forces cinq fois plus nombreuses que les siennes, remporta la victoire dans onze batailles rangées, soixante-huit combats, quarante-quatre engagemens, et à la fin de la lutte son armée était presque aussi considérable que l’armée russe. Qu’a-t-il donc manqué à ce malheureux pays pour rompre les derniers liens de sa servitude, pour reprendre la place qu’il a jadis occupée parmi les autres nations de l’Europe ? Il lui a manqué l’union politique qui dirige les efforts d’un peuple et affermit ses succès, il lui a manqué un homme puissant et résolu, un homme hardi et éclairé, qui eût étouffé sous sa forte main tous les germes de discorde, les divisions de partis, qui eût pu poursuivre intrépidement au conseil et sur le champ de bataille l’œuvre commencée, ne pas s’arrêter à un demi-succès, ne pas perdre les fruits d’une victoire. Voilà ce que les Polonais reconnaissent aujourd’hui, et voilà ce qu’ils ne sauraient trop déplorer.

Praga, qui était autrefois une ville considérable, n’est plus à présent qu’un assemblage de maisons irrégulières et de chétive apparence, habitées en grande partie par les juifs. En face de ce faubourg, ravagé plusieurs fois par les Russes, est Varsovie, élevée sur une hauteur, étagée sur la rive gauche de la Vistule. Son aspect me rappelle celui de Bâle. C’est la même ligne d’édifices ondulant le long des eaux, le même mélange de maisons, d’arbres, de flèches de clochers. On arrive à la capitale de la Pologne par un pont en bois dont les poutres disjointes, les rondins mobiles, tremblent et gémissent sous le pied des chevaux comme des tuyaux d’orgue. La Vistule est large, mais souvent desséchée et coupée par de larges bancs de sable qui arrêtent toute navigation, et on ne la traverse pas sans faire d’abord une longue station à un bureau de police où trois Russes en uniforme, élevés à je ne sais quelle école, travaillent une heure à épier et à inscrire le passeport du voyageur ; un peu plus loin, on trouve encore un autre bureau, puis un troisième dans l’intérieur de la cité. De Stockholm jusqu’ici, en passant par huit villes, mon passeport a été inscrit sur trente registres, revêtu de vingt-quatre signatures de chancellerie, de seize cachets rouges, et il m’en a coûté 160 francs pour obtenir cette sauve-garde de mon innocence ; encore n’ai-je payé que la taxe légale. Plusieurs de mes compatriotes n’en ont pas été quittes à si bon marché. J’en ai rencontré un à Pétersbourg qui courait depuis deux jours à la recherche d’un commissaire de quartier, et qui, l’ayant enfin trouvé, ne parvint à obtenir son visa qu’en lui mettant un billet de vingt roubles dans la main.

Varsovie n’est pas une ville régulièrement belle. Ses rues ne sont point alignées comme celles de Berlin ou de Pétersbourg ; ses places publiques ne présentent pas cette symétrie imposante dont s’enorgueillissent d’autres capitales. Ses magasins ne sont ni larges, ni splendides, et ses maisons forment entre elles à chaque pas quelque nouveau contraste. Le palais du grand seigneur étale sa colonnade dorique, ses volutes et ses chapiteaux, à côté de l’étroite habitation d’un humble bourgeois ; l’élégante boutique ornée des riantes fantaisies de nos modes et de notre industrie s’ouvre en face d’une méchante échoppe. L’hôtel d’Angleterre déroule à ses convives une carte de restaurateur qui figurerait honorablement dans les salons de Véry, et à quelques pas de là l’habitant d’un cabaret souterrain distribue, sous sa voûte humide et enfumée, l’eau-de-vie de pommes de terre à un cercle de paysans.

Cet aspect de la ville représente l’état de la société polonaise : luxe des grands, pauvreté du peuple, beaucoup de palais et beaucoup d’habitations chétives, peu de situations intermédiaires. Mais un mélange d’édifices somptueux et de boutiques, de grands hôtels et de tavernes, récrée le regard, intéresse la pensée. À chaque pas, c’est une nouvelle scène de mœurs à observer, une nouvelle image à peindre. Chaque palais a son illustration et ses souvenirs ; les plus beaux noms de la Pologne, les plus belles pages de son histoire y sont attachés. Celui-ci a été occupé par les rois de Saxe, cet autre par les comtes de Bruhl, dont le nom se retrouve encore sur la magnifique terrasse qui domine à Dresde le cours de l’Elbe. En voici un qui a appartenu à la famille de Sapieha rival de Jean Sobieski ; plus loin je trouve ceux des Radziwill, des Lubomirski, des Malachowski, des Czartoriski, hommes de guerre et d’état, amis des arts et des lettres, puissans par leur fortune, célèbres par leur valeur dans les combats et leur parole dans le conseil, malheureux par leurs jalousies orageuses et leurs dissensions. À l’extrémité de la ville, il y en a un non moins illustre, non moins splendide que les autres, œuvre d’orgueil et de galanterie : Auguste II le fit construire pour satisfaire au caprice d’une de ses maîtresses. Des milliers d’ouvriers y travaillaient du matin au soir, des milliers d’ouvriers y revenaient la nuit poursuivre leur tâche aux flambeaux. Un jour, la belle comtesse Orzelska, en passant dans cette partie écartée et abandonnée de la ville, avait dit : « Voilà une riante situation. » Quinze jours après, elle y trouvait un parc, un jardin, un château ; le galant roi la conduisait dans des salons richement meublés, et lui disait : « Tout ceci est à vous. » Ce château appartient à présent à M. le comte Zamoyski, qui y a amassé une quantité d’objets d’art du moyen-âge et une bibliothèque des plus précieuses. Au centre de la ville, au bord de la Vistule, est le château des rois, le Zamek, construit en partie par Sigismond III, agrandi par Auguste II, terminé par Stanislas-Auguste Poniatowski. C’est un édifice d’un caractère sombre, imposant par son enceinte et sa situation. Il m’a rappelé l’ancien château des grands-ducs de Mecklembourg que j’avais vu quelques mois auparavant à Schwerin C’était là que les nonces et le sénat s’assemblaient à l’ouverture des diètes. C’était là que les souverains de la Pologne recevaient les ambassadeurs des puissances étrangères dans une grande salle décorée de tableaux qui représentaient les principales époques de l’histoire polonaise. Le maréchal Paskewitch habite à présent ce palais des rois, et les appartemens réservés jadis aux serviteurs de la couronne, aux officiers des gardes, sont occupés par les employés de ses bureaux

Près de là est la cathédrale de Saint-Jean, monument gothique d’un goût exquis. La chaire surtout est un travail de sculpture d’une rare délicatesse. Douze statuettes charmantes, représentant les douze apôtres, ornent la balustrade. Douze dais légers s’élèvent sur leur tête. La rampe et le pavillon gothique qui la surmonte sont dessinés avec la légèreté d’une arabesque, ciselés comme un bijou, brodés comme une dentelle. Sur les murailles des nefs latérales, il y a une quantité d’inscriptions sépulcrales et plusieurs monumens funèbres, dernier témoignage de l’orgueil aristocratique qui se venge par son faste des rigueurs de la mort. Le plus récent est celui du comte Malachowski. C’est une œuvre de Thorwaldsen, bien connue des artistes. Le plus touchant à voir est le tombeau de deux princes de Mazovie, l’un évêque, l’autre guerrier, couchés tous deux sur leur froid cercueil avec leur mitre et leur casque, leur chasuble et leur armure ; l’évêque embrasse son frère dans la mort comme il l’avait embrassé dans la vie. Tous deux semblent s’être endormis du dernier sommeil à la même heure, et s’en aller avec la même affection et le même espoir dans un autre monde. À côté d’eux sont gravés plusieurs passages de l’Écriture sainte, expression de leur amour et de leur foi. Une douce pensée a présidé à l’érection de ce tombeau, et l’art du XVIe siècle l’a orné de ses gracieuses ciselures, le marbre employé à sa structure lui donne un aspect étrange et des teintes variées qui produisent un effet charmant.

Dans une petite chapelle de l’église des Capucins, j’ai vu encore deux monumens mémorables : à gauche, un sarcophage en marbre noir surmonté d’un sceptre et d’une couronne, et revêtu de cette inscription : Servandis præcordiis invictissimi principis Johannis III, Poloniorum regis, ob fusas sæpius Turcorum copias et liberatam Viennam ab obsidione, totius Rossiæ imperator Nicolaus rex Poloniæ monumentum hoc fecit. Anno 1829[2] ; à droite, une urne sépulcrale consacrée à la mémoire du roi Stanislas-Auguste, avec cette poétique inscription : Morte quis fortior ? Gloria et amor[3]. Deux rois de Pologne, le valeureux Sobieski et le galant Stanislas-Auguste, placés ainsi l’un en face de l’autre ; deux phases d’une époque de gloire et d’indépendance, et le nom de l’empereur Nicolas au milieu ! Est-ce le hasard qui fait de tels rapprochemens ?

Les autres églises de Varsovie n’offrent rien de très remarquable. Elles ont été ravagées plusieurs fois, reconstruites de différentes façons, et remplies d’œuvres de luxe plus que d’œuvres d’art. Une foule pieuse s’y presse chaque dimanche et chaque jour de fête. Le peuple de la ville et le peuple des campagnes, qui apporte chaque matin ses denrées sur la place où s’élève la colonne de Sigismond III, s’en va, dès que la cloche sonne, vers les temples qu’il vénère. Les hommes, portant encore leur besace sur l’épaule, s’agenouillent au bas de la nef ; les femmes se frappent la poitrine et se prosternent la face contre terre. Presque tous baisent religieusement en arrivant les pieds, les mains du Christ ou des saints dont les statues en plâtre décorent l’entrée de l’église.

C’est dans l’ancienne partie de la ville que s’élèvent la plupart de ces églises et la plupart des couvens. Quoique cette moitié de Varsovie date de loin, on n’y trouve point ces formes d’architecture pittoresque, ces constructions artistiques du moyen-âge qui font l’ornement des vieilles villes de France et d’Allemagne. Incendiée à diverses reprises, ravagée par les discordes civiles et les hordes étrangères, elle a perdu son caractère primitif, et on ne reconnaît guère son ancienneté qu’à ses rues tortueuses et obscures, aux fenêtres étroites, aux corridors sombres de ses maisons. Tout ce quartier est presque entièrement occupé par la classe bourgeoise et industrielle, les ouvriers et les petits marchands. Les riches familles de la noblesse, les fonctionnaires et le haut commerce sont répandus dans le faubourg de Cracovie, dans la rue Électorale et la rue du Miel, dans la grande et élégante rue qu’on appelle le Nouveau-Monde. Là est la place de l’hôtel-de-ville, occupé maintenant par une légion d’employés de police, le jardin de Saxe, auquel il ne manque que des bassins d’eau pour rivaliser avec les Tuileries, la place où l’on a érigé la statue de Kopernik, et une autre grande place carrée où s’élève le monument le plus lourd et le plus impopulaire qu’il soit possible d’imaginer. C’est une colonne carrée en bronze ou en tôle vernie posée sur un piédestal à huit angles et entouré de huit animaux grotesques. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que ces animaux sont des lions, symbole de la force et du courage, et l’explication du symbole est sur une des faces de la colonne, où l’on voit écrits en lettres d’or les noms de huit Polonais massacrés par le peuple pendant les premiers jours de la révolution. L’un d’eux fut tué par hasard, un second par erreur, deux ou trois autres étaient d’infâmes gueux, mais n’importe ; ils n’en doivent pas moins être tous honorés comme des victimes de leur loyal dévouement à la Russie ; les huit lions représentent leur héroïsme, et la hideuse colonne doit transmettre leurs noms à la postérité. On ne pouvait rien imaginer de plus insultant pour Varsovie que cette glorification officielle de plusieurs noms odieux, et cette perpétuité monumentale d’un instant d’erreur ou de légitime vengeance. Aussi la colonne fut-elle pendant plusieurs mois couverte d’épigrammes acerbes et de placards injurieux. Les sentinelles avaient fort à faire d’empêcher les Polonais de venir là, dans l’obscurité de la nuit, afficher l’expression de leur ressentiment. Il a fallu un renfort de factionnaires pour mettre fin à ces manifestations d’opinion que des regards curieux lisaient chaque matin, que des mains indiscrètes colportaient ensuite dans toute la ville. Les fonctionnaires russes ont senti eux-mêmes qu’ils avaient commis une faute en érigeant ce grossier trophée, et lorsque l’empereur Nicolas vint à Varsovie, il refusa de le voir ; mais comme l’autorité absolue ne peut avouer qu’elle a eu tort, le monument est resté debout, à l’entrée du jardin de Saxe, avec ses flétrissures.

Occupée et pillée trois fois par les Russes, investie par Catherine d’un faux-semblant de pouvoir, asservie complètement par Alexandre, sous la trompeuse sauvegarde d’une constitution, Varsovie a perdu à sa dernière révolution ce qui lui restait encore de son ancienne autorité. C’en est fait du mouvement que les voyageurs aimaient à remarquer autrefois dans cette ville. C’en est fait de ces souverains héroïques qui arrêtaient à la pointe de leurs lances le ravage des hordes tatares et sauvaient le christianisme sous les murs de Vienne, de ces diètes splendides et tumultueuses qui mettaient une couronne sur la tête d’un pauvre moine, de ces grands seigneurs qui traînaient à leur suite une armée de gentilshommes dont chacun pouvait devenir roi. C’en est fait de tout cet éclat et de toutes ces rumeurs d’une grande assemblée à laquelle les nations étrangères députaient des ambassadeurs, et que les souverains du nord et du sud essayaient de séduire par leurs promesses, ou d’effrayer par leurs menaces. Dans le cours des différentes révolutions qui ont agité, bouleversé le sol de la Pologne, la noblesse polonaise a seulement sauvé du naufrage de sa patrie l’illustration de son nom, que l’histoire consacre, que nul arrêt de despote ne peut lui ravir. Pas un de ces fiers gentilshommes n’exerce le pouvoir de ses ancêtres, et pas un d’eux, si l’on en excepte le riche comte Branicki, ne possède à présent une fortune intacte, une de ces fortunes colossales divisées autrefois comme des duchés entre les principales familles du pays. Les uns ont aliéné eux-mêmes leurs vastes domaines pour satisfaire à leur luxe effréné et à leurs habitudes fastueuses ; les autres ont employé généreusement une partie de leurs biens à la défense de leur nationalité. La plupart ont été spoliés de leur héritage par les conquérans de la Pologne. La dernière révolution a surtout porté un coup terrible à cette noblesse, jadis si fière et si puissante, si coupable parfois dans ses folles dissensions, et si souvent admirable à voir dans les grandes crises de son pays. Les familles nobles sont aujourd’hui ruinées, accablées, et quelques-unes divisées comme les rameaux d’un arbre coupé par la hache du bûcheron. Celles-ci vivent obscurément sur le sol où leurs aïeux déployaient une magnificence royale, celles-là pleurent dans l’exil l’oppression de leur patrie bien-aimée, et les charmes évanouis de leur douce Argos. Il y en a qui n’ont fait leur paix avec leur maître qu’en courbant docilement la tête devant lui et en renonçant à toute ambition. C’est une triste chose que de pénétrer dans l’intérieur de ces familles, de penser à ce qu’elles ont été, et de voir ce qu’elles sont devenues. Quelquefois on y trouve plus qu’un seul enfant, dernier rejeton d’un race appauvrie et anéantie ; quelquefois le père et la mère sont assis solitairement au foyer, où leurs regards se reposaient naguère avec tant de joie sur des têtes chéries. Un de leurs fils est réfugié en France, un autre en Autriche ; un troisième, peut-être, entraîné comme eux par son patriotisme dans le tumulte de la révolution, achète son pardon en servant comme simple soldat dans l’armée du Caucase. L’inquisition du pouvoir poursuit ces malheureuses familles jusque dans l’intérieur de leur habitation ; un vil agent de police exerce un contrôle journalier sur ces maisons qui ont donné des généraux à l’armée de Pologne, des conseillers à ses diètes, des prélats à ses églises. Il n’est pas permis à la pauvre mère affligée de correspondre avec ses enfans, de leur envoyer une part du revenu dont elle jouit encore, d’adoucir par ses secours et ses consolations les rigueurs de leur exil. La poste ouvre toutes les lettres, et celles des réfugiés n’arrivent point à leur adresse. Il faut que les Polonais qui ont été compromis dans la dernière révolution, soit par eux-mêmes, soit par leurs parens ou alliés, s’observent soigneusement dans leurs paroles, dans leurs démarches, et vivent de la vie la plus silencieuse ou la plus ouverte à tous les regards, pour ne pas éveiller les soupçons d’une police défiante, et attirer sur eux de nouvelles persécutions. Quel contraste entre la situation à laquelle ils étaient appelés par leur naissance et celle qui leur est imposée aujourd’hui ! J’ai dîné une fois avec quatre gentilshommes dont les ancêtres gouvernaient la Pologne et la Lithuanie, et qui venaient modestement s’asseoir à une table de restaurateur. Il me semblait que je dînais, comme Candide, avec quatre rois détrônés. Pendant mon séjour à Varsovie, j’ai recueilli de source certaine de douloureux détails sur les rigueurs que fait subir le gouvernement russe à plusieurs nobles familles. La crainte d’aggraver leur situation par un récit indiscret m’empêche de rapporter ce qui m’a été dit avec confiance. Je n’ose citer aucun nom, et je m’en tiens aux généralités.

L’industrie et le commerce, qui n’ont jamais été très florissans en Pologne, n’ont certes rien gagné au changement de gouvernement. C’étaient les grands seigneurs qui, par leurs fêtes éblouissantes, leur hospitalité libérale et leurs fantaisies de luxe, donnaient jadis l’essor au commerce de Varsovie ; il y avait là une cour et des ministres, un cortége de hauts dignitaires et des ambassadeurs étrangers, des réunions régulières et extraordinaires de toute la grande et la petite noblesse. Quand les riches familles se retiraient l’été dans leurs terres, elles faisaient encore venir de Varsovie tout ce dont elles avaient besoin pour satisfaire à leurs habitudes opulentes et à leurs caprices. Je laisse à penser dans quelle décadence a dû tomber le commerce de cette ville lorsque les grandes fortunes qui l’alimentaient se sont écroulées dans l’orage des révolutions, lorsque cette affluence de riches propriétaires, de princes, de courtisans, a disparu de ses murs comme une source tarie, lorsqu’enfin elle a passé de son état de ville royale et souveraine à celui de chef-lieu d’un gouvernement russe. La Pologne n’a du reste ni élan industriel ni fabriques. Enclavée entre l’Allemagne et la Russie, elle devient de plus en plus tributaire de ces deux pays, et n’entreprend aucune grande spéculation ; elle n’exporte que ses produits territoriaux, ses bois, ses grains, et perd une partie des bénéfices qu’elle pourrait faire en vendant ces denrées à Dantzig, au lieu de les expédier directement aux pays étrangers qui en ont besoin.

La science et la littérature ont été bien plus encore que le commerce écrasées par la dernière révolution. Le gouvernement russe a supprimé l’université, l’école noble des piaristes[4], la société des amis des sciences. Tous les Polonais qui aspirent à obtenir un des grades universitaires, sans lesquels ils ne peuvent arriver à aucune fonction judiciaire ou administrative, doivent désormais étudier à Pétersboug ou à Moscou. Les livres, les manuscrits de la société des amis des sciences ont été enlevés et transportés dans la capitale de l’empire russe, et un bureau de loterie occupe les salons où se réunissait cette assemblée illustrée pendant trente ans par d’importantes recherches sur l’histoire de Pologne et de précieuses dissertations. À la place de l’université et de l’école des piaristes entachées d’opinions révolutionnaires, s’élève le gymnase, auquel l’esprit éclairé de M. le général Okouneff, qui remplit à Varsovie les fonctions de ministre de l’instruction publique, a donné, il est vrai, toute l’extension possible. Il y a là un cabinet d’histoire naturelle, une collection de plâtres antiques, une bibliothèque de seize mille volumes, à laquelle le gouvernement envoie chaque année des livres russes. Mais quelle que soit l’étendue de cette institution, elle ne peut remplacer celles qui faisaient la joie et l’orgueil de la Pologne. L’enseignement y est d’ailleurs entravé par toutes les réserves d’une censure méticuleuse. La censure de Pétersbourg est un modèle d’indulgence, comparée à celle-ci ; elle met son veto sur toute idée qui frise le libéralisme, elle mutile tous les livres et rature ou déchire tous les journaux. C’est une curieuse chose à voir ici qu’une collection de la Revue des Deux Mondes, biffée, couverte d’une épaisse couche d’encre, ou scindée à chaque page. J’ai eu la douleur de retrouver deux pauvres articles que je publiai l’année dernière dans cette Revue, et qui, après avoir passé par les ciseaux de la censure varsovienne, ressemblaient à deux malheureux enfans aveugles, estropiés, disloqués. La Chronique de la quinzaine est surtout l’objet d’un rigoureux examen et la victime d’une foule de cruautés. Mais comment le prudent écrivain qui la rédige échapperait-il aux rigueurs du tribunal politique et littéraire de Varsovie, quand la Staatszeitung de Berlin, le journal le plus savamment officiel, le plus précautionneux qui existe, ne peut y échapper lui-même ? J’ai vu presque chaque jour les timides récits de cette feuille coupés tout à coup au beau milieu d’une phrase par les ciseaux de la Parque inflexible qui mesure le cours de l’esprit et de la pensée, ou revêtus d’un impénétrable rideau noir. On dirait une nouvelle du télégraphe interrompue par le brouillard.

Tout ce qui se lie à une pensée d’indépendance, tout ce qui pourrait éveiller un souvenir de nationalité est sévèrement proscrit. J’ai en vain cherché dans les librairies de Varsovie quelques livres sur la Pologne : descriptions du pays, récits de voyage, livres d’histoire, allemands, anglais, français, la police avait tout fait disparaître. Il m’a fallu un ordre d’un général pour me procurer un petit ouvrage imprimé en 1820 à Varsovie sous le titre de Guide du Voyageur en Pologne, et qui est bien le guide le plus pacifique, le plus innocent qu’il soit possible d’imaginer. Le professeur Bentkowski n’a pu réimprimer pour la troisième fois son Histoire de la littérature polonaise avec les considérations générales qui y sont mêlées ; on en a fait à Wilna une sorte de catalogue bibliographique sec et aride, dépouillé de tous ses raisonnemens. Un écrivain présente dernièrement à la censure un ouvrage où il était question dans les termes les moins suspects de la révolution française de 1793. Ce mot de révolution effarouche le censeur, il le raie et le remplace par les termes de changement politique. Il n’est rien de si ingénieux qu’un censeur absolutiste. Grace à celui de Varsovie, voilà notre époque de terreur parfaitement humanisée ; ce que nous avions pris jusqu’à présent, dans notre candeur, pour un bouleversement général n’était qu’un changement politique. Un autre écrivain, M. Bandtkie-Stenzynski, qui avait consacré de longues années à l’étude des médailles de la Pologne, et qui en faisait une œuvre de dévouement plus qu’une œuvre de spéculation, publia un jour à ses frais le résultat de ses recherches sous le titre de Numismatique de la Pologne. Le censeur biffe ce nom et déclare que l’ouvrage ne paraîtra que sous le titre de Numismatique du pays. En vérité, si de tels faits ne m’avaient pas été racontés par les hommes les plus sérieux et les plus loyaux, je les eusse repoussés comme des fables triviales ; mais ils ne sont que trop vrais. La censure lit deux fois chaque brochure, chaque journal, chaque livre, en manuscrit et en épreuves. L’auteur ne peut tromper sa vigilance inquiète, et l’imprimeur est tenu, sous les peines les plus graves, de faire les corrections qu’elle indique. Quelquefois un écrivain opiniâtre, condamné en première instance, s’adresse à d’autres juges et obtient de la censure plus hardie de Pétersbourg l’imprimatur qui lui a été refusé par celle de Varsovie. Alors le livre paraît ; mais les censeurs de Varsovie, défendant pied à pied leurs priviléges, ne permettent pas qu’il soit annoncé ni qu’on en rende compte. Il faut qu’il meure oublié et sorte peu à peu de la boutique du libraire, par la vertu de quelques sympathies silencieuses, sans éclat et sans bruit.

Les Polonais du duché de Posen n’ont point de telles rigueurs à subir. La mesure qui les régit est plus large et plus libérale ; le gouvernement prussien, loin de chercher à effacer leur caractère de nationalité, favorise au contraire l’étude de leur langue et le développement de leur littérature. Il y a là un foyer d’écrivains instruits, laborieux, qui recueillent d’une main pieuse les trésors de gloire de leur vieille patrie, ravivent ses traditions héroïques, et défendent sa cause avec énergie. On dit que cette liberté accordée aux Polonais du duché de Posen a souvent éveillé la susceptibilité de la chancellerie russe et donné lieu de part et d’autre à mainte correspondance plus ou moins acerbe.

La Prusse, en agissant ainsi, se conforme à ses principes habituels de politique, à ses instincts mesurés de libéralisme. Elle fait pour les provinces polonaises ce qu’elle a fait pour la Lusace, la Silésie et les provinces rhénanes, une propagande à sa façon, un habile mélange d’autorité et de tolérance. La Russie, en étendant son sceptre d’airain sur la Pologne, poursuit les conséquences rigoureuses de son système absolutiste. Elle ne tient point compte de ce que ce pays a été jadis, elle le regarde comme une partie intégrante de ses états et le traite comme une province révoltée. La faute en est aux puissances qui ont souffert tant de fois le partage de cette malheureuse contrée[5], et aux puissances qui n’ont point voulu, ou qui n’ont pu intervenir dans sa dernière révolution.

Toutes les mesures ont été prises pour prévenir une nouvelle révolte : une autre forteresse imposante à cinq lieues de Varsovie, une autre dans la ville même, les emplois occupés par des fonctionnaires russes, les casernes par des soldats russes, les soldats polonais envoyés au loin, dispersés dans les divers régimens de l’empire, un télégraphe sur la route de Pétersbourg, et une armée d’espions, d’agens de police répandus sur tous les points. La Pologne entière est enlacée dans un réseau inextricable. La lime la plus patiente s’userait sur ces mailles si fortement tissues, la main la plus forte ne les briserait pas. L’énergie contenue de tout un peuple, favorisée par des circonstances heureuses, peut seule, en un moment de transport et d’enthousiasme, s’affranchir de ce joug pesant.

Dans l’état de dégradation où la Pologne a été jetée, c’est encore un bonheur pour elle d’avoir des fonctionnaires tels que ceux qui la régissent aujourd’hui. Le maréchal Paskewitch, qui exerce dans le pays l’autorité de vice-roi, a, dit-on, le langage rude, mais le cœur loyal et compatissant. Il sait ce que vaut la nation polonaise, car il l’a vue sur le champ de bataille, et s’il condamne la révolte comme représentant de l’empereur, il sait, comme soldat, rendre justice au courage. Les fonctionnaires placés près de lui s’efforcent, tout en exécutant leur mission, d’en adoucir autant qu’ils peuvent les rigueurs. J’en ai connu plusieurs qui m’ont intéressé par leur instruction et séduit par leur affabilité.

Malgré les arrêts de la censure et les inquisitions de la police, la littérature polonaise a pris dans les dernières années un nouvel essor. Ce qui était jadis pour cette pauvre contrée une étude heureuse et paisible est devenu un adoucissement à ses regrets, un remède à ses douleurs. La source sacrée de Castalie a souvent, pour ceux qui la lui demandent, la vertu du Léthé ; elle donne l’oubli et le repos. De jeunes savans déroulent d’une main laborieuse les livres et les manuscrits que la Russie ne leur a pas encore enlevés, et se plongent dans la contemplation du passé pour ne plus songer au présent. Des poètes s’en vont sur les rives silencieuse de la Vistule murmurer à l’écart les strophes harmonieuses qu’une muse solitaire leur inspire. Un sentiment national agite leurs cœurs ; un souvenir pénible attriste leurs pensées. Le deuil de leur patrie se reflète dans leurs vers, le nom de la malheureuse Pologne s’échappe souvent de leurs lèvres. La plupart de ces vers, écrits à la dérobée, ne peuvent être imprimés ; mais ils circulent de main en main, et partout éveillent une religieuse sympathie. Il y a maintenant en Pologne un cycle de chants cachés et mystérieux pour toutes les phases de la dernière révolution, des chants pour ceux qui sont morts et pour ceux qui vivent dans l’exil, des chants pour les jours de victoire et les jours de défaite, épopée de gloire et de malheur sur laquelle brille encore un rayon d’espoir. Le Polonais est condamné aux rudes travaux de la Sibérie, et ses frères lui adressent de loin une affectueuse consolation. Le Polonais est assis tristement au foyer désert de ses pères, et ceux qui mangent le pain amer de l’étranger échangent avec lui l’expression de leurs vœux. Les muses sont les messagères compatissantes de l’amour et de la douleur ; elles volent à travers l’espace, elles échappent avec leurs ailes légères aux ciseaux de la censure, cette harpie des temps modernes, à l’espionnage de la police, et répandent parmi ceux qui souffrent la parole qui raffermit le cœur, le baume céleste qui adoucit ses blessures.

Voici deux pièces de vers que j’ai entendu réciter un jour dans une société fermée aux regards suspects, et qui révèlent cet esprit poétique de la Pologne. L’une a été composée par un homme qui a exercé d’honorables fonctions dans son pays ; la seconde, par un jeune écrivain qui a servi comme simple soldat dans la dernière révolution.


À UNE FEMME POLONAISE.

« Ton ame céleste se reflète dans ton regard ; dans ton regard mélancolique, les larmes que tu verses sur ta patrie brillent comme les diamans du trésor d’amour que tu renfermes dans ton sein.

« Bénie sois-tu parmi tes compagnes, car dans ton cœur le souvenir de ton pays est entouré de l’auréole de la foi ; tu es un de nos anges gardiens.

« Ma bien-aimée, lorsque tu penseras aux destinées de la Pologne, arrose de tes pleurs les cendres de tes pères et la foi te dévoilera les secrets de l’avenir, et tu recueilleras ta moisson dans le ciel.

« Car Dieu change en perles les larmes versées pour une cause si sainte ; il fait reverdir les rameaux de l’espérance, et t’en couronne le front. »

À UN FRANÇAIS.

« Toi qui, venu des bords rians de la Seine aux froides rives de la Vistule, songes parmi nous à ta belle patrie ; toi que les regards d’un père, d’une mère, d’une sœur, suivent sur une terre étrangère, ton ame n’est-elle pas restée tout entière aux lieux où la rappellent tant de doux souvenirs ?

« Ami, et moi aussi j’ai souvent soupiré en songeant de loin à ma patrie. Lorsque, banni des lieux où je suis né, j’errais dans un autre royaume, mes larmes étaient mon unique consolation.

« Bientôt tu reverras le toit paternel, la joie rentrera dans ton cœur. Mes larmes, à moi, dureront toujours ; elles dureront autant que le serment que j’ai proféré sur la tombe de ma mère.

« Te souviens-tu de cette nuit sombre où des voyageurs fatigués s’en allèrent frapper à ta porte ? Ils n’avaient ni pain, ni sel, ni lieu où reposer leur tête : c’étaient des Polonais. Ils sont restés dans l’exil ; j’en suis revenu. Ils regrettent leur patrie ; moi, je pleure sur ses ruines.

« Oh ! ne t’étonne pas si nous te serrons la main avec émotion ; tu as habité avec nos frères, avec ceux qui ne vivent plus que d’espérance. Ne t’étonne pas si on te parle en pleurant d’un frère, d’un amant, d’un fils, si un enfant te demande en bégayant des nouvelles de son frère.

« Ne t’étonne pas du froid qui te pénètre dans cette Pologne, dont une main funeste voile le doux soleil ; comment garderait-il sa chaleur, le cadavre dont on a arraché le cœur ? »


Je ne puis donner une idée plus juste de l’état actuel de la littérature polonaise qu’en citant une lettre qu’un écrivain très instruit a bien voulu m’adresser à ce sujet :


« Malgré la triste situation de notre pays, il y a maintenant parmi nous un mouvement littéraire très animé ; on dirait que les Polonais n’ont plus d’autre consolation dans le malheur que d’étudier les lettres, de se dévouer au développement de leur langue, bannie de plus en plus des écoles publiques, du service administratif, et remplacée de tous côtés par la langue russe.

« Au dehors, ce mouvement se manifeste plutôt par des travaux historiques que par la poésie, car, avec son esprit national, patriotique, ému par tant d’évènemens douloureux, la poésie ne fait qu’effrayer la censure, et ne peut produire au grand jour ses généreuses inspirations. Ceux qui s’y dévouent avec la pensée la plus noble et le talent le plus vrai sont forcés de dérober aux regards de l’inquisition qui les poursuit le secret de leurs rêves et l’harmonie de leurs vers. Il faut que les poètes apportent une grande réserve dans le choix de leurs sujets et une grande modération dans les idées qu’ils expriment pour qu’il leur soit permis de publier leurs productions. Parmi ceux dont on recherche les vers, nous citerons M. Paszkowski, qui a traduit le Faust de Goethe et fait imprimer un volume où l’on remarque plusieurs pièces pleines de sève et de vigueur ; Norwid, tout jeune encore, auteur d’un recueil de ballades populaires et de poésies fugitives, distingué par sa verve impétueuse et sa fraîche imagination ; il voyage maintenant en Allemagne et en Italie et nous avons remarqué que ses voyages avaient déjà donné un nouvel essor à son talent poétique. Czaikowski, occupé la plus grande partie du jour par ses fonctions administratives, consacre heureusement tous ses instans de loisir à des compositions pleines d’élan, et de bon goût. Nous devons nommer encore les deux comtes Albert et Léon Potocki ; le premier, lieutenant-colonel au service de Russie, est doué d’une imagination brillante ; le second est tout à la fois spirituel et léger, mélancolique et grave.

« À la place de la société des amis des sciences, supprimée par le gouvernement russe, il s’est formé en 1841 une réunion d’écrivains qui publient, sous le titre de Bibliothèque de Varsovie, un recueil littéraire périodique, le premier recueil de cette nature qui ait obtenu dans notre pays un réel succès. Nous avons essayé de rallier à cette publication tous les jeunes talens de notre pays ; notre but est de rassembler dans un même cadre tout ce qui peut donner à la Pologne une juste idée du progrès des arts et des sciences dans les autres contrées de l’Europe, et tout ce qui pourrait en même temps faire connaître et apprécier la Pologne.

« M. Balinski, historien distingué, est à la tête de la rédaction de ce recueil avec M. Szabranski, qui a dirigé pendant quelque temps le journal intitulé Panorama de Varsovie. Leurs principaux collaborateurs sont MM. Alexandre Kurtz et Sielenski : le premier a publié d’excellens articles sur l’économie industrielle ; le second, des articles de critique. M. Maiewski traite les questions de droit. M. Auguste Cieszkowzki, auteur de plusieurs ouvrages sérieux bien connus en Allemagne et en France, est un des rédacteurs les plus zélés et les plus importans de la Bibliothèque de Varsovie ; il lui a donné diverses dissertations sur la philosophie grecque, sur l’état financier de l’Angleterre, sur les salles d’asile des campagnes. Non content de coopérer ainsi par ses travaux au succès de cette publication, il lui consacre une partie de sa fortune ; il a donné à la rédaction de la Bibliothèque de Varsovie les moyens d’adjoindre à ce recueil périodique une série de traductions en polonais des principaux ouvrages étrangers ; déjà nous avons imprimé dans cette nouvelle collection plusieurs œuvres de Schelling, l’Histoire de la civilisation en Europe de M. Guizot, traduite par M. le professeur Bentkowski, et le Cours d’économie industrielle de M. Blanqui.

« Parmi les collaborateurs les plus utiles de la Bibliothèque, nous devons citer encore M. Casimir Woycicki. Infatigable investigateur de l’antiquité polonaise, il a publié un grand nombre d’ouvrages qui tous ont pour but de faire connaître à ses compatriotes le caractère, les mœurs de leurs aïeux. Dans un de ces ouvrages, il retrace avec art le tableau de la vie domestique des anciens Polonais ; dans un autre, il remonte jusqu’à l’origine et aux premières compositions de notre théâtre national ; enfin, il a recueilli nos anciens proverbes, et nous a donné sous le titre de Klechdes un excellent recueil de nos contes populaires.

« Ce que nous avons de plus remarquable dans nos publications actuelles, ce sont nos travaux historiques. M. A. W. Macieiowski s’est acquis une juste réputation par son Histoire de la législation des Slaves. M. Balinski, écrivain habile, érudit, laborieux, à qui l’on devait déjà une très bonne histoire de Wilna, un grand nombre d’articles littéraires, scientifiques, insérés dans divers journaux, vient de publier, sous le titre de Mémoires sur la reine Barbe Radziwill, épouse du roi Sigismond-Auguste, un ouvrage d’un grand intérêt ; il a étudié son sujet avec un soin minutieux et retracé avec une admirable fidélité tout cet épisode dramatique du dernier des Jagellons. On attend de lui encore un ouvrage en quatre volumes, qui renferment, entre autres études historiques, des biographies d’André Wolan, champion ardent des calvinistes polonais au XVIe siècle, et de Jean Potocki, célèbre par ses recherches érudites sur l’origine des Slaves. C’est M. Balinski qui a donné aussi une édition des œuvres des deux frères Sniadecki, l’un astronome, l’autre philosophe, et rédigé la biographie de ces deux illustres savans polonais. Ajoutons encore à cette nomenclature, que je n’ose accompagner de plus de détails, un travail remarquable de M. A. Tyszynski sur la législation slave.

« Plusieurs femmes se distinguent aussi à Varsovie par leur instruction, leur amour des lettres et leurs écrits. Mme Krakow publie chaque année un album littéraire et poétique, composé tout entier par des femmes ; elle-même y a inséré des nouvelles spirituelles et gracieuses, que l’on recherche avec empressement. Mme Lewocka a écrit aussi quelques contes charmans, et un livre de lecture pour les gens du peuple. Au-dessus de tous ces auteurs aimables, nous plaçons, avec un juste sentiment d’orgueil national et de sympathie, le nom de Mme Ziemencka, jeune femme charmante, qui s’arrache aux succès qu’elle obtiendrait dans les salons, par sa beauté et son esprit, pour se livrer en silence à des études sérieuses ; dévouée pendant très long-temps à la philosophie de Hegel, elle a renoncé enfin à ces dogmes trop froids et trop arides pour sa jeune et vive imagination, et s’est consacrée à l’étude d’une philosophie religieuse. Elle publie elle-même, chaque mois, un recueil intitulé le Pélerin, dans lequel elle développe avec un rare talent de logique et une profonde sensibilité les enseignemens du christianisme.

« Nous ne terminerons pas cette courte notice sans rappeler qu’au fond du palatinat de Lublin vit encore le dernier barde polonais, d’une époque glorieuse qui n’est plus, le Nestor des poètes actuels, M. le castellan Kozmian, auteur d’une production très aimée dans notre pays, intitulée les Géorgiques polonaises. Il achève dans sa vieillesse et se prépare à publier un grand poème national auquel il a travaillé pendant de longues années, et qui doit avoir pour titre Étienne Czarnincki. »

J’ai cité sans y ajouter une seule observation critique les éloges que l’auteur de cette lettre accorde aux travaux de ses compatriotes. Peut-être quelques-un de ces éloges sont-ils exagérés, mais ils ont été dictés par un pieux sentiment de nationalité ; et quel homme de cœur ne serait touché de voir ces nobles enfans de la Pologne chercher sous le joug qui les opprime, sous le regard inquiet et vigilant de la censure, l’œuvre sérieuse qui attire leur intelligence, la poésie qui les console ? Varsovie a été dépouillée de tout ce qui faisait jadis sa joie et sa splendeur ; ses dynasties de rois sont éteintes ; ses familles de gentilshommes sont dispersées à la surface du globe ; ses richesses parent d’autres villes. C’est une veuve sans défense, c’est une mère éplorée qui, dans le deuil de sa solitude, penche son front appesanti sur les chroniques du passé, et se berce avec un chant plaintif. Le vrai mouvement littéraire de la Pologne est dans l’émigration polonaise. Celui-là, nous le connaissons par les beaux vers de Mickiewicz, par d’importans travaux d’histoire et d’érudition.

Vous avez lu le sonnet de Filicaja, épitaphe de l’antique Italie, vous avez lu les strophes de Byron sur l’asservissement de la Grèce, et votre ame s’est associée à la pensée des deux poètes, et vous avez compris le deuil des peuples dépouillés de leur royale couronne, paralysés dans leurs efforts, courbés comme des esclaves sous un joug étranger. Ah ! il n’est pas de plus grande douleur à contempler en ce monde que celle d’une nation qui a été forte et puissante et qui a vu sa force domptée, sa puissance anéantie, qui, dans le cours de plusieurs siècles consacrés par l’histoire, a brandi son glaive victorieux sur les champs de bataille et qui tout à coup a senti entrer dans son cœur, avec un frisson mortel, le glaive d’un ennemi qu’elle avait mainte fois subjugué et vaincu. Que sont les élégies de nos heures de doute et l’aveu plaintif d’une de nos déceptions comparés aux cris lamentables d’un royaume qui s’affaisse, d’un peuple qui succombe, d’un pays tout entier qui, hier encore, jetait son épée de fer dans la balance, qu’une signature de diplomate raie aujourd’hui du rang des nations, et qui recueille ses derniers accens pour chanter son hymne funèbre, la tête penchée sur un tombeau ?

Cette douleur, je l’ai observée dans sa plus profonde expression : j’ai traversé la Pologne et je suis entré à Cracovie.

Cracovie est l’une des cités les plus majestueuses et les plus désolantes qui existent. C’est le berceau d’une monarchie et la tombe d’un peuple, la ville qui couronnait les rois et qui les a ensevelis, la capitale d’un vaste empire et l’impuissant chef-lieu d’un étroit district, la première page d’une héroïque épopée et la dernière ligne d’une désastreuse histoire, Vienne et Venise, Reims et Saint-Denis, tous les contrastes les plus frappans réunis, dans la même enceinte : la splendeur et le néant, l’idéal le plus noble et la réalité la plus pesante. La nature même ajoute à l’effet de ces contrastes par sa fraîcheur et son éclat. En venant de Varsovie, on n’aperçoit qu’une large vallée verte et féconde comme notre Touraine, parsemée d’arbres fruitiers comme notre Normandie. La Vistule la sillonne, la Vistule serpente à travers les moissons dorées, s’éloigne, revient, se précipite par bonds impétueux, puis s’endort mollement sous un berceau de feuillage ; fleuve incertain et capricieux, tantôt ardent et emporté comme l’eau du torrent, tantôt si faible qu’à peine l’entend-on murmurer ; véritable image du peuple enthousiaste et mobile dont il baigne le sol. À l’horizon s’étendent les lignes azurées des grandes chaînes de montagnes qui se déroulent de la Mer Noire aux bords du Danube, ces pics de granit qui jadis ont vu la Pologne triomphante, et qui semblent aujourd’hui la contempler avec douleur dans le silence de sa ruine.

Au milieu de cette vaste vallée, au bord de cette onde qui reflète dans son bassin l’éclat d’un ciel riant et pur, s’élèvent les flèches gothiques des églises de Cracovie, les murs noircis de ses remparts, les tours crevassées de son château, œuvres décrépites de l’homme auprès de l’éternelle jeunesse, de l’éternelle beauté des œuvres de la nature. Dans l’enceinte de cette ville, dans les campagnes qui l’environnent, il n’y a pas un monument qui ne soit illustré par quelque noble souvenir, pas un ruisseau, pas une colline qui ne rappelle une tradition historique ou une légende fabuleuse. Sur la cime escarpée du Wawel, Cracus, fondateur de la monarchie polonaise, construisit la forteresse et donna son nom à la ville qui s’étendait autour de lui. Près du village de Mogila repose la première reine de Pologne, la fille de Cracus, l’héroïque Wanda, belle comme les anges, disent les chroniques[6], courageuse et fière comme une valkyrie. Elle monta noblement sur le trône de son père et gouverna ses sujets avec une mâle fermeté. Rithiger, prince des Allemands, séduit par tout ce qu’il entendait raconter des charmes de la jeune reine, et surtout par le désir de devenir maître de son royaume, lui envoya une députation pour la demander en mariage. Wanda repoussa dédaigneusement cette demande. « Jamais, s’écria-t-elle, je ne me marierai ; j’ai hérité seule de l’empire de mon père, et je le conserverai seule ; j’aime mieux être souveraine que la femme d’un souverain. » Rithiger irrité lui déclare la guerre. La jeune fille appelle ses soldats, et s’avance intrépidement sur le champ de bataille. Mais les troupes ennemies, séduites à sa vue, fascinées par son regard, vaincues par le prestige de son courage et de sa beauté, refusent de combattre et déposent les armes devant elle. Rithiger, après avoir en vain essayé de les rallier, se tue de désespoir, et l’armée polonaise rentre en triomphe dans les murs de Cracovie. Wanda fait préparer un grand holocauste pour remercier les dieux, et dans la crainte qu’un jour cette victoire mémorable ne soit entachée par quelque défaite ignominieuse, qu’elle-même ne succombe aux tentatives d’un autre prince plus puissant ou plus heureux, elle se dévoue, victime volontaire, au destin inflexible dont elle redoute l’inconstance. Le sacrifice fini, selon les rites anciens, elle distribue des présens à ses fidèles serviteurs, et se précipite dans les flots de la Vistule.

Près de la rivière du Prondnik est l’arène où Leszek II gagna par son habileté la couronne. La race de Cracus était éteinte. La Pologne, inquiète et agitée dès les premiers temps de son organisation comme elle l’a toujours été depuis, avait remplacé l’autorité monarchique par un gouvernement républicain. Elle s’était partagée en douze districts régis par douze chefs qui portaient le titre de voiévodes. La division ne tarda pas à éclater entre ces hommes investis du même pouvoir, jaloux l’un de l’autre, tourmentés du besoin de s’agrandir aux dépens de leurs voisins. La guerre civile éclata dans les états confédérés ; la guerre étrangère les menaçait. Un citoyen rusé, un simple forgeron nommé Pxzemyslaw, sauva son pays de l’invasion en présentant aux yeux des ennemis une quantité de mannequins couverts de casques et de cuirasses qu’ils prirent pour une armée vivante, pour une armée nombreuse dont ils eurent peur, et, pour récompense de son heureuse astuce, le forgeron fut élu roi de Pologne. Il mourut sans héritier, et, afin d’échapper à l’ambition des riches, aux brigues des grands, le peuple résolut de donner la couronne à celui qui le premier arriverait au but dans une course solennelle. L’arène est tracée. Des juges choisis parmi les anciens du pays en fixent eux-mêmes les limites et déterminent les conditions de la lutte. Un Polonais, pour assurer son triomphe sur ses rivaux, s’en va le soir semer des pointes de fer sur toute l’étendue de terrain qui doit être parcourue, laissant seulement un étroit espace de côté pour y galoper le lendemain sans entraves. Il venait d’achever son œuvre, et s’en retournait chez lui fort content d’une telle invention, lorsque deux jeunes gens, en traversant l’arène, reconnurent ces perfides préparatifs, remplirent de pointes de fer le sentier que leur déloyal concurrent avait réservé pour lui, et se séparèrent en se jurant l’un à l’autre de garder le secret sur leur découverte. Le lendemain la foule accourt en tumulte autour de la lice. Les juges montent sur leur siége. Le trône royal s’élève avec ses tentures de pourpre près du but. La barrière s’ouvre au bruit des trompettes, des cymbales. Les concurrens se précipitent dans l’arène, et à peine ont-ils fait quelques pas que les chevaux, blessés par les pointes de fer qui leur entrent dans le pied, se cabrent, s’emportent, reviennent en arrière, renversent leurs cavaliers. Au milieu de ce désordre, de cette confusion, des accens de colère de celui qui ne peut maîtriser son cheval, des cris de douleur de celui qui roule sur le sable, des cris de surprise de la foule, deux rivaux poursuivent intrépidement leur route ; l’un, emporté sur un coursier ardent, s’en va droit au but comme une flèche ; l’autre court à pied, à droite, à gauche, pour éviter les pointes de fer et arrive auprès du trône long-temps après son rival. C’étaient les deux jeunes gens qui la veille avaient reconnu ensemble les piéges de l’arène. Les juges se réunissent autour du cavalier, et remarquent que les jambes de son cheval sont revêtues d’une épaisse courroie. Le peuple croit que c’est lui qui a parsemé la lice de clous meurtriers, et le massacre dans sa fureur. Celui qui était arrivé le second au but, en courant prudemment à pied, est proclamé roi. Les chroniqueurs le citent comme l’un des monarques les plus nobles, les plus vertueux, de la Pologne. Le hasard produit parfois de singuliers miracles. La postérité de Leszek II régna glorieusement pendant plus de cent ans, et s’éteignit à la mort d’un prince dénaturé, indigne de porter le nom de ses généreux ancêtres.

Cracovie, fondée par Cracus à la fin du VIIe siècle fut la résidence des rois jusqu’au commencement du XVIIe siècle, époque à laquelle Sigismond III alla s’établir à Varsovie, et jusqu’en 1764 elle a conservé le privilége de couronner les souverains de la Pologne.

Tout dans cette ville porte un caractère imposant d’ancienneté ; tout rappelle un nom, une date, un fait mémorable. Un rempart entoure encore cette cité des princes comme au temps où elle était le bouclier de la Pologne. Les rues sont pour la plupart tortueuses et sombres comme celles des villes du moyen-âge, les maisons portent des pignons festonnés comme celles d’Augsbourg ou de Nuremberg. Ici on aperçoit des portes ornées de colonnettes, et couronnées d’un cep de vigne, comme dans les joyeuses bourgades des bords du Rhin, là des statues de saints, les mains jointes sous leur dais ciselé, comme celles qui décorent le portail de nos vieilles cathédrales ; plus loin, voilà le palais de l’évêché dont les rois briguaient jadis la faveur, et la maison de l’université, la plus ancienne université des contrées slaves après celle de Prague. De tous côtés, je vois aussi des flèches aiguës, des croix dorées. Il n’y a pas moins de trente-huit églises à Cracovie, presque toutes remarquables, les unes par leur architecture, d’autres par leurs pieuses traditions. Celle de Notre-Dame date du commencement du XIIIe siècle ; elle renferme trente autels de marbre et une quantité de tombeaux historiques ; celle de Saint-Pierre et Saint-Paul a été reconstruite par Sigismond III sur le modèle de Saint-Pierre de Rome ; celle des Dominicains, fondée en 1230, possède une double rangée de stalles en chêne sculptées avec un art admirable.

Les longues vicissitudes politiques, qui ont désolé et accablé le peuple de Cracovie n’ont pas encore éteint en lui le sentiment religieux. Un dimanche, j’ai vu les artisans de la ville, les paysans de la campagne avec leurs larges redingotes bleues ornées de bordures rouges, les femmes avec des draps de toile blanche qu’elles jettent sur leurs épaules comme des écharpes, courir d’église en église, se prosterner dans le parvis et baiser le pavé de la nef. Un jour, je traversais la place du marché au moment où un prêtre allait porter les derniers sacremens à un mourant ; il était sous un dais porté par des marguilliers, quatre soldats l’escortaient le fusil au bras, un enfant de chœur marchait devant lui, agitant une clochette. Au son de cette clochette, tous les passans s’arrêtaient, se découvraient la tête, et la plupart se jetaient à genoux. Je suivis le pieux cortége jusqu’à la demeure vers laquelle il se dirigeait. Les quatre soldats se mirent en faction à la porte, et plus de cent personnes étaient là, les mains jointes sur la poitrine, les genoux en terre, priant à voix basse et attendant le retour du prêtre. Quand on se rappelle tout ce que ce pauvre peuple a souffert, il est doux de penser qu’au milieu de ses souffrances il a conservé la piété qui console le cœur, la foi qui le raffermit.

Au centre de la ville, sur un large roc qui domine au loin la plaine, s’élève l’ancien château des rois, rebâti par Casimir-le-Grand, enrichi par ses successeurs, dévasté par les Autrichiens. Lelaboureur, qui accompagna Marie de Gonzague en Pologne, et qui nous a laissé une intéressante relation de son voyage, parle de cet édifice avec admiration : « Le château est, dit-il, une pièce d’architecture aussi accomplie que l’on puisse voir, et très digne de la majesté d’un monarque puissant. Il a beaucoup de rapport au dessin du château Saint-Ange à Rome et me semble plus esgayé, mais il a moins d’étendue. C’est un grand corps-de-logis de pierre de taille, avec deux ailes autour d’une cour carrée, décorée de trois galeries où se dégagent tous les appartemens. Ces galeries sont, comme les chambres, parquetées de carreaux de marbre blanc et noir en rapport ; elles sont décorées de peintures et de bustes de césars, et rien ne se peut égaler à la beauté des lambris des chambres du second étage, qui est le logement des rois et des reines. C’est véritablement la plus belle chose que j’aie vue pour la délicatesse de la sculpture et pour les ornemens d’or moulés et de couleurs très fines. Dans la chambre principale sont les trophées du roi Sigismond, avec mille patergnes et mille enjolivemens au ciseau qui sont admirables, d’où pendent en l’air plusieurs aigles d’argent qui sont les armes de la Pologne, que la moindre haleine de vent fait voltiger doucement, leur donnant une espèce de vie et de mouvement si naturel, que l’imagination en est aussitôt persuadée que les yeux. »

En gravissant les escaliers, en parcourant les galeries de ce château, on n’y retrouve plus aucun des ornemens décrits par notre naïf compatriote ; mais ses murailles épaisses, ses vieilles tours, lui donnent encore un aspect imposant, et les héroïques souvenirs qui peuplent son enceinte lui impriment un caractère auguste. Ce château a vu passer sous ses voûtes six dynasties puissantes. Il a vu un de nos princes s’asseoir sur le trône des Jagellons, et deux femmes de France, Marie de Gonzague et Marie d’Arquien, porter le sceptre et la couronne de Pologne. Les descendans du grand Gustave Wasa y ont reçu les insignes de la royauté, puis les descendans des électeurs de Saxe, puis le noble Stanislas Lesczynski, dont une de nos provinces bénit encore la mémoire, et enfin le léger amant de Catherine. Ce château a vu les princes et les ministres étrangers courber la tête sous ses lambris dorés, il a vu défiler dans sa grande cour les starostes et les palatins avec leurs vêtemens étincelans de pierreries et leur cortége fastueux. Les nefs de son église ont été tapissées de fleurs, inondées de parfums ; ses autels ont été décorés d’étendards victorieux, ses arceaux ont retenti des hymnes du sacre, des cris d’amour et de dévouement d’un peuple enthousiaste. À présent, c’en est fait de ces jours de splendeur, de ces fêtes nationales qui attiraient les regards de l’Europe entière. Le château a été dépouillé de ses richesses, l’église des couronnes des rois ; elle n’a gardé que leurs cercueils. Là reposent sous le doigt de la mort tous ces cœurs agités dont le trône excitait les battemens impétueux ; là se déroule sur la pierre sépulcrale toute une histoire de cinq siècles, souvent funeste et souvent sublime. Là sont les monumens de Boleslas, de Casimir-le-Grand, d’Étienne Batory, du valeureux Jean III, et la chapelle des Sigismond revêtue encore d’un dernier éclat par la piété de leurs successeurs et le ciseau d’un habile artiste. Dans les caveaux sont les restes des héros auxquels la Pologne a voué un éternel sentiment d’amour et de vénération. Conduit par un sacristain sous ces voûtes, à la lueur d’une lampe vacillante, je lis sur un sarcophage noir le nom de Sobieski, sur un autre celui de Kosciuzko, sur un troisième celui de Poniatowski, glorieux assemblage de trois noms impérissables séparés par le temps, réunis par la tombe, derniers trésors d’un peuple auquel on a tout enlevé. Ah ! que la Pologne les garde avec un religieux respect, ces trésors de son honneur et de sa liberté, comme une ame surprise par le malheur garde dans ses jours d’angoisses la riante pensée qui anima sa jeunesse, le sentiment qui l’ennoblit, l’illusion qui lui donne encore une lueur d’espoir.

Dirai-je maintenant ce qu’est devenue cette ville enrichie jadis par tant de rois, illustrée par tant de pages historiques ? En 1795, quand les trois puissances qui entourent la Pologne comme des oiseaux de proie lacérèrent pour la troisième fois cette contrée, victime d’un dernier élan de patriotisme, vaincue sur le champ de bataille où tomba Kosciuzko, l’Autriche s’empara des palatinats de Cracovie, de Sandomir, de Lublin, et autres districts adjacens. En 1809, la vieille cité des souverains fut incorporée avec la Gallicie occidentale au duché de Varsovie. En 1815, elle fut, au congrès de Vienne, l’objet de plusieurs notes de chancellerie. L’Autriche la réclamait comme position stratégique, et la Russie, comprenant toute l’importance de cette situation, ne voulait pas l’abandonner. Le congrès de Vienne, qui, tout en dansant, comme l’a dit le prince de Ligne, morcelait pourtant assez vivement les états condamnés par lui, traînait cette affaire en longueur, quand tout à coup la nouvelle du débarquement de Napoléon, tombant comme un coup de foudre au milieu du conclave diplomatique, fit sentir aux puissances rivales le besoin de s’entendre et de se rapprocher. De part et d’autre, on se fit des concessions, et cet accord de deux empires despotiques enfanta, devinez quoi ? une république. Cracovie fut déclarée chef-lieu d’un district renfermant environ cent trente mille habitans, et investie du titre de ville libre. En lui donnant ce nom, qui impliquait nécessairement un caractère d’indépendance, l’Autriche et la Russie ne crurent pas devoir cependant abandonner à ses propres forces et à sa sagesse l’état qu’elles venaient de procréer. Elles le traitèrent comme un enfant qu’on tient à la lisière, et réglèrent comme de graves précepteurs les conditions de son existence matérielle et politique. Le prince Adam Czartoriski rédigea lui-même dans le cabinet d’Alexandre la constitution de la république cracovienne, et cette constitution était, il faut le dire, très libérale. C’était le temps où les souverains, agités par les guerres orageuses de l’empire et tremblant encore sur leur trône, essayaient de regagner l’affection de leurs sujets, qui seule pouvait les raffermir. Le congrès avait les mains pleines de projets généreux et de chartes superbes. À en croire ses missionnaires, le monde entier allait entrer dans une merveilleuse voie de quiétude et de prospérité. Les vieux abus, battus en brèche, allaient cesser, et le pauvre peuple, long-temps opprimé, devait jouir des plus douces prérogatives. L’empereur Alexandre se faisait remarquer parmi ces diseurs de belles paroles. Il briguait les honneurs de la popularité, et manifestait le désir de conquérir l’amour et la confiance de la nation polonaise ; mais il n’était pas au fond plus sincère que les autres : il possédait seulement à un plus haut degré l’art de la dissimulation. Aujourd’hui on sait quels plans il avait conçus, et les Polonais ne les séparent pas de ceux de Catherine, de Paul et de Nicolas.

Ce fut donc lui qui fit rédiger, par un homme pour lequel il professait une estime particulière, la constitution de Cracovie, qui la fit accepter par le congrès de Vienne, et sanctionner par le traité additionnel du 3 mai 1815. Aux termes de cette constitution, la souveraineté de la nouvelle république était répartie entre trois pouvoirs : pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Le premier, formé par la chambre des représentans, avait dans ses attributions le contrôle de l’exécution des lois, l’examen des comptes de l’administration, la nomination des sénateurs et des magistrats, la faculté de les mettre en accusation et de les traduire à sa barre, et le droit exclusif de statuer sur le budget. Le sénat, ou pouvoir exécutif, dirigeait l’administration, la police, la force armée, et possédait seul l’initiative des projets de lois. Le pouvoir judiciaire était composé de magistrats inamovibles, jugeant les affaires civiles et criminelles en dernier ressort, et ne pouvant être nommés que par la chambre des représentans et destitués par la diète. La liberté de la presse, la publicité des débats judiciaires et politiques, l’introduction du jury en matière criminelle, stipulée expressément dans la charte de Cracovie, complétaient le système de garanties accordées au peuple.

L’article VIII du traité additionnel de Vienne, en défendant à la ville de Cracovie d’établir sur son territoire aucun impôt de douane ou d’octroi, en faisait par là même un port franc, lequel port, dit M. Krolikowski, « par son étendue de soixante-seize lieues carrées, par sa position géographique plus rapprochée du nord et de l’est de l’Europe que les places de foires les plus renommées de l’Allemagne, par les priviléges de son organisation politique aurait pu, un jour, rivaliser avec Leipzig et Francfort. » L’article X du même traité accordait aux habitans de Cracovie tous les avantages octroyés, sous le rapport du commerce, de la navigation, aux sujets de l’ancien duché de Varsovie, partagé entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Le commerce de transit devait jouir d’une pleine et entière liberté, et les habitans de Cracovie, ne pouvant établir aucune taxe sur les produits des puissances limitrophes importés sur son territoire, devaient, par une loi de réciprocité, conserver la même franchise pour leurs propres produits. L’article XV garantissait l’existence de l’université, le maintien de ses priviléges et de ses dotations, et la liberté aux étudians des pays limitrophes dans cette université.

Toutes ces conditions fondamentales étant ainsi réglées, les cours d’Autriche, de Prusse et de Russie furent investies du titre de hautes cours protectrices de la nouvelle république, et formèrent une commission chargée d’organiser l’état politique de Cracovie et de mettre à exécution la charte qui lui était octroyée.

Ici commence entre le pays de Cracovie et les trois puissances, qui n’ont demandé que le droit de protéger ce petit état, une longue et douloureuse lutte. La jeune république essaie de conserver les libertés qui lui ont été données à la face de l’Europe, et la commission chargée de son organisation définitive les viole. Noble et généreuse résistance d’un côté, hypocrisie et mensonge de l’autre ; là, le sentiment de la justice, du droit des gens, de l’honneur national ; ici, la fourberie honteuse, l’envahissement progressif ; puis l’oppression la plus rude, sous un masque scandaleux de légalité, voilà ce qui s’est passé sous les regards des nations signataires du congrès de Vienne, voilà ce que la France et l’Angleterre ont vu et n’ont pas empêché.

Essayons de raconter maintenant les faits. Dans une violation pareille des traités les plus solennels, les faits parlent plus haut que le raisonnement. Nous n’avons qu’à dire de la manière la plus calme ce qui s’est passé, et en appeler à la pensée de nos lecteurs. Leur droiture jugera.

La commission organisatrice passa trois années à remplir la tâche qui lui avait été conférée, et, à la suite de ce long et habile labeur, la chambre des représentans se trouvait dépossédée du droit d’examiner la conduite du sénat sans l’assentiment du sénat lui-même, du droit de discuter le budget, et entravée dans le droit de mettre en accusation les fonctionnaires publics.

L’article relatif au commerce avait été en partie oublié, en partie faussé. Cracovie ne jouissait plus du droit de franchise accordé à ses produits indigènes, et un droit de sortie rigoureux était établi sur les denrées que cette ville tirait de l’Autriche.

L’université, dotée par la munificence des rois de Pologne d’un grand nombre de propriétés montant à une valeur de 5 millions de francs, était dépouillée de la plus grande partie de ses biens ; le gouvernement russe et le gouvernement autrichien enlevaient à leurs sujets le droit d’étudier dans cette université.

Le premier pas une fois fait dans cette voie de perfidie, les trois cours décorées du nom de cours protectrices n’avaient qu’à marcher en avant ; le traité du congrès de Vienne avait été dénaturé, tronqué, lacéré, le rempart de l’inviolabilité ruiné en tout sens ; le peuple, qui d’abord l’avait regardé comme une barrière inattaquable, perdait confiance. La lice était ouverte à la cabale et à l’ambition.

En 1828, l’assemblée législative ayant repoussé pour la présidence du sénat le candidat adopté par les trois cours souveraines, leurs résidens cassent aussitôt l’élection, suspendent les délibérations de la diète, et déclarent qu’ils remettent tous les pouvoirs entre les mains du sénat jusqu’à ce qu’ils aient fait aux institutions publiques les changemens dont l’expérience leur a démontré la nécessité. Deux années se passent dans cet état provisoire ; la révolution de Pologne éclate ; la vieille capitale du royaume ne pouvait rester indifférente à l’élan enthousiaste de ses frères, à leurs cris de liberté. Sans s’associer à leurs efforts, sans se mêler à leur lutte, elle laissa voir pourtant assez ouvertement de quel côté se tournaient ses sympathies pour donner aux trois puissances qui la gouvernent un prétexte de rigueurs et de récriminations. En 1833, sa constitution est de nouveau altérée, mutilée ; il n’en reste plus que le squelette. En 1836, les trois résidens déclarent que la ville est devenue le refuge d’une foule de démocrates affiliés à des sociétés secrètes dont il faut la purger ; et la voilà tout à coup envahie par des troupes autrichiennes qui entrent dans les maisons des bourgeois les plus inoffensifs comme en pays de conquête. Une milice permanente, composée d’Autrichiens est organisée dans l’enceinte de Cracovie ; un commissaire autrichien est nommé directeur de la police. Alors arrivent les mensonges des délateurs et les inquisitions des sbires. La ville entière est soumise à un système d’espionnage incessant, effréné. Chaque jour, on viole la demeure des citoyens, on les jette en prison, on les condamne à l’exil. Les juges des tribunaux ont été dépossédés de leurs siéges, remplacés par des juges plus complaisans, et la torture est employée comme moyen de persuasion dans l’interrogatoire.

À présent, ne cherchez plus les traces de cette constitution promulguée par trois souverains, sanctionnée par un congrès européen ; elle est écrasée, ensevelie, et, s’il en reste encore quelques paragraphes, ce ne sont que de vaines formules dont les résidens de Russie, d’Autriche et de Prusse se servent comme d’un voile pour donner encore une apparence de légalité à leurs actes arbitraires. La république de Cracovie est tout entière soumise au bon plaisir de ces trois ministres. Pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, force armée, finances et police, tout est sous leur dépendance absolue, et malheur à l’honnête citoyen qui oserait élever la voix contre cette violation honteuse d’un pacte solennel ! Les inflexibles résidens ont mille moyens de le réduire au silence et de le faire repentir de sa témérité. S’il est fonctionnaire public, il sera immédiatement destitué, s’il est négociant, il se trouvera tout à coup arrêté dans ses spéculations par mille entraves et mille formalités indispensables ; s’il est propriétaire, on augmentera ses charges et on lui refusera un passeport pour aller visiter ses domaines à quelques lieues de la ville. N’a-t-on pas vu la demeure d’un honnête particulier, qui avait osé protester contre l’arrestation illégale d’un étudiant, envahie un beau matin par une compagnie de hussards, pillée, dévastée, et occupée militairement pendant près de quatre mois ? N’a-t-on pas vu un général autrichien faire enfoncer les portes de la prison, où la police venait de renfermer un homme coupable d’avoir insulté un factionnaire, s’emparer de ce malheureux, et le punir lui-même ?

Le royal château des Piasts et des Jagellons n’est plus à présent qu’une caserne autrichienne. L’université, l’une des plus anciennes et naguère encore l’une des plus riches universités de l’Europe, compte à peine soixante-dix étudians. La ville de Cracovie, dont la populations élevait autrefois à cent mille ames, n’en renferme pas maintenant plus de trente mille. Cernée de tous côtés par les puissances qui devaient la protéger, paralysée dans son commerce et son industrie, trompée dans ses plus chères espérances, humiliée dans ses plus vénérables souvenirs, la pauvre république crut un jour entrevoir encore dans sa misère un moyen de salut. Elle adressa une supplique aux parlemens de France et d’Angleterre. Elle exposait ses griefs avec un calme austère, et les justifiait par des pièces authentiques. À la suite de ce plaidoyer touchant, elle demandait que, si les deux puissances ne pouvaient la secourir plus efficacement, elles lui envoyassent du moins chacune un consul qui, par sa présence, contrebalancerait peut-être le pouvoir toujours croissant des résidens russe, autrichien et prussien. La France et l’Angleterre furent un instant émues de ces accens de douleur, de cet appel d’une cité opprimée. On en parla dans nos deux chambres et dans celles de Londres. On alla même jusqu’à proposer divers moyens de résoudre cette malheureuse question, puis elle fut peu à peu négligée, oubliée, et Cracovie retomba plus péniblement que jamais sous le joug qui l’oppresse.

Du haut de la terrasse de Wawel, on aperçoit encore sur trois points différens de l’horizon trois tumulus gigantesques, trois tertres funèbres, pareils à ceux qui, près d’Upsal, portent le nom des trois dieux scandinaves. Le premier de ses tertres renferme, dit-on, sous ses couches de sable et son manteau de verdure les restes de Cracus, le fondateur de Cracovie ; le second, ceux de Wanda, l’héroïque reine ; le troisième, élevé pieusement par les mains de tout un peuple, est consacré à la mémoire de Kosciuzko. Entre ces sépulcres du législateur, de la jeune femme et du guerrier, entre ces tombeaux séparés l’un de l’autre par un espace de onze siècles, s’élève la ville que par une amère ironie on appelle encore la ville libre de Cracovie, la ville qui est aujourd’hui le plus triste monument, le cercueil des rois, le tombeau de la Pologne.

En racontant la douloureuse impression que m’a fait éprouver l’aspect des deux anciennes capitales de la Pologne, je ne me dissimule point les fautes que ce pays a commises, les divisions constantes qui l’ont affaibli, les luttes intestines qui l’ont livré sans défiance à la rapacité de ses ambitieux ennemis ; mais à présent, ses erreurs même, ses jours de désordre et d’anarchie, ne doivent inspirer qu’un sentiment de pitié, car il les a cruellement expiés. Il a été roi, et il est esclave ; il a dominé de vastes contrées, et de toutes ses conquêtes il ne lui reste plus un lambeau de terre. Il a été sous les murs de Vienne plus grand que l’Autriche, dans mainte bataille plus fort que la Russie, pendant des siècles entiers plus puissant que la Prusse, et il a été lacéré par la Prusse et l’Autriche, écrasé par la Russie !

Au fond des souffrances humaines, le ciel, dans sa commisération, a laissé l’espérance. C’est là le dernier sentiment de consolation qui reste aux Polonais, à ceux qui gémissent sur les ruines de leur patrie, et à ceux qui la regrettent sur les rives étrangères.


X. Marmier.
  1. Voyez les livraisons des 1er  décembre 1842, 1er  janvier et 15 février 1843.
  2. « Aux mânes de l’invincible prince Jean III, roi de Pologne, qui souvent mit en fuite les armées turques et délivra Vienne assiégée, Nicolas, empereur de toutes les Russies et roi de Pologne, a élevé ce monument. »
  3. Quoi de plus fort que la mort ? L’amour et la gloire.
  4. Les écoles des piaristes furent fondées par un ordre religieux sous le titre de Schola pia. De là le nom de piaristes donné à ceux qui les dirigeaient.
  5. Il y a eu, comme on sait, six partages successifs de la Pologne, le premier en 1772, les autres en 1793, 1795, 1807, 1809 et 1815.
  6. Le mot vient ou de Wendes, qui désigne une des peuplades du Nord, ou de Wenda, qui signifie une ligne avec un hameçon. On dit que Wanda était si belle, qu’elle prenait tous les cœurs comme on prend des poissons à la ligne.