LA RUSSIE.

II.[1]

MOSCOU.


Il n’y a pas plus de trente ans qu’un voyage de Pétersbourg à Moscou était encore une entreprise pénible et coûteuse à laquelle on ne se résignait pas sans de graves motifs. Entre les deux grandes villes de l’empire russe, il n’existait alors qu’un chemin pareil à ceux que rencontrent encore les voyageurs dans l’intérieur du pays, couvert, en certains endroits, de poutres transversales, ailleurs coupé par des flots de sable, par des ornières profondes. L’hiver seul, avec ses amas de neige, aplanissait les aspérités de cette route, que le dégel et la pluie rendaient impraticable. On mettait quinze jours, quelquefois trois semaines, à faire le trajet, et la voiture qu’on emmenait neuve n’était plus, lorsqu’on arrivait au dernier gîte, qu’un vieux débris à mettre sous le hangar. Aujourd’hui un magnifique chemin réunit la capitale des anciens tsars à celle de Pierre-le-Grand, l’antique berceau de la puissance russe au riant foyer de sa moderne civilisation. Onze diligences, une malle-poste, une innombrable quantité de chariots de transport, sillonnent chaque jour cette route. Pour 80 francs, vous partez le soir à six heures de l’hôtel des postes de Pétersbourg, et, le troisième jour au matin, vous arrivez à la barrière de Moscou. C’est le directeur des postes actuel, M. Pranischnikoff, qui a fait établir les nouvelles malles, et tous les voyageurs doivent lui en savoir gré, car elles sont excellentes. La seule chose qu’on ait à craindre dans ces élégans coupés à deux places, c’est de se trouver accolé pendant trois jours à quelque fâcheux compagnon de voyage ; ce sont trois jours de la vie à marquer avec une pierre noire. J’ai connu ce malheur ; j’ai été, du 14 au 17 juin de l’an de grace 1842, en tête à tête incessant avec un marchand russe, riche et avare, sale et puant, qui, pour se concentrer dans la profondeur de ses calculs, ne prononçait pas une syllabe, et, pour ménager ses roubles, faisait son ménage sur les coussins en drap gris-perle de M. Pranischnikoff. J’ai subi l’odeur de sa vieille pipe et l’odeur plus nauséabonde encore de ses provisions de cuisine et de ses vêtemens de moujik. Que Dieu vous garde d’une aussi dure calamité ! La route d’ailleurs, dans toute son étendue, est monotone et triste. Une longue plaine, tantôt aride et sablonneuse, tantôt diaprée de quelques champs de verdure, de bois de sapins, de fougères, de terrains marécageux, voilà ce qu’on aperçoit dès qu’on a franchi la barrière de Pétersbourg, ce qu’on retrouve encore le lendemain et le jour suivant. En vain vos regards avides et curieux errent de côté et d’autre : vous ne verrez pas un de ces rians paysages de la France, ni un de ces sites pittoresques des autres contrées du Nord, pas un de ces lacs frais et argentés qui, en Suède, surprennent et charment à tout instant le voyageur, pas une de ces montagnes qu’on aime à contempler de loin avec leur ceinture de nuages et leur bandeau de vapeur. Tous les points de vue sont uniformes, l’horizon est terne, le pays sombre et silencieux.

De distance en distance, on rencontre des villages de serfs composés de maisons en bois bâties strictement sur le même modèle, rangées comme des tentes de chaque côté de la route. On dirait que la même année, à la même heure, elles sont toutes sorties de terre à la voix d’un officier russe, car elles ont la même teinte grisâtre et sont alignées comme par une loi stratégique. Quelques-unes seulement, plus orgueilleuses que les autres, sont ornées d’un balcon en bois et de deux planches dentelées et effrangées qui tombent de chaque côté du toit. Trois petites fenêtres de face, élevées à dix pieds au-dessus du sol, une porte de côté, un hangar qui sert à la fois de basse-cour, de remise et d’écurie, voilà pour l’extérieur. L’intérieur se compose ordinairement de deux petites chambres, dont la moitié est occupée par un large poêle en terre où tous les membres de la famille se couchent pêle-mêle, été comme hiver, sans se déshabiller. À la base du poêle est une cavité de six pieds de longueur où, à certains jours de la semaine, le paysan entre tout nu sous le feu ardent qui en échauffe les contours, et d’où il sort ruisselant de sueur ; c’est là son bain. Fidèle au costume de ses pères, il garde la longue barbe et les cheveux taillés en rond autour de la tête ; en hiver, il porte le cafetan bleu sans collet et la ceinture de couleur, ou la peau de mouton taillée en forme de redingote ; en été, une chemise bleue et rouge agraffée de côté au cou, nouée sur les flancs par une légère banderole, et retombant sur le pantalon comme une blouse. Les femmes, qui avaient autrefois un vêtement très original, s’habillent aujourd’hui, à peu de chose près, comme nos paysannes, et n’ont conservé de leurs anciens usages que la coiffure. Les femmes mariées portent sur la tête une petite coiffe en toile noire, les jeunes filles laissent flotter librement en longues tresses leurs cheveux sur leurs épaules. Les hommes sont en général grands, bien faits, et leur longue barbe leur donne une physionomie imposante. Les femmes sont presque toutes laides et disgracieuses. La nature, subjuguée de tant de côtés par les infatigables efforts de Pierre-le-Grand et de ses successeurs, est restée sur ce point intraitable. Il n’y a de jolies femmes à Pétersbourg que dans les salons de la haute société, les autres n’inspireront ni une ode, ni même un pauvre madrigal. Quelle différence avec Stockholm et le nord de la Suède, ce Walhalla de la beauté septentrionale !

Les paysans qu’on rencontre sur la route de Moscou appartiennent presque tous à la couronne ; avec un simulacre de liberté de plus que les serfs des seigneurs, ils sont plus malheureux, car ils ne vivent point sous la dépendance immédiate d’un maître qui, tout en les traitant parfois assez durement, a intérêt cependant à ménager leurs forces et leur bien-être matériel, Ils sont soumis à une bureaucratie hautaine et dure, à une quantité de petits employés qui les pressurent impérieusement et sans pitié. Dans un temps de disette, comme celle qui a désolé la Russie de 1840 à 1842, le seigneur emploie toutes ses ressources à nourrir ses paysans, dont la santé, la vie, sont la meilleure part de son bien. La couronne ne donne aux siens que des secours insuffisans. Elle met pourtant une grande libéralité dans ses dons, mais ces dons n’arrivent point directement aux pauvres familles auxquelles ils sont destinés, ils passent par trois ou quatre hiérarchies de fonctionnaires qui en retiennent chacun une part, et lorsqu’enfin le trésor impérial, qui n’est pas un Pactole inépuisable, se ferme forcément, un commissaire de district, qui s’est enrichi de toutes les aumônes du souverain, accorde comme une dernière faveur aux paysans qu’il régit la permission de mendier. L’été de 1841, on a vu des milliers de ces malheureux errant avec leurs femmes et leurs enfans sur les grands chemins et implorant, avec un visage pâle et des mains décharnées, un morceau de pain noir pour apaiser leur faim. Très peu de paysans des seigneurs ont été réduits à cette extrémité. Quand j’allai à Moscou, la disette durait encore ; à chaque station, des troupes de vieillards affaiblis par l’âge et le besoin, des femmes vêtues de misérables haillons, des enfans aux membres chétifs, au teint cadavéreux, se pressaient autour de notre voiture, se courbaient à nos pieds en nous appelant d’une voix gémissante : bons seigneurs et beaux soleils, pour obtenir, par ces supplications orientales, une aumône de quelques copecks. Grace à Dieu, cette époque de calamité touchait à sa fin ; nous vîmes les champs d’orge et de blé dorés par le soleil. Au midi et au nord de l’empire, tout se montrait sous d’heureux auspices, tout annonçait une moisson qui mettrait un terme à tant de souffrances et de misères.

Une des ressources du paysan de cette contrée est de se faire charretier. Avec un cheval et une petite voiture fermée comme un panier d’osier, il entreprend de fréquens voyages de Moscou à Pétersbourg. À chaque instant, nous rencontrions des caravanes de trente et quarante chariots, marchant, comme les grandvaliers franc-comtois, à la suite l’un de l’autre, transportant d’une ville à l’autre les denrées de l’Europe et de l’Orient, les étoffes de France, les cristaux de Bohême, la quincaillerie de Londres et les livres de l’Allemagne. Lorsque les bateaux à vapeur recommencent leur trajet, lorsqu’ils arrivent chaque semaine à Pétersbourg, de Dunkerque et du Hâvre, de Riga et de Stockholm, une bonne partie de leur cargaison est aussitôt mise sur ces charrettes et s’en va vers Moscou. C’est que Moscou n’est pas seulement la seconde capitale de la Russie et l’une des villes les plus commerçantes de l’Europe, c’est le cœur même de la nation, c’est le centre de l’empire, c’est le point de jonction de toutes les routes de l’Orient et de l’Occident, c’est de là qu’on s’en va en Pologne et en Allemagne par les chemins pleins de deuil et de gloire de l’armée française, en Turquie par Odessa, dans le Caucase par Astracan. De quel désir vague et ardent n’ai-je pas été saisi lorsque, arrivé à Moscou, je voyais rayonner autour de moi toutes ces routes dont je venais d’atteindre la première limite, toutes ces contrées que j’aurais voulu parcourir, toutes ces villes qui m’appelaient les unes avec leurs anciennes traditions, les autres avec leur splendeur moderne : Nishni Novogorod avec sa grande foire, Kasan avec ses souvenirs des Mongols, Kiew avec ses vieilles cathédrales, Batsisaraï où les fontaines de marbre murmurent encore sous les arbres comme au temps des sultanes, Tobolsk où j’aurais contemplé avec compassion les pauvres colonies d’exilés, et la Circassie dont un jeune officier me peignait avec enthousiasme les sites rians et grandioses, théâtre de légendes héroïques. Ô tentations du voyageur, qui pourrait dire votre trouble plein de charme, votre essor si joyeux, hélas ! et si décevant ! Si j’avais eu à ma disposition quelques années de liberté et quelques-uns des cinq cents chevaux qui emportaient Catherine et son cortége dans sa fabuleuse promenade de la Tauride, vers quelle cité mémorable, vers quelle rive nouvelle ne me serais-je pas élancé avec bonheur !

Tandis que je m’abandonnais à ces rêves inutiles, mon silencieux compagnon de voyage me rappela aux réalités de la vie en tirant de sa poche son troisième déjeuner ; et pour me consoler de ne pouvoir m’aventurer sur les routes lointaines de la Sibérie et du Caucase, je regardais à droite et à gauche celle que nous parcourions. C’est vraiment un très beau travail et qui a dû coûter des sommes immenses. La chaussée est ferme comme un pavé, unie comme une allée de parc, et si large que quatre diligences y pourraient facilement passer de front. À chaque ravin une forte balustrade, à chaque ruisseau un pont en pierre avec des gardefous en fer ornés d’aigles à deux têtes et de trophées. De loin en loin aussi apparaît, au bord de cette large route, un oratoire, une coupole verte ou dorée, une église. Quand une des parois de la voiture m’empêchait de voir ces édifices religieux, je les devinais aux signes de croix du postillon et de mon compagnon de voyage. Le postillon russe n’a pas encore le scepticisme ou la joyeuse insouciance de ses confrères de France ou d’Allemagne. Le postillon français monte à cheval gaiement, fait claquer son fouet, et, selon le pourboire qui lui est promis, part au trot ou au galop. Le postillon allemand prend son cor, module une mélodie populaire, et regarde en passant les blondes jeunes filles qui l’écoutent. Le postillon russe ne s’élance pas si légèrement sur les grands chemins. Il sait que son métier est dangereux, qu’il ne doit pas trop se fier à sa force et à son adresse, que le meilleur cheval peut trébucher et la meilleure voiture se briser. En prenant les rênes de son attelage, il se découvre la tête, fait trois signes de croix et se recommande à son saint patron. À chaque chapelle, à chaque image qu’il rencontre, il renouvelle cet acte de piété, et, enfin, quand il arrive à la station, il se découvre et se signe encore pour remercier Dieu de l’avoir protégé. Les marchands, les paysans russes observent tous ce religieux usage. Il n’y a que les gens du monde qui commencent à le croire inutile, et qui ne veulent pas se donner la peine de se rappeler si souvent au souvenir des saints.

Les auberges où l’on s’arrête en allant de Pétersbourg à Moscou ne méritent pas la mauvaise réputation que leur ont faite quelques voyageurs. Certes, on aurait tort d’y chercher une carte comme celle de Véry ou un chef élevé à l’école de Carême et pénétré de la philosophie gastronomique de Brillat-Savarin ; mais à quelque heure du jour qu’on y entre, on peut être sûr d’y trouver une tranche de bœuf froid, du quass, du thé, du pain noir très savoureux, et c’est tout ce qu’il faut pour réconforter un voyageur. Quelques-unes de ces auberges sont décorées avec une sorte de coquetterie. Plus d’une fois j’ai trouvé là les portraits de deux hommes que le peuple russe associe toujours dans sa pensée, l’un dont il parle avec un amour filial, l’autre qu’il nomme avec admiration : Alexandre et Napoléon.

Le lendemain de notre départ, nous voyions briller, au bord du Volchow, les globes dorés des églises de Novogorod. C’est ici que commencent les enseignemens de l’autocratie russe, l’histoire de ses conquêtes et de son œuvre d’absorption. Novogorod a été, au XIe siècle, la plus grande, la seule grande ville de cette contrée. À une époque où le sol qui porte aujourd’hui orgueilleusement les casernes et les palais de Pétersbourg n’était encore qu’un marais désert, où Moscou ne présentait pas encore l’éclat de sa future destinée, le nom de Novogorod était déjà connu sur les bords de la mer Baltique et de la mer Blanche. On ne sait jusqu’où remonte son origine. Un voile épais, que la main d’aucun érudit n’a pu encore soulever, entoure son histoire jusque vers le milieu du IXe siècle. C’est alors qu’elle fut envahie par les compagnons de ce courageux et aventureux Rurik, qui, des plaines de sable du Mecklembourg, des grèves orageuses de la Scandinavie, se précipitèrent comme un torrent dans l’empire russe et en conquirent une grande partie. Vers la fin de ce même siècle, le guerrier qui s’était fait prince de Novogorod par la puissance de son épée transporta le siège de sa souveraineté à Kiew et abandonna l’administration de sa première résidence à un chef qu’il désigna lui-même.

Peu à peu la jeune cité, la nouvelle ville, reprenant haleine après la première oppression de la conquête et du joug militaire, s’essaie aux spéculations commerciales et étend çà et là ses relations. Au XIe siècle, elle a pour se défendre contre toute tentative d’invasion sa forteresse, son kremlin ; puis la voilà qui s’aventure jusque vers le golfe de Finlande et subjugue les populations qui occupent ses rivages. À l’orient, elle pénètre jusqu’à la mer Baltique et établit à Wisby ses comptoirs et ses entrepôts ; au nord, elle fonde la ville d’Archangel ; au sud, elle parcourt le Volga et les différentes rivières qui y aboutissent. Plus habile que les autres principautés russes, qui, au XIIIe siècle, étaient ravagées par les Mongols, elle fait un traité de paix avec eux, leur paie un tribut annuel, et devient pour Lubeck et les autres villes anséatiques le point de jonction du commerce entre l’Orient et l’Occident.

Tandis qu’elle élargit ainsi son empire et augmente chaque jour ses richesses, elle se dégage graduellement de l’autorité des princes de Kiew. D’année en année, elle gagne quelque nouvelle franchise, quelque nouveau privilége, et ceux qui l’avaient d’abord gouvernée despotiquement en viennent enfin à ne plus exercer sur elle qu’une sorte de suprématie honorifique ou de protectorat pareil à celui que les empereurs d’Allemagne exerçaient, au moyen-âge, sur les villes libres. L’opulente Novogorod est affranchie de la domination de ses anciens maîtres ; ses citoyens se rassemblent au son de la grosse cloche qui les appelle à délibérer ensemble sur leurs intérêts, et élisent annuellement leurs possadnik (consuls). Ses magistrats administrent, gouvernent, sans s’inquiéter des caprices d’un prince ou du bon vouloir d’un souverain. Ainsi elle apparaît, au XVe siècle, maîtresse d’elle-même, enrichie par son habileté, embrassant à la fois dans son commerce l’Europe et l’Asie, et portant sans cesse plus loin le succès de ses entreprises. Les autres villes russes la nomment avec respect leur sœur aînée, et le peuple, émerveillé de sa puissance, de sa fortune, répète ce proverbe cité tant de fois par les voyageurs : Qui pourrait résister à Dieu et à Novogorod la grande ?

Cependant, à une centaine de lieues de là, on voyait surgir une autre puissance, qui devait un jour écraser l’orgueil de cette Carthage du Nord : c’était la principauté de Moscou. Au XVe siècle, un de ses tsars soumit la république et la força de lui payer un tribut annuel ; puis il en vint un autre qui travaillait plus hardiment à agrandir ses états et s’efforçait de réunir sous son sceptre les villes et les domaines soumis à un autre gouvernement. Vrai précurseur des Romanow, on eût dit qu’il portait dans son cœur l’ambition de cette dynastie et les rêves de leur destinée future. La république de Novogorod, déjà forcée de payer un tribut humiliant, offusquait encore, par ses franchises, le prince Ivan Vassilievitsch. Il l’attaqua plusieurs fois, la vainquit dans une lutte acharnée, transporta une partie de sa population dans l’intérieur de ses provinces, et remplaça ces exilés par des familles russes. En quittant Novogorod, il interdit toutes les réunions populaires et emporta la cloche qui appelait les citoyens à leurs assemblées.

Pour se rendre plus facilement maître de cette fière cité, il avait dû cependant lui laisser encore quelques priviléges ; la pauvre Novogorod les perdit tous sous le prince Ivan IV, surnommé le Terrible. Entraînée par le désir de recouvrer son ancienne indépendance, elle entra en négociations avec les Polonais, pour se fortifier par leur appui. Ivan-le-Terrible l’apprit, assembla aussitôt une armée, marcha contre la ville, la subjugua, et la noya dans des flots de sang. Pendant plusieurs semaines, le farouche tsar siégea sur son effroyable tribunal, prononçant lui-même la sentence des coupables, désignant les victimes, et chaque jour des centaines, des milliers de têtes, roulaient sous la hache de ses bourreaux. Les dernières franchises de Novogorod furent anéanties. La ville, pillée, saccagée, veuve de ses meilleurs citoyens, tomba sans force sous le joug absolu du tsar. Après cette mortelle catastrophe, son commerce se releva encore ; mais l’accroissement continu du commerce de Moscou et la fondation de Pétersbourg lui portèrent un coup plus funeste que l’ambition d’Ivan III et les cruautés d’Ivan-le-Terrible.

Aujourd’hui Novogorod est le chef-lieu d’un gouvernement secondaire, et ne renferme pas plus de 12,000 habitans. Ses maisons incendiées, détruites, ont été rebâties dans le style moderne, ses rues alignées de chaque côté du Wolchow. On dirait une ville née d’hier, n’étaient les épaisses murailles de son kremlin, qui attestent encore l’ancienne étendue et l’ancienne puissance de Novogorod, sa cathédrale couverte d’or et de peintures, son palais archiépiscopal, et une petite maison à un étage cachée derrière une obscure boutique, et que les habitans montrent avec respect au voyageur. Cette maison était, dit-on, celle de Marfa, l’héroïque femme d’un bourgmestre, qui, à l’approche d’Ivan Ier, jetant elle-même le cri de guerre, et donnant des armes à ses fils, combattit intrépidement pour sa cité natale et pour sa liberté. Quelques sceptiques affirment que la demeure de Marfa a disparu depuis long-temps, et que celle à laquelle on a donné son nom ne lui a jamais appartenu. Ainsi la fière cité de Novogorod n’a pas même pu garder intacte la tradition du passé, et le doute est entré jusque dans ses souvenirs les plus glorieux. Mais qu’importe que cette maison, honorée d’un nom historique, n’ait jamais été celle de la noble Marfa, si l’aspect de ses murs éveille dans le cœur des étrangers qui la contemplent le même sentiment d’admiration, et dans le cœur des habitans la même pensée de patriotisme et de reconnaissance ? Qu’importe la matière périssable, si l’idée qui y est attachée subsiste et se perpétue de génération en génération ?

Autour de Novogorod, il y a encore plusieurs couvens qui jadis prenaient part aux luttes, au gouvernement de la république, et qui ont perdu leur influence sous le régime de l’autocratie. Deux de ces couvens trouvent aujourd’hui dans leur richesse une large compensation à leur nullité politique. Le premier a été royalement doté par la comtesse Orloff, qui possédait une des plus grandes fortunes de l’empire, le second par un favori d’Alexandre, qui plus d’une fois, dit-on, abusa du pouvoir dont il était investi, de l’ascendant qu’il exerçait sur son maître, et qui, pour se sauver des arrêts du monde, s’est mis sous le patronage des saints. Les couvens de femmes sont restés pauvres, et beaucoup de religieuses sont forcées de mendier. À la porte de notre hôtel, il y en avait plusieurs qui attendaient notre voiture, qui nous suivaient avec leur voile noir, tendant silencieusement d’une main timide, et la tête baissée, leur petite boîte en ferblanc, au milieu des vieillards et des estropiés qui criaient et se lamentaient. Nul de nous n’aurait osé refuser son léger tribut à ces pauvres femmes. Elles s’en retournaient peut-être avec plus de confiance et de gaieté vers leur humble solitude, en rapportant à la communauté cette offrande des voyageurs.

On compte, de Pétersbourg à Moscou, sept cent soixante-dix werstes, c’est-à-dire deux cent dix lieues, et sur cette longue distance, qui embrasserait en France des vingtaines de cités et des millions d’individus, on ne trouve que trois villes : Novogorod, Tarshok, Tver. J’y ajouterai Wishnoi-Wolotschok, quoiqu’on ne lui donne que le titre de bourgade. C’est une riche et active bourgade située au bord d’un vaste canal qui rejoint l’une à l’autre plusieurs rivières, le Volga à la Twerza et le Wolchow à la Néva. Chaque année, plus de mille bateaux chargés de marchandises suivent le cours de ce canal, et Wolotschok est l’une de leurs principales stations. Le mouvement du port, l’aspect d’un large bassin entouré d’une ceinture de sapins, donnent à cette petite cité de commerce un attrait tout particulier. En la regardant un soir au coucher du soleil, pour la première fois depuis bien long-temps, je croyais voir encore une ville de Suède avec un de ces beaux lacs mélancoliques et limpides qu’on ne se lasse pas d’admirer et qu’on ne peut oublier.

Tarshok a une longue histoire toute pleine de vicissitudes. Tantôt défendant son indépendance, tantôt subjuguée par une principauté voisine, puis par une autre, cette ville a subi enfin le sort des cités plus puissantes qui se la disputaient, elle a courbé la tête sous le sceptre des empereurs. Les Tartares, en la traversant dans leurs sauvages invasions, lui ont laissé une industrie qu’elle développe sans cesse. Elle fabrique, en concurrence avec Kasan et Astrakan, une quantité d’ouvrages en cuir brodé, de chaussures de diverses couleurs couvertes de fleurs en or et en argent, que les marchands de Hambourg et de Leipzig répandent de côté et d’autre, en les gratifiant du nom de chaussures turques. La science gastronomique a donné à Tarshok une autre réputation. Un maître d’hôtel y a introduit une nouvelle façon de côtelettes renommée dans toute la Russie. Quand vous serez à Tarshok, me disait-on au moment où je quittais Pétersbourg, n’oubliez pas d’acheter des pantoufles brodées et de vous faire servir des côtelettes. Il y a dans le monde des villes auxquelles la naissance d’un guerrier fameux, l’œuvre d’un artiste, le chant d’un poète n’a pas donné tant de célébrité.

Tver, ville de vingt-cinq mille ames, chef-lieu d’un gouvernement, sourit de loin aux regards des voyageurs par sa charmante situation, par ses coupoles bleues et dorées, par les toits de ses édifices aplatis comme des toits de villas italiennes et peints en vert. Les rues sont larges et élégantes ; les maisons, jadis en bois, ont été rebâties en pierres ; elles sont pour la plupart toutes fraîches encore, et blanchies à la chaux ou couvertes d’une couche d’ocre, çà et là de quelques couches de carmin. Malgré cette apparence moderne, Tver est aussi ancienne que Novogorod. Il en est de même d’un grand nombre d’autres villes russes. En lisant leur histoire, en voyant par combien d’évènemens elles ont passé, combien de désastres et d’invasions elles ont subis, on s’attend à voir des rues tortueuses et obscures, des fenêtres à ogives, des tourelles et des pignons comme à Augsbourg ou à Lubeck, et il n’en est rien. Ces villes étaient bâties en bois : une seule guerre, un incendie les dévastait d’un bout à l’autre ; elles ont été reconstruites à différentes époques, et toujours sur un plan nouveau. Leurs annales, leurs noms seuls sont anciens ; leur forme est toute riante. Il semble que tout concourt à donner à la Russie un caractère de jeunesse et de régénération. Son véritable essor, sa vraie vie ne date que du règne de Pierre-le-Grand ; toutes ses cités se dépouillent aujourd’hui l’une après l’autre de leur caractère de vétusté, et se parent à l’envi pour entrer comme des cités nouvelles dans une nouvelle époque historique.

Au pied des murs de Tver, on passe sur un pont de bateaux le Volga, si célèbre dans les chroniques russes. C’était par là que les pirates s’en allaient jadis poursuivre leur proie et grossir leur butin. Les eaux du fleuve portaient ces troupes de vagabonds féroces, ces cohortes de brigands qui semaient l’effroi dans la chaumière du paysan et la salle d’armes du seigneur. Le souvenir de leurs vols, de leurs cruautés, s’est perpétué dans les traditions du château et les chansons du village. Voici un de ces chants, qui peint une jeune fille à côté de laquelle la fameuse Clara Wendel n’aurait été qu’un doux agneau :

À seize ans, j’ai commencé à voler.
À dix-huit, j’ai assassiné.
J’ai fait périr mon propre frère :
Je l’ai pris par ses cheveux blonds ;
Je l’ai frappé contre la terre,
J’ai ouvert sa poitrine blanche,
Et je lui ai arraché le cœur avec joie.
Le cœur sous le couteau a palpité.
La belle fille a souri.

Maintenant le Volga est d’une honnêteté exemplaire. L’écho de ses rives ne répète que le son des cloches pieuses ou la chanson des matelots inoffensifs. Ses ondes ne portent que les paisibles navires du commerce, et ses ports sont comme autant de champs fructueux où la main du spéculateur récolte chaque année une heureuse moisson. C’est de tous les fleuves de l’Europe le plus long et le plus facile à parcourir. Du milieu des collines du Waldai, il s’en va majestueusement jusqu’à la mer Caspienne, et sur cet espace de huit cents lieues, nul banc de sable n’entrave son cours, nul écueil perfide ne se cache sous ses flots. Il sert de lien à des centaines de peuplades, il touche par ses embranchemens à toutes les parties de la vieille Moscovie. On dirait une puissante artère dans un corps gigantesque.

Toute l’histoire des provinces que nous traversions depuis la porte triomphale de Pétersbourg, des villes qui en sont les chefs-lieux, des villages qui s’y trouvent épars, est comme une introduction à l’histoire de Moscou. Ces provinces ont formé jadis autant d’états distincts l’un de l’autre, et Moscou les a subjuguées ; ces villes ont été régies par des seigneurs indépendans, et Moscou les a l’une après l’autre assujetties à sa domination. Moscou a été le noyau de toutes les conquêtes russes, l’arsenal de cet immense travail d’assimilation et d’absorption qui dure depuis des siècles, jusqu’au jour où Pierre-le-Grand jeta sur les bords du golfe de Finlande les fondemens de sa nouvelle ville, et y transporta le siége de cette grande œuvre.

En se rappelant ainsi les souvenirs des temps anciens et en traversant ce pays, à chaque pas que l’on fait, à chaque page de la tradition que l’on déroule, on voit surgir le nom de Moscou, on éprouve un désir toujours croissant d’arriver à cette ville qui a porté si loin le glaive des boyards et la croix des patriarches. Ainsi, dans ces vastes châteaux des contes de fées, on passe de préau en préau, de salle en salle, avant d’entrer dans celle du maître. La voilà enfin, cette cité si célèbre et si justement vénérée par ceux qu’elle a tour à tour conquis et associés à sa puissance ; le voilà, ce sanctuaire de la religion grecque, ce berceau de l’autocratie russe. Par un beau matin, aux rayons du soleil levant, nous voyons de loin ses murs, ses tours se découper à l’horizon bleu. Nous passons devant le bizarre château de Petrowski, construit par Élizabeth, sur lequel je jette à peine un regard, tant je suis occupé de regarder le panorama qui est en face de moi et qui se déroule peu à peu à mes yeux. À la porte, le corps-de-garde nous arrête, c’est de droit ; un peu plus loin, nous rencontrons la police. Le corps-de-garde et la police se soucient fort peu de l’impatience du voyageur. Ils contrôlent la curiosité et légalisent l’enthousiasme.

Les formalités de passeport bien et dûment remplies, le fonctionnaire préposé à la sûreté publique, convaincu par douze honorables signatures et douze cachets de chancellerie que nous n’apportons avec nous ni machine infernale, ni peste, ni constitution, nous permit de continuer notre route. Le conducteur, qui se tenait devant lui la tête basse, dans un état d’humilité profonde, remonta sur son siége ; le postillon se hâta de faire encore trois signes de croix devant une petite image suspendue à une muraille ; enfin, nous passâmes à travers des amas de charrettes entre lesquelles circulaient des milliers de juifs, de paysans, de marchands. On eût dit une foire ; c’était tout simplement un marché quotidien. Devant nous s’élevait un lourd et massif édifice surmonté d’une tour octogone. Ce monument fut consacré à la mémoire du commandant Soukhareff, qui, pendant la terrible révolte des Strelitz, suscitée, dit-on, par l’ambitieuse Sophie, sœur de Pierre-le-Grand, resta fidèle aux deux jeunes tsars. Nous descendîmes le long d’une magnifique rue qu’on appelle la rue des Jardins, et qui justifie on ne peut mieux ce titre idyllique. À droite et à gauche s’étendent des rideaux d’arbres fruitiers, des vergers, des parterres, des balcons chargés de fleurs, et des maisons qui disparaissent derrière des rameaux de verdure. On se croirait sur les bords de la Loire, et l’on est en pleine Moscovie. Un peu plus loin apparaissent les grands édifices de la couronne et les riches hôtels de la noblesse, puis le pont des Maréchaux, jadis occupé par des ateliers de charrons et des enclumes de forgerons, maintenant envahi presque tout entier par les boutiques les plus coquettes, les marchandes de modes et de parfumerie, les gravures d’Angleterre et la librairie parisienne. De prime-abord ainsi, on a passé par plusieurs sphères, qui se mêlent l’une à l’autre sans se confondre, par le quartier du peuple, de l’aristocratie, de la bourgeoisie aisée, de la colonie française, et l’on est à quelques pas du Kremlin.

C’était le Krernlin que je voulais visiter avant tout. J’y allai avec un homme du pays qui, chemin faisant, me racontait avec un orgueil patriotique les différentes phases de l’histoire de la vieille forteresse, les noms qui l’avaient illustrée, les tsars dont elle fut le palais, les empereurs qui y avaient reçu leur couronne. Je l’écoutais d’une oreille distraite, songeant à cet autre empereur dont il ne parlait pas, et dont je voyais planer devant moi la grande image. C’était là qu’il s’était arrêté dans sa marche gigantesque, c’était dans cette enceinte qu’il avait reposé sa tête sous le poids de ses larges conceptions et de ses sombres pressentimens ; c’était du haut de ces remparts qu’il avait vu l’incendie inonder son refuge, dévorer sa conquête. Ces vieux murs avaient tressailli à son approche, et cette ville s’était dépeuplée devant lui comme autrefois les champs de l’Italie devant le cheval d’Attila. Non, jamais on ne vit une telle époque, et jamais un théâtre si funèbre ne s’ouvrit pour une scène si désastreuse. Quel poète pourrait peindre le lugubre silence de ces rues désertes où notre armée entrait toute couverte encore de la glorieuse poussière de la Moskowa, s’attendant à voir venir au-devant d’elle une population suppliante, et ne trouvant pas même un enfant pour lui montrer le chemin de son capitole ? Qui pourrait dire l’effroi subit, le tumulte, la consternation de nos malheureux frères, quand des mains invisibles lancèrent tout à coup, au milieu de la nuit, des brandons enflammés dans l’intérieur des maisons, quand l’incendie éclata de toutes parts, débordant comme un torrent, et faisant de cette cité, naguère encore si belle et si calme, un immense bûcher, une sépulture de cendre et de feu ? Avec quelle émotion j’ai franchi les portes de ce château qui fut honoré de tant de gloire et qui abrita une si haute et si terrible destinée ! Tous ses vieux souvenirs, ses siècles d’éclat et de prospérité, s’effaçaient devant cette apparition de quelques jours, qui vivra tant qu’il y aura une main pour écrire l’histoire, une oreille pour l’entendre, une mémoire pour la recueillir. Il me semblait que chacune des pierres sur lesquelles je posais le pied, chacune de ces façades et de ces coupoles, devait garder les traces de cette époque ineffaçable, et me raconter quelque épisode de ce désastre sans exemple. De tous côtés je promenais un regard avide, et ces cours étroites, ces voûtes silencieuses, étaient pour moi comme un temple auguste, consacré par la pensée la plus héroïque et la plus grande calamité.

Les Anglais, qui, dans leur lâche envie, ne manquent jamais une occasion de profaner notre histoire ou d’insulter à notre honneur, ont accusé nos soldats d’avoir mis eux-mêmes le feu à Moscou. Les Russes sont plus justes ; ils racontent sincèrement le fait tel qu’il s’est passé. Plusieurs habitans de Moscou me l’ont avoué. Ils savaient bien qui étaient les incendiaires et les pillards ; ils savaient que notre armée tout entière ne se précipitait au milieu des flammes que pour tenter de les étouffer. Leur intérêt parla alors plus haut que leur équité ; ils rejetèrent sur nous cette dévastation pour accroître encore le nombre de nos ennemis, et se fortifier contre nous par un redoublement de haine et d’exaspération. Leur vœu s’est réalisé, l’incendie de Moscou a eu le résultat qu’ils en attendaient. Quel résultat ! La France pourra-t-elle jamais l’oublier ? Quand on annonça à Alexandre l’incendie de sa vieille capitale, ce fut pour lui comme un coup de foudre. Les bulletins de la Moskowa lui annonçaient que ses troupes venaient de remporter un triomphe. Il avait fait chanter le Te Deum de la victoire et comblé d’honneurs la famille de Kutusoff. Tout à coup il apprenait que ce prétendu triomphe était une défaite, que notre armée, marchant sur les débris de la sienne, poursuivait sa route au centre de son empire, et que la demeure de ses ancêtres était occupée par Napoléon. On raconte qu’alors, saisi de terreur à cette sinistre nouvelle, croyant déjà voir l’aigle de France étendre ses ailes sur les ruines de Pétersbourg, il résolut de se retirer en Angleterre, et que l’impératrice usa de toute son influence pour le dissuader de ce projet désespéré. Trois jours après, il apprenait la ruine de Moscou, et cette ruine le sauvait. On ne dit pas encore pourquoi le comte Rostopschin a persisté à nier publiquement les ordres qu’il avait donnés aux incendiaires. On sait qu’il avait voulu brûler lui-même sa belle maison de Moscou, et qu’elle ne fut sauvée que par hasard ; il ne peut nier en tout cas la brutale inscription qu’il plaça au-devant de sa maison de campagne ; en y mettant le feu et en l’abandonnant[2].

Le Kremlin est une citadelle presque triangulaire, autrefois entourée de fossés, fermée à présent par une enceinte de hautes murailles, flanquée d’une tour massive à chaque angle. De la fondation du Kremlin date celle de Moscou même. Cette forteresse existait dès le milieu du XIIe siècle. Ce n’était d’abord qu’une simple construction en bois avec une palissade ; Moscou n’était qu’un village. Vingt ans plus tard, c’est-à-dire vers 1160 ou 1170, André, petit-fils de Vladimir Monomaque, prince de Kiew, éleva au milieu de ces frêles habitations une église en pierre, et y déposa une miraculeuse image, le portrait de la Vierge, peint par saint Luc. Saccagée et brûlée au milieu du XIIIe siècle par les Mongols, la jeune ville fut reconstruite bientôt après sur un emplacement plus large. Une cabane d’anachorète fut convertie en une église ; des deux côtés de la rivière s’élevèrent des couvens. Moscou devint la résidence de Jouri III, la capitale d’une principauté qui, de siècle en siècle, et pour ainsi dire d’année en année, devait étendre ses limites au nord et au sud. Ivan Danélovitch la dota de deux nouvelles églises et l’entoura d’une forte barrière en chêne. Dmitri, son petit-fils, remplaça cette barrière par une muraille en briques. Vers la fin du XIVe siècle, après les ravages d’une peste désastreuse et de plusieurs guerres, Moscou s’étendait sur les deux bords de la rivière, et renfermait déjà une demi-douzaine d’églises et de monastères.

Des églises, des monastères, une forteresse, voilà le berceau de Moscou, et toute son histoire est là, entre un glaive qui répand la terreur et une relique qui impose le respect. Dévastée au XIVe et au XVe siècle par les princes de Lithuanie, elle se releva une troisième fois de ses ruines sous le règne de l’ambitieux Ivan Vassilievitsch, qui lui donna pour premiers trophées les dépouilles de Novogorod, agrandit son enceinte et bâtit les tours du Kremlin. Ses successeurs continuèrent son œuvre avec ardeur, et, sous le règne d’Ivan-le-Terrible, Moscou occupait déjà un immense espace.

Le Kremlin, qui a été le premier noyau de cette ville, en est resté le point central. C’est de là que les différens quartiers se sont étendus de côté et d’autre, comme les rayons d’une roue, et c’est là qu’ils se réunissent comme le lin autour du fuseau. Le Kremlin domine par sa situation toute la cité. Son clocher d’Ivan Veliki avec sa coupole dorée s’élève au-dessus des autres clochers qui l’entourent, et ses remparts épais, crénelés, semblent encore prêts à défendre la demeure des tsars et le sanctuaire des patriarches. À l’intérieur, c’est un singulier assemblage de constructions de différentes époques et d’édifices de toute sorte. Rien de symétrique, rien de régulier, ni dans les rues qui traversent l’enceinte ni dans les espaces vides qui séparent les bâtimens. Cathédrales, chapelles, palais, tout a été jeté là de siècle en siècle par la pensée pieuse ou le caprice du souverain, édifié par la fantaisie de l’artiste, et tout ce mélange d’architecture religieuse et profane, de style antique et byzantin, de flèches aiguës et de coupoles arrondies, toute cette variété de teintes et de couleurs, de façades, de clochers, produit un effet étrange, inexplicable, qui étonne comme un rêve, qui offre aux regards fascinés tantôt l’attrait d’une arabesque, tantôt l’auguste aspect d’un monument consacré par le temps et par de nobles souvenirs.

C’est d’abord la cathédrale de l’Assomption, la première église bâtie en pierre à Moscou. Sa nef est étroite et sombre, sa voûte soutenue par quatre énormes piliers qui occupent presque le tiers de son enceinte, et ces piliers, cette voûte, ces murailles, sont du haut en bas couverts de peintures à fresque, représentant sous une forme gigantesque des figures de saints et d’apôtres avec des manteaux de pourpre et des auréoles d’or. L’iconostase, c’est-à-dire la barrière qui sépare le sanctuaire du reste de l’église, et qui s’élève jusqu’à la voûte, est comme une de ces murailles fabuleuses dont parlent les poètes de l’Orient, une muraille de vermeil couverte d’images ciselées, éblouissantes de pierreries. À droite des portes qui s’ouvrent au milieu de l’iconostase, et qu’on appelle les portes royales, est une image de saint Jean, peinte, dit-on, par l’empereur grec Emmanuel ; à gauche, une Vierge vénérée, qui porte sur la tête, entre autres ornemens, deux diamans, dont un seul rendrait le plus pauvre poète éligible. Ce qui est bien plus précieux aux yeux du peuple russe que toutes ces peintures, ces couronnes de diamans, ces amas d’or et de vermeil, ce sont les reliques enfermées çà et là dans des châsses. Il y en a pour toutes les dévotions et tous les accidens de la vie, depuis la tunique de Jésus-Christ, dont personne n’oserait contester l’authenticité, jusqu’à des ossemens de saints qui guérissent diverses maladies. Un sacristain montre du doigt aux fidèles celles qui ont le plus d’efficacité ; ils se signent à différentes reprises devant ces trésors de la foi, y déposent un pieux baiser, et s’en vont vers une autre chapelle également pleine de reliques ; là ils se signent encore, se prosternent avec humilité, se jettent la face contre terre, puis s’approchent d’un moine qui se tient debout devant l’autel et leur donne à baiser sa main droite, qu’il a soin auparavant, dit-on, d’imprégner d’une bonne odeur afin de flatter l’odorat des respectueux croyans. Je n’ai pas vérifié le fait et ne veux point l’affirmer. C’est dans cette église qu’on enterre les métropolitains et qu’on couronne les empereurs.

Tout près de l’Assomption est l’église de l’archange Michel, bâtie à peu près dans la même forme, surmontée également de cinq coupoles, enrichie d’un splendide iconostase et de plusieurs reliques en grand renom. L’église de l’Annonciation est pavée en agathe, chargée d’or et de vermeil, et couverte sur toutes ses faces de figures d’apôtres et de martyrs, au milieu desquelles apparaissent des philosophes grecs, ce qui me semble une preuve de rare tolérance. Il est vrai que les images des saints sont entourées d’une auréole, et que celles des sages de l’antiquité ne portent point ce signe de gloire céleste. Ainsi le bon peuple de Moscou peut encore s’y reconnaître.

Si l’on fait quelques pas hors de ce premier espace, du côté du quartier appelé le Kitaigorod, voici bien certainement l’édifice le plus bizarre, le plus étonnant qui existe : une église à deux étages, composée de vingt chapelles, surmontée de seize tours d’inégale forme et d’inégale grandeur, celle-ci pareille à un clocheton naissant, celle-là pointue et élancée, une autre tordue comme les replis d’un turban, une quatrième taillée comme un artichaut, une cinquième ornée de trois rangées de pierres arrondies comme des aiguilles, une sixième surmontée d’un globe comme un de nos honnêtes clochers de village, et d’une croix grecque posée sur un croissant ; toutes ces coupoles, toutes ces tours bariolées de diverses couleurs, sont peintes en rouge, en bleu, comme les grains d’un chapelet. On ne sait, en regardant cette église, où est la porte principale, ni l’autel, ni la nef, de quel côté elle commence, de quel côté elle finit. C’est un vrai conte fantastique. Elle fut bâtie, l’année 1554, en mémoire de la prise de Kasan. Le prince qui en avait ordonné la construction fut si émerveillé en la voyant, que, de peur que son architecte n’eût l’idée d’aller décorer un autre pays d’un pareil chef-d’œuvre, il se hâta de lui faire crever les yeux. C’était Ivan IV, surnommé le Terrible. Deux yeux de plus ou de moins dans sa principauté lui importaient peu, et il était sûr, en prenant ce parti, d’avoir une église unique, unique à ce point, que les édifices les plus désordonnés de Moscou paraissent encore fort raisonnables à côté de cet assemblage de cônes, de bulbes et d’excroissances.

Les remparts du Kremlin, qui touchent à tant de merveilles religieuses, renferment aussi le palais et les richesses mondaines des tsars, l’un remarquable par ses galeries étagées comme des gradins et aboutissant à un étroit belvédère, l’autre par son revêtement à facettes. Le plus curieux à visiter est celui qu’on appelle le Palais-Rouge. Il renferme toutes les couronnes des diverses contrées subjuguées par la Russie, depuis celle de Kasan jusqu’à celle de Pologne, les globes, les sceptres, les trônes des tsars, les vêtemens que les empereurs ne portent qu’une fois, le jour de leur couronnement, toute l’histoire de l’empire russe racontée par les insignes de la monarchie, tous les dons offerts aux anciens tsars de la Moscovie et à leurs puissans successeurs par les chefs de hordes et les princes qu’ils ont vaincus, et les larges vases d’or sur lesquels la bourgeoisie de Moscou vient offrir le pain et le sel à son souverain chaque fois qu’il daigne l’honorer de sa visite. Il faudrait être lapidaire ou bijoutier pour décrire convenablement l’éclat, la valeur de ces innombrables bouquets d’émeraudes, de saphirs, de brillans, ces tissus de perles et ces chaînes de diamans. J’ai vu le gardien de ce magasin d’orfèvrerie s’épuiser en efforts pour éblouir mes regards par l’aspect de ce luxe asiatique, et j’ai noté seulement trois objets qui éveillaient en moi quelque émotion : les lourdes et larges bottes de Pierre-le-Grand auxquelles le digne empereur remettait lui-même une bonne paire de clous quand le talon faisait mine de vouloir se séparer de la semelle ; le brancard grossier sur lequel Charles XII malade se faisait porter de rang en rang au milieu de ses troupes, le jour de sa terrible bataille de Pultawa, et le livre renfermant la constitution de Pologne, que Nicolas a jeté comme un holocauste au pied du portrait d’Alexandre.

Une autre salle est remplie de glaives et de casques, de boucliers et d’armures, émaillés, dorés, ciselés, ceux-ci avec la richesse du goût oriental, ceux-là avec un art exquis. Mais toutes ces armures si pesantes, ces épées à deux mains, ces arquebuses à roue, ne sont que des jouets d’enfant, comparés aux trois gigantesques canons placés à l’entrée de l’arsenal. L’un a la gueule ouverte comme s’il voulait avaler tout d’une fois un régiment ennemi, les deux autres sont longs comme s’ils devaient lancer leurs boulets de Moscou à Constantinople. Tous les trois n’ont qu’un petit inconvénient, c’est de ne pouvoir jamais être employés dans une bataille. Malheureusement près de là il y en a d’autres qui ont fait un glorieux service, et sur lesquels j’ai jeté un triste regard. Ce sont ceux que nos pauvres soldats mourant de froid abandonnèrent d’une main défaillante sur leur route glacée, et que les Russes ont eu tout le temps de recueillir.

À côté du palais des tsars, que l’empereur fait reconstruire à présent sur un plus vaste espace et dans de plus hautes dimensions, est le palais des Patriarches, étroit, sombre, et rempli d’une quantité de mitres, de crosses en or et en vermeil, de vêtemens chargés de perles et de rubis que les moines déroulent avec orgueil. Là est aussi la bibliothèque du synode, composée tout entière d’ouvrages grecs et slavons, parmi lesquels on m’a montré un très beau manuscrit d’Homère que le bibliothécaire avoue n’avoir jamais lu, en sorte qu’il ne sait jusqu’à quel point il est conforme au texte imprimé.

Et la cloche ! Je crois, Dieu me pardonne, que j’allais quitter le Kremlin sans parler de la fameuse cloche. Je me hâte de dire que je l’ai vue, non plus ensevelie à moitié dans le sol comme elle l’était naguère, mais posée sur un joli piédestal de granit par un ingénieur français, M. de Montferrand. Les dimensions de cette cloche ont été indiquées dans toutes les statistiques, elle a vingt pieds de haut et plus de vingt-deux pieds de diamètre. Si elle avait été fondue trois siècles plus tôt, le joyeux curé de Meudon n’aurait pu choisir un plus digne grelot pour la jument de Gargantua.

Le Kremlin communique avec la ville par cinq portes ornées d’images, et illustrées par mainte légende héroïque et religieuse. Il en est deux surtout dont l’aspect seul inspire au peuple le plus profond respect. L’une est la porte de Saint-Nicolas. Une ancienne image de ce saint, encadrée sous une vitre, décore cette porte, et une inscription placée sur le mur rapporte que dans l’explosion de 1812, tandis que les remparts du Kremlin tremblaient, que l’arsenal était renversé, et que la tour et la porte de Saint-Nicolas se déchiraient de haut en bas, l’image du saint et la vitre qui la recouvre restèrent parfaitement intactes. Je laisse à penser comme on cria au miracle, et avec quels regards pieux le paysan russe contemple ce témoignage palpable de la faveur du ciel. Aussi, du matin au soir, des flots de monde se pressent à l’entrée de cette porte, font des signes de croix et allument devant le bienheureux saint Nicolas des cierges et des lampes.

L’autre porte est encore plus vénérée. Elle est ornée d’une image sombre dont on distingue à peine les traits, et qui représente le Sauveur. Devant ce cadre noirci par le temps est une lampe grossière suspendue à une chaîne épaisse, une vraie lampe de prison ; jamais tête de vierge entourée de brillans et de saphirs, jamais iconostase portant sur ses larges ailes toutes les figures de l’ancien et du nouveau Testament, n’inspira un aussi vif sentiment de dévotion que cette image sombre incrustée dans la muraille et cachée derrière cette lampe antique. On raconte qu’une fois elle a par sa merveilleuse puissance arrêté l’invasion des Tartares, et préservé la ville de leurs ravages. Ils arrivaient en triomphe, croyant déjà s’enrichir des dépouilles des marchands, et trôner comme de fiers conquérans au Kremlin ; ils s’en retournèrent confus et épouvantés : la sainte image avait jeté le trouble dans leurs regards, l’effroi dans leurs cœurs et le désordre dans leurs rangs. On dit aussi que lorsque les Français, plus intrépides que les Tartares, envahirent Moscou, ils voulurent s’emparer de cette image sacrée, qu’ils ne purent, malgré tous leurs efforts, ni prendre ni détruire. Il y a une autre histoire qui se rattache à cette même porte et qui lui fait moins d’honneur. Sous le règne de Catherine, quand la peste éclata à Moscou, le peuple, décimé, terrifié, n’ayant plus aucune confiance ni dans les médecins qui essayaient de venir à son secours, ni dans l’hygiène qu’on lui prescrivait, s’avisa de prendre l’image miraculeuse comme l’unique remède qui lui restait pour se préserver du fléau. On vit alors toute une population pâle et maladive se précipiter avec une sorte de frénésie vers cette relique, se la disputer, se l’arracher, la serrer sur son cœur, la couvrir de baisers. L’évêque, jugeant que cette agglomération de la foule, ce contact de tant de milliers d’individus ne pouvait qu’augmenter et propager les germes de contagion, voulut enlever cet objet d’un culte si dangereux : il fut massacré sur place. Quelque temps après, la peste cessa, le peuple attribua son salut à sa piété. L’image du Sauveur fut remise à son ancienne place, et vénérée plus que jamais. La porte qu’elle décore s’appelle la porte Sainte, nul Russe ne la traverse sans faire plusieurs signes de croix, et pas un étranger, de quelque religion qu’il fût ne pourrait y passer impunément sans se découvrir la tête. Non loin de là est une image de la Vierge entourée d’une auréole de gloire militaire. Elle a fait la campagne de 1812, et on lui attribue la retraite de notre armée, la défaite de nos malheureux soldats.

Je n’en finirais pas si je voulais raconter toutes ces légendes et ces adorations de la religion grecque. C’est ici que la piété du peuple russe éclate dans toute sa force et sa primitive candeur. À Pétersbourg, elle est altérée par l’influence d’une capitale, par le rapprochement de différentes églises et de différens cultes, par le contact incessant d’une quantité d’étrangers dont la plupart arrivent là comme de vrais mécréans. Ailleurs, elle ne peut s’exercer sur un si large espace, devant des monumens si sacrés. Moscou est donc sa vraie sphère. C’est là que se trouvent les reliques les plus précieuses ; c’est là que le miracle, cet enfant de la foi, comme a dit Goethe, se perpétue de génération en génération, éblouit les regards et subjugue l’intelligence de la foule. C’est là enfin que le peuple a conservé, par un autre miracle, au milieu de la société plus ou moins sceptique et corrompue des nobles et des grands, sa croyance intacte, sa pensée religieuse et sa ferveur naïve. Moscou est son sanctuaire, sa métropole ; il se découvre la tête en voyant de loin l’antique cité, il l’appelle sa mère, sa ville sainte, et ces deux titres expriment à la fois toute la tendresse qu’il lui porte et le sentiment respectueux qu’elle lui inspire.

Il faut voir, la veille des jours de fête et les dimanches, quand les battans de toutes les cloches sont en branle, quand les carillons des monastères, des cathédrales, résonnent d’une extrémité de la ville à l’autre, il faut voir les milliers d’hommes, de femmes, d’enfans qui se pressent autour des oratoires étroits et des petites chapelles, ondulent dans les rues et sur les places du Kremlin, courent d’une église à l’autre pour couvrir de baisers les ossemens des saints ; il faut les voir se frapper la poitrine devant les images d’or et d’argent, se prosterner devant les moines, allumer des lampes, des cierges devant une tête du Christ ou de la Vierge, et se jeter la face contre terre. Tout ce que j’ai entendu raconter des pratiques des Espagnols, de leurs prières, de leurs signes de piété, ou si l’on veut de superstition, ne me semble pas comparable à ce que l’on voit ici deux cents fois par an.

Pendant le temps que j’ai passé à Moscou, j’allais chaque jour au Kremlin et ne me lassais pas de contempler ses églises, ses palais. Je descendais chaque jour dans la ville, et, de quelque côté que je me dirigeasse, j’étais sûr de trouver sur ma route les scènes les plus neuves et les plus variées. La ville brûlée en 1812 a conservé presque tout entier, dans sa reconstruction, le caractère architectural qui la distinguait autrefois. Dans certains endroits, on n’a fait que relever les murs calcinés, renversés par l’incendie ; dans d’autres, les maisons ont été seulement élargies ou exhaussées ; du reste ce sont encore les mêmes rues tortueuses, les mêmes places irrégulières et le même mélange d’édifices grandioses et d’habitations obscures, de remises et de jardins. La police, qui, en Russie, se mêle de tant de choses, n’est pas encore intervenue, à ce qu’il paraît, dans les plans de construction. Elle n’a pas déterminé l’alignement des maisons, la hauteur des façades, l’emplacement des grands propriétaires et des petits. Chacun a bâti son nid, qui de çà, qui de là, comme bon lui semblait, avec des ogives de cathédrale ou des lucarnes de grenier, des balcons dentelés ou de simples escaliers en bois. De là le coup d’œil le plus singulier et les contrastes les plus inattendus. Vous sortez d’un riche magasin où vous avez vu étaler toutes les richesses de l’industrie moderne, et vous voilà devant une misérable boutique où le moujik à longue barbe, vêtu comme ses ancêtres, vend de la même manière, avec les mêmes frais d’éloquence, les mêmes denrées grossières qui se vendaient là il y a deux cents ans. Vous admirez l’étendue d’un édifice public, les colonnes, les balustrades d’une maison de grand seigneur, et vos regards tombent sur une pauvre échoppe étroite et chétive qui s’appuie sur le palais comme l’arbrisseau tremblant sur le tronc du chêne. Vous venez de traverser un quartier construit avec symétrie, décoré avec art, et vous vous dites : Voilà vraiment une belle et grande ville. Faites encore quelque pas, et vous pourriez bien vous croire au milieu d’un pauvre village.

C’est du haut de la montagne appelée la montagne des Moineaux, qu’il faut voir Moscou pour comprendre sa vraie beauté et jouir de son ensemble. On traverse la longue rue dans laquelle s’élève le splendide hôpital fondé par le prince Galitzin, à une époque où les chefs de la noblesse russe étaient encore si riches qu’ils pouvaient faire des fondations splendides comme celles des rois. Puis voici la porte de Kalouga, par où passa la plus grande partie de notre armée en quittant Moscou. Ah ! c’est là une autre porte sainte, la porte devant laquelle tout Français devrait s’incliner comme les Russes devant celle du Kremlin, et adresser du fond du cœur un souvenir de respect à ceux qui sont morts, un vœu sympathique à ceux qui ont survécu.

À peine hors de la barrière, le pavé et la chaussée cessent brusquement, on ne trouve plus qu’un chemin raboteux, inégal, coupé par de profondes ornières où l’on risque à tout instant de briser son léger droschki. C’est encore là un de ces contrastes qui ne se voient qu’en Russie, une ville riche et grandiose, et à quelques pas des plus belles rues un chemin auquel la plus pauvre de nos communes n’oserait pas donner le nom de chemin vicinal.

La montagne des Moineaux n’est pas une montagne. C’est tout simplement un plateau aride et nu, bordé çà et là de quelques bouquets d’arbres, assez élevé cependant pour que de là on puisse, d’un coup d’œil, embrasser toute la plaine qui entoure Moscou et la vieille cité des tsars avec son immense amas de maisons, ses centaines d’églises, de palais, de couvens, ses clochers pareils à des minarets, ses globes étincelans, ses hautes croix rayonnant dans l’air, ses coupoles dorées qui miroitent au soleil, ses dômes bleus et étoilés et ses larges toits peints en vert. Quelle ville ! On dirait une mer d’édifices ; les teintes austères du Nord, l’éclat de l’Orient, les flèches élancées du moyen-âge, les terrasses de l’Italie, les remparts séculaires et les rideaux de verdure se marient, se croisent, et de tous les côtés attirent la pensée et charment les regards.

Une seule chose dépare cette cité si richement ornée par les hommes et si bien dotée par la nature, c’est l’insuffisance de ses eaux. « Voyez, disait un jour un naïf observateur des choses humaines, voyez comme la Providence est sage et prévoyante ; partout où il y a une grande ville, elle a fait passer un grand fleuve. La Providence n’a pas été si libérale pour Moscou, elle ne lui a donné que trois rivières dont deux pourraient fort bien s’appeler des ruisseaux et dont la troisième, la Moskwa, n’est nullement en proportion avec l’innombrable quantité de constructions qui borde ses rives. Ces trois cours d’eau ne suffisent pas même aux besoins quotidiens des trois cent mille habitans de Moscou. Il a fallu, pour remplir chaque jour leurs théières et leurs tonnes de kvan, creuser des aqueducs et construire de profonds réservoirs.

Au pied de ce plateau d’où l’on contemple ainsi la ville aux vieux souvenirs, l’empereur Alexandre avait voulu faire élever un temple colossal en mémoire de la campagne de 1812. L’emplacement choisi pour cette œuvre commémorative était un terrain fangeux, entrecoupé de larges crevasses et entouré de sable. Avant d’oser y entreprendre le moindre travail de maçonnerie, il fallait dépenser des sommes considérables pour aplanir ce sol inégal, l’affermir, lui donner quelque consistance. Les gens experts trouvaient, à vrai dire, ce choix assez bizarre ; mais l’architecte avait vu en rêve, comme par une espèce de révélation, le plan de son édifice, et le lieu où il fallait l’élever. Situation, construction, ensemble, détails, tout dans l’aspect extérieur de ce monument, dans la disposition de ses colonnades, de ses fenêtres et de ses gradins, devait avoir un caractère symbolique. Alexandre, qui, comme on le sait, avait un penchant assez prononcé pour tout ce qui s’offrait à lui avec une certaine teinte de mysticisme poétique ou religieux, adopta le plan de l’architecte et vint lui-même en grande pompe poser la première pierre du nouveau temple dans le ravin qui lui était indiqué. Après deux ou trois années de travaux, on reconnut enfin l’impossibilité physique d’établir dans un pareil lieu un édifice tel que celui qui était projeté. L’architecte fut mis en prison et condamné à y rester jusqu’à ce qu’une nouvelle révélation lui aidât à rendre compte des sommes considérables dont l’emploi lui avait été confié, et comme il fallait absolument ériger un temple aux souvenirs de 1812 on choisit un autre emplacement moins symbolique peut-être que le premier, mais beaucoup plus convenable sous tous les rapports.

Au moment où nous allions quitter la montagne des Moineaux, nous vîmes venir à nous, sur un léger droschki, un homme à la figure grave et douce, portant l’honnête costume avec lequel on nous représente ordinairement les notaires et les docteurs du dernier siècle : cravate blanche, frac noir, culotte, et bas de soie. Venez, me dit mon guide, c’est M. Hase, le médecin de la prison ; vous trouverez en lui un homme remarquable, et je le prierai de vouloir bien nous conduire au milieu des pauvres gens dont il est le patron et le soutien. Nous nous approchâmes du vénérable docteur, qui nous serra les mains avec cordialité et nous emmena aussitôt du côté de la fatale enceinte où il répand chaque jour les trésors d’une charité vraiment évangélique. C’est là que des vingt-deux gouvernemens arrivent, toutes les semaines, les malheureux condamnés à faire le voyage de Sibérie, soit pour y être employés aux travaux forcés, soit pour y être détenus comme colons. Ils passent huit jours dans cette prison centrale. Le dimanche, on les revêt d’une veste bigarrée, on leur rase la moitié de la tête, et on les place, la chaîne aux pieds, sur des charrettes découvertes qui les mènent de station en station au lieu de leur exil. Le docteur allait assister à l’un de ces départs. Nous passâmes au milieu d’une haie de soldats en grande tenue, ornement inévitable de tout cachot ; nous entrâmes dans une grande cour où ces malheureux, destinés à mourir pour la plupart à six cents lieues de là, regardaient encore une fois le ciel qui les a vus naître, et se souvenaient peut-être de la demeure paternelle où ils ne rentreraient jamais. Des hommes se promenaient de long en large, traînant leurs lourdes chaînes sur le parc ; des femmes étaient assises par terre, la tête penchée sur leur poitrine ; des enfans, qui partageaient le sort de leurs pareils et qui en ignoraient l’amertume, se roulaient en riant sur les genoux de leur mère et jouaient avec les enfans du guichetier. Plusieurs de ces pauvres gens, condamnés ainsi à quitter pour long-temps, pour toujours peut-être, leur pays natal, leur maison, leurs amis, ne portent point dans leur cœur la lèpre du vice ou la flétrissure du crime. Les uns subissent ce châtiment pour une faute politique, d’autres pour un instant de révolte envers un maître inexorable ; d’autres, hélas sont les victimes d’une erreur ou d’un cruel caprice. Chaque seigneur russe a le droit d’envoyer ses serfs en Sibérie, il ne fait que les désigner à la justice, et on les emprisonne, on leur rase la tête, on les expédie à Tobolsk avec la chaîne des forçats. Celui qui les livre à ce supplice est tenu seulement de leur payer une pension alimentaire. Est-ce là une obligation assez forte pour l’arrêter dans un mouvement de colère ? Est-ce un moyen de répression suffisant contre l’injustice et la cruauté ? Il y a là dans la législation russe une affreuse lacune, et, par les larmes de ceux qui en ont été les victimes, par les souffrances qu’ils ont subies, par la loi de Dieu, enfin, l’humanité entière demande qu’elle soit réparée. On m’a cité une jeune femme belle, grande, forte, qui ne voulait pas vivre avec son mari parce qu’il était infecté d’une maladie hideuse. Le mari a recours au seigneur ; le seigneur, qui, dans un épouvantable sentiment d’avarice, pensait peut-être aux robustes enfans que cette femme pouvait donner à ses domaines, veut la forcer à accomplir son devoir conjugal. Elle résiste, et il l’envoie en Sibérie. Au bout de quelques années, il la fait revenir, la retrouve inflexible à ses ordres et la condamne de nouveau à l’exil. Le poète Pouschkin racontait qu’il avait un jour rencontré sur la route de Tobolsk, parmi les criminels condamnés à la déportation pour vols ou pour meurtres, une jeune fille d’une grace et d’une beauté angélique. Après avoir servi pendant quelque temps comme une esclave aux plaisirs de son sultan, cette malheureuse s’était laissée attendrir par un homme qui lui demandait peut-être à genoux une parole d’amour que l’autre exigeait impérieusement, et elle allait en Sibérie expier dans l’exil une heure de tendre abandon. La pauvre enfant, dit Pouschkin, habituée pendant quelques années à toutes les jouissances de la fortune et aux raffinemens du luxe, souffrait bien plus que ses rudes compagnons des fatigues de son long voyage. Les cahots de la voiture lui meurtrissaient le corps, et elle regrettait de n’avoir plus de gants pour garantir ses mains de l’ardeur du soleil. Cependant, au milieu de ces souffrances, elle ne se repentait point d’avoir été trop tendre, elle parlait avec un accablant mépris de celui qui l’avait subjuguée par son autorité souveraine, et emportait avec joie à l’extrémité de la Russie le souvenir de celui qu’elle avait aimé.

À notre arrivée dans la cour, une vingtaine de condamnés se précipitèrent au-devant du docteur ; ils lui adressaient leurs suppliques, ils lui parlaient avec effusion, ils lui baisaient les mains. C’est lui seul qui a vraiment pitié des prisonniers dans cette maison d’agens de police et de geôliers, c’est lui qui guérit leurs plaies, qui leur donne des consolations et des encouragemens, qui leur distribue des aumônes. Les condamnés ne peuvent point emporter d’argent avec eux, mais tout ce qu’ils possèdent et tout ce que la charité pieuse leur accorde est envoyé en leur nom au lieu où ils doivent vivre, et ils trouvent du moins en arrivant ce secours pécuniaire pour les aider à souffrir les premières rigueurs de leur captivité ou de leur bannissement.

Nous entrâmes dans une large salle en bois, nue et sombre. Devant une petite table couverte de registres était assis un greffier du tribunal, homme dur, sec, inaccessible à toutes les demandes et requêtes, vrai greffier de cachot, établi dans ce lieu pour faire sentir aux prisonniers toute la pesanteur de cette balance de fer qu’on appelle si généreusement la balance de la justice. Le docteur s’assit modestement en face de lui, et il s’engagea entre ces deux hommes d’un caractère si différent un des débats les plus émouvans qu’il soit possible d’imaginer.

Les condamnés se présentaient l’un après l’autre pour faire une réclamation légale, ou exprimer un vœu d’infortune. Celui-ci avait eu la jambe entamée par ses chaînes, et souffrait tellement, qu’il avait à peine la force de se mouvoir ; il sollicitait la permission de rester là jusqu’à ce qu’il fût guéri. Cet autre attendait sa femme, qui voulait partager son exil, et il demandait un délai d’une semaine. Le greffier ouvrait froidement son registre et leur montrait qu’étant arrivés à la prison tel jour, ils devaient être envoyés en Sibérie tel jour, que toute requête et toute réclamation étaient par conséquent inutiles. Le bon docteur lui laissait paisiblement formuler ces conclusions juridiques, puis il hasardait une humble remarque, puis une autre, enfin il se faisait lui-même l’avocat de ces malheureux, et si toute son éloquence compatissante échouait contre l’obstination de son adversaire armé du texte des règlemens et de la sentence des tribunaux, alors il intervenait avec son autorité de médecin : il déclarait que, tel homme, telle femme étant hors d’état de supporter les fatigues d’une longue route, il les envoyait à l’infirmerie, et prenait ce fait sous sa propre responsabilité. Le greffier se taisait, et le docteur recommençait une lutte plus difficile : il s’agissait cette fois d’obtenir un délai pour ceux qui n’étaient pas malades et qu’il ne pouvait prendre légalement sous son égide de médecin. Cette fois il devenait timide et obséquieux comme le plus pauvre des solliciteurs ; il parlait à voix basse au greffier, il le flattait, il le caressait, il avait toutes sortes de petites ruses pour ébranler sa résolution ; tantôt il essayait de l’attendrir, et tantôt de le faire sourire. S’il s’apercevait que ses efforts étaient inutiles, il changeait brusquement la nature de l’entretien, il se mettait à discourir de chose et d’autre, comme s’il eût été dans un salon, des anecdotes de la ville et des nouvelles d’Allemagne. Souvent le greffier, séduit, fasciné par tant de douces paroles et tant de graves raisonnemens, accordait la grace qu’on lui demandait, et les pauvres prisonniers bénissaient leur évangélique docteur. Pour moi, je ne quittai la prison qu’en le bénissant comme eux, et en admirant l’inépuisable bonté de Dieu, qui met un secours à côté de toutes les infortunes, qui adoucit les sentences de l’homme par la tendresse de l’homme, les souffrances du cachot par la charité.

Tout est dans tout, a dit un grammairien, et cet axiome une fois admis, on ne sera point surpris que, chemin faisant, je me sois mis à méditer sur le sort de certains états, à propos d’une prison. La scène qui se passe chaque semaine dans la maison des exilés de Sibérie ne ressemble-t-elle pas à celles qu’on voit très fréquemment dans les contrées soumises au régime absolutiste ? Là il y a une autorité impérieuse, sévère, difficile, qui, de même que le greffier, parle au nom de la loi, au nom d’une loi souvent juste dans ses principes, mais souvent vicieuse dans ses conséquences, et cruelle dans ses applications ; puis il y a une opinion publique indulgente, honnête, qui, comme le bon docteur, prend pitié de tous les malheureux et s’intéresse même aux coupables, qui comme lui les défend par une raison de légalité ou intercède pour eux. Comme lui, quelquefois elle gagne sa cause et apparaît tout heureuse de l’œuvre charitable qu’elle vient d’accomplir. Comme lui aussi, elle échoue dans ses efforts, et se retire à l’écart silencieuse et triste. Moscou a pendant long-temps exercé cet empire de l’opinion. Quand Pétersbourg en était encore à son premier développement, quand le système autocratique fondé par Pierre-le-Grand n’avait pas encore vaincu toutes les résistances, ni assoupli toutes les ambitions, il y avait à Moscou une aristocratie riche, puissante, qui, dans ses magnifiques châteaux, au milieu de ses milliers de serfs et de ses groupes de courtisans, se posait encore comme une royauté fastueuse en face de la royauté absolue des tsars, et protestait souvent contre elle par son silence ou par ses épigrammes. Plus d’une fois l’attitude que prenait cette aristocratie dans des circonstances importantes préoccupa les maîtres de cette nouvelle capitale. Plus d’une fois Paul Ier dans la joie enfantine de ses parades militaires, Catherine dans la splendeur de sa gloire, se demandèrent : Que dit-on à Moscou ?

Maintenant Moscou a vu disparaître l’un après l’autre ses plus beaux écussons ; le régime autocratique a tout subjugué et tout absorbé. La noblesse russe a passé par le règne de Louis XI, elle en est à celui de Richelieu, et touche peut-être à celui de Louis XIV. Les fils des vieux boyards confient leurs paysans à la surveillance de leurs starostes, abandonnent leurs châteaux à l’administration d’un intendant, et s’en vont monter la garde au palais d’Hiver ou à Peterhof. Les uns ont besoin d’une place pour réparer les brèches faites à leur fortune ; d’autres, très riches encore, sollicitent un titre, une fonction, qui leur donnent plus d’autorité que leur richesse ou leur nom séculaire. La loi de Pierre-le-Grand est formelle, et s’exécute à la lettre. Il faut que tous les nobles russes servent au moins pendant trois ans soit à la cour, comme gentilshommes ou chambellans, soit dans l’administration ou l’armée, et, pour servir avec plus d’avantage, ils veulent se rapprocher du souverain, qui est le juge suprême de tous les mérites, l’arbitre de toutes les faveurs.

Ceux d’entre eux qui reviennent à Moscou, soit comme fonctionnaires publics, soit pour y vivre comme de simples particuliers, y rapportent cet esprit de soumission auquel ils ont été façonnés dans l’atmosphère de la cour, et ne protestent plus. Mais un grand nombre de ces nobles émigrés ne reviennent pas, et les belles maisons qu’ils occupaient dans les plus beaux quartiers de la ville restent désertes ou changent de destination. Celle-ci a été achetée par le gouvernement, qui l’a transformée en édifice public, celle-là par un marchand qui y établit ses comptoirs, cette autre par un club. Les larges tapisseries qui décoraient autrefois ces appartemens ont été remplacées par des tentures en papier peint, les riches éditions françaises du XVIIIe siècle par les contrefaçons de Bruxelles, et les portraits en pied d’une longue suite d’aïeux par des lithographies et des gravures représentant le Passage du Mont-Saint-Bernard ou les Adieux de Fontainebleau. Chaque soir, les salles du club appellent leurs habitués autour du billard ou du jeu de cartes. Deux fois par semaine on y sert un grand dîner, demi-russe et demi-français arrosé de kvass et de vin de Champagne.

Après le dîner, une douzaine de bohémiens et de bohémiennes, au teint basané, à l’œil noir, montent sur une estrade et font entendre leurs chants nationaux. Ces chants ont une harmonie étrange et sauvage : tantôt ils résonnent comme un rire strident et sardonique, tantôt comme le cri d’indépendance d’une tribu indomptable, tantôt comme l’accent d’un amour passionné ou d’une joie frénétique. Puis tout à coup cet élan impétueux s’arrête, une jeune fille prend la guitare, et entonne d’une voix douce et plaintive une romance qui a les inflexions les plus tendres et les accords les plus suaves. Les autres répètent en chœur sur le même ton la strophe qu’elle vient de chanter, et, à la vue de ces femmes qui portent encore sur leur visage l’inaltérable empreinte de leur lointaine origine, à la flamme qui jaillit de leur regard ardent et langoureux, au soupir mélancolique qui s’échappe de leurs lèvres pâles, on se croirait transporté dans ces régions de l’Orient où un air chaud et imprégné de parfums subjugue tous les sens, où tout invite à l’amour et au repos, le ruisseau par son murmure, l’oiseau par ses mélodies, le palmier par la fraîcheur de ses rameaux solitaires. La romance est achevée, et l’on écoute encore. La jeune fille remet sa guitare au chef de la troupe, qui s’avance, la tête haute, au bord de l’estrade, avec sa jacquette bleue nouée par une ceinture d’argent, et le voilà qui fait vibrer d’une main nerveuse toutes ces cordes naguère caressées si doucement, et entonne un chant fougueux, un chant qui résonne dans toute la salle comme le bruit d’une cascade ou le sifflement d’un orage ; puis il frappe du pied, il étend les bras, il appelle à lui, comme le héros d’une horde aventureuse, tous ceux qu’il veut entraîner à sa suite ; les hommes et les femmes qui l’entourent se lèvent à cet appel, s’agitent, dansent, tourbillonnent : ce sont des cris, des éclats de voix, des transports qui ébranlent et mettent en mouvement tous les spectateurs.

Cette colonie bohémienne, qui est depuis long-temps établie à Moscou, qui s’y perpétue sans que le voisinage des Russes altère l’originalité de ses mœurs et le type de sa physionomie, possède seule le secret de ces chansons traditionnelles, de ces danses nationales, et le conserve précieusement. Plusieurs bohémiennes ont inspiré de sérieuses passions dans la grande ville de Moscou. Chaque fois qu’elles apparaissent dans un salon ou dans un jardin public, on voit un groupe de jeunes gens se presser autour d’elles, sollicitant un regard, implorant un sourire. Une d’entre elles est devenue la légitime épouse d’un riche gentilhomme ; d’autres ont vendu chèrement un aveu d’amour. Presque toutes ont eu leur roman ; un de ces romans a inspiré à Pouschkin l’idée d’un de ses meilleurs poèmes.

Mais, quelles que soient les séductions qui les entourent, les bohémiennes ne se séparent guère de leur tribu, ou, si elles la quittent pour quelque temps, elles y retournent, dès qu’elles sont libres, comme des brebis à leur bercail, et, à les voir reprendre gaiement la guitare et danser sur l’estrade avec leurs compagnons, on sent que rien ne vaut pour elles les joies de la vie indépendante, l’orgueil de parader sur une estrade comme des bayadères et de chanter des chants qu’elles seules connaissent. J’avais eu, dans ma simplicité de voyageur, la prétention de rapporter en France quelques-unes de ces mélodies singulières. Je me fis présenter au chef de la troupe, et lui demandai respectueusement s’il ne pourrait pas m’en noter quelques-unes. Il me regarda du haut de sa grandeur, comme un souverain qui parle à un sujet audacieux, et me répondit par une phrase laconique qui se traduisait mot pour mot en ce vers de douze pieds :

Ce que l’ame a senti, la main ne peut l’écrire.

Puis il me tourna le dos et s’en alla recevoir les félicitations de ses courtisans.

Tous les convives du bal, jeunes et vieux, au nombre de plus de deux cents, avaient assisté à cette scène musicale avec un vif intérêt et applaudi à différentes reprises avec enthousiasme. Quoique les bohémiennes se montrent souvent dans les réunions publiques de Moscou, chaque fois qu’on les voit revenir avec leur manteau de pourpre et leur turban, chaque fois qu’elles entonnent leurs singuliers chants, elles excitent autour d’elles un nouveau sentiment de curiosité et une vive émotion. Il semble que les souvenirs de leur patrie lointaine se réveillent à leur vue, et que l’influence jadis exercée par l’Orient sur Moscou se perpétue par l’aspect de ces noires beautés, par les mélodies de la tribu nomade. Dès qu’elles eurent quitté d’un pas léger leur estrade, tous les spectateurs se dispersèrent dans les salles voisines, et s’assirent deux à deux, quatre à quatre, autour des jeux de cartes. Un instant après, ils étaient absorbés dans la contemplation des as et l’amour des matadors. Le salon de lecture, enrichi de tous les livres étrangers et de tous les journaux français, allemands, anglais tolérés par la censure, resta, je dois le dire, à peu près désert.

La ville de Moscou, si grande qu’elle soit, a pris déjà les allures d’une ville de province. Le pouvoir suprême n’est pas là, on a les yeux tournés du côté de Pétersbourg ; on se demande des nouvelles de l’empereur et des princes, on fait de petites histoires sur les gens de la cour et les officiers du palais, comme on en fait dans nos chefs-lieux de préfecture sur les ministres et les chambres. La curiosité d’une population avide de connaître les actions et la pensée des hommes qui la régissent s’alimente par les commentaires de gazettes, les chroniques de salons ; éloignée des hautes affaires, la cité s’abandonne au désœuvrement, et, pour échapper à l’ennui, se jette dans le tourbillon des fêtes et des bals. Après Vienne, je ne connais pas une ville où la société soit aussi préoccupée du soin de bien vivre qu’à Moscou. Chaque anniversaire est célébré par elle avec empressement, chaque solennité religieuse ou politique lui apporte quelque joie épicurienne. La religion grecque seconde merveilleusement, sous ce rapport, les instincts de plaisir de cette population. Le martyrologe grec a conservé des myriades de héros chrétiens, d’apôtres miraculeux, de palmes et d’auréoles. Le calendrier de l’église n’a pas encore subi les atteintes d’une main profane ; il indique plus de cent cinquante jours de fête par an, et quand la matinée de ces jours pieux a été employée en prières et en pèlerinages dans les églises, l’après-midi et la soirée peuvent être sans remords consacrés aux promenades joyeuses et au dolce far niente. Ces jours-là, les quartiers de Moscou se dépeuplent comme les villes d’Allemagne par un beau dimanche d’été ; tout le monde s’en va errer gaiement dans les environs, sous les verts rameaux du parc de Petrowski, entre les pins touffus de Sagolnik. Les femmes du monde se promènent en grande toilette dans d’élégantes voitures à quatre chevaux ; les bons bourgeois s’asseoient sur le gazon avec leurs femmes et leurs enfans. Toute la forêt est parsemée de petites tables couvertes de tasses en porcelaine ; de tous côtés s’élève la fumée odorante du samovar[3]. On se croirait au sein d’une population émigrante, qui ferait une halte vers le milieu de la journée. Puis voilà que les musiciens entrent dans leur pavillon, voilà que dans cette forêt du Nord résonnent tour à tour les plus belles mélodies italiennes, quelque vieux chant national qui émeut tous les cœurs, et l’air de la mazurka, qui met en branle filles et garçons. La foule s’accroît, les riches équipages tournent par les allées de sable et se succèdent sans interruption ; le peuple est là qui court, qui chante, ou qui contemple en silence le luxe des modes parisiennes, renouvelées à chaque saison dans sa vieille cité, et le faste de son aristocratie. Le Prater n’est pas plus riant, et Longchamps, dans ses jours sans nuages, n’est pas plus splendide.

Je ferais grand tort pourtant à la ville de Moscou, si, en essayant ainsi de décrire ses mœurs aimables, je pouvais donner à penser qu’elle ne songe qu’à ses promenades et à ses brillantes réunions. Il y a là au contraire un mouvement commercial et industriel qui grandit d’année en année, et un mouvement littéraire très caractéristique et très distingué.

Le Gastinoi-Dvor, immense bazar plus vaste encore et plus riche que celui de Pétersbourg, est le point central d’une population active, laborieuse, qui a le génie du négoce et l’instinct de toutes les spéculations. À voir les sombres galeries de cet édifice, ses boutiques étroites, ses magasins sans luxe et sans étalage, on croirait volontiers que ce bazar n’est ouvert qu’à quelques modestes trafiquans en détail, et il renferme des entrepôts où les marchandises les plus précieuses s’entassent par tonnes et par quintaux. Il y a là des générations entières d’acheteurs et de vendeurs, qui ont sucé, pour ainsi dire, comme les Hollandais, l’amour des chiffres avec le lait maternel. Cet homme que vous voyez avec la longue barbe de moujik, vêtu d’une méchante redingote rapée, se promenant de long en large devant sa boutique, comme s’il cherchait une occasion de vendre une paire de vieilles bottes, fait des affaires avec le monde entier, reçoit des cargaisons de denrées de la Perse et de la Chine, de l’Angleterre et de la France. Cet autre qui est penché sur son pupitre, et travaille du matin au soir comme un pauvre serviteur tremblant de mécontenter son maître, possède dix maisons en ville et place des millions à la banque. En voici un qui s’en va modestement dans un cabaret voisin fumer une pipe de terre et prendre une tasse de thé, et, pendant qu’il compte un à un, d’une main serrée, les quinze ou vingt copecks qu’il doit payer pour sa dépense, cinq cents ouvriers travaillent pour lui dans une de ses fabriques, et deux cents maçons lui construisent à grands frais un nouvel atelier.

Ce qu’on raconte de la fortune de ces marchands, de leur esprit d’industrie et de leurs habitudes d’économie, est prodigieux. Il n’y a qu’Amsterdam où l’on trouverait à la fois tant d’or et de telles habitudes. Quelques-uns de ces négocians, héritiers des billets de banque de leurs pères, ou enrichis par leurs propres travaux, commencent cependant à sortir des obscures régions du Gastinoi-Dvor. Ils se bâtissent d’élégantes maisons dans les plus beaux quartiers de Moscou, ou achètent les hôtels des grands seigneurs, quelquefois pour y goûter à leur tour les joies de l’opulence, souvent aussi pour en faire un objet de spéculation. Ce qui existe depuis long-temps en France apparaît déjà de côté et d’autre à Moscou. Le salon nobiliaire est occupé par une filature, le parc et le parterre se transforment en champs de betteraves. Les fortunes aristocratiques s’écroulent, et l’industrie s’élève sur leurs ruines. En même temps, la science et la littérature s’avancent d’un pas rapide à la suite des maîtres étrangers qui leur ont donné un premier essor, ou qui leur servent encore de modèles.

Il existe à Moscou cent vingt presses, plusieurs riches librairies étrangères, parmi lesquelles on distingue celle de M. Semen, et plusieurs sociétés scientifiques qui ont déjà amassé d’importantes collections. L’université, fondée par l’impératrice Élisabeth en 1755, réorganisée par Alexandre en 1804, compte un millier d’élèves, et plusieurs de ses professeurs sont des hommes très distingués. L’un d’eux, M. Schewireff, publie depuis deux ans environ une revue mensuelle intitulée le Moscovite, dont le succès s’accroît de jour en jour. Le but des fondateurs de ce recueil, qui a l’étendue matérielle des revues anglaises les plus compactes, est de faire connaître tantôt par des traductions, tantôt par des critiques et des analyses, les principales productions de la littérature étrangère, et d’éveiller, de propager, par des recherches historiques ou biographiques et des chants populaires, le culte des souvenirs nationaux et le sentiment de la poésie russe. Le Moscovite rallie à cette double pensée une jeunesse studieuse, intelligente, et animée d’un vif sentiment de patriotisme. Plusieurs de ses collaborateurs ont voyagé dans les pays étrangers ; ils en ont étudié les langues, les mœurs, les œuvres littéraires et scientifiques, et, tout en conservant une profonde prédilection pour leur sainte cité de Moscou, pour ses souvenirs et ses monumens, tout en parlant avec enthousiasme des progrès de leur terre natale, des qualités de leur nation et de son avenir, ils n’en rendent pas moins justice au mérite des autres peuples, à leur gloire, à leur génie. Ils recherchent avec avidité les publications de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre. La censure russe, si sévère à l’égard du public, s’adoucit en faveur des hommes qui portent dans le domaine de la science un caractère officiel. Tout professeur peut avoir la plupart des livres mis à l’index ; il suffit qu’il les demande pour lui-même par écrit. Je me souviens de mainte heure charmante passée avec le directeur du Moscovite et quelques-uns de ses amis. Je n’avais rien à leur apprendre, ni sur notre littérature actuelle ni sur nos principaux écrivains : ils connaissaient nos productions les plus récentes et les jugeaient avec une rare délicatesse ; et moi, que de questions j’avais à leur faire, que de renseignemens à leur demander ! Je me rappelle surtout une heureuse soirée où nous nous trouvâmes réunis à la campagne, dans la maison d’un jeune romancier. Au milieu d’une verte pelouse, sous les rameaux des tilleuls en fleurs, les poètes russes me racontaient tour à tour leurs études, leurs travaux, leurs pensées. On eût dit une églogue antique transportée sous le ciel de Moscou. L’un d’eux, M. Kamékoff, nous lut ces vers, qu’il voulut bien ensuite me transcrire. C’était une chose curieuse pour moi d’entendre ainsi parler de Napoléon à quelques lieues de la ville qu’on avait incendiée devant lui, et d’écouter au sein de la Russie ce dithyrambe adressé à l’Angleterre, au moment où les vaisseaux anglais allaient envahir les rives d’un nouvel empire.

NAPOLÉON.

« Ce n’est pas la force des peuples qui t’a élevé, ce n’est pas une volonté étrangère qui t’a couronné. Tu as régné, combattu, remporté des victoires, tu as foulé la terre de ton pied de fer, tu as posé sur ta tête le diadème formé de tes mains, tu as sacré ton front par ta propre puissance.

« Ce n’est point la force des peuples qui t’a terrassé, on n’a pas vu paraître un rival égal à toi ; mais celui qui a mis une borne à l’Océan, celui-là a brisé ton glaive dans le combat, fondu ta couronne dans un saint incendie, et recouvert de neige tes légions.

« Elle s’est éclipsée, l’étoile des cieux obscurcis. La grandeur humaine est tombée dans la poussière. Dites-moi, un nouveau matin ne brille-t-il pas à l’horizon ? Une nouvelle moisson ne renaîtra-t-elle pas de cette cendre ? Répondez ; le monde attend avec effroi et avidité une pensée et une parole puissante. »

À L’ANGLETERRE.

« Île pompeuse, île de merveilles, tu es l’ornement de l’univers, la plus belle émeraude dans le diadème des mers !

« Redoutable gardien de la liberté, destructeur de toute force ennemie, l’Océan répand autour de toi l’immensité de ses ondes !

« Il est sans fond, il est sans bornes, il est ennemi de la terre ; mais humble et soumis, il te regarde avec amour.

« Patrie de la sainte liberté, terre fortunée et bénie ! quelle vie dans tes innombrables populations ! quel éclat dans tes riches campagnes !

« Comme elle est éclatante sur ton front, la couronne de la science ! Comme ils sont nobles et sonores, les chants que tu as fait entendre à l’univers !

« Toute resplendissante d’or, toute rayonnante de pensée, tu es heureuse, tu es riche, tu es pleine de luxe et de force.

« Et les nations les plus lointaines, tournant vers toi leurs regards timides, se demandent quelles seront les lois nouvelles que tu prescriras à leur destin.

« Mais parce que tu es perfide, mais parce que tu es orgueilleuse, mais parce que tu mets la gloire terrestre au-dessus du jugement divin ;

« Mais parce que, d’une main sacrilége, tu as enchaîné l’église de Dieu au pied du trône terrestre et passager :

« Il viendra pour toi, ô reine des mers ! il viendra un jour, et ce jour n’est pas loin, où ton éclat, ton or, ta pourpre, disparaîtront comme un rêve.

« La foudre s’éteindra dans tes mains ; ton glaive cessera de briller, et le don des lumineuses pensées sera retiré à tes enfans.

« Et, oubliant ton royal pavillon, les vagues de l’Océan bondiront de nouveau, libres, capricieuses et sonores.

« Et Dieu choisira une nation humble, pleine de foi et de miracles, pour lui confier les destins de l’univers, la foudre de la terre, et la voix du ciel ! »


Ai-je besoin de dire que cette nation humble, pleine de foi et de miracles, dont parle le poète, est la nation russe. C’est une pensée que j’ai souvent entendu exprimer en Russie, dans les salons comme dans les sociétés universitaires. Les Russes n’hésitent pas à s’attribuer une mission de régénération sociale et l’empire du monde. À Pétersbourg, ils regardent vers l’avenir avec la confiance que leur donnent le rapide et prodigieux développement de leur jeune capitale et l’auréole du pouvoir. À Moscou, c’est le cœur même de la nation qui se nourrit d’espérances gigantesques dans le sanctuaire de sa foi et de son histoire, dans l’enceinte des murs qui ont arrêté le glaive des Tartares et les foudres de Napoléon.


X. Marmier.
  1. Voyez la livraison du 1er décembre 1842.
  2. Cette inscription était à peu près conçue en ces termes : « Je brûle moi-même ma maison pour qu’elle ne soit pas occupée par ces chiens de Français. »
  3. Grande et haute théière en bronze, meuble essentiellement populaire et national.