La Russie en 1839/Lettre trentième

Amyot (quatrième volumep. ).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTIÈME.


Départ de Moscou pour Nijni. — Route de l’intérieur de la Russie. — Fermes, maisons de campagne. — Aspect des villages. — Monotonie des sites. — Vie pastorale des paysans. — Femmes de la campagne bien habillées et belles. — Beauté des vieillards russes. — Aspect qu’ils donnent aux villages. — Rencontre d’un voyageur. — Ruse raffinée, attribuée aux Polonais. — Nuit d’auberge à Troïtza. — Définition de la malpropreté. — Pestalozzi. — Intérieur du couvent. — Pèlerins. — La kibitka. — Saint Serge. — Souvenirs patriotiques. — Image de saint Serge. — Tombeau de Boris Godounoff. — Bibliothèque du couvent : les moines refusent de la montrer. — Inconvénients d’un voyage dans l’intérieur de la Russie. — Mauvaise qualité de l’eau dans toute la Russie. — Pourquoi on voyage dans ce pays. — Ce qu’est en Russie la passion du vol.


LETTRE TRENTIÈME.


Au couvent de Troïtza, à vingt lieues de Moscou, ce 17 août 1839.

Si l’on en croyait les Russes, tous les chemins seraient bons chez eux pendant l’été, même ceux qui ne sont pas des grandes routes : moi, je les trouve tous mauvais. Une voie inégale, quelquefois large comme un champ, quelquefois fort étroite, passe à travers des sables où les chevaux s’enfoncent jusqu’au dessus du genou, perdent haleine, rompent leurs traits, et refusent de tirer tous les vingt pas ; et si l’on sort du sable, c’est pour tomber dans des boues où se jouent de grosses pierres et d’énormes souches de bois qui brisent les voitures en dansant sous les roues, et en éclaboussant les voyageurs ; voilà les chemins de ce pays en toutes saisons, excepté aux époque de l’année où ils deviennent absolument impraticables par l’excès du froid dont la rigueur rend les voyages périlleux, ou par la fonte des neiges et par les inondations, tourbillons sans courant, qui transforment les basses plaines en lacs pendant deux ou trois mois de l’année, six semaines après l’hiver et autant après l’été… le reste du temps ce sont des marécages. Ces routes, toutes semblables entre elles, sont bordées de paysages, toujours les mêmes. Deux rangées de petites maisons de bois plus ou moins ornées de ciselures peintes et le pignon regardant inévitablement la rue, comme un soldat qui présente les armes, chaque maison flanquée d’un bâtiment à deux fins, espèce de cour couverte, ou de vaste hangar clos de trois côtés : voilà le village russe ! Toujours et partout cet unique aspect vous frappe ! Les paroisses sont plus ou moins rapprochées selon que la province est plus ou moins peuplée : mais rares ou nombreux tous se répètent ; il en est de même du site : plaine ondulée, tantôt marécageuse, tantôt sablonneuse : quelques champs, quelques pâturages ceints de forêts de pins, tantôt éloignés, tantôt rapprochés du chemin : quelquefois bien venants, le plus souvent étiolés et grêles : voilà la nature dans ces vastes contrées !… On rencontre de loin en loin quelques maisons de campagne, quelques fermes d’assez belle apparence : deux grandes allées de bouleaux servent d’avenues à ces habitations qui sont des seigneuries, et que le voyageur salue de la route comme des oasis.

Il y a quelques provinces où la chaumière est bâtie en terre ; mais alors son apparence plus misérable est pourtant encore assez semblable à celle des cabanes de bois ; d’un bout de l’Empire à l’autre le plus grand nombre des habitations rurales est construit en longues et grosses solives mal équarries et soigneusement calfeutrées avec de la mousse et de la résine. La Crimée, pays tout à fait méridional, fait exception ; d’ailleurs comparée à l’étendue de l’Empire, ce n’est qu’un point perdu dans l’immensité.

La monotonie est la divinité de la Russie : néanmoins, cette monotonie même a quelque charme pour les âmes capables de jouir de la solitude : le calme est profond dans ces sites invariables ; il devient quelquefois sublime au milieu de la plaine déserte qui n’a de bornes que celles de notre vue.

La forêt lointaine ne varie pas, elle n’est pas belle, mais qui peut la sonder ? Quand on pense qu’elle ne finit qu’à la muraille de la Chine, on est saisi de respect : la nature comme la musique tire une partie de sa puissance des répétitions. Étrange mystère ! c’est par l’uniformité qu’elle fortifie les impressions ; en cherchant à trop renouveler les effets, on tombe dans le fade et dans le lourd : c’est ce qui arrive aux musiciens modernes quand ils sont privés de génie, mais au contraire lorsque l’artiste brave l’écueil de la simplicité l’art redevient grand comme la nature. Le style classique, ce mot est ici employé dans l’ancienne acception, n’est pas varié.

La vie pastorale a toujours du charme : ses occupations paisibles et régulières conviennent à l’homme primitif ; elles maintiennent longtemps la jeunesse des races. Les pâtres qui ne s’éloignent jamais de leur terre natale sont sans contredit les moins à plaindre des Russes. Leur beauté même, qui devient plus frappante en approchant du gouvernement d’Yaroslaf, prouve pour leur manière de vivre.

J’ai rencontré, chose nouvelle pour moi en Russie, quelques paysannes fort jolies, aux cheveux d’or, au teint blanc, à la peau délicate et à peine colorée, aux yeux d’un bleu pâle, mais expressifs par leur coupe asiatique et par leurs regards languissants. Si ces jeunes vierges, avec leurs traits semblables à ceux des madones grecques, avaient la tournure et la vivacité de mouvement des femmes espagnoles, elles seraient les créatures les plus séduisantes de la terre. Un grand nombre de femmes de ce gouvernement m’ont paru bien habillées. Elles portent par-dessus leur jupe de drap une petite redingote bordée de fourrures. Cette courte houppelande, finissant au-dessus du genou, prend bien la taille, et donne de la grâce à toute la personne.

Je n’ai vu en aucun pays autant de beaux fronts chauves ou de nobles cheveux blancs que dans cette partie de la Russie. Les têtes de Jéhova, ces chefs d’œuvre du premier élève de Léonard de Vinci, ne sont pas des conceptions aussi idéales que je le croyais lorsque j’admirais les fresques de Luini à Lainate, à Lugano, à Milan. Ces têtes se retrouvent ici vivantes au seuil de chaque cabane : de beaux vieillards au teint frais, aux joues pleines, aux yeux bleus et brillants, à la physionomie reposée, à la barbe d’argent qui luit au soleil autour d’une bouche dont elle rehausse le sourire serein et bienveillant, semblent autant de dieux protecteurs placés à l’entrée des villages. Le voyageur, à son passage, est salué par ces nobles figures majestueusement assises sur la terre qui les a vus naître ; vraies statues antiques, emblèmes de l’hospitalité, un païen les adorerait ; les chrétiens les admirent avec un respect involontaire, car, dans la vieillesse, la beauté n’est plus physique, c’est le chant triomphal de l’âme après la victoire.

Il faut venir chez les paysans russes retrouver la pure image de la société patriarcale et pour remercier Dieu de l’heureuse existence qu’il a départie, malgré les fautes des gouvernements, à ces créatures inoffensives dont la naissance et la mort ne sont séparées que par une longue suite d’années d’innocence.

Ah !… que l’ange ou le démon de l’industrie et des lumières me pardonne ! je ne puis m’empêcher de trouver un grand charme à l’ignorance lorsque j’en vois le fruit dans la physionomie céleste des vieux paysans russes.

Ces patriarches modernes se reposent noblement au déclin de leur vie ; travailleurs exempts de la corvée, ils se débarrassent de leur fardeau, vers la fin du jour, et s’asseyent avec dignité sur le seuil de la chaumière qu’ils ont peut-être rebâtie plusieurs fois ; car sous ce rude climat la maison de l’homme ne dure pas autant que sa vie. Quand je ne rapporterais de mon voyage en Russie que le souvenir de ces vieillards sans remords, appuyés contre ces portes sans serrures, je ne regretterais pas la peine que j’ai prise pour venir voir des créatures si différentes de tous les autres paysans du monde. La noblesse de la chaumière m’inspire toujours un profond respect.

Tout gouvernement fixe, quelque mauvais qu’il soit d’ailleurs, a son bon résultat, et tout peuple policé a de quoi se consoler des sacrifices qu’il fait à la vie sociale.

Néanmoins, au fond de ce calme que je partage et que j’admire, quel désordre ! que de violence ! quelle sécurité trompeuse[1] !…

J’en étais là de ma lettre, quand un homme de ma connaissance, aux discours duquel on peut ajouter foi, parti de Moscou quelques heures après moi, arrive à la poste de Troïtza. Sachant que je devais passer la nuit dans ce lieu, il a fait demander à me voir pendant qu’il relayait ; il vient de me confirmer ce que je savais : c’est que quatre-vingts villages ont été incendiés tout dernièrement dans le gouvernement de Sembirsk, à la suite de la révolte des paysans. Les Russes attribuent ces troubles aux intrigues des Polonais. « Quel intérêt les Polonais ont-ils à brûler la Russie ? dis-je à la personne qui me racontait le fait. — Aucun, me répondit-elle, si ce n’est qu’ils espèrent attirer contre eux-mêmes la colère du gouvernement russe ; tout ce qu’ils craignent, c’est qu’on les laisse en paix. — Vous me rappelez, m’écriai-je, les bandes d’incendiaires qui, au commencement de notre première révolution, accusaient les aristocrates de brûler leurs propres châteaux. — Vous n’en croyez pas ma parole, répliqua le Russe ; cependant j’observe de près les choses, et je sais par expérience que chaque fois que les Polonais voient l’Empereur pencher vers la clémence, ils forment de nouveaux complots ; ils envoient chez nous des émissaires déguisés, et simulent des conspirations à défaut de crimes réels ; le tout uniquement pour attiser la haine des Russes, et pour provoquer de nouvelles condamnations contre eux et leurs concitoyens ; en un mot, ils ne redoutent rien tant que le pardon, parce que la douceur du gouvernement russe changerait le cœur de leurs paysans, qui finiraient par aimer l’ennemi, s’ils en recevaient des bienfaits. — Ceci me paraît du machiavélisme héroïque, répliquai-je ; mais je n’y crois pas. D’ailleurs, que ne leur pardonnez-vous, pour les punir ? vous seriez en même temps plus adroits et plus grands qu’eux. Mais vous les haïssez ; et je crois bien plutôt que les Russes, pour justifier leur rancune, accusent la victime, et cherchent, dans tout ce qui arrive de malheureux chez eux, quelque prétexte pour appesantir leur joug sur des adversaires dont l’ancienne gloire est un crime irrémissible ; d’au tant qu’il faut en convenir, la gloire polonaise n’était pas modeste. — Non plus que la gloire française, reprit malignement mon ami… (je le connaissais de Paris) ; mais vous jugez mal notre politique, parce que vous ne connaissez ni les Russes ni les Polonais. — Refrain ordinaire de vos compatriotes lorsqu’on ose leur dire des vérités déplaisantes ; les Polonais sont faciles à connaître, ils parlent toujours, je me fie aux bavards qui disent tout, plus qu’aux hommes taciturnes qui ne disent que ce qu’on ne se soucie pas de savoir. — Il faut pourtant que vous ayez bien de la confiance en moi. — En vous personnellement, oui ; mais quand je me souviens que vous êtes Russe, j’ai beau vous connaître depuis dix ans, je me reproche mon imprudence, c’est-à-dire ma franchise. — Je prévois que vous nous arrangerez mal, à votre retour chez vous. Si j’écrivais, peut-être ; mais, comme vous le dites, je ne connais pas les Russes, et je me garderai de parler au hasard de cette impénétrable nation. — C’est ce que vous pouvez faire de mieux. — À la bonne heure ; mais n’oubliez pas qu’une fois connus pour être dissimulés, les hommes les plus réservés sont appréciés comme s’ils étaient démasqués. — Vous êtes trop satirique et trop pénétrant pour des barbares tels que nous. » Là-dessus mon ancien ami remonte en voiture et part au galop, et moi je retourne à ma chambre pour vous transcrire notre dialogue. Je cache mes nouvelles lettres parmi des papiers d’emballage ; car j’ai toujours peur de quelque perquisition secrète ou même à force ouverte pour découvrir le fond de mes pensées ; mais je me figure que ne trouvant rien dans mon écritoire ni dans mon portefeuille, on se tranquilliserait. Je vous ai dit ailleurs le soin que je prends pour éloigner le feldjæger lorsque je veux écrire ; de plus, j’ai établi qu’il n’entre jamais dans ma chambre sans m’en faire demander la permission par Antonio. Un Italien peut lutter de finesse avec un Russe. Celui-ci est depuis quinze ans auprès de moi comme valet de chambre ; il a la tête politique des Romains modernes, et le noble cœur des anciens. Je ne me serais pas hasardé dans ce pays avec un domestique ordinaire, ou je me serais abstenu d’écrire ; mais Antonio contre-minant l’espionnage du feldjæger m’assure quelque liberté.


(Suite de la même lettre.)
Troïtza, ce 18 août 1839.

S’il fallait m’excuser des redites et de la monotonie, il faudrait vous demander pardon de voyager en Russie. Le retour fréquent des mêmes impressions est inévitable dans tous les voyages consciencieux, mais il l’est dans celui-ci plus que dans tout autre… Voulant vous donner l’idée la plus exacte possible du pays que je parcours, il faut que je vous dise exactement, heure par heure, ce que j’éprouve : c’est le seul moyen de justifier ce que je penserai plus tard. D’ailleurs, chaque nouvel objet qui me rappelle les mêmes idées me sert à prouver que ces idées sont justes : le décousu de la vérité est essentiel aux récits du voyageur. La méthode m’épargnerait des critiques, mais elle m’ôterait des lecteurs.

Troïtza est, après Kiew, le pèlerinage le plus célèbre et le plus fréquenté de la Russie. Situé à vingt lieues de Moscou, ce monastère historique m’a paru valoir la peine de m’y arrêter un jour, et d’y passer la nuit afin de voir en détail les sanctuaires révérés des chrétiens russes.

Mais pour m’acquitter de ma tâche, il m’a fallu ce matin un effort de raison ; après une nuit comme celle que je viens de passer, on n’a plus la moindre curiosité ; le dégoût physique l’emporte sur tout.

Des personnes réputées à Moscou pour impartiales, m’avaient assuré que je trouverais à Troïtza un gîte fort supportable. En effet, le bâtiment où l’on reçoit les étrangers, espèce d’auberge appartenant au couvent, mais située hors de l’enceinte sacrée, est un corps de logis spacieux et qui contient des chambres assez habitables en apparence : néanmoins à peine couché, mes précautions ordinaires se sont trouvées en défaut ; j’avais gardé de la lumière selon ma coutume, et ma nuit s’est passée à me battre contre des nuées de bêtes ; elles étaient noires, brunes, il y en avait de toutes les formes et je crois de toutes les espèces. Elles m’apportaient la fièvre et la guerre : la mort de l’une d’entre elles semblait attirer la vengeance de son peuple, qui se ruait sur moi à la place où le sang avait coulé ; je luttais en désespéré, m’écriant dans ma rage : « Il ne leur manque que des ailes pour faire de ceci l’enfer ! » Ces insectes laissés là par les pèlerins qui affluent à Troïtza de toutes les parties de l’Empire, pullulent à l’abri de la châsse de saint Serge, le fondateur de ce fameux couvent. La bénédiction du ciel se répand sur leur postérité, qui multiplie en cet asile sacré plus qu’en aucun autre lieu du monde. Voyant les légions que j’avais à combattre se renouveler sans cesse, je perdais courage et le mal de la peur devint pire pour moi que le mal réel ; car je ne pouvais me persuader que cette hideuse armée ne renfermât pas quelques escadrons invisibles à la lueur de ma lampe et dont la présence me serait révélée au grand jour. L’idée que la couleur de leur armure protégeait ceux-ci contre mes recherches, me rendait fou : ma peau était brûlante, mon sang bouillonnait, je me sentais dévoré par d’imperceptibles ennemis ; et dans ce moment, je crois que, si l’on m’eût donné le choix, j’aurais mieux aimé combattre des tigres que cette milice des gueux, qui fait leur richesse ; car on jette l’argent aux mendiants de peur des présents en nature que le pauvre, s’il était rebuté, pourrait faire au riche dédaigneux. Cette milice fait aussi souvent la gloire des saints, car l’extrême austérité marche quelquefois de compagnie avec la malpropreté, alliance impie et contre laquelle les vrais amis de Dieu ne peuvent tonner assez haut. Et que deviendrai-je, moi, pécheur, stigmatisé sans profit pour le ciel par la vermine de la pénitence ? me disais-je avec un accent de désespoir qui m’aurait paru comique dans un autre ; me lever, marcher au milieu de ma chambre, ouvrir les fenêtres, tout cela me calmait un instant ; mais le fléau me poursuivait partout. Les chaises, les tables, les plafonds, les pavés, les murs, étaient vivants ; je n’osais m’approcher d’un meuble, de peur de revenir infecter ensuite tout ce qui est à moi. Mon valet de chambre est entré chez moi avant l’heure convenue, il avait éprouvé les mêmes angoisses et de plus grandes, car le malheureux ne voulant, ne pouvant pas grossir nos bagages, n’a pas de lit ; il pose sa paillasse à terre afin d’éviter les canapés et les meubles du pays avec tous leurs accessoires. Si j’insiste sur ces inconvénients, c’est qu’ils vous donnent la mesure des vanteries des Russes, et du degré de civilisation matérielle où sont parvenus les habitants de la plus belle partie de cet Empire. En voyant entrer ce pauvre Antonio les yeux rapetissés, le visage enflé, je n’eus pas besoin de le questionner ; sans parler, il me montra un manteau devenu brun de bleu qu’il était la veille. Ce manteau étendu sur une chaise me paraissait mobile, c’était une broderie dont les fleurs rappelaient les dessins des tapis de Perse ; à cette vue, l’effroi nous saisit l’un et l’autre ; l’eau, l’air, le feu, tous les éléments dont nous pouvions disposer furent mis à contribution ; mais dans une pareille guerre la victoire elle-même est encore une douleur ; enfin, purifié et habillé du mieux que je pus, je fis semblant de déjeuner et me rendis au couvent, où m’attendait une autre armée d’ennemis ; mais cette fois la cavalerie légère, cantonnée dans les plis du froc des moines grecs, ne me causait plus la moindre frayeur, je venais de soutenir l’assaut de bien d’autres soldats ; après les combats de géants de la nuit, la guerre en plein jour et les escarmouches des éclaireurs me paraissaient un jeu — pour parler sans figures, la morsure des punaises et la peur des poux m’avaient tellement aguerri contre les puces, que je ne m’inquiétais pas plus des légères nuées de ces bêtes soulevées sous nos pas dans les églises et autour des trésors du couvent, que de la poudre du chemin ou de la cendre de l’âtre. Mon indifférence était telle qu’elle me faisait honte à moi-même : il y a des maux auxquels on rougit de se résigner ; c’est presque avouer qu’on les mérite… Cette matinée et la nuit qui l’a précédée ont réveillé toute ma pitié pour les pauvres Français restés prisonniers en Russie, après l’incendie et la retraite de Moscou. La vermine, cet inévitable produit de la misère, est de tous les maux physiques celui qui m’inspire la plus profonde compassion. Quand j’entends dire d’un homme : il est si malheureux qu’il en est sale, mon cœur se fend. La malpropreté est quelque chose de plus que ce qu’elle paraît ; elle décèle aux yeux d’un observateur attentif une dégradation morale pire que les maux du corps ; cette lèpre, pour être jusqu’à un certain point volontaire, n’en devient que plus immonde ; c’est un phénomène qui procède de nos deux natures : il y a en elle du moral et du physique, elle est le résultat des infirmités combinées de l’âme et du corps ; c’est tout ensemble un vice et une maladie.

J’ai eu bien souvent dans mes voyages l’occasion de me rappeler les observations pleines de sagacité de Pestalozzi, le grand philosophe pratique, le précepteur des ouvriers bien avant Fourier et les saint simoniens ; il résulte de ses observations sur la manière de vivre des gens du peuple que de deux hommes qui ont les mêmes habitudes, l’un peut être sale et l’autre propre. La netteté du corps tient à la santé, au tempérament de l’homme autant qu’au soin qu’il prend de sa personne. Dans le monde, ne voit-on pas des individus fort recherchés, et cependant fort mal propres ? Quoi qu’il en soit, il règne parmi les Russes un degré de négligence sordide ; toute nation policée devrait s’abstenir d’un tel excès de résignation : je crois qu’ils ont dressé la vermine à survivre au bain.

Malgré ma mauvaise humeur je me suis fait montrer en détail l’intérieur du couvent patriotique de la Trinité. Son enceinte n’a pas l’aspect imposant de nos vieux monastères gothiques. On a beau dire que ce n’est pas l’architecture qu’on vient chercher en un lieu sacré : si ces fameux sanctuaires valaient la peine d’être regardés, ils ne perdraient rien de leur sainteté ni les pèlerins de leur mérite.

Sur une éminence très-peu saillante, s’élève une ville entourée de fortes murailles crénelées : c’est le couvent. Comme les cloîtres de Moscou, il a des flèches et des coupoles dorées qui brillent au soleil, sur tout vers le soir et qui annoncent de loin aux pèlerins le but de leur pieux voyage.

Pendant la belle saison, les chemins d’alentour sont couverts de voyageurs qui marchent en procession ; et dans les villages des groupes de fidèles, couchés sous des bouleaux, mangent ou dorment à l’ombre ; à chaque pas, on rencontre un paysan chaussé d’une espèce de sandale en écorce de tilleul ; ce rustre marche souvent près d’une femme qui porte ses souliers à la main, tandis qu’elle se garantit avec une ombrelle des rayons du soleil que les Moscovites redoutent en été plus que les habitants des pays méridionaux. Une kibitka attelée d’un cheval suit au pas le ménage ambulant ; ils ont dans cet équipage de quoi se coucher et de quoi faire du thé ! La kibitka doit ressembler au chariot des anciens Sarmates. Cette voiture est d’une simplicité primitive ; la moitié d’un tonneau coupé en long est posée sur deux brancards à essieux semblables à un affût de canon : voilà le corps du char ; il est quelquefois muni d’une capote, c’est-à dire d’une grande écuelle de bois renversée. Cette couverture d’un aspect un peu barbare est ordinairement placée en long, de côté, sur les brancards, et elle ferme tout un pan de la voiture, à la façon de l’impériale d’un char à bancs suisse.

Les hommes et les femmes de la campagne qui savent se coucher partout, excepté dans des lits, cheminent étendus tout de leur long dans ces voitures légères et pittoresques ; parfois l’un des pèlerins veillant sur ceux qui dorment, s’assied les jambes pendantes au bord de la kibitka et berce de songes patriotiques ses compagnons endormis. Il fait alors entendre des chants sourds et plaintifs où le regret parle plus haut que l’espérance, regret mélancolique et jamais passionné : tout est réprimé, prudent, chez ce peuple naturellement léger et enjoué, mais rendu taciturne par son éducation. Si le sort des races ne me paraissait écrit au ciel, je dirais que les Slaves étaient nés pour peupler une terre plus généreuse que celle qu’ils sont venus habiter lorsqu’ils sortirent de l’Asie, la grande pépinière des nations.

En sortant de l’hôtellerie du couvent, on traverse une place et l’on entre dans l’enceinte religieuse. On trouve là d’abord une allée d’arbres, puis quelques petites églises surnommées cathédrales, de hauts clochers séparés des églises dont ils dépendent, et plusieurs chapelles, sans compter de nombreux corps de logis parsemés dans l’espace, sans ordre ni dessin : c’est dans ces bâtisses dénuées de style et de caractère que sont logés aujourd’hui les disciples de saint Serge.

Ce fameux solitaire fonda en 1338 le couvent de Troïtza, dont l’histoire se confond souvent avec celle de la Russie entière : dans la guerre contre le khan Mamaï, ce saint homme aida de ses conseils Dmitry Ivanowitch, et la victoire du prince reconnaissant enrichit les moines politiques : plus tard, leur monastère fut détruit par de nouvelles hordes de Tatars, mais le corps de saint Serge, miraculeusement retrouvé sous les décombres, donna un nouveau renom à cet asile de la prière, qui fut rebâti par Nicon à l’aide des dons pieux des Czars ; plus tard encore, en 1609, les Polonais assiégèrent pendant seize mois le couvent de Troïtza, devenu à cette époque l’asile des défenseurs de la patrie ; l’ennemi ne put emporter d’assaut la sainte forteresse, il fut forcé d’en lever le siége à la plus grande gloire de saint Serge, et à la joie pieuse de ses successeurs, qui surent bien mettre à profit l’efficacité de leurs prières. Les murailles sont surmontées d’une galerie couverte : j’en ai fait le tour ; elles ont près d’une demi-lieue et sont garnies de tourelles. Mais de tous les souvenirs patriotiques qui rendent ce lieu célèbre, le plus intéressant, ce me semble, c’est celui de la fuite de Pierre le Grand, sauvé par sa mère de la fureur des strelitz, qui le poursuivirent depuis Moscou jusque dans la cathédrale de la Trinité au pied de l’autel de saint Serge, où l’attitude du jeune héros de dix ans fit rendre les armes aux soldats révoltés.

Toutes les églises grecques se ressemblent : les peintures qu’elles renferment sont toujours bysantines, c’est-à-dire sans naturel, sans vie et dès lors sans variété ; la sculpture manque partout : elle est remplacée par des dorures, des ciselures sans style : c’est riche, ce n’est pas beau ; enfin je n’y vois que des cadres où les tableaux disparaissent : c’est insipide autant que magnifique.

Tous les personnages marquants de l’histoire de Russie ont pris plaisir à enrichir ce couvent, dont le trésor regorge d’or, de diamants, de perles : l’univers a été mis à contribution pour grossir cet amas de richesses réputé une merveille, mais que je contemple avec un étonnement approchant de la stupéfaction plus que de l’admiration. Les Czars, les Impératrices, les grands seigneurs dévots, les libertins, les vrais saints eux-mêmes ont lutté de libéralité pour enrichir, chacun à sa manière, le trésor de Troïtza. Dans cette collection historique, les simples habits et les calices de bois de saint Serge brillent par leur rusticité au milieu des plus magnifiques présents, et contrastent dignement avec les pompeux ornements d’église offerts par le prince Potemkin, qui lui non plus n’a pas dédaigné Troïtza.

Le tombeau de saint Serge, dans la cathédrale de la Trinité, est d’une richesse éblouissante. Ce couvent aurait fourni un riche butin aux Français ; depuis le xive siècle, il n’a pas été pris.

Il renferme neuf églises qui, avec leurs clochers et leurs coupoles, brillent d’un vif éclat ; mais elles sont petites et se perdent dans la vaste enceinte où elles sont dispersées.

La châsse du saint est en vermeil ; des colonnes d’argent et un baldaquin de même métal, don de l’Impératrice Anne, la protégent. L’image de saint Serge passe pour miraculeuse ; Pierre le Grand s’en fit accompagner dans ses campagnes contre Charles XII.

Non loin de cette châsse, à l’abri des vertus du solitaire, repose le corps de l’usurpateur assassin, Boris Godounoff, entouré des restes de plusieurs personnes de sa famille. Ce couvent renferme beaucoup d’autres tombeaux fameux. Ils sont informes : c’est tout à la fois l’enfance et la décrépitude de l’art.

J’ai vu la maison de l’Archimandrite et le palais des Czars. Ces édifices n’ont rien de curieux. Aujourd’hui le nombre des moines ne s’élève, m’a-t-on dit, qu’à cent ; ils étaient autrefois plus de trois cents.

Malgré mes vives et longues instances, on n’a pas voulu me montrer la bibliothèque ; mon interprète m’a toujours fait la même réponse : « C’est défendu !… »

Cette pudeur des moines qui cachent les trésors de la science, tandis qu’ils étalent ceux de la vanité, m’a paru singulière. J’ai conclu de là qu’il y avait moins de poussière sur leurs joyaux que sur leurs livres.

Le même jour, au soir, Dernicki, hameau entre Périaslavle, petite ville de province, et Yaroslaf, capitale du gouvernement auquel cette ville donne son nom.

Il faut convenir que c’est une singulière manière d’entendre son plaisir que de voyager pour s’amuser dans un pays où il n’y a pas de grandes routes[2], pas d’auberges, pas de lits, pas même de paille pour se coucher ; car je suis obligé de remplir de foin mon matelas, ainsi que la paillasse de mon domestique ; pas de pain blanc, pas devin, pas d’eau à boire, pas un site à contempler dans les campagnes, pas une œuvre d’art à étudier dans les villes, où le froid de l’hiver, si vous n’y prenez garde, vous gèle les joues, le nez, les oreilles, la peau du crâne, les pieds ; où, pendant la canicule, vous grillez le jour et vous grelottez la nuit ; voilà pourtant les choses divertissantes que je suis venu chercher au cœur de la Russie !

S’il fallait justifier mes plaintes, je le ferais facilement. Laissons là, pour cette fois, le mauvais goût qui règne dans les arts. J’ai parlé et je parlerai peut être encore ailleurs du style des tableaux byzantins et de l’espèce de joug qu’il impose à l’imagination des peintres, dont il fait des manœuvres ; je ne veux m’occuper maintenant que du matériel de la vie… On ne peut appeler route un champ labouré, un gazon raboteux, un sillon tracé dans le sable, un abîme de fange, bordé de forêts maigres et mal venantes ; il y a aussi des encaissements de rondins, longs parquets rustiques où les voitures et les corps se brisent en dansant comme sur une bascule, tant ces grossières charpentes ont d’élasticité. Voilà pour les chemins. Venons aux gîtes. Pouvez-vous qualifier d’auberge un nid d’insectes, un tas d’ordures ? Les maisons qu’on trouve sur cette route ne sont pas autre chose : les murs y suent les bêtes ; le jour on y est mangé aux mouches, les jalousies et les volets étant un luxe méridional à peu près inconnu dans un pays où l’on n’imite que ce qui brille ; la nuit… vous savez quels ennemis attendent le voyageur qui ne veut pas dormir en voiture… Sous un climat où les champs de froment sont des merveilles, le pain blanc n’est pas connu dans les villages. Le vin des auberges ordinairement blanc, et qu’on baptise du nom de vin de Sauterne, est rare, cher et mauvais ; l’eau est malsaine à peu près dans toutes les parties de la Russie ; vous perdez votre santé si vous vous fiez aux protestations des habitants, qui vous engagent à la boire sans la corriger avec des poudres effervescentes. À la vérité, dans toutes les grandes villes vous trouverez de l’eau de Seltz, luxe de boisson étrangère qui confirme ce que je vous dis de la mauvaise qualité de l’eau du pays. Toutefois cette eau de Seltz est une ressource précieuse ; mais l’obligation d’en faire provision pour une route souvent assez longue est fort incommode. Pourquoi vous arrêtez-vous ? disent les Russes. Faites comme nous, nous voyageons de suite… Charmant plaisir que de faire cent cinquante, deux cents, trois cents lieues sur les routes que je viens de vous décrire, sans descendre de voiture !

Quant aux paysages, ils ont peu de variété ; les habitations sont si uniformes, qu’on dirait qu’il n’y a qu’un village et qu’une maison de paysan dans toute la Russie. Les distances y sont incommensurables ; à la vérité les Russes les diminuent par leur manière de voyager ; ne sortant de voiture qu’en arrivant au lieu de leur destination, ils s’imaginent être restés couchés chez eux pendant tout le temps du voyage, et ils s’étonnent de ne pas nous voir partager leur goût pour cette manière d’errer en dormant, qu’ils ont empruntée à leurs ancêtres les Scythes. Il ne faut pas croire que leur course soit toujours également rapide ; ces gascons du Nord, au moment où ils débarquent, ne nous disent pas tout ce qui les a retardés sur la route. Les postillons mènent vite, quand ils peuvent ; mais ils sont arrêtés ou du moins contrariés souvent par des difficultés insurmontables, ce qui n’empêche pas les Russes de nous vanter tous les agréments qui attendent les voyageurs dans leur pays. C’est une conspiration nationale : ils luttent d’éloges mensongers pour éblouir les étrangers, et rehausser leur patrie dans l’opinion des nations lointaines.

Moi, j’ai trouvé que même sur la chaussée de Pétersbourg à Moscou, on est mené inégalement ; ce qui fait qu’au bout du voyage on n’a guère épargné plus de temps que dans les autres pays. Hors de la chaussée les inconvénients sont centuplés, les chevaux deviennent rares, et les chemins rudes à tout rompre ; le soir, on demande grâce ; or, quand on n’a d’autre but que de voir du pays, on se croit fou de s’imposer gratuitement tant d’ennuis, et l’on s’interroge avec une sorte de honte pour savoir ce qu’on est venu chercher dans une contrée sauvage et pourtant dénuée des poétiques grandeurs du désert. C’est la question que je me suis adressée à moi-même ce soir. Je me voyais surpris par la nuit dans un chemin doublement incommode, parce qu’il est à moitié abandonné pour une chaussée non encore achevée, qui le traverse tous les cinquante pas : à chaque instant l’on quitte et l’on retrouve cette grande route ébauchée ; l’on en sort et l’on y rentre sur des ponts provisoires en rondins ; ponts chancelants comme le clavier d’un vieux piano et aussi rudes que périlleux, car il y manque souvent les pièces de bois les plus essentielles ; or, voici la réponse qu’une voix intérieure a fait entendre à ma question : pour venir ici comme tu y viens, sans but déterminé, sans y être obligé, il faut avoir un corps de fer et une imagination d’enfer.

Cette réponse m’a décidé à m’arrêter, et, au grand scandale de mon postillon et de mon feldjæger, j’ai choisi mon gîte dans une petite maison de villageois d’où je vous écris. Cet asile est moins dégoûtant qu’une véritable auberge ; nul voyageur ne s’arrête dans un village pareil à celui-ci, et le bois des cabanes n’y sert de refuge qu’aux insectes apportés de la forêt ; ma chambre, qui est un grenier où l’on accède par une douzaine de degrés en bois, ressemble à une boîte, elle a de neuf à dix pieds en carré et de six à sept de hauteur ; ce grossier réduit ressemble assez à l’entre-pont d’un petit navire, il rappelle la chaumière du fou dans l’histoire de Telenef ; toute l’habitation est faite de troncs de sapin, dont les interstices sont calfatés comme une chaloupe avec de la mousse enduite de poix ; l’odeur qu’exhale ce goudron combiné avec la puanteur des choux aigres, et le parfum de l’inévitable cuir musqué qui domine dans les villages russes, m’incommode ; mais j’aime mieux le mal de tête que le mal de cœur, et je préfère de beaucoup cette couchée à la grande halle replâtrée où j’ai logé dans l’auberge de Troïtza.

Cependant il n’y a pas de lits dans cette maison-ci, pas plus qu’ailleurs ; les paysans dorment enveloppés dans leurs peaux de mouton sur des bancs fixés autour de la salle du rez-de-chaussée. Je viens de faire dresser dans la soupente mon lit de fer, qu’on m’a rempli d’un foin nouveau dont le parfum augmente ma migraine.

Antonio couche dans ma voiture, gardée par lui et par le feldjæger, qui n’a pas quitté son siège. Les hommes sont assez en sûreté sur les grands chemins de la Russie ; mais les équipages et tous leurs accessoires paraissent de bonne prise aux paysans slaves ; et sans une extrême surveillance, je pourrais bien retrouver demain matin ma calèche privée de capote, mise à nu, sans soupentes, sans rideaux, sans tablier, enfin changée en tarandasse primitive, en une vraie téléga ; et pas une âme dans tout le village ne saurait ce que serait devenu le cuir volé ; si, à force de perquisitions, on le découvrait au fond de quelque hangar, le larron en serait quitte pour dire qu’il l’a trouvé ! C’est l’excuse reçue en Russie ; le vol y a passé dans les mœurs ; aussi les voleurs conservent ils une entière sûreté de conscience et une physionomie qui, jusqu’à la fin de la vie, exprime une sérénité à laquelle se tromperaient les anges. Leur naïf et caractéristique dicton me revient sans cesse à la pensée, comme il leur revient à la bouche : « Notre Seigneur aussi volerait s’il n’avait pas les mains percées[3]. »

Ne croyez pas que le vol soit seulement le vice des paysans : il y a autant d’espèces de vol qu’il y a de rangs dans la hiérarchie sociale. Un gouverneur de province sait qu’il est menacé, comme la plupart de ses confrères, d’aller finir ses jours en Sibérie. Mais, si durant le temps qu’on le laisse en place, il a l’esprit de voler suffisamment pour pouvoir se défendre dans le procès qu’on lui fera avant de l’exiler, il se tirera d’affaire, tandis que si, par impossible, il était resté honnête homme et pauvre, il serait perdu. Cette remarque n’est pas de moi, je la tiens de la bouche de plusieurs Russes que je crois dignes de foi, mais que je m’abstiens de vous nommer. Vous jugerez comme vous pourrez du degré de confiance que méritent leurs récits.

Les commissaires des guerres trompent les soldats, et s’enrichissent en les affamant ; enfin, la probité administrative serait ici dangereuse comme une satire, et ridicule comme une niaiserie.

J’espère arriver demain à Yaroslaf ; c’est une ville centrale ; je m’y arrêterai un jour ou deux pour trouver enfin dans l’intérieur du pays des Russes vraiment Russes ; aussi ai-je eu soin, à Moscou, de me munir de plusieurs lettres de recommandation pour cette capitale d’un des gouvernements les plus intéressants de l’Empire, par sa position ainsi que par l’industrie de ses habitants.


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  1. Depuis que la première édition de ce livre a paru, le fait suivant est venu à ma connaissance. Il est bien fait pour tempérer l’admiration que m’inspirent les vertus patriarcales des paysans russes. C’est un extrait de la Gazette de Pétersbourg, le 4/15 mars 1837.
      « Le magistrat faisant les fonctions de gouverneur civil de Riazan a fait rapport à M. le ministre de l’intérieur que Marie Nikiforof, paysanne du village d’Oncholof, district de Raja, a présenté à l’autorité des lettres qu’elle venait de recevoir de son fils Jean Nikiforof, soldat dans le bataillon de Tambof, et dans lesquelles il lui annonce son projet de déserter, parce qu’il ne peut supporter plus longtemps les rigueurs de la vie militaire. Comme ce projet a été mis à exécution, Marie Nikiforof a donné avis à l’autorité du village de l’arrivée de son fils chez elle. M. le ministre de l’intérieur a fait part de ceci à M. le ministre de la guerre, qui a rapporté à S. M. Impériale le trait ci-dessus mentionné de la paysanne Nikiforof, sur quoi le très-illustre Empereur a daigne ordonner que la femme Nikiforof, pour une action si louable fût récompensée par le don d’une médaille d’argent portant cette inscription : « Pour son zèle, » et attachée au cordon de Sainte-Anne, pour être portée sur la poitrine. »
      Vous voyez à quoi servent les décorations en Russie.
  2. Ce qu’on appelle de ce nom dans le reste de l’Europe n’existe encore en Russie qu’entre Pétersbourg et Moscou, et en partie entre Pétersbourg et Riga.
  3. « Lycurgus considera au larrecin la vivacité, diligence, hardiesse et adresse qu’il y a à surprendre quelque chose de son voysin, et l’utilité qui revient au public que chascun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien ; et estima que de cette double institution à assaillir et à deffendre, il s’en tiroit du fruict à la discipline militaire ( qui estoit la principale science et vertu quoy il vouloit duire cette nation) de plus grande consideration que n’estoit le désordre et l’iniustice de se prévaloir de la chose d’aultruy. » (Essais de Montaigne, liv. II, chap. XII, Apologie de Raimond Sebond, page 299. Paris, chez F. Didot frères, 1836.)