La Russie en 1839/Lettre quatrième

Amyot (premier volumep. 95-116).


SOMMAIRE DE LA LETTRE QUATRIÈME.


Conversation avec l’aubergiste de Lubeck. — Ses remarques sur le caractère russe. — Différence d’humeur des Russes qui partent de chez eux et de ceux qui retournent en Russie. — Voyage de Berlin à Lubeck. — Inquiétude imaginaire. — Réalisation de ce qu’on pense. — Puissance de création mal employée. — Site de Travemünde. — Caractère des paysages du Nord. — Manière de vivre des pêcheurs du Holstein. — Grandeur particulière des paysages plats. — Nuits du Nord. — La civilisation sert à jouir des beautés de la nature. — Impression que me causent les noms. — C’est pour les steppes que je vais en Russie. — Naufrage du Nicolas Ier. — Description de cette scène. — Belle conduite d’un Français attaché à la légation de Danemark. — On ne sait pas même son nom. — Ingratitude innocente. — Le capitaine du Nicolas destitué par l’Empereur. — Route de Schwerin à Lubeck. — Trait de caractère d’un diplomate. — Esprit de cour naturel aux Allemands. — La baigneuse de Travemünde. — Tableau de mœurs. — Dix ans de vie. — La jeune fille devenue mère de famille. — Réflexions.


LETTRE QUATRIÈME.


Travemünde, ce 4 juillet 1839

Ce matin, à Lubeck, le maître de l’auberge apprenant que j’allais m’embarquer pour la Russie, est entré dans ma chambre d’un air de compassion qui m’a fait rire : cet homme est plus fin, il a l’esprit plus vif, plus railleur que le ton pleureur de sa voix et sa manière de prononcer le français ne le feraient supposer au premier abord.

En apprenant que je ne voyageais que pour mon plaisir, il s’est mis à me prêcher avec la bonhomie allemande pour me faire renoncer à mon projet.

« — Vous connaissez la Russie ? lui dis-je.

— Non, monsieur, mais je connais les Russes ; il en passe beaucoup par Lubeck, et je juge du pays d’après la physionomie de ses habitants.

— Que trouvez-vous donc à l’expression de leur visage qui doive m’empêcher de les aller voir chez eux ?

— Monsieur, ils ont deux physionomies ; je ne parle pas des valets, qui n’en ont pas une seule, je parle des seigneurs : quand ceux-ci débarquent pour venir en Europe, ils ont l’air gai, libre, content ; ce sont des chevaux échappés, des oiseaux auxquels on ouvre la cage ; hommes, femmes, jeunes, vieux, tous sont heureux comme des écoliers en vacances : les mêmes personnes, à leur retour, ont des figures longues, sombres, tourmentées ; leur langage est bref, leur parole saccadée ; ils ont le front soucieux : j’ai conclu de cette différence qu’un pays que l’on quitte avec tant de joie et où l’on retourne avec tant de regret, est un mauvais pays.

— Peut-être avez-vous raison, repris-je ; mais vos remarques me prouvent que les Russes ne sont pas aussi dissimulés qu’on nous les dépeint ; je les croyais plus impénétrables.

— Ils le sont chez eux ; mais ils ne se méfient pas de nous autres bons Allemands, » dit l’aubergiste en se retirant et en souriant d’un air fin.

Voilà un homme qui a bien peur d’être pris pour un bonhomme ! pensai-je en riant tout seul…… Il faut voyager soi-même pour savoir combien les réputations que font aux divers peuples les voyageurs, souvent légers dans leurs jugements par paresse d’esprit, influent sur les caractères. Chaque individu en particulier s’efforce de protester contre l’opinion généralement établie à l’égard des gens de son pays.

Les femmes de Paris n’aspirent-elles pas au naturel, à la simplicité ? Au surplus, rien de plus antipathique que le caractère russe et le caractère allemand.

J’ai fait de Berlin à Lubeck le plus triste voyage du monde. Un chagrin imaginaire, du moins, j’espère encore qu’il n’est fondé sur rien, m’a causé une de ces agitations plus vives que la douleur la mieux motivée ; l’imagination s’entend à tourmenter. Je mourrai sans comprendre à quel point, dans les mêmes occurrences, les gens que j’aime me paraissent en danger et les indifférents en sûreté. J’ai le cœur visionnaire.

Votre silence, après la lettre où vous m’en promettiez une autre par le prochain courrier, m’est devenu tout à coup la preuve certaine de quelque grand malheur, d’un accident, d’une chute en voiture, que sais-je ? de votre mort subite, et pourquoi pas ? ne voit-on pas chaque jour arriver des choses plus extraordinaires et plus inattendues ? Une fois que cette idée se fut emparée de ma pensée, je devins sa proie ; la solitude de ma voiture se peupla de fantômes. Dans cette fièvre de l’âme, les craintes ne sont pas plutôt conçues que réalisées ; point d’obstacles aux ravages de l’imagination ; le vague centuple le danger, le temps qu’il faut pour éclaircir un doute équivaut à une certitude ; quinze jours d’angoisses, c’est pire que la mort ; ainsi, succombant aux distances qui créent l’illusion, le pauvre cœur se dévore, il cessera de battre avant d’avoir pu vérifier la cause du mal qui le tue, ou s’il bat, c’est pour subir mille fois le même martyre. Tout est possible, donc le malheur est certain : voilà comment raisonne le désespoir !… de l’inquiétude il tire la preuve du mal dont la possibilité suffit pour alimenter cette même inquiétude.

Qui n’a senti ce tourment ? Mais personne ne l’éprouve aussi souvent ni aussi violemment que moi. Ah ! les peines de l’âme font redouter la mort, car la mort ne met fin qu’à celles du corps.

Voilà pourtant à quoi m’expose votre négligence, votre laisser aller !… Je n’ai pas le cœur du voyageur : il y a deux hommes en moi : mon esprit m’emporte au bout du monde, ma sensibilité me rend casanier. Je parcours la terre comme si je m’ennuyais chez moi, je m’attache aux personnes comme si je ne pouvais bouger du lieu qu’elles habitent. Quoi ! me disais-je, tandis que je cours m’embarquer pour aller me divertir à Pétersbourg, on l’enterre à Paris, et toutes les terribles circonstances de cette double scène se succédaient devant les yeux de mon esprit avec une puissance d’illusion, une vérité désespérante. Ce parallélisme de ma vie et de votre mort, dans leurs moindres circonstances, me faisait dresser les cheveux sur la tête et m’arrêtait à chaque pas ; c’était une fantasmagorie dont la réalité allait jusqu’à la sensation : c’était plus que des chimères, c’était un monde en relief qui sortait du néant à la voix de ma douleur. Pour nous, les rêves sont plus vrais que les choses ; car il y a plus d’affinité entre les fantômes de l’imagination et l’âme qui les produit qu’entre cette âme et le monde extérieur.

Je rêvais éveillé. De la crainte à la certitude le passage est si court que je tombais dans le délire. Mon malheur était certain : je poussais des cris de terreur ; et cette phrase me revenait sans cesse à la bouche comme un refrain désolant : « C’est un rêve, mais les rêves sont des avertissements… »

Ah ! si le destin qui nous domine était un poëte, quel homme voudrait vivre ? Les imaginations inventives sont si cruelles !… Heureusement que le destin est l’instrument d’un Dieu qui est plus que poëte. Chaque cœur porte en lui sa tragédie comme sa mort ; mais souvent ce prophète intime se trompe de vie ; ses prévisions ne s’accomplissent pas toutes en ce monde.

Ce matin, l’air frais de la prairie, la beauté du ciel, la contemplation du paysage uni, tranquille, et des doux rivages qui bordent la mer Baltique, à Travemünde, ont fait taire cette voix secrète et dissipé, comme par enchantement, le rêve sans réveil qui me tourmentait depuis trois jours. Si je ne vois plus votre mort, ce n’est pas que j’aie réfléchi : que peut le raisonnement contre les atteintes d’une puissance surnaturelle ? Mais lassé de craindre follement, je me rassure sans motif ; aussi ce repos n’est-il rien moins que de la sécurité. Un mal sans cause appréciable, dissipé sans raison, peut revenir ; un mot, un nuage, le vol d’un oiseau, peuvent me prouver invinciblement que j’ai tort d’être calme ; des arguments semblables m’ont bien convaincu que j’avais tort d’être inquiet.

Travemünde s’est embelli depuis dix ans, et, qui plus est, les embellissements ne l’ont pas gâté. Une route magnifique a été terminée entre Lubeck et la mer ; c’est un berceau en charmille, à l’ombre duquel la poste vous conduit au petit trot jusqu’à l’embouchure de la rivière à travers des vergers et des hameaux épars dans des herbages. Je n’ai rien vu de si pastoral au bord d’aucune mer. Le village s’est égayé, quoique le pays soit resté silencieux et agreste ; c’est une prairie à fleur de mer ; les pâturages, animés par de nombreux troupeaux, qui les parcourent jour et nuit, ne finissent qu’à la grève ; ni galet, ni gravier, ni vase ne sépare la vague de l’herbe ; l’eau salée baigne le gazon.

Ces rives plates donnent à la mer Baltique l’apparence d’un lac, au pays une tranquillité qui paraît surnaturelle ; on se croit dans les champs Élysées de Virgile au milieu des ombres heureuses. La vue de la mer Baltique, malgré ses orages et ses écueils, m’inspire la sécurité. Les eaux des golfes, les plus dangereuses de toutes, ne font pas sur l’imagination l’impression d’une étendue sans bornes ; c’est l’idée de l’infini qui épouvante l’homme arrêté au bord du grand Océan.

Le tintement de la clochette des troupeaux se confond sur le port de Travemünde avec le glas de la cloche des bateaux à vapeur. Cette apparition momentanée de l’industrie moderne au milieu d’une contrée où la vie pastorale est encore celle d’une grande partie de la population, me paraît poétique sans être étourdissante. Ce lieu inspire un repos salutaire, c’est un refuge contre les envahissements du siècle, et pourtant c’est une plaine ouverte, douce à voir, facile à parcourir ; mais on s’y sent dans la solitude, comme si l’on était au milieu d’une île. Sous ces latitudes, le repos est inévitable, l’esprit sommeille, et le temps ploie ses ailes.

Les populations du Holstein et du Mecklembourg ont une beauté calme qui s’accorde avec l’aspect doux et paisible de leur pays, et avec le froid du climat. Le rose des visages, l’égalité du terrain, la monotonie des habitudes, l’uniformité des paysages, tout est en harmonie.

Les fatigues de la pêche pendant l’hiver, quand les hommes vont chercher la mer libre à travers une bordure de trois lieues de glaçons, coupés de crevasses et périlleux à franchir, donnent seules une sorte de mouvement poétique à une vie d’ailleurs bien ennuyeuse. Sans cette campagne d’hiver, les habitants du rivage languiraient auprès de leurs poêles, sous leurs pelisses de peau de mouton retournées. L’affluence des baigneurs sur cette belle plage sert aux paysans de la rive à gagner, pendant l’été, de quoi suffire à leurs premiers besoins, pour tout le reste de l’année, sans s’exposer à tant de périls et de fatigues ; mais où il n’y a que le nécessaire, il n’y a rien. Parmi les hommes de Travemünde, la pêche d’hiver représente le superflu ; les dangers gratuits qu’ils affrontent pendant cette rude saison servent à leur élégance : c’est pour une bague à son doigt, pour des boucles à ses oreilles, pour une chaîne d’or au cou de sa maîtresse, pour une cravate de soie éclatante ; c’est pour briller enfin, et pour faire briller ce qu’il aime, ce n’est pas pour manger qu’un pêcheur de Travemünde lutte, au péril de ses jours, contre les flots et les glaces ; il n’affronterait pas cet inutile danger s’il n’était une créature supérieure à la brute, car le besoin du luxe tient à la noblesse de notre nature, et ne peut être dompté que par un sentiment encore plus noble.

Ce pays me plaît, malgré son aspect uniforme, La végétation y est belle. Au 5 juillet, la verdure me paraît fraîche et nouvelle ; les seringats des jardins commencent à peine à fleurir. Le soleil, sous ces climats paresseux, se lève tard, en grand seigneur, et se montre pour peu de temps ; le printemps n’arrive qu’au mois de juin, quand l’été va s’en aller ; mais si l’été y est court, les jours y sont longs. Et puis il règne une sorte de sérénité sublime dans un paysage horizontal, où le sol est à peine visible et où le ciel tient la plus grande place : en contemplant cette terre basse comme la mer, qu’à peine elle arrête, cette terre unie et qui ne s’est jamais ressentie des commotions du globe, terre à l’abri des révolutions de la nature comme des troubles de la société, on admire, on s’attendrit, comme on adore un front virginal. Je trouve ici le charme d’une idylle qui me reposerait du dévergondage dramatique de nos romans et de nos comédies ; ce n’est pas pittoresque, mais c’est champêtre et différent de tout ; car ce n’est pas le champêtre et le pastoral des autres beaux lieux de l’Europe.

Le crépuscule de dix heures me rend la promenade du soir délicieuse ; il règne dans l’air à ce moment un silence solennel ; c’est la suspension de la vie, rien ne parle aux sens : ils sont pour ainsi dire hors d’atteinte ; mes regards, perdus dans la contemplation des pâles astres du Nord, s’enfoncent loin de la terre, ou plutôt ils s’arrêtent, ils renoncent, et mon esprit, déployant ses ailes dans le vague espace où il plane, échappe aux régions inférieures pour s’élancer librement jusqu’au delà du ciel visible.

Mais pour éprouver le charme de ces illusions, il faut venir de loin. La nature n’a tout son prix qu’aux yeux des étrangers civilisés ; les rustiques indigènes ne jouissent pas comme nous du monde qui les environne : un des plus grands bienfaits de la société, c’est qu’elle révèle aux habitants des villes toutes les beautés des champs ; c’est la civilisation qui m’apprend à me plaire dans des contrées destinées par la nature à nous conserver l’image de la vie primitive ; je fuis les salons, les conversations, les bonnes auberges, les routes faciles, enfin tout ce qui pique la curiosité, tout ce qui excite l’admiration des hommes nés dans des sociétés à demi barbares, et malgré mon aversion pour la mer, je m’embarque demain sur un vaisseau dont je brave avec joie toutes les incommodités, pourvu qu’il me porte vers des déserts et des steppes… des steppes ! ce nom oriental me fait pressentir à lui seul une nature inconnue et merveilleuse ; il réveille en moi un désir qui me tient lieu de jeunesse, de courage, et qui me rappelle que je ne suis venu en ce monde qu’à condition de voyager : telle est la fatalité de ma nature. Mais faut-il vous l’avouer ? peut-être n’aurais-je jamais entrepris ce voyage s’il n’y avait pas de steppes en Russie. Je crains vraiment d’être trop jeune pour le siècle et le pays où nous vivons !…..

Ma voiture est déjà sur le paquebot ; c’est, disent les Russes, un des plus beaux bateaux à vapeur du monde. On l’appelle le Nicolas Ier. Ce même vaisseau a brûlé l’année dernière, pendant une traversée de Pétersbourg à Travemünde ; on l’a refait, et depuis cette restauration, il en est à son deuxième voyage. Le souvenir de la catastrophe arrivée pendant le premier ne laisse pas que de causer quelque appréhension aux passagers. L’histoire de ce naufrage est honorable pour nous, à cause de la noble et courageuse conduite d’un jeune Français qui se trouvait parmi les voyageurs.

C’était la nuit, on voguait dans les parages du Mecklembourg, et le capitaine jouait tranquillement aux cartes avec quelques passagers. Ses amis ont prétendu, pour le justifier, qu’il savait l’accident dont était menacé le vaisseau, mais qu’ayant reconnu, dès le premier moment, que le mal était sans remède, il avait donné en secret l’ordre de s’approcher en toute hâte des côtes du Mecklembourg pour y faire échouer le bâtiment sur un banc de sable, afin d’atténuer le danger. Cependant, ajoutent les mêmes amis, il s’efforçait, par son héroïque sang-froid, de prolonger autant que possible la sécurité des passagers, sécurité nécessaire au salut du bâtiment ; vous verrez tout à l’heure ce que l’Empereur a pensé de cet effort de courage trop vanté !…

Il y avait plus de trente enfants, et beaucoup de femmes sur le vaisseau. Une dame russe s’aperçut du danger la première ; elle jeta l’alarme parmi l’équipage. A la première nouvelle d’un péril imminent, la terreur fut grande : tout l’équipage poussa le cri sinistre : « Au feu ! au feu ! sauve qui peut ! » On était dans le mois d’octobre, au milieu de la nuit, à plus d’une lieue de terre, et malgré la manœuvre ordonnée, dit-on, par le capitaine, l’on naviguait dans une sécurité profonde, quand on vit l’incendie éclater tout à coup en plusieurs endroits à la fois ; au même moment le vaisseau s’engrave et le mouvement des roues s’arrête. Le feu avait pris à des pièces de bois, lesquelles, par un défaut de construction, se trouvaient trop voisines du fourneau qui faisait aller la machine. Déjà la fumée pénétrait jusque dans les cabines des voyageurs. Un silence lugubre succède aux premières exclamations de la foule : les femmes, les enfants eux-mêmes se taisent, tant la stupeur s’accroît. Malheureusement le banc de sable sur lequel on venait d’échouer ne s’étendait pas jusqu’à la terre ferme, ce bas-fond était en quelque sorte pareil à une île, et séparé du continent par des parties de mer que la profondeur de l’eau ne permettait de franchir qu’en bateau ; grâce au ciel le temps était calme.

Tandis qu’une partie des matelots est occupée à faire jouer les pompes et à remplir des seaux destinés à retarder les progrès du feu, le capitaine ordonne de mettre la chaloupe à la mer pour transporter à terre tous les voyageurs. Cette chaloupe était petite, il fallait qu’elle fît bien des voyages avant de pouvoir sauver tout le monde. On décida que les femmes et les enfants seraient débarqués les premiers.

Les plus impatients risquèrent leur vie en se précipitant vers le banc de sable ; le jeune Français dont je viens de vous parler sauta l’un des premiers sur ce bas-fond ; il n’y demeura pas inactif ; faisant l’office de matelot sans y être obligé, il passa plusieurs fois du vaisseau dans la chaloupe, et remonta au vaisseau pour aider des femmes et des enfants à s’embarquer, Malgré le danger toujours imminent, il ne sortit définitivement du paquebot embrasé qu’après tous les autres passagers. Pendant les nombreux trajets que son humanité lui fit volontairement accomplir, il sauva plusieurs femmes à la nage ; l’excès de la fatigue lui causa plus tard une maladie grave.

Il était attaché, m’a-t-on dit, à la légation de France en Danemark, et voyageait pour son plaisir. Je ne sais pas son nom, ignorance bien involontaire, car, depuis hier, j’ai demandé son nom à vingt personnes. Le trait d’humanité de ce jeune homme ne date que d’un an, et son nom est déjà oublié dans les lieux mêmes où il s’est tant distingué par son rare courage. Les détails que je viens de vous donner sont d’une grande exactitude.

Il me semble que j’ai assisté à la scène ; la femme qui m’a conté le naufrage y était : elle admirait comme les autres le dévouement du jeune Français, et comme les autres, sans doute, elle n’a pas songé à demander comment s’appelait le sauveur de tant de malheureux. Nouvelle preuve qu’en toute occasion, l’ingratitude des obligés sert de lustre et de relief à la vertu du bienfaiteur.

Mais figurez-vous dans ces régions septentrionales la misère de tant de femmes, d’enfants déposés à demi nus sur un point désert de la côte du Mecklembourg par une froide nuit d’automne !

Malgré la force et le dévouement de notre compatriote, secondé de quelques matelots de diverses nations, cinq personnes périrent dans ce naufrage ; on attribue leur perte à la précipitation avec laquelle elles s’efforcèrent de sortir du bâtiment incendié. Cependant, je vous l’ai dit, ce magnifique vaisseau ne fut pas entièrement brûlé ; à la fin, on se rendit maître du feu, et le nouveau Nicolas Ier, sur lequel je vais m’embarquer demain, a été en grande partie reconstruit avec les débris de l’ancien. Des esprits superstitieux craignent que, par quelque fatalité, le malheur ne s’attache encore à ses restes ; moi, qui ne suis pas marin, je n’ai point cette peur poétique ; mais je respecte tous les genres de superstitions inoffensives, comme résultats de ce noble plaisir de croire et de craindre, qui est le fondement de toute piété, et dont l’abus même classe l’homme au-dessus de tous les autres êtres de la création.

Après s’être fait rendre un compte détaillé de l’événement, l’Empereur cassa le capitaine, qui était Russe : ce malheureux fut remplacé par un Hollandais ; mais celui-ci, dit-on, manque d’autorité sur son équipage. Les étrangers ne prêtent guère à la Russie que les hommes dont ils ne veulent pas chez eux. Je saurai demain à quoi m’en tenir sur la valeur de celui-ci. Personne ne juge un commandant plus vite qu’un ma telot et qu’un voyageur. L’amour de la vie, cet amour si passionnément raisonné, est un guide sûr pour apprécier tout homme de qui dépend notre existence. Tel qu’il est reconstruit, notre beau vaisseau prend tant d’eau qu’il ne peut remonter jusqu’à Pétersbourg ; nous changerons de bâtiment à Kronstadt, puis deux jours plus tard les voitures nous seront envoyées sur un troisième vaisseau à fond plat. Voilà bien de l’ennui, mais la curiosité triomphe de tout ; c’est le premier des devoirs pour un voyageur.

Le Mecklembourg est en progrès ; une route magnifique conduit de Ludwigslust à Schwerin, où le grand-duc actuel a eu le bon esprit de reporter sa résidence. Schwerin est vieux et pittoresque ; un lac, des coteaux, des bois, un palais antique, embellissent le paysage, et la ville a des souvenirs ; elle a de plus un air ancien, un aspect pittoresque : tout cela manque à Ludwigslust.

Mais voulez-vous avoir une idée de la barbarie du moyen âge ! montez en voiture dans la ville capitale du grand-duché de Mecklembourg, et faites-vous mener en poste à Lubeck. S’il a plu seulement vingt-quatre heures, vous resterez à moitié chemin ; ce sont des fondrières à s’y perdre. On regrette le sable et les quartiers de roche des environs de Rostock, et l’on s’enfonce dans des ornières si creuses qu’on ne peut plus en sortir sans briser sa voiture ou sans verser. Notez que cela s’appelle la grande route de Schwerin à Lubeck et qu’elle a seize lieues, ce sont seize lieues de chemin impraticable. Pour voyager sûrement en Allemagne, il faut apprendre le français et ne pas oublier la différence qu’il y a entre une grande route et une chaussée : sortez de la chaussée, vous reculez de trois siècles.

Ce chemin m’avait pourtant été indiqué par le ministre de *** à Berlin, et même d’une façon assez plaisante : « Quelle route me conseillez-vous de prendre pour aller à Lubeck ? » lui disais-je. Je savais qu’il venait de faire ce voyage.

« Elles sont toutes mauvaises, » me répondit le diplomate, « mais je vous conseille celle de Schwerin.

— Ma voiture, » lui repartis-je, « est légère, et si elle vient à casser je manquerai le départ du paquebot. Donc si vous connaissiez une meilleure route, je la prendrais, fût-elle plus longue.

— Tout ce que je puis vous dire, » répliqua-t-il d’un ton officiel, « c’est que j’ai indiqué celle-ci à monseigneur*** (le neveu de son souverain) ; vous ne sauriez donc mieux faire que de la suivre.

— Les voitures des princes, » repris-je, « ont peut-être des priviléges comme leurs personnes. Les princes ont des corps de fer, et je ne voudrais pas vivre un jour comme ils vivent toute l’année. »

On ne me répondit pas à ce mot, que j’aurais cru fort innocent, s’il n’eût paru séditieux à l’homme d’État allemand.

Ce grave et prudent personnage, tout contristé de mon excès d’audace, s’éloigna de moi aussitôt qu’il put le faire sans trop de franchise. Quelle excellente pâte d’homme ! Il est certains Allemands qui sont nés sujets ; ils étaient courtisans avant d’être hommes. Je ne puis m’empêcher de me moquer de leur obséquieuse politesse, tout en la préférant de beaucoup à la disposition contraire que je blâme chez les Français. Mais le ridicule aura toujours les premiers droits sur mon esprit, rieur en dépit de l’âge et de la réflexion. Au reste, une route, une vraie grande route ne tardera pas à être ouverte entre Lubeck et Schwerin[1].

La charmante baigneuse de Travemünde, que nous appelions la Monna Lise, est mariée ; elle a trois enfants. J’ai été la voir dans son ménage, et ce n’est pas sans une tristesse mêlée de timidité que j’ai passé le seuil modeste de sa nouvelle demeure ; elle m’attendait, et avec la coquetterie de cœur qui vous rappellera les gens du Nord, froids, mais sensibles en secret, elle avait mis à son cou le foulard que je lui ai donné, il y a dix ans, jour pour jour, le 5 juillet 1829… Figurez-vous qu’à trente-quatre ans cette charmante créature a déjà la goutte !…On voit qu’elle a été belle !… voilà tout. La beauté non appréciée passe vite : elle est inutile. Lise a un mari affreusement laid, et trois enfants, dont un garçon de neuf ans, qui ne sera jamais beau. Ce jeune rustre, bien élevé à la manière du pays, est entré dans la chambre la tête baissée, le regard vague, errant, et pourtant courageux. On voyait qu’il aurait fui l’étranger par timidité, non par peur, si la crainte d’être réprimandé par sa mère ne l’eût arrêté. Il nage comme un poisson, et il s’ennuie dès qu’il n’est pas dans l’eau, ou au moins sur l’eau, en bateau. La maison qu’ils habitent est à eux ; ils paraissent à leur aise, mais que le cercle où tourne la vie d’une telle famille est étroit ! En voyant ce père, cette mère et ces trois enfants, et en me rappelant ce qu’était Lise il y a dix ans, il me semblait que l’énigme de l’existence humaine s’offrait pour la première fois à ma pensée. Je ne pouvais respirer dans cette petite case, qui pourtant est propre et soignée : je suis sorti pour aller chercher un air libre. Je voyais là les heureux du pays, et je me répétais tout bas mon refrain : « Où il n’y a que le nécessaire, il n’y a rien. » Heureuse l’âme qui demande le reste à la religion !… Mais la religion des protestants ne donne elle-même que le nécessaire.

Depuis que cette belle créature est liée au sort commun, elle vit sans peine, mais sans plaisir, ce qui me semble la plus grande des peines. Le mari ne va pas à la pêche pendant l’hiver. La femme a rougi en me faisant cet aveu, qui m’a causé un secret plaisir. Ce mari, si laid, n’est pas courageux ; mais Lise a repris comme pour répondre à ma pensée : « Mon fils ira bientôt. » Elle m’a montré, suspendue au fond de la chambre, une grosse pelisse de peau de mouton, doublée de sa laine, destinée au premier voyage de ce vigoureux enfant de la mer.

Je ne reverrai jamais, du moins je l’espère, la Monna Lise de Travemünde.

Pourquoi faut-il que la vie réelle ressemble si peu à la vie de l’imagination ? À quelle fin nous est-elle donc donnée, cette imagination… inutile ? Que dis-je, inutile, nuisible ? Mystère impénétrable et qui ne se dévoile qu’à l’espérance, encore par lueurs fugitives ! L’homme est un forçat châtié, non corrigé, On l’enchaîne pour un crime qu’il ignore ; on lui inflige le supplice de la vie, c’est-à-dire de la mort ; il vit et meurt dans les fers, sans pouvoir obtenir qu’on le juge, ni même qu’on lui dise de quoi il est accusé. Ah ! quand on voit la nature si arbitraire, faut-il s’étonner du peu de justice des sociétés ? Pour apercevoir l’équité ici-bas, il faut les yeux de la foi qui pénètrent au delà de ce monde. La justice n’habite pas dans l’empire du temps. Creusez dans la nature, vous arrivez bien vite à la fatalité. Une puissance qui se venge de ce qu’elle fait est bornée ; mais les bornes : qui les a posées ? contre qui, et pourquoi ? Plus le mystère est incompréhensible, plus le triomphe de la foi est grand et nécessaire !…


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  1. Elle est faite.