La Russie en 1839/Lettre huitième

Amyot (premier volumep. 223-243).


SOMMAIRE DE LA LETTRE HUITIÈME.


Arrivée à Pétersbourg par la Néva. — Architecture. — Contradiction entre le caractère du site et le style des édifices importés du Midi. — Absurde imitation des monuments de la Grèce. — La nature aux environs de Pétersbourg. — Tracasseries de la douane et de la police. — Interrogatoire minutieux. — On retient mes livres. — Difficultés du débarquement. — Aspect des rues. — Statue de Pierre le Grand. — Trop fameuse. — Palais d’hiver. — Rebâti en un an. — À quel prix ? — Le despotisme se révèle dès le premier pas qu’on fait dans ce pays. — Citation d’Herberstein. — Karamsin. — La vanité des Russes les aveugle sur l’inhumanité de leur gouvernement. — Esprit de la nation d’accord avec la politique de l’autocratie.


LETTRE HUITIÈME.


Pétersbourg, ce 11 juillet, au soir.

Les rues de Pétersbourg ont un aspect étrange aux yeux d’un Français ; je tâcherai de vous les décrire, mais je veux d’abord vous parler de l’entrée de la ville par la Néva. Elle a de la célébrité et les Russes en sont fiers à juste titre ; cependant je l’ai trouvée au-dessous de sa réputation. Lorsque de très-loin on commence à découvrir quelques clochers, ce qu’on distingue fait un effet plus singulier qu’imposant. La légère épaisseur de terrain qu’on apercevait de loin entre le ciel et la mer, devient un peu plus inégale dans quelques points que dans d’autres ; voilà tout, et ces irrégularités imperceptibles, ce sont les gigantesques monuments de la nouvelle capitale de la Russie. On dirait d’une ligne tracée par la main tremblante d’un enfant qui dessine quelque figure de mathématique. En approchant on commence à reconnaître les campaniles grecs, les coupoles dorées de quelques couvents, puis des monuments modernes, des établissements publics : le fronton de la Bourse, les colonnades blanchies des écoles, des musées, des casernes, des palais qui bordent des quais de granit : une fois entré dans Pétersbourg, vous passez devant des sphinx également en granit ; ils sont de dimensions colossales, et leur aspect est imposant. Une ville de palais, c’est majestueux ! Toutefois, l’imitation des monuments classiques vous choque quand vous pensez au climat sous lequel ces modèles sont maladroitement transplantés. Mais bientôt vous êtes frappé de la quantité de flèches, de tourelles aux formes variées, d’aiguilles métalliques qui s’élèvent de toutes parts : ceci est au moins de l’architecture nationale. Pétersbourg est flanqué de vastes et nombreux édifices à clochers : ce sont des communautés religieuses ; ces villes sacrées servent de rempart à la ville profane. Les églises russes ont conservé leur originalité primitive. Ce n’est pas que les Russes aient inventé ce style lourd et capricieux qu’on appelle byzantin. Mais ils sont grecs de religion, et leur caractère, leur croyance, leur instruction, leur histoire justifient les emprunts qu’ils font au Bas-Empire : on peut leur permettre d’aller chercher les modèles de leurs monuments à Constantinople ; mais non pas à Athènes. Vus de la Néva, les parapets des quais de Pétersbourg sont imposants et magnifiques ; mais au premier pas que vous faites à terre, vous découvrez que ces mêmes quais sont pavés en mauvais cailloux, incommodes, inégaux, aussi désagréables à l’œil que nuisibles aux piétons et pernicieux pour les voitures. Quelques flèches dorées, fines comme des paratonnerres ; des portiques dont la base disparaît presque sous l’eau, des places ornées de colonnes qui se perdent dans l’immensité des terrains qui les environnent ; des statues imitées de l’antique et dont les traits, le style et l’ajustement jurent avec la nature du sol, avec la couleur du ciel, avec le climat comme avec la figure, le costume et les habitudes des hommes, si bien qu’elles ressemblent à des héros prisonniers chez leurs ennemis ; des édifices dépaysés, des temples tombés du sommet des montagnes de la Grèce dans les marais de la Laponie ; et qui, par conséquent, paraissent beaucoup trop écrasés pour le site où ils se trouvent transplantés sans savoir pourquoi : voilà ce qui m’a frappé d’abord.

Les magnifiques palais des dieux du paganisme, ces temples qui couronnent admirablement de leurs lignes horizontales, de leurs contours sévères, les promontoires des rivages ioniens et dont les marbres dorés brillent de loin au soleil sur les rochers du Péloponèse, dans les ruines des Acropolis antiques, sont devenus ici des tas de plâtre et de mortier ; les détails incomparables de la sculpture grecque, les merveilleuses finesses de l’art classique ont fait place à je ne sais quelle burlesque habitude de décoration moderne qui passe parmi les Finlandais pour la preuve d’un goût pur en fait d’art. Imiter ce qui est parfait, c’est le gâter, on devrait copier strictement les modèles, ou inventer. Au surplus, la reproduction des monuments d’Athènes, si fidèle qu’on la suppose, serait perdue dans une plaine fangeuse toujours menacée d’être submergée par une eau à peu près aussi haute que le sol. Ici la nature demandait aux hommes tout le contraire de ce qu’ils ont imaginé ; au lieu d’imiter les temples païens, il fallait s’entourer de constructions aux formes hardies, aux lignes verticales pour percer les brumes d’un ciel polaire, et pour rompre la monotone surface des steppes humides et gris qui forment à perte de vue et d’imagination le territoire de Pétersbourg. L’architecture propre à un tel pays, ce n’était pas la colonne du Parthénon, la coupole du Panthéon, c’était la tour de Pékin. C’est à l’homme de bâtir des montagnes dans une contrée à laquelle la nature a refusé tout mouvement de terrain. Je commence à comprendre pourquoi les Russes nous engagent avec tant d’instance à venir les voir pendant l’hiver : six pieds de neige cacheraient tout cela, tandis qu’en été on voit le pays.

Parcourez le territoire de Pétersbourg et des provinces voisines, vous n’y trouverez, m’a-t-on dit, pendant des centaines de lieues que des flaques d’eau, des pins rabougris, et des bouleaux à la sombre verdure. Certes, le linceul de l’hiver vaut mieux que la grise végétation de la belle saison. Toujours les mêmes bas-fonds ornés des mêmes broussailles pour tout paysage, si ce n’est en vous dirigeant vers la Suède et la Finlande. Là, vous verriez une succession de petits rocs granitiques hérissés de pins qui changent l’aspect du terrain, sans varier beaucoup les paysages : vous pouvez bien penser que la tristesse d’une telle contrée n’est guère égayée par les lignes de petites colonnes que les hommes ont cru devoir bâtir sur cette terre plate et nue. Pour socle à des péristyles grecs, il faudrait des monts : il n’y a ici nul accord entre les inventions de l’homme et les données de la nature, et ce manque d’harmonie me choque à chaque instant ; j’éprouve en me promenant dans cette ville le malaise qu’on ressent quand il faut causer avec une personne minaudière. Le portique, ornement aérien, est ici une gêne ajoutée à celle du climat : en un mot le goût des monuments sans goût est ce qui a présidé à la fondation et à l’agrandissement de Pétersbourg. Le contre-sens me paraît ce qu’il y a de plus caractéristique dans l’architecture de cette immense ville qui me fait l’effet d’une fabrique de mauvais style dans un parc ; mais le parc, c’est le tiers du monde, et l’architecte : Pierre le Grand.

Aussi quelque choqué qu’on soit des sottes imitations qui gâtent l’aspect de Pétersbourg, ne peut-on contempler sans une sorte d’admiration cette ville sortie de la mer à la voix d’un homme, et qui pour subsister se défend contre une inondation périodique de glace et permanente d’eau : c’est le résultat d’une force de volonté immense : si l’on n’admire pas, on craint : c’est presque respecter.

Le paquebot de Kronstadt jeta l’ancre dans l’intérieur de Pétersbourg devant un quai de granit ; le quai anglais en face du bureau des douanes est à peu de distance de la fameuse place où s’élève la statue de Pierre le Grand sur son rocher. Une fois ancré là, on y reste longtemps ; vous allez voir pourquoi.

Je voudrais vous épargner le détail des nouvelles persécutions que m’ont fait subir, sous le nom générique de simples formalités, la police et sa fidèle associée la douane ; cependant, c’est un devoir que de vous donner l’idée des difficultés qui attendent l’étranger à la frontière maritime de la Russie : on dit l’entrée par terre plus facile.

Trois jours par an, le soleil de Pétersbourg est insupportable : hier, pour mon arrivée, je suis tombé sur un de ces jours. On a commencé par nous parquer une grande heure sur le tillac de notre bâtiment, moi et les autres : les étrangers, non les Russes. Là, nous étions exposés sans abri à la plus forte chaleur et au grand soleil du matin. Il était huit heures et il faisait grand jour depuis une heure après minuit. On parle de trente degrés de chaleur au thermomètre de Réaumur ; rappelez-vous que cette température devient plus incommode dans le Nord parce que l’air y est lourd et chargé de brume.

Il a fallu comparaître devant un nouveau tribunal qui s’est assemblé, comme celui de Kronstadt, dans la grande chambre de notre bâtiment. Les mêmes questions m’ont été adressées avec la même politesse, et mes réponses traduites avec les mêmes formalités.

« Que venez-vous faire en Russie ?

— Voir le pays.

— Ce n’est pas là un motif de voyage. (N’admirez vous pas l’humilité de l’objection ?)

— Je n’en ai pas d’autre.

— Qui comptez-vous voir à Pétersbourg ?

— Toutes les personnes qui me permettront de faire connaissance avec elles.

— Combien de temps comptez-vous rester en Russie ?

— Je ne sais.

— Dites à peu près ?

— Quelques mois.

— Avez-vous une mission diplomatique publique ?

— Non.

— Secrète ?

— Non.

— Quelque but scientifique ?

— Non.

— Êtes-vous envoyé par votre gouvernement pour observer l’état social et politique de ce pays ?

— Non.

— Par une société commerciale ?

— Non. Vous voyagez donc librement et par pure curiosité ?

— Oui.

— Pourquoi vous êtes-vous dirigé vers la Russie ?

— Je ne sais, etc., etc., etc.

— Avez-vous des lettres de recommandation pour quelques personnes de ce pays.

On m’avait prévenu de l’inconvénient de répondre trop franchement à cette question : je ne parlai que de mon banquier.

Au sortir de cette séance de cour d’assises, j’ai vu passer devant moi plusieurs de mes complices : on a vivement chicané ces étrangers sur quelques irrégularités reprochées à leurs passe-ports. Les limiers de la police russe ont l’odorat fin, et selon les personnes ils se rendent difficiles ou faciles en passe-ports ; il m’a paru qu’ils mettaient une grande inégalité dans leur manière de traiter les voyageurs. Un négociant italien qui passait devant moi a été fouillé impitoyablement, j’ai presque dit fouillé au sang, au sortir du vaisseau : on lui a fait ouvrir jusqu’à un petit porte-feuille de poche, on a regardé dans l’intérieur des habits qu’il avait sur le corps : si l’on m’en fait autant, me disais-je, ils me trouveront bien suspect.

J’avais les poches pleines de lettres de recommandation qui m’avaient été données à Paris en partie par l’ambassadeur de Russie lui-même, et par d’autres personnes tout aussi connues, mais elles étaient cachetées : circonstance qui m’avait fait craindre de les laisser dans mon écritoire ; je fermais donc mon habit sur ma poitrine en voyant approcher les hommes de la police. Ils m’ont fait passer sans fouiller ma personne ; mais lorsqu’il a fallu déballer toutes mes malles devant les commis de la douane, ces nouveaux ennemis se sont livrés au travail le plus minutieux sur mes effets, surtout sur mes livres. Après avoir été soumis à un interminable examen, ceux-ci m’ont été confisqués en masse sans aucune exception, toujours avec une politesse extraordinaire ; mais on ne tint aucun compte de mes réclamations. On m’a pris deux paires de pistolets de voyage et une vieille pendule portative ; j’ai vainement tâché de comprendre et de me faire expliquer pourquoi cet objet était sujet à confiscation ; tout ce qui m’a été pris me sera rendu, à ce qu’on m’assura, mais non sans beaucoup d’ennuis et de pourparlers. Je répète donc avec les seigneurs russes, que la Russie est le pays des formalités inutiles.

Depuis plus de vingt-quatre heures que je suis à Pétersbourg, je n’ai encore rien pu arracher à la douane, et, pour mettre le comble à mes embarras, ma voiture, envoyée de Kronstadt à Pétersbourg un jour plus tôt qu’on ne me l’avait promis, a été adressée à un prince russe et non à moi ; pour peu qu’on se trompe de nom en Russie, on est sûr de tomber sur un prince. À présent il faudra des démarches et des explications sans fin avant de prouver l’erreur des douaniers ; car le prince de ma voiture est absent. Grâce à cette confusion et à ce guignon, je vais être obligé peut-être de me passer pendant longtemps de tout ce que j’avais laissé dans cette voiture.

Entre neuf et dix heures je me suis vu personnellement dégagé des entraves de la douane, et j’ai pu entrer à Pétersbourg, où j’eus à me louer des soins d’un voyageur allemand que le hasard m’a fait rencontrer sur le quai. Si c’est un espion, il est du moins serviable : il parlait russe et français ; il voulut bien se charger de me faire chercher un drowsky, tandis qu’avec une charrette il aidait lui-même mon valet de chambre à transporter chez Coulon, l’aubergiste, la petite partie de mes bagages qu’on venait de me rendre. J’avais recommandé à mon domestique de n’exprimer aucun mécontentement.

Coulon est un Français qui passe pour tenir la meilleure auberge de Pétersbourg ; ce qui ne veut pas dire qu’on soit bien chez lui. En Russie, les étrangers perdent bientôt toute trace de nationalité, sans toutefois s’assimiler jamais aux indigènes. Le secourable étranger me trouva même un guide qui parlait allemand et qui monta dans le drowsky, derrière moi, afin de répondre à toutes mes questions ; cet homme m’a nommé les monuments devant lesquels il nous fallut passer pendant le trajet de la douane à l’auberge, trajet qui ne laisse pas que d’être long, car les distances sont grandes à Pétersbourg.

La trop célèbre statue de Pierre le Grand attira d’abord mes regards ; elle m’a paru d’un effet singulièrement désagréable ; placée sur son rocher par Catherine, avec cette inscription assez orgueilleuse dans son apparente simplicité : « À Pierre Ier Catherine II. » Cette figure d’homme à cheval n’est ni antique ni moderne ; c’est un Romain du temps de Louis XV. Pour aider le cheval à se soutenir, on lui a mis aux jambes un énorme serpent : malheureuse idée ! qui ne sert qu’à trahir l’impuissance de l’artiste appelé de France à Pétersbourg pour élever ce monument vanté outre mesure, parce qu’il est en Russie.

Cette statue et la place sur laquelle elle se perd sont ce que j’ai vu de plus remarquable dans le trajet que j’ai fait de la douane à l’auberge.

Je me suis fait arrêter un instant devant les échafaudages d’un monument déjà fameux en Europe, quoiqu’il ne soit pas terminé : ce sera l’église de Saint-Isaac ; enfin j’ai vu la façade du nouveau palais d’hiver, autre résultat prodigieux de la volonté d’un homme, appliquée à lutter à force d’hommes contre les lois de la nature. Le but a été atteint, car en un an ce palais est sorti de ses cendres, et c’est le plus grand, je crois, qui existe : il équivaut au Louvre et aux Tuileries réunis.

Pour que le travail fût terminé à l’époque dési gnée par l’Empereur, il a fallu des efforts inouïs ; on a continué les ouvrages intérieurs pendant les grandes gelées ; six mille ouvriers étaient continuellement à l’œuvre : il en mourait chaque jour un nombre considérable, mais les victimes étant à l’instant remplacées par d’autres champions qui couvraient les vides pour périr à leur tour sur cette brèche inglorieuse, les morts ne paraissaient pas. Et le seul but de tant de sacrifices était de justifier le caprice d’un homme ! Chez les peuples naturellement, c’est-à-dire anciennement civilisés, on n’expose la vie des hommes que pour des intérêts communs, et dont presque tout le monde reconnaît la gravité. Mais combien de générations de souverains n’a pas corrompues l’exemple de Pierre Ier !

Pendant des froids de 26 à 30 degrés, six mille martyrs obscurs, martyrs sans mérite, martyrs d’une obéissance involontaire, car cette vertu est innée et forcée chez les Russes, étaient enfermés dans des salles chauffées à 30 degrés, afin d’en sécher plus vite les murailles. Ainsi ces malheureux subissaient, en entrant et en sortant de ce séjour de mort, devenu, grâce à leur sacrifice, l’asile des vanités, de la magnificence et du plaisir, une différence de température de 50 à 60 degrés.

Les travaux des mines de l’Oural sont moins contraires à la vie ; pourtant les ouvriers employés à Pétersbourg n’étaient pas des malfaiteurs. On m’a conté que ceux de ces infortunés qui peignaient l’intérieur des salles les plus chauffées, étaient obligés de mettre sur leurs têtes des espèces de bonnets de glace, afin de pouvoir conserver l’usage de leurs sens sous la température brûlante qu’ils étaient condamnés à supporter pendant tout le temps de leur travail. On voudrait nous dégoûter des arts, de la dorure, du luxe et de toutes les pompes des cours, qu’on n’y pourrait travailler d’une manière plus efficace. Néanmoins le souverain était appelé Père par tant d’hommes immolés sous ses yeux dans un but de pure vanité impériale.

Je me sens mal à l’aise à Pétersbourg depuis que j’ai vu ce palais et qu’on m’a dit ce qu’il a coûté d’hommes. Ce ne sont ni des espions ni des Russes moqueurs qui m’ont donné ces détails, j’en garantis l’authenticité.

Les millions de Versailles ont nourri autant de familles d’ouvriers français que ces douze mois du palais d’hiver ont tué de serfs slaves ; mais, moyennant ce sacrifice, la parole de l’Empereur a réalisé des prodiges, et le palais terminé, à la satisfaction générale, va être inauguré par les fêtes d’un mariage. Un prince peut être populaire en Russie sans attacher grand prix à la vie des hommes. Rien de colossal ne s’obtient sans peine ; mais quand un homme est à lui seul la nation et le gouvernement, il devrait s’imposer la loi de n’employer les grands ressorts de la machine qu’il fait mouvoir qu’à atteindre un but digne de l’effort.

Il me semble que, même dans l’intérêt bien entendu de son pouvoir, l’Empereur aurait pu accorder un an de plus aux gens de l’art pour réparer les désastres de l’incendie.

Un souverain absolu a tort de dire qu’il est pressé : il doit avant tout redouter le zèle de ses créatures, lesquelles peuvent se servir d’une parole du maître, innocente en apparence, comme d’un glaive pour opérer des miracles, mais aux dépens de la vie d’une armée d’esclaves ! C’est grand, trop grand, car Dieu et les hommes finissent par tirer vengeance de ces inhumains prodiges ; il y a imprudence pour ne rien dire de plus de la part du prince à mettre à si haut prix une satisfaction d’orgueil : mais le renom qu’ils acquièrent chez les étrangers importe aux princes russes plus que toute autre chose, plus que la réalité du pouvoir. En cela ils agissent dans le sens de l’opinion publique ; au surplus, rien ne peut discréditer l’autorité chez un peuple où l’obéissance est devenue une condition de la vie. Des hommes ont adoré la lumière ; les Russes adorent l’éclipse : comment leurs yeux seraient-ils jamais dessillés ?

Je ne dis pas que leur système politique ne produise rien de bon ; je dis seulement que ce qu’il produit coûte cher.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les étrangers s’étonnent de l’amour de ce peuple pour son esclavage : vous allez lire un extrait de la correspondance du baron d’Herberstein, ambassadeur de l’Empereur Maximilien, père de Charles V, près du Czar Vassili Iwanowitch. J’en ai la mémoire fraîche, car j’ai trouvé ce passage dans Karamsin, que je lisais hier sur le bateau à vapeur. Le volume qui le contient a échappé à la vigilance de la police dans la poche de mon manteau de voyage. Les espions les plus fins ne le sont jamais assez ; je vous ai dit qu’on n’a point fouillé ma personne.

Si les Russes savaient tout ce que des lecteurs un peu attentifs peuvent apprendre de l’historien flatteur dont ils se glorifient, et que les étrangers ne consultent pourtant qu’avec une extrême défiance, à cause de sa partialité de courtisan, ils le prendraient en haine, et, se repentant d’avoir cédé à la manie des lumières, dont l’Europe moderne est possédée, ils supplieraient l’Empereur de défendre la lecture de tous les historiens de la Russie, Karamsin à leur tête, afin de laisser le passé dans des ténèbres également favorables au repos du despote et à la félicité des sujets qui ne sont jamais si à plaindre que lorsqu’on les plaint. Les pauvres gens se croiraient heureux si nous autres étrangers nous ne les qualifiions imprudemment de victimes. Le bon ordre et l’obéissance, les deux divinités de la police et de la nation russes, exigent, ce me semble, ce dernier sacrifice.

Voici donc ce qu’écrivait Herberstein en se récriant sur le despotisme du monarque russe : « Il ( le Czar) dit, et tout est fait : la vie, la fortune des laïques et du clergé, des seigneurs et des citoyens, tout dépend de sa volonté suprême. Il ignore la contradiction, et tout en lui semble juste, comme dans la Divinité ; car les Russes sont persuadés que le grand prince est l’exécuteur des décrets célestes : Ainsi l’ont voulu Dieu et le Prince, Dieu et le Prince le savent, telles sont les locutions ordinaires parmi eux, rien n’égale leur zèle pour son service ; un de ses principaux officiers, vieillard à cheveux blancs et autrefois ambassadeur en Espagne, vint à notre rencontre lorsque nous entrâmes dans Moscou ; il courait à cheval, et s’agitait comme un jeune homme, la sueur découlait de son visage, et comme je lui en témoignais ma surprise : Ah ! Monsieur le baron, me répondit-il tout haut, nous servons notre Monarque d’une tout autre façon que vous.

J’ignore si c’est le caractère de la nation russe qui a formé de tels autocrates, ou bien si les autocrates eux-mêmes ont donné ce caractère à la nation.

Cette lettre écrite depuis plus de trois siècles vous peint les Russes d’alors, absolument tels que je vois les Russes d’aujourd’hui. À l’instar de l’ambassadeur de Maximilien, je me demande encore si c’est le caractère de la nation qui a fait l’autocratie, ou l’autocratie qui a fait le caractère russe, et je ne puis résoudre la question non plus que ne le pouvait le diplomate allemand.

Il me semble cependant que l’influence est réciproque : ni le gouvernement russe ne se serait établi ailleurs qu’en Russie, ni les Russes ne seraient devenus ce qu’ils sont, sous un gouvernement différent de celui qu’ils ont.

J’ajoute une autre citation du même auteur Karamsin : il raconte ce que disaient au xve siècle les voyageurs qui avaient parcouru la Moscovie. « Est-il étonnant, disent les étrangers, que le grand prince soit riche ? il ne donne d’argent ni à ses troupes, ni à ses ambassadeurs, même il enlève à ces derniers tout ce qu’ils rapportent de précieux des pays étrangers[1]. C’est ainsi que le prince Yaroslowsky, à son retour d’Espagne, fut obligé de déposer au trésor toutes les chaînes d’or, les colliers, étoffes précieuses et vases d’argent que l’Empereur et l’Archiduc Ferdinand d’Autriche lui avaient donnés. Cependant ces hommes ne se plaignent point, ils disent : le grand Prince prend, le grand Prince rendra. »

Voilà comme on parlait du Czar en Russie au xvie siècle.

Aujourd’hui vous entendrez, soit à Paris, soit en Russie, nombre de Russes s’extasier sur les prodigieux effets de la parole de l’Empereur ; et, tout en s’enorgueillissant des résultats, pas un ne s’apitoiera sur les moyens. La parole du Czar est créatrice, disent-ils. Oui : elle anime les pierres, mais c’est en tuant les hommes. Malgré cette petite restriction, tous les Russes sont fiers de pouvoir nous dire : « Vous le voyez, chez vous on délibère trois ans sur les moyens de rebâtir une salle de spectacle, tandis que notre Empereur relève en un an le plus grand palais de l’univers ; » et ce puéril triomphe ne leur paraît pas payé trop cher par la mort de quelques chétifs milliers d’ouvriers sacrifiés à cette souveraine impatience, à cette fantaisie impériale qui devient, pour me servir des pluriels à la mode, une des gloires nationales. Et cependant, moi Français, je ne vois là qu’une pédanterie inhumaine. Mais, d’un bout de cet immense empire à l’autre, pas une protestation ne s’élève contre les orgies de la souveraineté absolue.

Peuple et gouvernement, ici tout est à l’unisson : les Russes ne renonceraient pas aux merveilles de volonté dont ils sont témoins, complices et victimes, quand il s’agirait de ressusciter tous les esclaves qu’elles ont coûté. Toutefois, ce qui me surprend, ce n’est pas qu’un homme, nourri dans l’idolâtrie de lui-même, un homme qualifié de tout-puissant par soixante millions d’hommes ou de presqu’hommes, entreprenne de telles choses et les mette à fin ; c’est que, parmi les voix qui racontent ces choses à la gloire de cet homme unique, pas une seule ne se sépare du chœur pour réclamer en faveur de l’humanité contre les miracles de l’autocratie. On peut dire des Russes grands et petits, qu’ils sont ivres d’esclavage.


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  1. Dickens, dans son voyage aux États Unis, dit que la même chose a lieu aujourd’hui en Amérique.