La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 19

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 474-485).
2e partie


XIX

Langage muet.


Paul aimait cette pauvre chère enfant mieux qu’un frère aîné : comme un père.

Il croyait cela, du moins.

Il ne savait pas que l’amour qui l’entraînait vers Ysole et dont il souffrait était une maladie.

Il ne savait pas que ces maladies d’amour se guérissent par l’amour.

Il eût donné beaucoup pour le savoir, ce digne et grave cœur, attardé dans des ignorances enfantines ; car, s’il ne se connaissait pas lui-même, il avait deviné les premiers battements du sein de Suavita.

Et il désirait si passionnément la faire heureuse !

C’était la parole qu’il lui rendait en allumant la bougie, car Suavita n’était vraiment muette que dans l’obscurité. Dès que ses grands yeux étaient éclairés, ils se mettaient à parler.

Paul interrogea ces beaux yeux éloquents où il lisait si couramment d’ordinaire ; les yeux de Suavita parlèrent, en effet, mais ils parlèrent un langage inquiet, confus, que Paul, étonné, ne sut point déchiffrer aujourd’hui.

C’est que cette langue chère qui leur servait à converser ensemble avait bien peu de mots, et tous les mots qu’elle savait se rapportaient à leur mutuelle situation.

Ils savaient dire, ces mots : combien l’enfant aimait chaque jour davantage et mieux ; comme elle était heureuse quand son ami revenait, triste quand il partait. Ils savaient exprimer aussi, depuis quelques semaines cette douce, cette adorable jalousie de la vierge qui souffre en tâchant de sourire.

C’étaient des mots charmants, mais qui ne pouvaient pas tout dire.

En face d’une idée nouvelle ou complexe, Suavita redevenait muette, ou plutôt elle avait beau parler, Paul restait impuissant à la comprendre, comme si, en tournant la page d’un livre favori, il fût tombé tout à coup sur des lignes écrites en langue étrangère.

Tel était ici le cas. Du premier coup d’œil, Paul Labre vit que sa petite amie avait à lui dire des choses qui sortaient de la gamme habituelle de leurs entretiens.

Leur silencieux vocabulaire ne contenait point les signes qu’il fallait pour exprimer ces idées.

Et ces choses étaient graves ; car, pour la première fois, Blondette, dans son impatience d’être comprise, fit un effort visible et douloureux, pour articuler des sons.

Sa gorge se contracta, les lignes gracieuses de sa bouche rompirent leur harmonie, puis elle porta ses deux mains à son front avec découragement.

— Mais qu’est-ce donc ? mais qu’est-ce donc, chérie ? demanda Paul en l’attirant contre sa poitrine. Tu as donc beaucoup de chagrin ?

Les yeux bleus dirent oui, et exprimèrent un espoir joyeux.

— Interroge-moi, semblait demander l’enfant, cherche, essaie !

Ceci était dans le dictionnaire de leurs causeries. Paul comprit et obéit aussitôt :

— Quelqu’un t’a-t-il fait du mal, chérie ?

Le doigt de Suavita toucha la poitrine de Paul qui fronça légèrement le sourcil.

Mais elle secoua aussitôt sa tête blonde avec pétulance comme si elle eût voulu dire :

— Non, non ! il ne s’agit pas de ma jalousie qui t’impatiente !

Et ses yeux bleus, levés vers le ciel, ajoutèrent :

— Plût à Dieu qu’il ne s’agît que de cela !

— As-tu vu quelqu’un ? demanda Paul.

Les paupières de Suavita s’étaient séchées sous l’effort du grand travail qu’elle faisait pour exprimer sa pensée.

Une nouvelle larme vint se balancer à ses cils.

— Mais tu me fais mourir, fillette ! s’écria Paul.

Elle serra sa main si fortement sur ce mot : mourir, que Paul la regarda, effrayé.

Il y avait dans la prunelle de Suavita un feu sombre qui soulignait énergiquement et volontairement ce mot : mourir.

— Quelqu’un est mort ? reprit Paul Labre. Oui ? quelqu’un que tu connaissais ? oui ? que tu aimais ?…

Toujours oui.

Paul avança la main pour prendre la sonnette.

— Le plus court est d’interroger les domestiques, pensa-t-il tout haut.

Mais Suavita secoua la tête vivement.

— Tu ne veux pas ? reprit Paul. Pourquoi ne veux-tu pas ?

Pour la seconde fois, le doigt de l’enfant toucha sa poitrine comme pour le désigner lui-même.

— Ma foi, Blondette bien-aimée, dit Paul, c’est de l’hébreu pour moi.

Elle fit encore un grand effort qui amena le sang à ses joues.

On eût dit que les paroles allaient enfin jaillir de ses lèvres.

— Je ne t’ai jamais vue ainsi, reprit Paul Labre. Ta raison est tout à fait revenue.

Suavita l’interrompit d’un geste péremptoire qui signifiait : « tout à fait. »

Il voulut l’embrasser, elle s’arracha à son étreinte et gagna en deux bonds la table où étaient la plume et l’écritoire.

Elle saisit la plume.

C’était si extraordinaire et si nouveau que Paul Labre demeurait stupéfait.

Savait-elle écrire ?

Mais la plume, trempée dans l’encre résolument, hésita entre les jolis doigts de la fillette qui mit sa tête dans ses mains en pleurant.

— Tu as oublié, pauvre amour ! dit Paul Labre qui tâcha de sourire.

L’émotion le prenait.

Il ajouta pour la cacher :

— Tu ne devais pas être encore bien savante !

Suavita sanglotait.

Elle se leva soudain d’un mouvement violent et courut dans l’embrasure où Paul avait déposé son fusil de chasse.

Elle le lui montra d’un geste raide et qui eût fait peur à toute une salle de théâtre.

— Eh bien ! fit Paul dont la voix s’altéra.

Elle mit le fusil en joue.

— On a tué quelqu’un ?… commença Paul.

Elle rejeta brusquement le fusil et croisa ses bras sur sa poitrine.

Puis, échevelée, tragique, elle revint vers Paul et lui toucha le bras.

— Moi ? fit-il au hasard.

Et il s’arrêta, ébahi, parce que les yeux de l’enfant répondaient oui.

— Est-ce la folie qui vient, la vraie folie ? balbutia-t-il avec un serrement de cœur.

Elle secoua son bras fortement, et son regard, aussi net qu’une parole, affirma :

— Non ! je ne suis pas folle !

Mais elle ne put aller au-delà, et ses belles petites mains se tordirent avec désespoir.

— Voyons, reprit Paul, qui avait de la sueur aux tempes. Calme-toi. Tu sais bien que nous nous comprenons toujours à la fin. Je n’ai pas été tué, est-ce moi qui ai tué ?

La tête de Suavita tomba sur son sein.

— Oui ? interrogea Paul.

Les beaux yeux humides de l’enfant répondirent affirmativement.

— Et tu crois cela, toi ?…

Il n’acheva pas parce que les deux bras de Suavita se pendirent à son cou.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, elle colla ses lèvres à celles de Paul.

Ses lèvres brûlaient.

Puis elle s’enfuit à l’autre bout de la chambre.

Paul resta tout tremblant sous le choc de ce baiser virginal et ardent.

Son premier pas le porta vers l’enfant qui frémissait loin de lui, mais il s’arrêta à la contempler si merveilleusement gracieuse et jolie.

On eût dit une étude de la Pudeur adolescente, échappée à la fantaisie d’un maître du pinceau.

Elle était fière, mais douce. Elle se repentait, mais par l’instinct seulement. Elle naissait femme, et il semblait qu’il y eût autour de son sourire farouche un reflet d’immaculée volupté.

En ce moment, peut-être, Paul entrevit le fond de son propre cœur.

Mais tout cela passa comme un éclair.

Suavita, par un geste admirable d’expression et de dignité, mit fin à cet épisode imprévu ; puis, comme Paul fixait toujours sur elle son regard interrogateur, elle revint vers lui, tenant à la main un petit médaillon de cristal qui pendait à son cou.

La peur nous tient que le lecteur ne prenne ce petit médaillon pour un meuble de mélodrame, d’autant qu’il contenait une mèche des cheveux de feu Mme la comtesse de Champmas.

Sans mépriser le génie des écrivains habiles qui se servent de pareils bijoux pour amener d’importantes péripéties, nous croyons n’avoir jamais abusé de « la croix de ma mère. »

Le lecteur peut compter sur nous.

Le médaillon était tout uniment un cadeau de la pauvre Thérèse : une demi-dévotion, une délicatesse tronquée : comme tous les actes de cette malheureuse femme.

Thérèse, qui gardait un culte fidèle, mais stérile, à la sainte, avait attaché au cou de sa fille cette relique, sans lui dire que les cheveux, coupés par elle-même, avaient appartenu à Mme de Champmas.

Impossible de produire avec ce médaillon aucun effet capable d’attendrir, pendant cent représentations, Clampin, dit Pistolet, et les lettrés de sa force.

Suavita reprenait sa pantomime au point où elle avait été interrompue.

Si elle apportait le médaillon, c’était pour forcer Paul à prononcer le nom de Thérèse Soulas.

Ceci rentrait dans leurs façons de converser.

Paul, en effet, qui savait d’où venait le médaillon, nomma Thérèse Soulas. Suavita n’attendait que cela ; elle montra de la main le fusil d’abord, puis Paul lui-même, et ce double geste fut si terriblement significatif que Paul s’écria :

— Thérèse est morte assassinée et on m’accuse de ce crime !

Suavita joignit les mains et les posa sur son cœur.

— Pas moi ! criait ce mouvement plein d’une confiante adoration.

Puis ses yeux supplièrent.

Puis encore, elle montra la porte.

— Fuir ! dit Paul avec indignation.

Elle s’agenouilla suppliante et prit sa main qu’elle porta jusqu’à sa bouche.

Paul restait pensif. Il songeait à cette réunion qu’il avait vue au château neuf-Goret. Malgré lui et sans avoir aucun motif pour cela, il reliait ces hommes au meurtre de Thérèse et à ce fait qu’il était lui-même accusé.

Mais sa raison se révolta bientôt contre ces capricieuses hypothèses.

C’était d’aujourd’hui seulement que ces hommes pouvaient le regarder comme un ennemi. Et, quant à Thérèse Soulas, quel ombrage cette pauvre femme pouvait-elle leur porter ? Pour tuer, il faut haïr ou craindre.

— J’aimais Thérèse, dit-il enfin ; je faisais mieux que l’aimer : j’avais pour elle de la reconnaissance. Ma mère est morte dans ses bras, et elle fut bien bonne pour vous, ma fille, au temps où je ne pouvais vous soigner.

Suavita répondit avec son regard profond et triste :

— J’ai prié pour elle et je l’ai pleurée.

— Mais, est-ce vrai ? s’écria Paul, qui vous a dit cela ? qui avez-vous vu ?

Il sentit son bras serré, comme toujours, quand la fillette voulait marquer une de ses questions.

Il ne manquait guère de prendre garde à ce geste, qui était un de leurs plus sûrs moyens de s’entre-comprendre ; mais, cette fois, une pensée subite l’emporta : il songea tout d’un coup aux gens qui disaient derrière lui dans le village :

— Il a encore le fusil !…

Il songea à l’air que son domestique normand avait en lui demandant s’il n’était point monté ce jour-là à la Belle-Vue-du-Foux.

À la Belle-Vue-du-Foux ! La figure de ce sauvage braconnier qu’il avait aperçu un instant entre les branches lui revint.

Et le coup de feu entendu à la fin de sa conversation avec Ysole !

Et ce mot de sa vieille servante : — J’ai bien pensé que vous n’auriez point le cœur à l’appétit !

Pendant qu’il réfléchissait, Suavita dégagea son bras doucement et retourna vers la table où elle prit la plume de nouveau.

Paul ne faisait plus attention à elle.

Il se perdait en un dédale de pensées où nul fil ne pouvait le guider.

Suavita, encore une fois, mouilla sa plume d’encre. Sa main molle et indécise, comme celle d’un enfant qui ébauche son premier essai d’écriture, balbutia lentement sur le papier. Elle fit plusieurs tentatives et déchira plusieurs feuilles, mais, enfin, elle bondit sur ses pieds et s’élança vers Paul en agitant le lambeau de papier qu’elle tenait à la main.

Paul le prit et lut avec peine, tracés en caractères mal formés, ces deux seuls mots : « MON PÈRE. »

Il ne comprit point.

Il crut que la fillette l’appelait son père, et cela fit naître en lui une singulière émotion, où il y avait de la joie et du regret. Il tendit les bras à Suavita qui le repoussa avec colère.

Le regard de l’enfant transperçait sa pensée et devinait son erreur.

Ce ne furent plus ses yeux seuls, ce fut tout son être qui protesta, disant, criant en quelque sorte, tant la mimique fut véhémente :

— Pas vous ! pas vous !

— Tâche de t’expliquer, chérie, dit Paul. Voyons, essaye !

C’était difficile. Les signes, ici, ne suffisaient point. Les signes ne racontent pas, quand, au point de départ de la pantomime, il n’y a pas un fait acquis, servant de lien entre les deux intelligences.

Et il fallait ici raconter.

La pauvre fille avait mis trop de temps à tracer ce mot : Mon père, qui était la réponse directe à la dernière interrogation de Paul : Qui vous a dit cela ? Qui avez-vous vu ?

Paul avait été distrait depuis lors par d’autres pensées ; il ne se souvenait plus de sa question.

Suavita essaya de raconter. Elle entreprit avec une fougue inouïe d’expliquer ce qui n’était pas explicable : l’entrée d’un étranger dans la maison, sa surprise, sa joie à la vue de son père, la douleur terrible qui lui avait brisé l’âme en apprenant que Paul était accusé du meurtre de Thérèse Soulas… Je vous le dis : l’impossible !

Et pendant qu’elle s’efforçait, Paul, ébloui par la multiplicité de ses gestes intraduisibles, par l’éloquence de ses yeux, par la passion qui jaillissait hors d’elle, admirait cette transformation.

Tout renaissait chez Suavita, la vie, l’intelligence, la force, tout, excepté le pouvoir de parler.

Et encore il y avait un symptôme étrange.

Depuis le jour où Paul l’avait couchée pour la première fois sur le pauvre lit de sa mansarde, dans la rue de Jérusalem, Paul ne se souvenait point d’avoir jamais vu la fillette faire effort pour parler.

Et maintenant ces efforts se renouvelaient, se rapprochaient. Dans l’impatience, dans la douleur qu’elle avait de n’être point comprise, Suavita montrait sa bouche avec désespoir.

Il semblait qu’un lien allait se briser, une parole s’élancer…

Le domestique normand ouvrit la porte et dit :

— Il y a une dame qui attend dehors. Elle est venue à cheval.

Ce fut comme un souffle de tempête qui balaya la tendre émotion de Paul.

Suavita l’entoura de ses bras, et ses grands yeux si éloquents supplièrent :

— Ne va pas ! Oh ! ne va pas, je t’en prie !

Il se dégagea doucement et sortit en disant :

— Attends-moi, je vais revenir.

Son cœur bondissait dans sa poitrine et le nom d’Ysole montait jusqu’à ses lèvres.