La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 18

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 462-473).
2e partie


XVIII

Avant le duel.


Ce Pistolet avait si merveilleusement et si naturellement l’air, la physionomie, le langage d’un habitué aisé de l’estaminet de L’Épi-Scié que M. Lecoq, célèbre, cependant, pour la justesse de son coup d’œil, eut vaguement l’idée de l’avoir vu à l’œuvre un jour ou l’autre.

Ce n’était pas l’heure des longs interrogatoires ni des examens détaillés ; un bon ouvrier de plus ne pouvait être indifférent dans les circonstances présentes : Pistolet passa ici comme à la ferme, et même mieux, car, sans affronter le danger de paraître trop savant, il se servit de ce qu’il avait appris aux écoutes et conquit du premier coup une position de confiance.

Le fils Goret fut remis entièrement à sa garde ; il en répondit corps pour corps. Il eut ordre, en outre, de se tenir à la disposition du conseil jour et nuit.

Ceci réglé, il put conduire le parricide à l’office. C’était une bonne et secourable nature. Il bourra son prisonnier comme un canon.

Le fils Goret avait vu aujourd’hui des quantités de choses, mais il n’avait rien compris à ce qu’il avait vu.

Une seule idée le travaillait : c’était l’espoir d’être riche et de dîner du matin au soir.

Pistolet prêtait une oreille indulgente aux rêves de ce naïf appétit, mais cela ne l’empêchait pas de réfléchir. Il avait, Dieu merci, des sujets de méditation par-dessus la tête.

Que diriez-vous d’un chasseur paisible qui a pris son fusil, un matin, pour abattre un lièvre ou deux et qui se trouve tout à coup au milieu d’une ménagerie de bêtes féroces ? Les Gérard et les Bombonnel sont rares. Pistolet s’avouait qu’il avait bien du fil à retordre.

On l’avait mis sur la piste d’un crime ancien. Dans cette voie, il ne s’agissait pas d’autre chose que de livrer un ou plusieurs malfaiteurs à la justice. Et voilà que, dès le premier pas, il rencontrait tout un ensemble de crimes nouveaux qui enjambaient l’un sur l’autre, qui se croisaient, qui se brouillaient : l’un, à tout le moins, commis déjà : les autres préparés et sur le point d’arriver à exécution.

Thérèse Soulas ! il l’avait quittée depuis quelques heures à peine, avec un pressentiment, avec un scrupule, — et il venait d’entendre l’écho lointain du coup de feu qui la jetait morte sous la feuillée.

Car, au contraire du fils Goret, Pistolet comprenait tout.

Il savait à fond l’affaire de la reine Mathurine, comme si on la lui avait expliquée par le menu ; il savait mieux encore le sort destiné au pauvre éclopé.

Quant aux menaces suspendues sur la tête de Paul Labre, il en eût au besoin fait un rapport, lucide comme ceux de ce bon vieux colonel, au conseil des Habits-Noirs.

Auquel entendre, cependant ? Où aller ? Ces gens marchaient vite, et il fallait les gagner de vitesse.

Cette hideuse vieille, la Goret, était une créature humaine, après tout. Était-il sage de l’avertir ? Elle ne croirait pas : on l’avait affolée.

D’ailleurs, ici, le danger n’était pas imminent. On ne pouvait la liquider qu’après le mariage.

Dénoncer le tout au parquet ?

Pistolet était un gamin de Paris. Sa confiance dans les tribunaux ne dépassait pas un certain niveau ; sa confiance en lui-même n’avait point de bornes.

Et le plus pressé, sans contredit, était Paul Labre. Sac à papier ! le bel amoureux ! et presque une voix de basse-taille ! Mais que diable était-il venu faire parmi ces vils coquins ?

Ces jolis garçons-là ne devraient jamais bouger : autant de pas, autant de sottises !

La première idée de Pistolet fut de se rendre chez M. le baron pour prendre langue et surtout pour lui intimer l’ordre de rester tranquille. Cela lui semblait très simple : il avait une conscience si nette de sa supériorité.

Mais cette justice même qu’il se rendait lui donna à réfléchir. Parler à Paul Labre, c’était déjà compter avec lui. Paul Labre allait peut-être lui faire des objections ou bien lui donner des ordres.

— Le monde renversé, quoi ! s’écria-t-il sans savoir qu’il parlait.

L’éclopé lui répondit la bouche pleine :

— Quand j’aurai l’argent de ma m’man, je vous paierai à boire pour que vous m’entriez dans les auberges. Moi, je ne suis point assez hardi.

— Tais-toi, bancroche ! et avale, ordonna Pistolet.

Non ! il ne fallait pas aller chez Paul Labre. Rien qu’à se montrer ainsi, on compromet sa toute-puissance.

Voyez si, dans les drames, l’homme qui sauve ne se tient pas toujours dans son nuage.

Il fallait sauver Paul Labre en dehors de lui et malgré lui.

— Pas vrai, bancroche ? fit le gamin, content de son idée. Si tu veux retirer un quelqu’un de l’eau, tu commences par l’étourdir un petit peu, sans le blesser dangereusement, pour pas qu’il te gêne.

— Vous osez bien entrer dans les auberges, vous ? demanda Vincent.

— La paix ! je te formerai en grand, quand j’aurai fini avec M. Labre. On ne peut pas protéger tout le monde à la fois. Nous irons dans la capitale, où je t’apprendrai l’art de manger des millions, à Bobino, avec des dames, en se rangeant.

— Y a beaucoup d’auberges d’ici à Paris, pas vrai ? demanda l’innocent.

— Autant que de crins sur ta caboche, abruti. Coupe ta langue, je combine.

Vincent Goret, plein de cidre et de nourriture, avait ce songe voluptueux : il voyait une grande route sans fin, toute bordée d’auberges, et il n’en passait pas une.

Il entrait dans chaque, il buvait, il dévorait, et son estomac, prodigieux comme son rêve, n’avait plus de bornes.

Il avalait tout le poiré, tout le lard et toutes les pommes de terre du globe sans en éprouver la moindre incommodité.

— Voilà, dit tout à coup Pistolet qui prit un ton professoral. Le jeune homme du peuple parisien ne connaît pas les chevaux comme l’Arabe du désert. Chaque contrée, chaque truc : le Chinois est pour la porcelaine, l’Américain pour les tabatières-parapluies, qui servent aussi à griller les côtelettes et à ramer les pois verts ; l’Italien pour la fumisterie et chanter des tyroliennes. Sais-tu mener un cheval, bêta ?

— Oh ! dame, oui, répliqua Vincent.

— Et sais-tu où trouver deux chevaux ?

— Tout de même, dans les prés du bas.

— Lève-toi et file !

— Y a encore des patates ! fit Vincent. Ne faut point les laisser.

— Disparais ! Nous allons chevaucher. Je m’en suis donné, une fois, du bœuf à la mode sur les locati du bois de Vincennes, avec Mèche. Garçon !

Un domestique du château vint à l’ordre.

— Si on vous demande, lui dit Pistolet, où est le jeune fashionable arrivé de Paris, — moi, s’entend, — vous répondrez qu’il promène un peu le parricide pour sa santé… Allume, bancroche !

Il poussa devant lui Vincent et sortit.

Un quart d’heure après, ils couraient tous deux, à poil, sur des chevaux pris à la pâture.

Pistolet avait dit :

— Route de La Ferté-Macé. Je veux te présenter à M. Badoît, qu’aime les adolescents propres et instruits comme toi. J’ai mon plan ; nous allons faire l’effet du quatrième acte, huitième tableau, décor du ravin du Val-Sinistre, avec gendarmes, force armée, mousqueterie et la garniture. Le bœuf à la mode se mitonne ici dessous. Zéphir, à la noce ! Je m’amuse !

Au château Neuf, il y avait grande parade, gala général et présentation de Mathurine Goret, reine de France et de Navarre, à la noblesse des environs.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Paris et la province ont des folies d’un genre très différent : Paris ne croirait pas aux splendeurs grotesques qui marquèrent cette cérémonie.

La reine Goret surtout y dépassa tellement les limites du comique possible que la chevalière Le Camus de la Prunelaye quitta la table avant le dessert.

Le chevalier resta comme fonctionnaire public.

Entre la poire et le fromage, le beau Nicolas, usant des privilèges de sa race, eut la générosité de guérir plusieurs personnes affligées d’écrouelles.

Ce fut un beau jour. Bien des projets surgirent, pendant qu’on prenait le café. La reine daigna écouter l’ancien élève de l’école qui lui signalait les dangers d’un retour trop brusque au système de la féodalité.

Elle lui lança même un coup de poing dans le dos, en demandant combien de temps il lui faudrait garder chacun de ses favoris.

Elle se plaignit plusieurs fois de la colique.

Tout pour le bonheur de la France ! tel était le thème du chevalier, préfet de l’avenir, qui tomba enfin sous la table.

Le neveu du Molard en était venu à exiger vingt-huit bureaux de tabac.

Poulain stipulait qu’on promènerait des têtes de gardes champêtres dans les chemins vicinaux, au bout d’une pique.

L’important fut que Mathurine, enthousiasmée de son succès et tout heureuse de voir combien il est facile de gouverner un État de premier ordre, consentit à quitter la Normandie pour visiter la capitale.

Elle ne mit pas d’autre condition à ce déplacement, sinon que son mariage serait célébré par l’archevêque de Paris dans sa cathédrale.

Ce départ pour Paris était un gros problème résolu, au point de vue de l’affaire. La route de Paris, pour une femme comme Mathurine, ressemble à la route de Corse et la question de passer la mer n’était rien. Une fois la richarde entre les mains des frères de la Merci, à Sartène, ses millions au soleil devenaient des fruits mûrs qu’il ne s’agirait plus que de cueillir.

Aussi, M. Lecoq de La Perrière, qui avait été absent presque toute la journée depuis sa réconciliation si franche avec le fils de saint Louis, reçut-il d’un visage riant le bouquet des bonnes nouvelles.

Il en apportait d’excellentes aussi : tout était prêt pour le duel du lendemain.

La mort de la Soulas faisait déjà grand bruit dans le pays.

La note de Paul Labre était décidément acquittée.

Le chevalier-préfet ne s’était point trompé. Paul Labre avait passé la journée à chercher des témoins et n’en avait point trouvé. Parmi les gentilshommes et propriétaires des environs, ceux qui ne donnaient pas dans la conspiration en avaient peur.

Paul Labre était rentré chez lui vers huit heures du soir, triste et fatigué. Il avait essayé en vain de joindre Ysole. En traversant le bourg de Mortefontaine, il fut surpris de voir avec quel soin les passants l’évitaient.

Derrière lui, on chuchotait et on se disait : « Il a encore le fusil… »

Son domestique normand lui demanda d’un ton que Paul trouva étrange s’il n’avait point monté, ce jour-là, jusqu’à la Belle-Vue-du-Foux.

Le souvenir de sa rencontre avec Ysole amena le rouge à son front.

Le valet l’observait.

— Non, répondit Paul par un sentiment de discrétion qui se rapportait à Mlle de Champmas.

Le valet secoua la tête et s’éloigna en murmurant :

— Tant mieux pour vous, notre monsieur !

La servante vint lui offrir à dîner ; il refusa, et la servante dit :

— J’ai bien pensé que vous n’auriez point le cœur à l’appétit.

De même que le valet, la servante ne fit nulle mention de la tentative du général pour entrer dans la maison.

Tout à l’heure, nous connaîtrons le motif de ce silence.

Neuf heures venaient de sonner à la pendule de Paul. Il était seul dans sa chambre et songeait. Nul de ses serviteurs n’était venu allumer sa lampe ; la pièce n’était éclairée que par un rayon de lune, tombant à travers la mousseline des rideaux.

Depuis bien des jours, Paul n’avait point senti si lourdement le poids qui pesait sur son cœur.

C’était une chose inexplicable : quelques heures à peine le séparaient du plus vif bonheur qu’il eût éprouvé en sa vie, et rien ne lui restait de cet instant d’allégresse passionnée, sinon un sentiment d’amertume et de vague douleur.

Il avait l’âme, si l’on peut ainsi dire, plus meurtrie et plus découragée que jamais.

L’amour n’a pas besoin de paroles et les paroles ne font rien à l’amour. Dans le souvenir, sensible comme une plaie, que lui laissait son entrevue avec Ysole, il s’étonnait de ne point trouver d’amour.

Elle était venue, pourtant, d’elle-même ; d’elle-même elle avait choisi Paul. Pouvait-on croire qu’elle n’avait eu d’autre mobile que sa haine ?

Elle avait dit : J’aimerai.

Elle avait presque dit : J’aime !

Mais vous avez remarqué combien l’ouïe du souvenir est plus subtile et plus sûre que l’oreille la plus délicate.

C’est en se souvenant qu’on trie les nuances, qu’on reconnaît les demi-teintes.

De toutes nos facultés, la mémoire est assurément celle qui servit davantage le génie observateur des poètes et le talent espion des diplomates.

Paul écoutait de nouveau, en lui-même, la voix grave et douce de cette belle Ysole.

Tout son être tressaillait à ce ressentiment d’une volupté unique en sa vie.

Mais il ne retrouvait plus dans cette adorable voix la vibration émue qui l’avait fait tressaillir.

Tout se calmait à distance et tout se neutralisait : à ce point que la haine elle-même disparaissait comme l’amour.

La haine d’Ysole ! la belle et profonde haine de la vierge outragée ! La colère qui avait mis de si magnifiques éclairs dans ses grands yeux !

Cela brillait faux maintenant et cela ne sonnait pas juste. La haine semblait factice comme l’amour.

Pourquoi, cependant, et à quoi bon cette laborieuse comédie, jouée vis-à-vis d’un étranger ?

Paul rêvait ainsi, et il souffrait de cette angoisse confuse qui fait ressembler certains regrets à des pressentiments.

La lune s’était voilée sous un nuage, faisant la nuit complète à l’intérieur de la chambre.

Dans cette obscurité profonde, Paul entendit un mouvement léger.

Le nommerai-je fluidique, ce lien mystérieux, ou le ferai-je, comme c’est plus vraisemblable et moins matérialiste, complètement étranger au corps ?

Les spirites amoncellent beaucoup de mensonges autour d’une vérité qu’ils n’ont point inventée : la communication entre les âmes.

On ne sait comment cela est, mais cela est : les âmes se touchent à l’aide d’organes inconnus.

Ce bruit si faible, ce mouvement presque imperceptible fit tourner la rêverie de Paul et appela vers lui la pensée de Suavita.

Il la repoussa d’abord, car elle venait, distraction importune, troubler sa méditation douloureuse et bien-aimée à la fois.

Puis il fit comme les bons cœurs qui écoutent malgré eux la tendre pitié, comme Jésus qui laissait venir à lui les petits enfants : il ne se défendit plus contre cette douce diversion.

Il lui sembla qu’elle soulageait sa peine.

Il se le dit, car ces solitaires parlent souvent tout haut. Il prononça le nom de Blondette, comme il avait répété tant de fois le nom d’Ysole, ce soir.

Un soupir sortit de l’ombre.

— Est-ce que tu es là, fillette ? demanda Paul malgré lui.

Et certes, il n’attendait point de réponse.

Mais un pas furtif effleura le parquet, et la lune, qui émergeait hors de la nuée, éclaira la forme gracieuse de la pauvre petite muette.

— Petite folle ! murmura Paul. Je n’ai pas le cœur à jouer. Voulais-tu me faire une niche ou me surprendre ?

Blondette continua d’avancer.

Paul l’attira contre lui, et, selon sa coutume, essaya de lire sa réponse dans ses yeux.

— Tu ris, dit-il, espiègle !

La lumière de la lune est trompeuse. Blondette ne riait pas.

Paul sentait son sein battre violemment. Il crut entendre un sanglot.

— Qu’as-tu donc, chérie ? interrogea-t-il tout inquiet déjà.

Blondette appuya sa tête contre sa poitrine.

Paul, effrayé, prit une allumette et l’enflamma. En approchant le feu de la bougie, il put voir le charmant visage de Suavita rouge à force de pleurer et encore tout inondé de larmes.