La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 21

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 240-251).


XXI

Étude de notaire.


Les appartements sont vastes, rue Vieille-du-Temple. C’était une grande pièce, haute d’étage et tapissée de vert sombre. On y respirait une véhémente odeur de papier renfermé.

Entre toutes les méchantes odeurs, celle-là est la plus haïssable.

Il y avait trois tables, disposées régulièrement et tenant presque toute la longueur de la pièce.

Chacune de ses tables portait à son centre un double casier, ce qui faisait six bureaux alignés.

Une seconde chambre, plus petite, montrait par sa porte ouverte un septième bureau.

Toutes les tables étaient occupées, excepté l’un des bureaux de celle qui touchait à la porte d’entrée de la grande chambre.

Nous avons pu voir des études de notaires qui étaient des salons ou des cabinets ministériels. Les choses marchent. Mais nous sommes ici au Marais en 1835.

Sur la porte ouverte de la seconde chambre, on lisait au milieu d’une plaque de cuivre : Maître-clerc.

Sur une autre porte, située à l’autre bout de la principale chambre et qui était fermée, on lisait : Cabinet.

Dans ce dernier sanctuaire respirait habituellement maître Hébert de l’Étang des Bois (Marie-Pierre), successeur de Maître Souëf (Isidore), trésorier de la Chambre, sous-lieutenant dans l’artillerie de la garde nationale, et membre de plusieurs sociétés chantantes.

C’était un homme important, bien posé, ayant des opinions politiques et doué d’un grand estomac.

M. Souëf (Constance), neveu du précédent titulaire et premier clerc, était un jeune homme d’avenir, portant lunettes et garde-vue vert. Il avait des fausses manches en lustrine jaune qui lui allaient bien et louchait des deux yeux.

Le second clerc Mahoudeau frisait la quarantaine. Il avait du ventre et une figure à pipe : fausses-manches vertes, avenir nul.

Le troisième clerc, Dieulafoy, suivait les modes de l’an passé avec orgueil. Il se pommadait et séparait ses cheveux sur le front : demi-avenir, non garanti.

Trois autres clercs dont l’histoire ingrate n’a point gardé les noms, tous ornés de fausses manches et dont les appointements réunis n’auraient pas nourri un cheval sobre, complétaient les cadres de cette pacifique armée, où un seul grade restait inoccupé, celui de petit clerc ou saute-ruisseau, dont la place restait vide auprès de la porte.

Il était onze heures du matin.

L’étude déjeunait, moitié aux frais du patron qui fournissait du bon pain et du mauvais vin, moitié aux frais des divers employés qui contentaient leur appétit selon leurs ressources.

Souëf (Constance) avait une fine côtelette, Mahoudeau dévorait du veau froid, apporté dans son foulard, Dieulafoy broutait déjà de la charcuterie, les autres se réduisaient au gruyère.

— Quel âge a-t-elle bien, cette blonde-là ? demanda le maître-clerc du fond de son réduit.

— Heu ! heu ! répondit Mahoudeau, l’âge des grâces, plus une fraction.

— Et jolie ? interrogea Dieulafoy.

— Pas tant que les lithographies de Grevedon ; mais assez pour que la patronne mette le feu à la maison, si elle la rencontre dans le petit escalier du patron.

— Quand je serai en titre, dit Souëf, le petit escalier sera essentiellement privatif. Est-ce que ce M. Labre a dit qu’il reviendrait ?

— Entre onze heures et midi, oui, répliqua Mahoudeau.

— C’est drôle, fit observer le premier clerc, qu’il ait attendu quatre mois pour donner signe de vie. Cinquième, voulez-vous me faire l’amitié de porter cela au no 14 ?

— Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, magasin de modes, ajouta Mahoudeau. A-t-on dépassé les préliminaires ?

Souëf (Constance) ne daigna pas répondre. Il dit seulement au « cinquième » en lui donnant une assez jolie lettre qui sentait bon :

— J’espère que nous aurons bientôt un petit clerc qui vous évitera ces courses.

Le cinquième répliqua d’un ton aigre-doux :

— Je l’espère aussi, Monsieur Souëf.

Quand il fut parti, Souëf murmura :

— En voilà un qui ne pourrira pas à l’étude. Il raisonne.

— Il est venu un petit clerc ce matin, dit Mahoudeau.

— Comment fait ?

— Affreux et coiffé de chiendent… comme Dieulafoy sans pommade.

— C’est tout au plus si vous êtes agréable, monsieur Mahoudeau, dit Dieulafoy, le troisième.

— Quel nom ? demanda encore Souëf (Constance).

— Clampin.

— Beau nom de saute-ruisseau !

— Il reviendra… À notre besogne, messieurs, s’il vous plaît, j’entends le patron dans son cabinet.

Presque au même instant, la porte du cabinet s’ouvrit, donnant passage à un homme rubicond, rond, propre jusqu’à être luisant, et portant la cravate blanche d’uniforme avec conviction.

— Et dire que ce gros poupard-là a trouvé deux cent cinquante mille francs de femme pour payer son étude ! grommela Souëf (Constance). Serviteur, patron. Rien de nouveau ?

— À l’horizon politique des nuages, répondit le notaire en titre d’une voix d’orateur ; au sein de la nature, le printemps et des fleurs.

— Sans compter les navets, pensa Mahoudeau. T’es trop bête ; ça dépasse la moyenne, ô mon âme !

Le patron traversa l’étude d’un pas grave et presque majestueux ; il entra chez le maître-clerc et ferma la porte.

— Affaire privée ! dit Dieulafoy. On va parler de la blonde, à fond.

— Mon cher Monsieur Souëf, dit M. Hébert de l’Étang des Bois très amicalement, il me faudrait, aujourd’hui ou demain, une centaine de louis pour « le dehors. » Des choses tout à fait imprévues mais avouables au premier chef. Vous connaissez mes mœurs…

Et sans attendre la réponse, il ajouta :

— J’ai peur que nous ayons ici une méchante histoire. Cette affaire Labre me trotte dans la tête.

— Il est venu, dit Souëf (Constance).

— Comment ? Qui ? Je croyais être seul à l’avoir vu ! s’écria M. Hébert, étonné.

— Le nommé Paul Labre.

— Ah ! Paul ! C’est Jean que j’ai reçu, moi. À quelle heure est-il venu ?

— Dix heures, dix heures et demie. Il doit revenir entre onze heures et midi.

Le patron était tout pensif.

— Il faudra prévenir le commissaire de police, murmura-t-il enfin. L’homme que j’ai vu m’a fait l’effet… mais là, j’en ai encore la migraine ! Et c’est si étonnant, mon cher monsieur Souëf, qu’après quatre mois de silence, on entende parler d’eux le même jour… et séparément.

Il posa sur la table, sans affectation, une très belle tabatière d’or, auprès de la boîte de buis dont Constance Souëf se servait, malgré son jeune âge.

Constance recula sa boîte et repartit sèchement :

— On a vu des choses comme ça. Tous les héritiers des successions ouvertes à l’étude ne sont pas forcés d’avoir le don de vous plaire, Monsieur Hébert.

Le patron ne se fâcha pas et chantonna rondement :

Moi, j’aime les bons enfants,
Les bons vivants,
Bien mangeants,
Bien buvants :
La faridondaine !
Et j’entends :
La faridondon !
Quand viendra mon temps,
Qu’on mette sur ma bière
Ma bouteille et mon verre
Avec un gras chapon,
La faridondon !

Mahoudeau frappa à la porte et dit sans ouvrir :

— C’est le gamin qui vient pour être saute-ruisseau.

— Trop tard, répondit le patron ; la place est donnée depuis ce matin à un protégé de Mme la duchesse.

— As-tu entendu ? demanda Mahoudeau à notre ami Pistolet qui restait debout près de la porte d’entrée.

Pistolet avait fait un bout de toilette, et son bain nocturne n’était pas sans avoir un peu nettoyé ses habits.

— J’entends que je n’ai pas de chance, répondit-il avec un gros soupir. J’avais idée de me ranger, mais il paraît que c’est difficile à Paris.

— On fait la connaissance d’une duchesse, insinua Dieulafoy, et on attrape ainsi une place de trente francs : quinze francs de chaussures à défalquer.

Pistolet le salua sans rancune.

— Enfin, dit-il en prenant la porte, bien des remerciements. J’essaierai de me ranger tout de même. Serviteur, la compagnie.

Dans le bureau du maître-clerc, M. Hébert reprit les derniers vers de son refrain et laissa ensuite échapper cet aveu :

— Le couplet ci-dessus est un peu de moi, mais j’en fais mystère : ne me vendez pas !

M. Paul Labre ! cria Mahoudeau à travers la porte.

— Très bien, répondit le notaire, faites entrer M. Paul Labre.

Il ajouta confidentiellement :

— Si celui-là ressemble à l’autre, je ne suis pas fâché d’avoir quelqu’un près de moi…

— Mais non, s’interrompit-il au moment où la porte s’ouvrait, celui-là ne ressemble pas du tout à l’autre ! C’est même étonnant que deux frères puissent être si différents… Monsieur, prenez donc la peine de vous asseoir. C’est à M. Labre (Paul) que j’ai l’avantage de parler ?

— Oui, Monsieur, répondit le nouvel arrivant.

— Très bien. Vous ne vous formaliserez pas, Monsieur, si je vous dis que vous avez montré peu d’empressement à vous occuper d’une affaire qui…

— Je ne lis jamais les journaux, interrompit Paul, et je suis pressé. Veuillez me dire ce dont il s’agit.

— Monsieur Labre, prononça sentencieusement le patron, moi aussi, je suis pressé. Le notariat n’est pas une sinécure. Avez-vous vos papiers ?

— Je n’ai aucun papier, Monsieur.

— Monsieur, c’est fâcheux.

— Mais, reprit Paul, en cas de besoin, je puis vous les présenter avant une demi-heure.

— Très bien ! alors, Monsieur Labre, vous êtes venu chercher un simple renseignement ?

— En venant, je réponds à votre invitation.

— Très bien, très bien ! Vous formaliserez-vous, Monsieur Labre, si je vous demandais quelle différence d’âge il y a entre vous et M. votre frère ?

— Dix ans.

— Parfait… j’ai eu l’avantage de voir ce matin M. votre frère.

— Déjà ! s’écria Paul.

Le notaire et son maître-clerc échangèrent un regard.

— Ce n’était pourtant pas trop tôt ! dit Souëf (Constance).

— Dans ma bouche, répliqua Paul, ce mot « déjà » n’a pas la signification que vous lui donnez.

— Oh ! s’empressa de dire le patron, ne vous reprenez pas, Monsieur Labre, ce n’est pas ici un interrogatoire judiciaire.

Paul releva sur lui un regard étonné.

— Je me hâte d’ajouter, poursuivit M. Hébert de l’Étang des Bois, que vous avez l’air d’un fort honnête jeune homme. Voilà, car il faut parler net, M. votre frère que j’ai eu l’avantage de voir ce matin, a pour le moins vingt ans de plus que vous. Il n’est pas dans la même position que vous ; il a ses papiers, tous ses papiers, parfaitement en règle… et je vous le répète que je ne suis pas un juge d’instruction, Monsieur Labre ; je crains les machines criminelles comme le feu. Si vous vous êtes un peu trop avancé, l’imprudence est de votre âge. Eh bien ! retirez-vous purement et simplement ; ce sera comme si je ne vous avais jamais vu. Vous comprenez ?

Au lieu d’obéir à cette insinuation où, en définitive, il y avait quelque apparence charitable, Paul se laissa tomber sur une chaise qui était auprès de lui.

Ses jambes défaillaient, et il appuya ses deux mains contre sa poitrine.

M. Hébert, qui se méprit, voulut dire :

— N’ayez pas peur…

Paul l’interrompit d’un geste nerveux et murmura :

— J’ai peur… j’ai horriblement peur ! J’attends mon frère depuis hier au soir. Répondez-moi : mon frère est grand, beau, bien fait, brun. Comment est l’autre ?

— Blond, tirant sur le roux, répondit le notaire ; petit, gros, laid… et, s’il faut dire la vérité, l’air d’un coquin depuis les pieds jusqu’à la tête.

Paul se dressa sur ses jambes chancelantes.

— Si cet homme-là a les papiers de mon frère, dit-il d’une voix rauque, c’est que mon frère a été assassiné.

— Ou volé, Monsieur Labre, ou volé, rectifia le notaire. Je vous prie d’être persuadé que je prends bien part à votre situation douloureuse.

Paul recouvrait déjà son calme. Il demanda :

— L’homme qui s’est présenté vous a-t-il laissé son adresse ?

— Naturellement, répliqua le patron qui feuilleta son carnet : M. Jean Labre, baron d’Arcis, rue du Pont-de-Lodi, 3.

Paul se dirigea vers la porte.

— Du sang-froid, Monsieur Labre, lui dit le notaire en le suivant. Quand vous aurez vos papiers bien en règle, j’aurai l’avantage de vous communiquer le testament de Mme veuve de Grandlieu, née Labre, décédée sans enfant à Mortefontaine, canton de La Ferté-Macé (Orne), et qui vous laisse, indivis entre M. votre frère et vous, douze bonnes mille livres de rentes en terres, plus dix-sept mille francs d’argent comptant. Le mobilier n’est pas mauvais et la succession n’a pas un sou de dette. C’est gentil.

Paul n’écoutait plus. Le notaire ajouta en se penchant sur la rampe de l’escalier :

— Pour l’affaire criminelle, si vous vous portez partie civile, comme je le pense, j’ai mon beau-frère, M. Bellamy, avoué, rue Saint-Honoré, 212. Vous serez content de lui… j’ai l’avantage de vous saluer, Monsieur Labre. Vous direz à Bellamy que c’est moi…

Paul s’élança dans sa voiture et se fit conduire au numéro 3 de la rue du Pont-de-Lodi.

C’était une maison en reconstruction, où il n’y avait pas un seul locataire.

— À la poste ! ordonna-t-il à son cocher.

Il avait sur lui quatre ou cinq louis et sa montre : tout ce qu’il possédait.

Une demi-heure après, et sans même avoir pris le temps de revenir à sa maison, il galopait sur la route du Havre.