La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 20

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 228-239).
1re  partie


XX

Papier à fromage.


Paul Labre raconta tout ce qui lui était arrivé, sans rien cacher, sans rien omettre ; Thérèse Soulas l’écoutait avec une avidité étrange.

Évidemment, elle voyait dans son récit des choses que lui-même n’y découvrait point.

Plusieurs fois, pendant que Paul disait les soins donnés par lui à l’enfant, Thérèse se pencha sur le sommeil de Suavita, effleurant son front d’un baiser de mère.

Son regard aussi était d’une mère, mais d’une mère inquiète.

Il y avait dans sa pensée autre chose que le présent. Elle songeait laborieusement.

Paul Labre glissa sur l’incident relatif à la lettre de son frère qu’il avait trouvée et lue vers six heures du matin.

Il la mentionna pourtant et promit d’y revenir.

— Je lui ai donc donné ce nom de Blondette, poursuivit-il, en attendant que je sache son vrai nom, car je le saurai, fallût-il retourner Paris comme un gant ! Et n’est-ce pas que ça lui va bien, Blondette ? Vers sept heures, sept heures et demie, elle s’est éveillée, mais là, tout à fait. Son premier regard a encore été bien effrayé ; mais tout de suite après, elle m’a souri.

Je ne sais pas comment vous dire cela, maman, vous le verrez bientôt vous-même, son sourire fait mal. Il y a dedans quelque chose de vague et de troublé. On croirait qu’elle cherche sa raison perdue, et j’ai peur…

Paul n’acheva point, mais son doigt toucha son front.

Thérèse le regardait fixement.

Au lieu de répondre, elle pensait :

— Je n’ai jamais ouï-dire que la petite Mlle de Champmas fût une innocente ou une folle. Le général m’aurait parlé de cela. Et ne lui a-t-il pas adressé la lettre, ma lettre, comme à sa sœur ? On n’écrit pas, quand il y a une folle : « Ysole, Suavita, mes filles chéries. »

Ce nom de Suavita, prononcé en elle-même, la fit tressaillir.

Son regard semblait demander à l’enfant : Es-tu Suavita ?

Mais sa pensée poursuivait :

— Ce n’est pas elle ! je suis sûre que ce n’est pas elle !

— À quoi songez-vous, maman ? demanda Paul.

— À elle, répondit Thérèse. Pauvre fillette.

— C’est bien triste, n’est-ce pas ? Mais il y a quelque chose de plus triste encore. Quand la Renaud est venue, j’ai demandé à Blondette si elle voulait manger. Elle m’a fait signe que non. Je lui ai demandé si elle voulait boire, elle a répondu oui, toujours par signe. Cela ne m’a pas étonné, car elle n’avait pas encore donné de pareilles marques d’intelligence.

C’était un progrès, et je guettais chèrement le réveil complet de ses facultés.

Avec du vin, du sucre et de l’eau, je lui ai composé un breuvage qu’elle a bu à longs traits jusqu’à la dernière goutte. Après avoir bu, elle m’a jeté un clair regard où il y avait presque un sourire ; puis ses lèvres se sont entr’ouvertes et j’ai cru, cette fois, qu’elle allait parler.

J’étais heureux d’entendre enfin sa voix ; mais je devais éprouver ici une déception cruelle. Elle a fait un effort qui a contracté tous les muscles de son visage ; ses yeux se sont égarés et, au lieu de la parole espérée, sa gorge n’a rendu qu’un son rauque…

— Elle est muette ! s’écria Mme Soulas.

Paul la regarda stupéfait.

C’était une sorte de triomphe qu’il y avait dans cette exclamation.

— Elle est muette, répéta-t-il douloureusement.

— Pauvre, pauvre enfant ! murmura Thérèse, qui mit ses lèvres sur la petite main de Blondette.

Elle pensait :

— Cela se dit ! cela ne peut manquer de se dire. J’ai parlé d’elle si souvent ; on m’aurait répondu : Elle est muette. Et le général ! quand il m’a donné la lettre, il m’aurait dit : Suavita est muette !… Ce n’est pas elle, ce n’est pas Suavita !

— Vous êtes bonne, maman, reprit Paul qui suivait les caresses de Mme Soulas d’un œil attendri, mais vous avez quelque chose, ce matin. Quand vous avez dit : Elle est muette, on aurait juré que vous étiez contente.

— Moi ! s’écria Thérèse, la chère petite créature ! Vous ne pouvez pas soigner cet ange-là comme il faut, Monsieur Paul. C’est moi qui lui servirai de mère.

— J’y compte bien, dit Paul en lui serrant la main, d’autant que je vais être obligé de travailler, maintenant. Depuis qu’elle est là, l’idée m’est venue que je peux louer mes bras dans un atelier ou une fabrique, comme tant d’autres.

— Vous ! Monsieur Paul, fit Thérèse, travailler de vos mains !

Paul se mit à rire.

— À moins qu’un héritage ne me tombe des nues ! dit-il gaîment. Mais voyons, maman, parlons un peu de moi. Je vous ai dit que j’avais désormais plus d’une raison pour vivre ; je ne serai peut-être pas forcé de me faire ouvrier tout à fait ; je vais avoir un appui, un mentor ; mon frère Jean est arrivé.

— Bravo ! s’écria Mme Soulas ; voilà une vraie nouvelle ! Quand le verra-t-on, ce beau M. Jean ? C’est un baron, savez-vous ?

Paul regardait avec distraction l’adresse de la lettre.

— Il m’étonne de ne l’avoir pas encore vu, répondit-il. Certes, je n’ai pas d’inquiétude ; du Havre à Paris on ne rencontre pas de sauvages ; mais, enfin, sa lettre était datée d’avant-hier, et il m’y disait : « Demain soir je t’embrasserai. »

— Demain, c’était hier, fit l’hôtesse. Il est peut-être venu.

— Peut-être… prononça Paul d’un air pensif.

— En tout cas, il reviendra.

— Oh ! certes. Voulez-vous que je vous lise sa lettre, maman Soulas ?

— Je crois bien ! répliqua la bonne femme, je suis tout oreilles.

Paul déplia la lettre dont le papier mouillé, puis séché, criait sous sa main.

Grâce au bain prolongé de cette nuit, l’encre avait pâli. Cela ressemblait à quelque vieille missive à demi-effacée par le temps.

Et l’apparence des choses frappe, car Paul dit :

— Je ne saurais exprimer nettement ce que j’éprouve : je sais d’où cela vient et de quand c’est écrit. C’est tout près et c’était hier. Mais hier me fait l’effet de longtemps, et le Havre me paraît comme le bout du monde… Ce n’est pas triste, cependant, voyez plutôt !

Il commença :

« Mon vieux Paul, quand tu vas recevoir « la présente », comme on dit dans le noble style des conscrits et des millionnaires, voici ce que tu penseras en voyant le timbre.

» Tu penseras : Maître Jean est un garçon économe et rangé. Pour ne pas payer la poste de Montevideo, il a confié ce message à un monsieur partant de l’Uruguay pour la Syrie ou pour Pontoise, et il lui a dit : « Mon cher Monsieur, au nom de la patrie, rendez-moi le service de jeter ce pli à la boîte, au Havre-de-Grâce, situé à l’embouchure de la Seine ; je vous en garderai une reconnaissance éternelle.

» Les Parisiens sont comme cela. Ils devinent tout à l’envers. Ce sont des sorciers brevetés pour se tromper douze fois sur dix.

» Caramba ! mon fils, je séchais de regret, là-bas, à ne plus entendre leurs adorables balourdises ; il n’y a qu’un Paris, vois-tu, qui est bête comme tout le reste de l’univers ensemble. Là-bas, on manque de sornettes ; les gens parlent raison, c’est sinistre. Je n’ai pas pu me passer plus longtemps de Paris. Des nigauderies ou la mort ! C’est moi qui suis au Havre, c’est moi qui mets ma lettre à la poste ; moi, moi-même, moi seul… »

— Il est drôle, le frère Jean ! dit Mme Soulas, Mais ces choses-là, quand ça vient de plus loin que la barrière, ça sent le ranci.

— Il a de l’esprit comme quatre, commença Paul.

— Je ne dis pas, mais…

— Et vous avez raison, maman Soulas ; ce n’est plus ça, quoi ! Je continue :

« Plaisanterie à part, car je ne suis pas revenu pour m’amuser, petit frère, voici déjà du temps que je vis inquiet, là-bas. Ma bonne mère ne m’écrit qu’une ligne à la fin de chacune de tes lettres, et tes lettres elles-mêmes ne me disent rien de ce que je voudrais savoir. Le soir, en me couchant, je me suis demandé pendant deux ans : Que font-ils là-bas ? Quelle est la situation vraie de ma mère ? A-t-elle renoncé à la passion qui fit son malheur ? Surveille-t-elle dignement la jeunesse de Paul ? La mort de quelque parent lui a-t-elle fait des ressources ?… »

— Ah çà ! interrompit encore Thérèse, il ne sait donc pas que la pauvre Mme Labre est morte ?

— Ma lettre et lui se sont croisés, répondit Paul. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir.

— Savez-vous qu’il parle comme un livre, Monsieur Paul ?

— C’est un digne et cher cœur. Je reprends :

« Certes, bon petit frère, je ne vais pas jusqu’à t’accuser de manquer de franchise ; mais qu’est-ce que c’est que cette place dont vous vivez et que tu ne désignes pas ? À ton âge, on ne peut avoir encore de bien gros appointements. Moi, j’ai toujours fait ce que j’ai pu vis-à-vis de vous, mais je pouvais si peu !

» Je reviens pour savoir et pour voir. Nous sommes les Labre d’Arcis, après tout, et je n’ai rien connu de si haut que la conscience de mon père.

» Je veux voir et savoir ; j’ai droit : voir votre vie, savoir vos affaires. Tu me diras peut-être ce que tu n’as pas voulu, — ou osé m’écrire.

» Faut-il l’avouer ? le quartier où vous êtes me fait peur. La rue de Jérusalem…

» Du reste, tout me fait peur.

» Assurément, je ne suppose pas que le fils d’Antoine Labre se soit fait agent de police, mais… Enfin, tu vois bien que je devenais fou.

» Un matin, je me suis embarqué. J’ai dû bien faire, puisque depuis ce matin-là, j’ai le cœur léger.

» Je n’apporte pas beaucoup d’argent, petit frère, mais j’apporte beaucoup de tendresse et un courage à toute épreuve, qui ne reculera devant rien. Si je vous trouve heureux, tant mieux ! je redeviendrai libre de faire à ma fantaisie. Si je vous trouve malheureux, comme je le crains, je suis jeune encore, te voilà devenu un homme, morbleu ! ce serait bien le diable si, à nous deux, nous ne nous tirions pas d’affaire !

» Tu m’as compris. Prépare notre mère. Je vais me coucher ; demain, à quatre heures du matin, je serai dans la malle-poste. Demain, sur les huit à neuf heures du soir, je frapperai à votre porte.

» Je t’embrasse,
« Jean. »

Il y eut un silence après la lecture de cette lettre. Mme Soulas le rompit la première et dit :

— Voilà déjà treize heures de retard.

— Avant de m’en aller dans l’autre monde, murmura Paul au lieu de répondre, je lui avais écrit, moi aussi. Il n’aura pas ma lettre. Ce sera plus dur à dire qu’à écrire.

— Mais, après tout, s’interrompit-il en relevant la tête, si j’ai de la peine, je n’ai pas de remords.

— Treize heures ! répéta Thérèse ; à votre place, moi, je m’informerais.

Disant cela, elle avança la main vers le papier où était le fromage et ajouta :

— La tête me tourne, j’ai besoin, voulez-vous me donner à déjeuner, ce matin, Monsieur Paul ?

Paul lui tendit du pain ; mais, au lieu de manger, elle s’écria :

— Tiens, tiens ! voilà votre nom, imprimé sur ce chiffon !

— Je n’en ai jamais tant vu, dit le jeune homme en riant. Mon nom imprimé !

— Et celui de votre frère aussi ! continua Thérèse, qui enlevait le fromage avec son couteau pour mieux lire.

— Mon frère ! répétait Paul, dont l’inquiétude, vaguement excitée, n’avait besoin que d’un prétexte pour se faire jour. Est-ce qu’il lui serait arrivé, malheur ?

— Pas depuis son retour en France, toujours, repartit l’hôtesse, car ceci a l’air d’un bien vieux journal. Tenez ! voyez au dos : « Bourse du 23 décembre… » et nous sommes à la fin avril.

Elle acheva d’enlever le fromage.

Paul continuait :

— Vous trouvez que je ne m’occupe pas assez de ce retard, maman Soulas ? Treize heures ! c’est long, en effet ; mais j’ai mon idée. Hier soir, en descendant, j’ai croisé un homme dans l’escalier. L’homme m’a demandé si je n’étais point Paul Labre.

— Bien sûr que c’était lui ! s’écria Thérèse ; mais comment n’a-t-il pas frappé à ma porte ?

Elle s’interrompit pour dire encore :

— Tiens, tiens !

Chose singulière, tout en examinant le papier avec une sincère surprise, elle regardait du coin de l’œil la fillette endormie.

Son attention était pour le moins partagée.

— Montrez, fit Paul. Est-ce une injure ?

Car il venait de songer à son aventure avec le général.

En ce temps-là, les journaux parlaient de tout et ne ménageaient point les hommes de police.

— C’est une fortune peut-être, répondit Mme Soulas.

En même temps, elle se mit à déchiffrer le lambeau de journal, rendu transparent par l’humidité.

« Les sieurs Labre (Jean) et Labre (Paul), tous deux fils du sieur Labre d’Arcis (Antoine), sont invités à se présenter immédiatement en l’étude de maître Hébert, notaire, rue Vieille-du-Temple, 22, pour affaire qui les intéresse. »

Elle passa le chiffon de papier à Paul, qui essaya de railler.

— Je ne me connais pas d’oncle en Amérique, dit-il.

Il lut à son tour et ne réussit pas complètement à cacher son trouble. Entre toutes les choses qui peuvent exciter chez un homme l’espoir ou la crainte, il faut placer au premier rang les communications du genre de celle-ci.

Elles ne disent rien, et c’est pour cela qu’elles émeuvent.

Ce peut être un coup douloureux, ce peut être une aubaine inespérée.

Paul avait honte des battements de son cœur. Il dit :

— Du 23 décembre à la fin d’avril, il y a de la marge. Puisque le notaire a bien attendu quatre mois, il peut attendre encore.

S’il ne disait pas sa pensée franchement et complètement, Thérèse, au contraire, exagéra la sienne, de parti pris, en répondant :

— Monsieur Labre, vous allez me faire le plaisir de prendre tout de suite une voiture et de courir au no 22 de la rue Vieille-du-Temple. J’ai idée que vous voilà riche !

Son regard glissa encore vers le lit où dormait la jeune fille.

Il eût été malaisé d’analyser l’expression de ce regard.

Le fait qui eût été deviné aisément par un observateur était celui-ci : pour une raison ou pour une autre, Thérèse avait désir d’éloigner Paul Labre.

Et ce désir augmentait à chaque instant.

Paul hésita.

— Ce n’est pas que je craigne de la laisser seule avec vous, maman… commença-t-il.

— Il ne manquerait plus que cela ! interrompit-elle.

Puis, elle ajouta gaîment :

— Eh ! grand enfant, tout ce que je vous en dis, c’est justement à cause d’elle ! Maintenant que vous avez cette charge-là sur les bras, il vous faut des ressources. Cette petiote, quand nous l’aurons remise sur pied, ne vivra pas de l’air du temps.

Paul prit son chapeau vivement.

— C’est juste ! fit-il. Je me reprocherais de n’avoir pas fait le nécessaire.

Il sortit.

Mme Soulas resta un instant immobile, écoutant le bruit de ses pas qui descendaient l’escalier tournant.

Quand elle n’entendit plus rien, elle alla vivement vers le lit où était l’enfant. Ses sourcils étaient froncés, et une mate pâleur couvrait sa joue.

— Ysole ! murmura-t-elle. Ysole ne peut avoir rien fait de mal !

Elle se pencha au-dessus du lit et regarda attentivement le visage de la fillette.

— J’ai beau regarder, je ne sais pas ! pensa-t-elle tout haut ; je ne vois pas ! Quand on a le cœur bouleversé comme je l’ai, on trouve des ressemblances partout… Et pourtant, c’est bien sûr : elle n’a ni les traits du général ni ceux de la comtesse. C’est sûr, sûr !

Elle approcha sa main de celle de l’enfant ; sa main tremblait violemment.

— Je veux tenter l’épreuve ! fit-elle. Mais, auparavant, je veux l’embrasser.

Ses lèvres, blêmies par une indicible frayeur, effleurèrent le front de la fillette endormie.

Il y avait dans ce baiser une tendresse passionnée, mais pleine d’angoisse.

L’enfant eut un tressaillement faible.

Mme Soulas lui donna une seconde caresse qui l’éveilla doucement.

En voyant ses paupières s’entr’ouvrir, Mme Soulas chancela ; mais elle dit tout bas, penchée qu’elle était sur l’oreiller :

— Suavita !

L’enfant lui jeta un regard farouche, et sembla chercher dans la chambre un protecteur absent.

— Suavita, ma chérie, reprit Thérèse, j’ai une lettre de votre bon père qui vous dit d’avoir confiance en moi et de m’aimer. La voici, lisez.

Les traits de la fillette se contractèrent, et sa bouche rendit ce son rauque que nous avons décrit.

En même temps, ses yeux se refermèrent.

Mme Soulas tomba sur ses deux genoux et joignit ses mains avec ferveur.

— Non, non, mon Dieu, dit-elle, celle-là n’est pas Mlle de Champmas, et je peux chercher ceux qui l’aiment !… ceux qui la pleurent sans doute… sans trouver sur ma route le crime de ma propre fille !