La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 14

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 156-167).
1re partie


XIV

Le marchef.


En quittant le conseil des Habits-Noirs, Coyatier, dit le marchef, descendit l’escalier d’un pas incertain.

Il n’allait pas de bon cœur à la besogne qu’on lui avait commandée.

C’était un rude scélérat habitué au sang, et qui même avait donné plus d’une fois des preuves de cruauté inutile ; ses complices le redoutaient ; mais ce n’était pas un scélérat de naissance.

Coyatier, comme son sobriquet de marchef l’indiquait, avait appartenu à l’armée. Tout le commencement de sa carrière avait été excellent, presque brillant. Après deux campagnes où il s’était fait vingt fois remarquer par son intelligence et sa bravoure poussée jusqu’à la témérité, il avait atteint le grade de maréchal des logis chef ou de marchef comme le dit l’abréviation troupière, et déjà il était désigné pour l’épaulette, lorsqu’il devint amoureux d’une de ces folles et nuisibles créatures qui, sans être méchantes elles-mêmes, damnent les hommes et peuvent passer pour les plus puissantes machines propres à labourer le champ du mal.

Nous les voyons toutes passer dans la vie en souriant ; elles sont gaies, elles sont « drôles », pour employer le mot technique, elles nous amusent.

Nous ne leur donnons pas, à vrai dire, quand elles ne s’imposent pas à nous personnellement, beaucoup plus d’importance qu’à une levrette ou à un bouvreuil, et c’est justice, car elles n’ont ni cervelle, ni cœur, ni rien.

Mais si la statistique du crime était un jour établie au point de vue de ces joyeux petits animaux, la civilisation s’ébahirait, effrayée. C’est monstrueux.

Moi, j’ai regardé cela par passe-temps, n’étant pas un philosophe, et j’ai vu avec une certaine épouvante que les cinq sixièmes des abus de confiance, dans le commerce surtout et dans l’administration, deux bons tiers des désastres de Bourse, et une honnête moitié des meurtres étaient dus à ces innocentes demoiselles.

On n’y peut rien ; elles ont droit de vivre comme vous et moi. À part leurs voix un peu criardes, leur parlage appris par cœur aux méchants théâtres, leurs chignons effrontés et leur redoutable appétit, ce sont vraiment d’assez jolies petites bêtes.

Seulement, en conscience, elles ne valent pas la millième partie du bien qu’elles gaspillent : honneur, argent, bonheur.

Et si jamais le progrès des civilisations permettait d’appliquer à leurs gueulettes roses une muselière compatible avec la liberté individuelle, ce serait un bienfait public.

La petite bête du maréchal-des-logis Coyatier avait d’abord mis quelque embarras dans sa comptabilité : c’est la moindre des choses. Cela retarda l’épaulette, et l’épaulette est parfois le salut.

Il faut le voir pour croire à quel point l’épaulette transforme un homme.

L’épaulette ne venant pas, Coyatier épousa sa petite bête. Il était horriblement jaloux. Elle se moqua de lui. Il lui fracassa le crâne d’un coup de crosse de pistolet.

Le reste n’a pas besoin d’être raconté. Coyatier, de chute en chute, était tombé aussi bas qu’on puisse tomber.

Il lui restait seulement une certaine bravoure brutale et le sang-froid en face du danger, choses rares parmi ses pareils, quoi qu’on dise.

Quand il eut descendu marche à marche l’escalier du conseil, il s’arrêta devant la porte du premier étage, et resta un instant indécis.

— J’ai quelque chose sur l’estomac, se dit-il, quoique je n’aie pas encore dîné. Ça me trotte dans la tête qu’il va m’arriver malheur. C’est bête, mais voilà, je crois à ça.

Il tâta la serrure avec son « outil, » mais il n’ouvrit point.

— Voilà ! répéta-t-il. L’autre était un beau gars ; il est tombé sans dire seulement : Ouf ! Le coup était crânement envoyé ! mais il ne m’avait rien fait, et ça vous pèse jusqu’au lendemain matin. Tous ceux de la sûreté doivent être sur mes talons, c’est sûr, et ceux de M. Vidocq aussi… Aller courir la nuit avec un paquet de petite fille sous le bras, c’est tenter le diable ! Je sens ça !

Sa main lâcha la serrure, et il pensa :

— Ce serait de prendre le Pont-Neuf au pas gymnastique et d’aller voir à Montrouge si j’y suis.

Il fit un pas vers l’escalier. Il n’en fit qu’un.

— Ces gens-là, gronda-t-il entre ses dents serrées, vous tiennent par le cou ! Ils ont bonne poigne. Si je les laissais dans l’embarras, j’aurais beau me terrer comme un lapin, ils me trouveraient et j’aurais mon compte !

Son outil fit jouer le pêne sans bruit. L’habitude est une seconde nature. À son insu, Coyatier prenait les précautions voulues, comme s’il eût été de sang-froid.

Il referma la porte. La lueur des deux lampes qui éclairaient la chambre où dormait l’enfant lui montra le chemin.

— Crébleu ! dit-il en traversant la première pièce, il ne fait pourtant pas froid, et j’ai des frissons dans le dos. Je n’ai pas peur, au moins. Jamais peur, le marchef ! Mais je ne sais pas comment ça s’y prend, les maladies, pour entrer dans le corps ; je suis peut-être malade.

Au lieu d’aller droit à la chambre éclairée, il tâta les lambris pour trouver une armoire. Ils ont l’instinct de ces choses. Au bout de trois secondes, il tournait un bouton et ouvrait un placard.

— Des robes ! gronda-t-il avec une soudaine colère, de la mousseline, de la soie, de la femme, quoi ! Ah ! la femme ! La vipère de femme !

Il referma le battant avec violence et ajouta :

— Sans ça, je serais un lieutenant, peut-être un capitaine… Eh ! gros major Coyatier ! avec trente-six médailles et la croix d’honneur, oui ! car je sauvais les gens autrefois au lieu de les tuer.

Il essaya de rire, mais sa grosse main fut obligée d’essuyer ses yeux, qui le brûlaient.

— Bon ! fit-il, est-ce qu’il y a de l’échalote, ici ? Je pleure. C’est ça, je suis malade. Crébleu ! le gars à la valise ne m’avait rien fait. Il avait l’air bon enfant. Écraser la tête d’une femme d’un coup de poing, à la bonne heure ! ça ravigote. Ce n’est pas péché de tuer les couleuvres !

Il ouvrit un second placard, après avoir franchi une porte, et du premier coup sa main rencontra de l’argenterie.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il joyeusement, voilà mon affaire, c’est le buffet, on va trouver l’eau-de-vie !

Au lieu de commencer par mettre cuillers et fourchettes en lieu sûr, il continua de tâter. Il disait vrai : il était malade.

Après une ou deux minutes de recherches, sa main rencontra une cave à liqueurs. Il mit le goulot d’un flacon dans sa bouche et lampa avec avidité.

— Pouah ! fit-il, du doux, ça sent la femme !

Il essaya tour à tour les trois autres flacons.

— Toujours du doux ! Ah ! les coquines de femmes !

Sa voix exprimait en ce moment une terrible colère.

— J’en étranglerais une, deux, trois ! grommela-t-il. Je les étranglerais toutes ! Pas d’eau-de-vie dans la maison !… Tiens ! ça sent le poulet ; si je mangeais un morceau pour me réchauffer le cœur ?

Il ne se pressait point, et il ne faudrait pas le taxer d’imprudence. Jamais, en toute sa vie, il n’avait été moins porté qu’aujourd’hui vers la témérité. Il réfléchissait en causant avec lui-même.

Au dehors, il flairait la meute des agents de police.

Dans cette maison, au contraire, où on avait fait le vide pour favoriser un crime, il était relativement en sûreté.

Bien plus, la surveillance se lasse. Il faut qu’un inspecteur dorme comme un simple mortel. Chaque minute passée était bonne, parce qu’elle augmentait cette chance que les agents, fatigués d’attendre à l’affût, finiraient par regagner leur taudis.

Le marchef prit le plat où était la volaille froide. Il tâtonna pour trouver une table et mit tranquillement son couvert. Il s’assit devant un souper qui, certes, devait lui paraître confortable. Il avait découvert une couple de bonnes bouteilles de vin.

Si vous l’eussiez interrogé, il vous aurait répondu qu’il allait manger comme un ogre, vu que son déjeuner était dans la semelle de ses bottes.

Pourtant, à la première bouchée, son estomac se souleva, révolté.

Il voulut boire, et le vin lui sembla amer.

Une sorte d’épouvante le prit.

— Je suis malade ! dit-il en défilant une demi-douzaine de jurons. Crébleu ! j’ai pensé aux femmes. Je parie un franc, je parie cent sous qu’on va me coller l’épervier avant que j’aie tourné le coin de la Barillerie ! Les femmes, ça porte malheur.

Il mit sa tête entre ses mains, et vous l’eussiez entendu balbutier :

— Était-elle assez jolie, la coquine ! était-elle assez jolie, le jour où je fis sa fin !

Ses doigts se crispaient dans ses cheveux. Il eut comme un sanglot.

Il se leva brusquement et alla vers la fenêtre.

— Pleine lune ! pensa-t-il. Sur la grande route on irait gaiement ; mais il y a Paris, avant la grande route.

Une voix douce et plaintive s’éleva dans le silence, elle disait :

— Ysole ! où es-tu ? Notre père est-il venu !… Ysole, est-ce toi que j’entends ?

Une seule pièce séparait maintenant le bandit de la chambre éclairée.

Il dressa l’oreille et attendit un second appel qui ne vint pas.

— On dirait des anges du bon Dieu ! pensa-t-il, et c’est le diable !

Il revint vers le buffet, secouant ses membres en chemin et cambrant sa robuste taille. Il reprit un à un tous les flacons de la cave à liqueurs et les vida pour sa santé, parce qu’il avait fait le raisonnement suivant :

— Il y a toujours bien un peu de trois-six au fond de tout cela.

Après quoi, par habitude, il mit dans sa poche l’argenterie.

Mais il se l’avouait à lui-même, le cœur n’y était pas.

— Faudra finir par la fin, je suppose ! dit-il en poussant un large soupir. À quoi que ça te sert de marchander, bonhomme ? Ferme les yeux, et vas-y !

La pièce voisine fut traversée d’un pas ferme, mais il s’arrêta encore au seuil de la dernière chambre.

— L’Habit-Noir a dit : Carte blanche ! murmura-t-il. Il l’a dit en répondant à cette question : Que faudrait-il faire de la petiote, s’il survenait des embarras ? Bien sûr qu’il n’aurait pas répondu ça, si elle leur était bonne à quelque chose. Au contraire, pour leurs manigances, ils ont besoin qu’on l’enterre… Eh bien ! moi, j’aimerais mieux l’enterrer ici qu’ailleurs : c’est mon idée.

Il se gratta le front et chercha près de lui un siège, car ses jambes ne valaient rien ce soir. Il s’assit.

— Sortir d’ici avec un pareil colis, poursuivit-il, ça me met dans la position de quelqu’un qui dirait aux hirondelles : faites-moi l’amitié de venir voir ce que je déménage à cette heure de nuit. Ça saute aux yeux. Tandis que si je file à la douce, rien dans les mains, rien dans les poches ; eh bien ! en cas de mauvaise rencontre, on peut travailler… C’est dit, Bibi. Escadron ! à gauche en bataille ! au trot !

Il se mit sur ses pieds et entra. La petiote était condamnée.

La chambre restait exactement telle que nous l’avons laissée.

Une des lampes reposait sur la console, l’autre sur la cheminée.

Suavita avais le dos tourné. On ne voyait que la forme grêle de son pauvre petit corps, sous les plis légers de la couverture de soie, et les belles masses de ses cheveux blonds qui baignaient toute la largeur du coussin où sa tête était appuyée.

Le marchef ne jeta de ce côté qu’un regard distrait. Il chercha l’heure à la pendule. Ce faisant, ses yeux rencontrèrent son propre visage dans la glace.

La lampe de la cheminée éclairait ses traits en plein.

Il recula comme si quelqu’un l’eût pris aux cheveux par-derrière.

Jamais il ne s’était vu pâle. — Et il était pâle comme un mort.

— Est-ce que c’est moi, ça ? grommela-t-il, crébleu ! je suis bien malade !

— Après ? fit-il en se redressant de son haut comme pour défier ce blême visage qui le provoquait. On n’avale sa langue qu’une fois. Au galop !

Un mouvement brusque le porta jusqu’au lit de jour et ses deux mains se crispèrent, tandis qu’il regardait l’enfant à la gorge.

Certes, il n’avait pas besoin d’armes pour accomplir sa sinistre besogne.

Suavita s’était retournée en dormant. Les rayons de la lampe glissaient sur les lignes un peu grêles, mais délicieusement mignonnes de son profil perdu. Autour de ses lèvres pâlies, un vague sourire errait.

Le marchef se mit à la contempler froidement.

— Ça deviendrait une femme ! murmura-t-il. C’est de la graine de femme !

Et pour lui, dans ces mots, il y avait un arrêt impitoyable.

Il fit encore un pas. Ses deux mains se portèrent ensemble à son front où la sueur ruisselait.

— Crébleu ! gronda-t-il, j’ai vu noir pendant un petit moment. Ça m’a passé comme un nuage. J’ai vu rouge souvent, ah ! souvent ! mais ce brouillard…

Il ajouta, réagissant contre l’angoisse inconnue qui le tenait :

— Jamais peur, Coyatier ! C’est le cou d’un poulet à tordre, quoi donc !

Ses deux mains se rapprochèrent de la gorge de l’enfant, — lentement. Elles semblaient énormes auprès de cette chère petite poitrine. Elles frémissaient.

Le sourire se dessina plus vivant sur les lèvres de Suavita, qui s’entr’ouvrirent et laissèrent tomber ce mot :

— « Mon père ! »

Le marchef chancela et ses paupières battirent, mais il dit :

— Oui, va, appelle papa, bouture de femelle !

Il ne voulait pas croire lui-même à quel point l’émotion le garrottait.

Les dix doigts de ses mains vibraient comme ceux d’une femmelette qui a une attaque de nerfs.

Ses dents grincèrent et craquèrent.

Il montra le poing à un invisible fantôme.

— Ah ! la coquine ! la coquine ! fit-il d’un accent où il y avait des plaintes, c’est encore elle qui va tuer cet ange-là !

Ses mains se rapprochaient toujours. Elles tranchèrent bientôt, rugueuses et brunes, sur le cou blanc de Suavita.

C’en était fait. Pour la première fois, l’assassin allait tuer avec horreur ; mais il allait tuer : c’était sa loi.

Machinalement, avant de serrer l’écrou puissant de ses doigts autour de cette gorge si frêle, il retira sa main droite pour essuyer ses yeux, aveuglés par la sueur.

Sa main gauche toucha le cou de Suavita dont les paupières paresseuses s’ouvrirent à demi.

D’instinct, la main droite du bandit revint vivement à son devoir.

Suavita leva ses deux petits bras faibles, et les noua autour de la nuque du marchef stupéfait. Puis, pesant sur cet appui, elle parvint à soulever sa tête de façon à lui mettre au front un doux et charmant baiser.

— Mon père, dit-elle en même temps, je rêvais de toi, mon bien-aimé père !

L’assassin resta immobile sous cette caresse qui le navrait, mais réveillait au fond de son âme des fibres paralysées.

Il ne répondit pas. Il n’osait plus bouger. Son cœur battait horriblement.

— Tu ne dis rien ! fit Suavita souriante, et tu ne m’embrasses point… Es-tu fâché contre moi ?

Saurait-on dire pourquoi ? L’assassin arrondit ses lèvres qui effleurèrent la joue satinée de l’enfant.

Elle lâcha prise, disant :

— Comme ta barbe est rude, père !

Puis, ses sens s’éveillant, elle eut un doute ; ses narines délicates perçurent avec dégoût ces horribles effluves qu’épandent à profusion le sordide séjour des prisons et des bouges, la misère, le vice, le crime.

Elle ouvrit les yeux tout à fait.

Elle vit cette tête énorme, crépue, hideuse, qui pendait sur elle comme un impur cauchemar.

Une épouvante indicible la saisit.

Elle poussa un cri rauque, et retomba sur son lit, évanouie.