La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 13

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 144-155).
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1re  partie


XIII

Histoire d’une mère.


On n’était encore qu’à Neuilly.

M. Flamant avait beau crier, de dix pas en dix pas :

— Hie ! Marion, poison !

Marion allongeait de moins en moins. Elle tenait peut-être à honneur de mériter les injures du patron.

Quand le fouet se mettait de la partie, la carcasse dégingandée de la pauvre bête essayait un effort convulsif, puis ses oreilles se reprenaient à pendre, et ses jambes de bois revenaient à leur allure habituelle.

— C’est l’histoire d’une amie à moi, dit Thérèse après un silence, une vraie amie, ma seule amie : une paysanne comme moi, du même village que moi. J’ai peut-être été trop loin en annonçant qu’elle vous intéresserait, cette histoire, car vous êtes un militaire, et vous devez en savoir beaucoup de semblables.

« Elle s’appelait Madeleine. Elle était la fille d’un petit fermier qui ne roulait pas sur l’or, assurément, mais qui ne demandait rien à personne.

» Son père l’aimait bien. Il lui donnait trop.

» Elle avait de beaux yeux rieurs, une taille souple et forte, des cheveux qui auraient valu dix pistoles en foire… Ah ! on lui en offrit bien souvent trois ou quatre louis d’or ! Mais, pour argent ni or, elle n’eût vendu ses cheveux.

» À force de lui donner, son père l’avait rendue coquette.

» C’était ici ou là, qu’importe le nom du village ? Le général comte de Champmas ne connaît guère que le village dont il est le seigneur.

» Car, on a beau faire des révolutions, il y a toujours des seigneurs, et ceux qui passent riches et brillants dans un pauvre pays emportent toujours le bonheur des familles avec eux quand ils s’en vont.

» À la foire, les charlatans ne prennent que les cheveux qui sont à vendre. Les cœurs, c’est différent ; d’autres charlatans savent les voler de nuit, et il n’y a point de loi pour châtier ceux qui s’en vont avec l’honneur et le bonheur des maisons.

» Dans notre village, qui n’était pas loin de la ville, on faisait l’élève des chevaux. À cause de cela, chaque ferme avait de grandes et belles écuries. Quand les troupes passaient, on mettait les fantassins à la ville et les cavaliers chez nous. »

— Quel nom a votre village ? demanda ici le général.

— Saint-Yon, Saint-Mesme ou Saint-Jacques, répondit Thérèse. Avez-vous de la curiosité pour si peu ?

— Et près de quelle ville est-il situé ?

— Auprès de Dijon, d’Orléans ou bien d’Arras. Je veux laisser un voile à ma pauvre amie Madeleine qui était si joyeuse, et qui pleura tant de larmes de sang !

Le comte se tut. Thérèse poursuivit :

« Une fois, il vint dans mon village un régiment si beau, si beau que tout le monde quitta les champs pour le voir passer sur la route. C’étaient des cavaliers. Ils avaient des vestes rouges qui fuselaient la taille des jeunes officiers comme font les corsets pour les femmes.

» Pourquoi les soldats ont-ils le même genre de coquetterie que les femmes ?

» Celui de Madeleine, car Madeleine aima un soldat, la pauvre créature, mettait du noir sur sa moustache et de l’essence dans ses cheveux. Et il avait un corset plus étroit que la ceinture de Madeleine.

» Ils portaient des pantalons bleus avec de larges bandes d’argent. Leurs bottes éperonnées brillaient au soleil. Sur leurs têtes, les chapskas étincelants s’inclinaient et le vent jouait avec les minces banderoles qui flottaient au bout de leurs lances… »

Le général changea de position sur la banquette de la carriole, qui, à la vérité, était dure remarquablement.

— Hie ! Marion ! poison ! ordonna M. Flamant en songe.

Il dormait, Marion aussi.

« — Madeleine avait dix-huit ans, poursuivait Thérèse. Malgré sa coquetterie de fillette étourdie et vaine, je n’ai jamais rencontré de cœur plus candide que n’était le sien la veille du jour où vint ce beau régiment de lanciers.

» Le lendemain… Ah ! je vous l’ai dit : vous en savez des centaines de ces pauvres histoires ; le lendemain, Madeleine avait quelque chose à cacher à son père et au curé.

» On lui avait baisé les deux mains, là-bas, sous les châtaigniers.

» Elle n’aurait jamais cru qu’un homme pût être si beau ! ni murmurer de si douces paroles à l’oreille des jeunes filles.

» Celui-là était un officier. Il parla de Paris, de robes transparentes, de perles, d’amour, que sais-je ? Madeleine ne m’a jamais dit s’il prononça le mot mariage ; mais pour Madeleine, telle qu’elle était alors, il n’y avait point d’amour sans mariage.

» Avec ces pauvres enfants, pour tromper, on n’a même pas besoin de mentir.

» Ils restèrent trois jours, les lanciers. Pour Madeleine, c’était un fiancé qui partait. Il avait dit comme ils font tous : Je reviendrai.

» Et voyez la folie de ces pauvres filles ! Madeleine ne savait pas même le nom de son fiancé. Dans son cœur, elle l’appelait Charles. Que faut-il de plus pour pleurer ?

» Il ne revint pas. Est-ce qu’ils reviennent jamais ?

» Quand Madeleine fut mère, elle eut pour la première fois la pensée de chercher le père de son enfant. Elle écrivit une lettre.

» Au moment de mettre l’adresse, elle se sentit défaillir.

» À M. Charles, capitaine de lanciers…

» Charles, qui ?…

» Elle déchira la lettre.

» Elle était alors à la ville et à l’hôpital.

» Il y avait beaucoup d’orgueil dans la tendresse de son pauvre père qui lui donnait trop. Son déshonneur tuait l’orgueil de son père.

» On l’avait chassée.

» Un jour elle se trouva seule dans la rue, avec son petit enfant sur ses bras. Elle ne savait pas beaucoup travailler, elle n’aurait pas osé mendier si près de son père. Dieu est bon.

» Voilà que passe un beau régiment, — des lanciers !

» Charles ! oh ! mon Charles !

» Madeleine faillit devenir folle de joie.

» Le beau capitaine avait gagné une grosse épaulette. Il rougit à la vue de Madeleine. Officiers et soldats se mirent à rire, et nul ne s’arrêta.

» Madeleine s’assit sur une pierre.

» Elle crut s’être trompée, car elle ne voulait pas même penser que Charles n’avait pas de cœur.

» Elle avait raison, quoiqu’elle ne se fût point trompée, Charles avait du cœur comme ils en ont.

» La nuit tombait, le pavé sonna sous le galop précipité d’un cheval.

» — Madeleine ! où es-tu, Madeleine ?

» Elle lui tendit son front en pleurant. Il ne l’embrassa point : il avait grande honte.

» Mais n’était-ce pas beaucoup déjà que d’être revenu ?

» Il dit :

» — Vous ne manquerez jamais de rien, Madeleine, ni l’enfant non plus. Tenez, voici de l’argent…

» Il ne la tutoyait plus.

» Mais cette fois, il prononça son nom, son vrai nom. Oh ! c’était un honnête homme. Il ajouta bien doucement, — et bien froidement :

» — Quand vous aurez besoin, écrivez-moi, adieu !

» Et le cheval galopa de nouveau.

» Madeleine embrassa sa petite fille. Elle souffrit beaucoup en sa vie ; mais, ce jour-là, elle eut sa plus grande souffrance.

» C’était un honnête homme. Elle ne manqua de rien, jamais, ni sa petite non plus. Mais elle était frappée à l’âme et sa santé s’en alla…

» Une fois elle écrivit. Elle était à Paris, à l’hospice Dubois où l’on payait sa chambre comme si elle avait été une dame.

» Elle écrivit : « J’ai peur de mourir et de la laisser seule, venez. »

» Il vint, et de bien loin, il vint tout de suite. C’était un honnête homme.

» Madeleine ne pouvait plus parler. Elle avait une religieuse qui la gardait.

» Ce fut un colonel qui entra. Il était toujours jeune, toujours beau.

» La petite jouait dans un coin. Il la prit sur ses genoux et l’embrassa cent fois.

» Madeleine n’avait pas perdu la vue : elle vit cela.

» Quand il eut cent fois embrassé l’enfant, il vint vers le lit et regarda la malade avec bonté. Il lui prit même la main. Il y avait longtemps que le cœur de Madeleine n’avait battu si vite.

» — Ma sœur, dit-il à la religieuse (Madeleine n’avait pas perdu l’ouïe), je suis le père de cet enfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille.

» La petite, qui avait entendu, s’éloigna de lui en pleurant.

» — Maman ne mourra pas ! je ne veux pas que maman meure !… »

— Hie ! Marion ! cria M. Flamant à sa bête qui s’était arrêtée court au beau milieu du pont de Nanterre. Hie ! carcan ! poison ! guenon ! taupe ! chenille ! savoyarde ! Hie ! carliste !

Sur cette dernière injure, accompagnée d’un déluge de coups de fouet, Marion s’éveilla en sursaut et reprit sa marche cahotante.

Le général prononça très bas :

— Madame, je suis maintenant un vieil homme. Vous avez touché une plaie qui jamais ne se fermera. La mère d’Ysole est-elle vivante ?

— Vous savez bien qu’elle est morte, répondit Thérèse d’une voix sourde. Voulez-vous que je m’arrête ? Je n’ai pas l’intention de vous faire souffrir.

Le général, qui était immobile et droit sur sa banquette, répliqua d’une voix grave :

— Continuez, je vous prie. Je désire tout savoir.

Thérèse poursuivit aussitôt :

« — Vous savez bien qu’elle est morte, puisque, trois semaines après, vous reçûtes enfant habillée de deuil.

» Je l’ai dit et je le répète, général, vous êtes un honnête homme. La petite fille fut reconnue ; elle vécut près de vous et porta même votre nom jusqu’au jour de votre mariage.

» Seulement, sa mère l’appelait Charlotte et vous la nommâtes Ysole. Vous ne vouliez rien garder de sa mère.

» Ne vous défendez pas, Monsieur le comte, le monde est ainsi. Vous n’êtes pas fait autrement que les autres ; il vous déplaisait de regarder si bas au-dessous de vous la misérable créature dont vous aviez brisé l’existence… »

Le général passa sa main sur son front et dit :

— N’a-t-elle rien pardonné pour tout l’amour dont j’ai entouré sa fille ?

— Elle a tout pardonné depuis bien longtemps, répliqua Mme Soulas, et si une voix parle pour vous aux pieds de Dieu, c’est la sienne…

« Vous alliez être officier général et vous alliez vous marier. Il y avait un obstacle : Ysole, l’enfant qu’on appelait Mlle de Champmas.

» On savait que vous n’étiez pas veuf.

» Monsieur le comte, vous avez perdu une sainte, mais vous ne connaissiez pas son cœur tout entier. Mme la comtesse de Champmas avait un secret pour vous.

» Oh ! ne craignez rien ! Si vous aviez eu le temps de visiter sa tombe avant de quitter Paris, vous y auriez trouvé des fleurs nouvelles.

» Une bien pauvre main vous a remplacé dans ce soin pieux. Il m’est arrivé parfois d’intercéder auprès de votre femme défunte, comme je prie ma patronne, avec ce reste de foi que j’ai apporté du pays.

» Vous fûtes étonné, heureux, reconnaissant, quand la noble jeune fille dont vous sollicitiez la main vous dit un jour :

» — Comte, vous êtes père… Ceux qui m’aiment et qui me conseillent hésitent. Moi, je veux inaugurer mon bonheur par un bienfait. Qu’il n’y ait point de pleurs dans notre maison. La mère d’Ysole n’est plus ; je consens à légitimer Ysole par acte secret, annexé à notre contrat de mariage. »

— Vous savez cela !… balbutia le général.

— Voici ce qui s’était passé, reprit Thérèse :

» La veille, une femme s’était présentée à la demeure de votre fiancée, sous prétexte d’implorer une aumône. On pouvait toujours lui demander, comme il est permis à tous de prier les anges.

» Une fois introduite, au lieu de quêter la charité, l’étrangère raconta une pauvre histoire, — l’histoire de Madeleine. »

— C’était vous ? interrompit le général.

— C’était moi, et j’affirme que, dans cette entrevue, il ne fut rien dit qui pût diminuer l’affection — ni le respect qu’une femme doit à son mari.

« Elle était d’un monde où, en définitive, l’idée ne doit même pas naître qu’un homme comme vous doive épouser une fille comme Madeleine.

» Mais elle était saintement femme, et la dette contractée envers l’enfant lui apparut dans toute sa rigueur.

» Elle avait un cœur d’or, et le sacrifice de la mère la remua jusqu’au fond de l’âme.

» Car je lui dis, Monsieur le comte, l’entrevue de l’hospice Dubois. Elle vit la triste créature couchée sur son lit de douleur, la petite fille jouant près de la fenêtre, la religieuse froide et faisant le bien comme on accomplit une tâche ; elle vit le soldat, heureux et brillant, franchissant ce seuil morne ; elle l’entendit qui disait, croyant peut-être beaucoup dire :

» — Ma sœur, je suis le père de cet enfant. Si la pauvre femme mourait, je reconnaîtrais ma fille… »

— J’ai donc dit cela ! murmura le général.

» — Et j’ajoutai, poursuivit Thérèse, dont la voix avait d’étranges émotions, j’ajoutai, parlant à celle qui allait être votre femme : Mademoiselle, la mère entendit ces paroles si cruelles et si douces. Quelque chose se brisa au-dedans d’elle : quelque chose qui était le meilleur de son cœur, le lien, le lien sacré de la mère à l’enfant : l’ardent égoïsme de la passion maternelle ! La mère plana au-dessus des attaches mêmes de la nature ; elle déchira avec une angoisse pleine de délices tout ce qui était le charme de sa misérable vie ; elle se jugea nuisible au bien de sa fille ; elle se condamna comme étant un obstacle au bonheur de son idole, elle se tua… »

— Elle se tua ! répéta le général en frissonnant.

— Je parle moralement, dit Thérèse dont l’accent se voila. Il suffisait de la maladie, sans qu’il fût besoin de recourir au suicide…

« Monsieur le comte, votre fiancée m’écoutait en pleurant. Quand elle eut fini, elle me dit : Je paierai la dette de M. de Champmas, je la paierai tout entière !

» Elle l’a payée. Plus tard, il est vrai, quand la jalousie maternelle naquit dans son cœur, elle exigea l’éloignement de l’étrangère ; mais le bienfait subsiste. Ysole est l’aînée des demoiselles de Champmas, et l’amour de leur père se partage entre elles également désormais. »

La carriole s’arrêta devant la porte d’une auberge dans la rue du Château, à Saint-Germain.

— Oh ! oh ! Marion, fit M. Flamant. Descendez voir, les bourgeois. La guenon n’a affronté qu’une fois en route. Combien de temps allez-vous rester ici ?

— Une heure, répondit Mme Soulas, et je reviendrai seule.

— À votre volonté, maman. Ça allonge, pas vrai ? Quoique l’apparence n’y est pas, ça allonge comme un tigre !

À quelque distance de l’auberge, une lanterne-enseigne brillait. C’était le bureau des diligences de Rouen.

Thérèse et le général se dirigèrent de ce côté.

— Et jamais vous n’avez essayé de vous rapprocher d’elle ? demanda le général très ému.

— « Si la pauvre femme meurt, je reconnaîtrai ma fille » prononça lentement Thérèse avant de répondre. Ces mots dictaient une conduite à la mère, et à celle qui devait remplacer la mère… Il vous fallait la fille d’une morte, vous l’avez eue. »

Le général baissa la tête.

En arrivant à la porte du bureau, il dit encore :

— Au nom de Dieu, êtes-vous Madeleine ?

— Pour la troisième fois, je vous l’affirme, répondit l’hôtesse d’un ton ferme : Madeleine est morte, bien morte.

— Et ne voulez-vous rien accepter de moi ? Thérèse hésita.

— Si fait, répondit-elle enfin.

— Oh ! demandez ! s’écria le général.

Elle l’interrompit pour dire froidement :

— Ma demande est déjà faite. Depuis longtemps j’ai envie d’embrasser la fille de Madeleine… et aussi la fille de Mme la comtesse de Champmas.

— Grand et digne cœur ! murmura le comte en lui tendant les mains.

— Si vous voulez me donner un bout de lettre avant que je m’en aille, poursuivit Mme Soulas, cela me fera plaisir.

Les grelots de la diligence tintèrent à l’autre bout de la rue.

Le général déchira une page de ses tablettes et écrivit ces mots :

« Ysole, Suavita, mes filles chéries, aimez et respectez celle qui vous portera ce mot, comme vous m’aimez, comme vous me respectez moi-même. »

Pendant qu’il écrivait, Thérèse demandait au conducteur :

— Y a-t-il de la place pour Rouen ?

— Une seule : rotonde.

— Je la retiens.

— Adieu, Soulas ! ajouta-t-elle en se tournant vers le général. Monte, mon homme, et bon voyage !

Elle prit le papier qu’il lui tendait et murmura :

— Je n’abuserai pas, Monsieur le comte. Je ne les embrasserai qu’une fois.