La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 192-196).

LA PLAINTE DU POÈTE GALLUS

dernière églogue de virgile
Au poète Frédéric Plessis.


I


Aréthuse, permets ce chant, labeur suprême.
C’est pour Gallus… et pour Lycoris elle-même.
À Gallus malheureux qui pourrait dénier
Un légitime chant — le plus doux — le dernier ?
Et puissent — si ton aide à moi ne se refuse —
Tes eaux, tes claires eaux couler vers Syracuse,
Sans que l’âcre Doris, habitante des mers
À tes flots de cristal mêle ses flots amers !
Inspire, inspire-moi : je te suivrai, commence.
Conte-moi de Gallus l’amoureuse démence.
Mes chèvres cependant tondent les rameaux verts ;
Et l’écho de ces bois va répondre à mes vers.


II

Quels vallons inconnus, quelles forêts profondes,
Quand se mourait Gallus, rongé d’un cher souci,
Vous retenait bien loin, Naïades vagabondes,
Bien loin de l’Aganippe et du Parnasse aussi ?


Et vous ne pleuriez pas, quand lauriers et bruyère,
Quand le sombre Ménale où croissent les pins verts,
Et même le Lycé, sur sa face de pierre,
Quand tout pleurait sur Lui dans l’immense univers.

Pleuraient, pleuraient aussi, brebis aux cœurs fidèles,
(Puisque aussi les brebis ont gémi de tes maux,
Ô poète divin, toi, ne rougis pas d’elles,
Car Adonis lui-même a gardé les troupeaux).

Vinrent aussi pleurants, dans leur marche tardive,
Bergers, bouviers, porchers… et chacun à son tour :
« Cet amour, d’où vient-il ? » Apollon même arrive,
En criant : « Insensé, d’où te vient cet amour ?

« Ta Lycoris ailleurs a porté sa tendresse ;
Et des camps — pour un autre — elle a pris le chemin. »
Arrive encor Sylvain qui va portant sans cesse
Plants de fleurs sur la tête et grands lys dans la main.

Le Dieu Pan vint aussi, celui dont le visage
Est barbouillé d’hyèble à la rouge couleur.
Du plus loin qu’il te vit : « Quand seras-tu plus sage ?
Crois-tu donc que l’Amour exauce ta douleur ?

« Tes pleurs amers, l’Amour avec bonheur les cueille.
Les abeilles jamais n’eurent assez de fleurs ;
Les rives, de gazon, et les chèvres, de feuille…
Et le cruel Amour jamais assez de pleurs. »


III

Mais lui plein de tristesse : « Ô chantres bucoliques,
Pasteurs Arcadiens, pleurez, pleurez mes maux,
Vous experts à souffler notes mélancoliques
Au creux des chalumeaux !

Ah ! combien mollement reposera ma cendre,
Si plaignent vos pipeaux mes amours douloureux !
Ô Dieux ! dans vos vallons j’aurais bien dû descendre,
Heureux, chez des heureux !

Berger ou vendangeur, amis, je serais vôtre ;
Et couché sous le saule, Amyntas m’aurait plu,
Amyntas ou Phyllis, ou peut-être quelque autre,
Si quelque autre eût voulu ?

— Mais Amyntas est noir ? — Après ? La violette
Est-elle moins aimable en ses mauves couleurs ?
Amyntas a des chants, et Phyllis pour ma tête
Aurait tressé des fleurs…

Ô bois ombreux, forêts où j’aurais voulu vivre,
Vivre seul avec toi, Lycoris ?… Ô gazons,
Ô sources aux flots clairs dont la fraîcheur enivre,
Ô mes chers horizons !


Vivre seul avec toi !… Mais non, un Dieu t’entraîne
Sous les drapeaux de Mars et les coups de l’airain ;
Et là te meurtriront, ma frêle souveraine,
Les Alpes ou le Rhin ?

Et tu souffres sans moi !… Que celle qui me laisse
Ait au moins son beau corps par le froid respecté !
De ses pieds délicats, que nul glaçon ne blesse
La tendre nudité !

J’irai… Sur les pipeaux du berger de Sicile,
Et dans le rythme doux de l’homme de Chalcis,
Je veux, docile amant, et disciple docile,
Moduler mes soucis.

J’irai… je graverai mes amours sur les chênes ;
Et vous croîtrez, amours, quand les chênes croîtront ;
Et les nymphes nouant leurs bras, riantes chaînes,
Dans leurs chœurs m’agréeront.

J’irai… fauve chasseur tuant la bête fauve,
Prenant son arc au Parthe, et sa flèche au Crétois ;
J’irai… mais à quoi bon ? de l’Amour rien ne sauve,
Ni les chants, ni les bois.

Le Dieu cruel se rit de notre humaine race ;
Et personne ne peut fléchir son cœur de fer,
Ni dans le Sud brûlant, ni dans la froide Thrace,
Ni l’été, ni l’hiver.


Sous les neiges du pôle ou le soleil d’Afrique,
L’Amour est le tyran de quiconque a vécu ;
Et secouer son joug est chose chimérique,
Et je suis son vaincu ! »


IV

Piérides, finissons. C’est assez, ô déesses,
Qu’en ce mode plaintif aient gémi mes tristesses,
Tandis que l’osier souple, en mes doigts prisonnier,
Arrondit la corbeille et creuse le panier.
Qu’ils soient doux à Gallus ces vers où je le pleure,
À ce Gallus que j’aime un peu plus d’heure en heure,
Et pour qui mon amour grandit avec le temps,
Comme les aulnes verts grandissent au printemps.
Levons-nous, levons-nous : comme aux fruits de la terre,
À qui chante couché l’ombre est peu salutaire.
L’ombre du genévrier est pesante à nos fronts.
Chèvres, assez brouté : voici le soir, rentrons.