La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 86-89).


FRATERNITÉ ![1]

À mon ami Abel Combarien.



Dresse-toi dans l’azur, ô monument superbe,
Altier comme une cime, éloquent comme un verbe :
Et laisse-nous suspendre à ton flanc triomphal,
Au nom des Dauphinois de Paris, frères d’âme,
L’emblême rose et bleu, la riante oriflamme
Qui porte les couleurs de leur pays natal.

Dresse-toi devant tous, colonne symbolique,
Public enseignement et parure publique ;
Et du sol grenoblois surgis avec fierté
En ta tige de pierre et ton groupe de marbre,
Car sur ce pavé-là poussa le premier arbre
Qui fit chanter sa feuille au vent de Liberté ;


Car voilà plus d’un siècle, en cette même terre,
Du Taillefer sublime au Saint-Eynard austère,
Un rayon s’élança précurseur du réveil ;
Et pour toute la France émue, et dans l’attente,
La Révolution, cette aurore éclatante,
Se leva sur les monts… du côté du soleil.

Et sur le feu qui dort jetant la goutte d’huile,
Grenoble fait voler sous des éclats de tuile
Un arbitraire édit dans l’orage emporté.
Juste comme Mounier, vibrant comme Barnave,
Le Dauphinois toujours fit un mauvais esclave,
Et de quatre-vingt-neuf alluma la clarté.

Les Alpes, tout à coup, pensives sentinelles,
Sur leur calme manteau de neiges éternelles,
Eurent un frisson d’aube…… et crièrent : Debout !
Et Vizille et Romans devancent d’une année,
Ô Quatorze Juillet, ta brûlante journée,
Et ta nuit immortelle, ô généreux Quatre Août.

Et ce même Quatre Août, date deux fois sacrée,
Voit inaugurer l’œuvre, où l’artiste qui crée,
Au même piédestal appela tour à tour
Le prêtre, le seigneur et le manant auguste,
Et fit jaillir, d’un geste intrépide et robuste,
Sur la stèle de pierre un idéal d’amour !


Et voyez ! le clocher, le donjon et le chaume
Répondent à l’appel…… et comme au Jeu de Paume,
Ces trois rivaux d’hier ont juré de s’unir,
Et tous trois, main tendue et de cœurs unanimes,
Ils prennent à témoin les solennelles cimes
Qu’ayant fait le serment ils sauront le tenir.

Ô trinité loyale, ô tribuns magnifiques,
Secouant du talon vos haines ataviques,
Au socle aérien montez d’un libre vol ;
Et partant de plus haut pour être mieux comprise,
Que votre voix apprenne une même devise
De fraternelle paix aux fils d’un même sol.

Renoncez avec joie aux discordes amères,
Vous qui dormiez jadis sous les yeux de vos mères,
Au même bercement du bouclier gaulois ;
Et, sacrificateurs heureux du sacrifice,
Dépouillant les vieux torts et l’ancienne injustice,
Jetez tous ces haillons en holocauste aux lois.

Toi qui viens du château, rehaussant ta noblesse,
Dépose ton fardeau de privilèges ; laisse
Un air plus libéral entrer dans tes poumons,
Comme faisait, aux bords de cette même Isère,
Implacable aux félons, mais doux à la misère,
Le chevalier Bayard marchant au pied des monts.


Toi qui viens du sillon, dépose ta colère,
Toi, le rustre farouche et le loup séculaire,
Au civique banquet entre comme un lion…
Mais un lion qui fait aux autres place à table,
Et déchire d’abord de sa griffe équitable
Au code du passé la loi du talion.

Toi qu’au pied des autels a pris le statuaire,
Tu laissas la terreur au fond du sanctuaire,
Et tes deux bras levés et ton front radieux
Ne prophétisent plus que l’ère de concorde ;
Et ta bouche a jeté ce cri : Miséricorde !
Répété par la terre, exaucé par les cieux.

Et tous les trois, égaux par l’âme et dans l’échange,
Et pareils aux aïeux, pacifique phalange,
Qui prodiguant leurs bras et leurs jours par milliers
Bâtissaient la chrétienne et vaste basilique,
Édifiez ce temple aussi : la République,
Et de sa large nef soyez les trois piliers ;

Ou soyez les guetteurs sur la tour de la ville,
Observant, par-dessus la montagne immobile,
Le grand livre du ciel aux syllabes de feu,
Qui, depuis six mille ans, à tous les astronomes,
N’a jamais dit qu’un mot : « Fraternité des hommes
Sous la paternité de Dieu. »



  1. Poésie lue au nom de « l’Union des Sociétés dauphinoises de Paris », à l’inauguration du Monument des Trois-Ordres du Dauphiné, à Grenoble, le 4 août 1897.