La Route du bonheur/01/20

Librairie des annales (p. 137-143).


XX

Les Grands Mariages


Ma chère cousine. Ne trouvez-vous pas que la mode est une étrange chose ? Elle tolère, que dis-je ! elle encourage, elle prescrit les pires sottises, sans que personne s’en émeuve… C’est la mode !… Cela dispense de toute réflexion et l’on peut, tête baissée, suivre les errements du voisin, manquer aux lois délicates du cœur et témoigner du plus mauvais goût, puisque c’est la mode !

La mode a des raisons que la raison ne connaît pas et suffit à trancher victorieusement les subtils cas de conscience, de même qu’à excuser toutes les folies.

— Ah ! mode frivole ! mode fantasque ! que de crimes on commet en ton nom !

Or, croyez-vous, cousine, — car c’est là où j’en veux venir, — croyez-vous qu’il soit possible d’imaginer rites plus ridicules que ceux dont on accompagne, dans le monde, les cérémonies préparatoires du mariage ? Vous entendez bien qu’il n’est point question ici de ces vulgaires unions, sans importance ni qualité, que l’amour seul décide. — Non ! il s’agit du Grand Mariage, trompette avec fracas dans les milieux chics ; et vous sentez, cousine, tout ce que ce qualificatif de Grand ajoute de hauteur, et même de poids, au mot Mariage.

Un mariage n’est susceptible d’être promu à cette dignité supérieure, et ne mérite l’épithète qui l’anoblit, qu’accompagné de certaines circonstances dont vous n’avez sans doute pas le secret, pauvre ignorante ! mais que je me fais une joie de vous révéler. Apprenez donc qu’il a ses formules, ses obligations, ses pompes et ses gloires, et doit — c’est le point capital — être célébré dans des ruissellements de soie, de diamants, de lumières, de musiques, de fêtes, de cadeaux, de fleurs, et — pardonnez-moi l’expression un peu vulgaire — de fla-fla.

Un grand mariage sans fla-fla n’est plus un grand mariage, ma cousine ; il ne laisse point, dans l’esprit, cette impression de richesses follement répandues et reçues, d’une allure si distinguée et d’une indication si sûre pour le bonheur des futurs époux. Le fiancé n’a nul besoin d’être un aigle, la fiancée est en droit d’être laide comme un péché ; et la nature, en rapprochant ces deux êtres mal accommodés pour vivre ensemble, a pu laisser vagabonder fâcheusement sa fantaisie : tout cela est sans importance, dès l’instant qu’autour des deux jeunes gens roulent l’or, le luxe et des relations cossues.

Donc, pour accomplir ce grand acte de la vie, le plus solennel de tous et le plus intime aussi, on commence par aviser, de ses fiançailles, les amis, les indifférents et les connaissances vagues, au moyen d’un petit carton immuable, conçu dans des termes identiques et fort gracieusement imprimé… Car vous ne supposez pas, ma cousine, que, dans un pareil moment, on trouve le temps de jeter soi-même, sur une carte, quelques mots du cœur aux amis que l’on aime et qu’on sait susceptibles de partager le bonheur que l’on éprouve. L’essentiel est que nul n’en ignore ; et, pour avertir sûrement le public, que cela n’intéresse d’ailleurs pas, on use de la voie retentissante des journaux… Et c’est le premier jalon sur lequel s’échafaude un Grand Mariage.

Je passe, ma cousine, sous silence les courses éperdues dans les magasins, l’affolement du trousseau et des couturières et les mille et une corvées aussi traditionnelles qu’oiseuses, et qui, dans le Grand Mariage, constituent le plus doux souvenir des fiançailles ». Je veux arriver de suite au 4 à 7 sensationnel qui permet aux parents de mettre toutes voiles dehors, et d’étaler en une fois les trésors dont on dispose.

Généralement, l’exhibition se fait en musique : des tziganes aux vestes rouges, dissimulés derrière des forêts de plantes stérilisées, pleurent, sur leurs violons, des valses lentes qui prédisposent à l’attendrissement. Un buffet, somptueusement servi, est là pour ranimer les estomacs sensibles : et la maîtresse de céans, en toilette de cérémonie, fait les honneurs des cadeaux dont sa fille fut comblée. Les amis, les gens que l’on connaît et ceux qu’on ne reconnaît même pas, — nous avons tant de relations, ma chère ! — passent dans un défilé ininterrompu, serrent des mains au hasard et s’engouffrent dans les salles d’exposition.

Ici, en belle place, les gages d’amour offerts par le fiancé : la corbeille débordante de présents qui valent des fortunes et donnent du futur mari, l’impression la plus favorable. — Là, le trousseau ! vous pensez, ma cousine, qu’il est à peu près indispensable qu’on savoure les pièces intimes, frou-froutantes et vaporeuses, dont s’ornera le corps de la chaste épousée. Et ce sont des petits cris d’admiration, des félicitations émues, devant ce corsage de dessous, véritable fouillis de dentelles anciennes, et cette jambe de pantalon, poème de grâce et d’élégance.

Ces divers chefs-d’œuvre de la bonne faiseuse marquent qu’on n’a point lésiné sur la dépense ; une si parfaite générosité excite l’approbation générale, et de bons parents ne sauraient y demeurer insensibles.

Plus loin, sous une vitrine, les bijoux étincellent de mille feux : rubis, émeraudes, diamants, brillent sous la garde sévère de deux sergents de ville, costumés, pour la circonstance, en hommes du monde, et qui ne quittent point des yeux les mains et les poches des intimes venus en légion… Un filou a vite fait de se glisser dans la bergerie, n’est-ce pas ? et les parents prudents ont songé à tout.

Plus loin encore, ma cousine, c’est la galerie des cadeaux, la plus délicate, la plus intéressante. On y retrouve celui qu’on eut le bon goût denvoyer, avec la carte discrètement épinglée, et il vous reste le plaisir de la comparaison : vous constatez, avec humeur, qu’au milieu de ces merveilles, il fait assez piteuse figure. Et, tandis que les accents d’Amoureuse montent en point d’orgue éperdus, vous épuisez la série des services à café, bonbonnières, théières, chandeliers, des cadeaux rares et des horreurs authentiques, et quittez ces lieux, emportant la certitude bien réconfortante que jamais la jeune mariée ne manquera de rien.

Je sais bien que toutes ces singeries sont de mode, ma cousine ; mais elles m’exaspèrent, ou, plutôt, elles me blessent. Il me semble que c’est violer le sanctuaire dans lequel on doit enfermer le bonheur d’une jeune fille, que d’étaler impudemment, aux regards indiscrets, les splendeurs d’un trousseau que le mari devrait être seul à connaître — et de faire la roue avec des présents dont le meilleur prix devrait être le sentiment affectueux qui s’y rattache.

Je ne comprends pas qu’une fiancée lise, sans que le rouge lui monte au front, le compte rendu détaillé et minutieux de ces jolis souvenirs dont l’amitié l’a comblée et qui perdent, dans ce galvaudage public, le meilleur de leur charme. Jamais, au grand jamais, leur pompeuse nomenclature n’évoquera les pensées intimes qui doivent accompagner la fête des fiançailles. Et il est proprement odieux qu’un journal apprenne aux indifférents que Mme de W… donna un piano à queue Érard ou Gaveau ; M. S…, une broche en diamants ou turquoises ; la marquise de T…, un peigne en écaille et perles fines ; M. ***, un service à café en vermeil ; la baronne de Saint-V…, une voilette en point à l’aiguille, etc., etc.

Cela n’est-il pas rageant que la mode mette tant d’indiscrétion autour de l’acte troublant et un peu mystérieux qui consiste à donner sa main, à l’homme qu’on aime ?

Car Grand Mariage, ou mariage tout court, le but est toujours identique et trouve sa source la plus pure dans l’amour.

Dans la bousculade des fiançailles, si mouvementées, si remplies d’obligations factices, du grand monde, on se demande comment les jeunes gens peuvent prendre le temps de connaître leur cœur, d’apprécier leur caractère et de s’aimer, et je ne puis m’empêcher de croire que ces exhibitions déplaisantes profanent la jeune fille en ce qu’elle a de plus délicieux et de plus pur : ses fiançailles.