La Route du bonheur/01/19

Librairie des annales (p. 131-136).


XIX

Doit-on laisser les Fiancés seuls ?


Je crois, en toute sincérité, qu’il est bon de livrer chaque jour — un peu — les fiancés à leur honnêteté, et de les laisser, dans la solitude, débrouiller leur timidité, leur émoi, leur gaucherie, et même leurs silences pleins de troubles…, et cela non pas seulement dans l’espoir de les voir approfondir cette étude du moi véritable qui les tourmente et n’est qu’une chimère, mais parce que l’amour, — ce sentiment nouveau et mystérieux qui vient soudainement d’envahir tout leur être, avec une force qui n’a d’égale que sa fragilité, — l’amour a besoin, pour grandir et s’élargir, de la douceur que laissent après soi quelques souvenirs très chastes.

Si une fiancée ne veut pas sentir l’isolement moral des premiers mois du mariage, alors qu’elle a quitté sa maison, ses habitudes et tout ce qui lui était cher, il faut qu’elle bâtisse dans son cœur le coin des tendresses pures, que jamais on n’oublie et qui ne trompent pas. Il faut recevoir à voix basse, de l’aimé, beaucoup de confidences, en être prodigue soi-même et prononcer sans crainte d’adorables puérilités, de ces riens charmants qu’on rougirait de laisser surprendre par des oreilles étrangères, cependant qu’ils tissent secrètement les trames d’une intimité sans laquelle il n’y a pas de bonheur. Ah ! qu’ils sont jolis, les rêves faits à deux, alors que le respect et la pudeur interdisent certaines paroles, certains gestes et qu’entre deux cœurs qui battent à l’unisson passent des silences éloquents ! Qu’ils sont doux aussi, ces projets d’avenir balbutiés par deux inconnus que la destinée rapproche pour toujours, et combien le souvenir troublant de certaines émotions partagées demeure ineffaçable !

Est-ce à dire que, dans le fiancé d’aujourd’hui, la jeune fille saura exactement distinguer le mari de demain ? Certes, non ! Il faut quelquefois dix ans de vie commune pour bien pénétrer un caractère et s’y adapter parfaitement. Mais elle aura puisé, dans ces heures d’épanchement, la provision de confiance et de tendresse qui est nécessaire pour supporter sans dommage les heurts inévitables du mariage.

Tous les vieux et heureux ménages savent, que l’année la plus dure à passer fut celle de leur lune de miel, car l’amour s’use ou s’exaspère très vite, s’il n’est accompagné de la merveilleuse amitié qui le prolonge et l’assagit ; et souvent il arrive, dans cette période charmante, mais troublée, que les êtres délicats souffrent de la disproportion des sentiments qui les agitent : l’amour étant partagé avec violence, tandis que l’âme et les pensées demeurent encore étrangères.

L’amitié faite d’estime, de sécurité, de dévouement et de quelque chose de profond, ne s’acquiert qu’avec le temps. Ce n’est qu’après avoir traversé ensemble des épreuves mauvaises et s’être sentis ensuite pus fort ; qu’après avoir souffert, penchés sur le même berceau, et pleuré de joie dans les bras l’un de l’autre, devant un sourire de convalescent ; qu’après avoir lutté aux mêmes heures, et tremblé des mêmes inquiétudes, qu’on peut vraiment dire : l’Amour plus grand que la Mort, et ne faire, selon l’Évangile, qu’un dans la même chair.

Et c’est pour rendre cette première année de mariage moins incertaine que je voudrais laisser les fiancés causer librement entre eux, afin qu’ils puissent meubler leurs cœurs de souvenirs communs qu’ils apporteront en ménage et qui leur donneront l’illusion de l’intimité. Ce n’est pas l’amour seulement que je souhaiterais qui se développât, comme vous semblez le croire, ma cousine, en ces tête-à-tête délicieux ; pour l’amour, Le langage des yeux, une pression, de la main, un baiser à la dérobée, suffisent à l’exprimer, et la mère ne gêne guère ces innocentes effusions. Mais l’amitié est chose plus grave, plus difficile.

Il faut, pour la conquérir, la rencontre de deux âmes et, aussi, de deux intelligences. Les tâtonnements, au début, en sont délicats, timides et quelquefois maladroits, et c’est pour elle que la solitude est un merveilleux complice. Je dirais donc aux jeunes filles qui se marient :

— Ne vous inquiétez pas de l’amour de votre fiancé — c’est une conquête assez facile, pour peu qu’on soit jeune et fraîche — ni des labyrinthes de son caractère, que vous ne déchevêtrerez pas de sitôt ; mais priez votre mère de laisser l’amitié toute pure s’épanouir en vos deux cœurs ; sans elle, votre bonheur futur ne sera qu’un vain mot, et c’est pourquoi il faut vous ménager des tête-à-tête d’amoureux et d’amis.

Et ceci m’amène à vous dire, ma cousine, que nous élevons assez mal nos filles, péchant constamment dans un excès ou dans un autre.

Ou nous leur laissons prendre ces allures libres et déplaisantes qui semblent solliciter les paroles hardies, les compliments grossiers, et font que les jeunes gens traitent sans respect celles qui pourraient devenir les compagnes de leur existence ; ou alors, nous inspirons, à ces futures femmes, à ces futures mères, la terreur sacrée de l’homme.

Lui, c’est l’ennemi, le monstre dont il faut se garer ; son approche semble redoutable : on suspecte, par avance, ses intentions et ses moindres paroles ; on redoute même son regard, qui pourrait être rempli de maléfices ; et, par cette garde intempestive, on fait, de créatures qui auraient pu être charmantes, des sottes rougissantes et prétentieuses.

Savez-vous ce que je souhaiterais ? C’est que l’on s’appliquât, avant tout, à donner à nos filles, non seulement le sentiment de leur dignité, mais de leur responsabilité.

Je voudrais que chaque mère pût se dire ceci :

— À ma fille, j’ai fait une âme saine, tendre et clairvoyante ; et, si je n’ai pas toujours confiance dans ces mauvais sujets d’hommes, je sais que je puis, en toute sécurité, compter sur sa vaillante innocence. Elle n’entendra et ne verra que ce qu’elle doit voir et entendre. Dans son cœur jeune germent déjà tous les instincts et tous les courages qui font l’honnête femme.

Et, lui ayant fait cette âme honnête, je la laisserais sans crainte avec son fiancé débrouiller dans la solitude le chaos délicieux de leurs sentiments.