La Route du bonheur/01/12

Librairie des annales (p. 83-90).


XII

Vacances d’aujourd’hui


Ma chère cousine, avez-vous observé que chaque génération s’engoue jusqu’à la passion de certains jeux, de certains plaisirs dont l’attrait échappe aux bonnes gens chargés d’un lustre de plus ?… De mon temps, — comme disent les vieilles mères-grand, en branlant du chef, — de mon temps, qui, cependant, date d’hier, on aimait le jeu de croquet. Aujourd’hui, si une hôtesse, soucieuse du bonheur de ses invités, s’avisait de leur offrir cette plate distraction, jeunes filles et jeunes gens s’écrieraient en chœur : — La barbe !

Le vénérable croquet, qui transporta d’aise notre génération et fut la cause de disputes légendaires, est aussi démodé que les robes à falbalas, les châles de cachemire, les cheveux tirés sur les tempes ou les vieilles lunes.

Et, chose curieuse, il n’amuse plus… Les rares joueurs qui s’y essaient de bonne foi restent indifférents au « roquage », au « boulage » de leurs ennemis et laissent passer la sonnette dans tous les sens.

Le cœur n’y est plus.

La jeunesse réserve à d’autres passe-temps — au tennis, par exemple — les effervescences dont nous brûlions pour notre vieil ami le croquet. Et ne croyez pas que je veuille médire du tennis. C’est un jeu charmant. Il donne aux jeunes filles de fraîches couleurs, des mouvements souples, agiles, et ce qui n’est pas à dédaigner, il leur assure la présence des jeunes gens, trop souvent disposés à déserter leur voisinage.

Si les joueurs des deux sexes ne se croyaient pas obligés, tout le long du jour, à prononcer d’horripilants mots anglais : « Aout !… Please !… » alors qu’il serait si simple d’exprimer ces appels en honnête français, j’estimerais que le tennis eut raison de supplanter l’objet de notre faveur.

Il en va de même de la bicyclette, ce joyeux et docile instrument qui semblait avoir des ailes, avec lequel nous fendions l’espace, et qui nous donnait l’illusion de la folle vitesse. La bicyclette est honnie des gens comme il faut ; elle est tombée dans la vulgarité, dans le commun…, — comme le croquet ; — elle n’amuse plus.

Aujourd’hui, on n’aime que l’automobile ; et comme, apparemment, tout le monde est devenu millionnaire, chacun a son auto.

Et ce sont des courses folles à travers la France et l’Europe. Les propriétaires des Trente-chevaux, des Quarante-chevaux, des Soixante-chevaux, sont atteints d’une maladie spéciale et bien connue : la fièvre kilométrique… Il faut, coûte que coûte, abattre du chemin. Frappés par le terrible mal, ils enfilent des villages et des hameaux, entrent dans les villes en coup de vent, les quittent en trombe sans avoir rien vu, soulevant derrière eux des tourbillons de poussière… Ils sèment la terreur sur leur passage, écrasent sans vergogne les chiens et les poulets, avalent les côtes à toute allure, les redescendent dans un vertige de montagne russe… De temps en temps, — ô bonheur ! — ils rencontrent un train express avec lequel ils luttent de vitesse.

— Nous le dépassons ! rugit une voix qui sort d’une visière…

La Soixante-chevaux saute, zigzague, cahote ; les arbres tournoient, la sirène déchire l’air de sa plainte affolante, la tête bourdonne, les nerfs sont tordus ; il semble qu’on court à l’abîme, à la mort, à je ne sais quelle fatalité sinistre. C’est ce qu’en langage automobilesque on appelle « s’amuser ». Et quand, enfin, la diabolique machine s’arrête, exigeant sa ration d’essence, le propriétaire, triomphant, s’exclame :

— Mes amis, nous venons de faire cent soixante-quinze kilomètres en une heure cinquante-deux minutes ! Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Et rien n’arrête ces intrépides chauffeurs : ni le danger des précipices, ni la sinuosité des routes tournantes surplombant les torrents, ni la difficulté des montées à pic, ni les descentes effarantes. Ils se racontent leurs prouesses entre eux et commentent les catastrophes avec un sang-froid imperturbable.

— Mon cher, je suis monté au Lautaret en une heure trente-sept minutes : j’ai avalé, là haut, une tasse de café noir, et je suis redescendu prendre ma douche à Uriage, avant déjeuner.

— Moi, mon cher, je suis parti avant-hier d’Uriage à sept heures du matin : à neuf heures, j’étais entre les mains de mon masseur, à Aix-les-Bains…

La conversation des automobilistes convaincus roule rarement sur d’autres impressions de voyage que celles de la vitesse et du kilomètre.

Parfois, on apprend qu’un auto a sombré dans l’abîme, faisant un mort et plusieurs blessés, retombés par miracle sur des branchages bordant le précipice. Mais cela ne décourage personne.

— Comprenez-vous cela, cher monsieur : le troisième frein de sûreté qui casse !

Ce troisième frein est inexcusable, à ce qu’assurent les chauffeurs.

— C’est égal ! ajoutent-ils avec envie, si ces malheureux n’avaient pas sauté le pas, quelle belle descente !

Et c’est là toute leur homélie funèbre.

Le lendemain d’une pareille catastrophe, les autos de louage sont pris d’assaut ; c’est à qui risquera de se rompre les os.

Des amis m’ont fait l’amitié de m’inviter à une promenade dans leur Quarante-chevaux. Il s’agissait d’aller d’Uriage à Aix-les-Bains, à travers la montagne, en passant par Saint-Laurent-du-Pont, et je me promettais de cette excursion tout le plaisir qu’on peut croire. Les hommes s’armèrent de lunettes, les femmes s’encapuchonnèrent à triple voile, et l’auto partit en flèche. Il commença par glisser assez sagement, et ce fut agréable ; l’air était vif, le ciel radieux, et la verdure, le murmure des sources, l’aube matinale, répandaient sur notre course une fraîcheur délicieuse. Puis, peu à peu, la folie de la vitesse gagna notre chauffeur, et nous ne vîmes plus rien, que l’obstacle du chemin, des arbres tournant éperdument leurs branches vers nous ; des descentes à se briser la tête, terminées par des ravins profonds et des roches barrant la route. Parfois, un masque se retournait vers le fond de la voiture, lançant des indications brèves :

— Le château de Bayard.

— Où, où cela ? Où ?

Un index tendu dans un lointain vague est l’unique réponse.

Prudemment, on risque sa tête, tandis que la voiture vole et que la poussière aveuglante vous empêche de distinguer quoi que ce soit.

— Ne pourrait-on arrêter une seconde, rien qu’une seconde ?

Hélas ! peine perdue. Une Ouarante-chevaux doit à sa réputation de filer comme un météore.

— Le mont Blanc ! annonce le masque.

— Où, mais où, mon Dieu ?

L’index se dirige vers un point où le soleil est aveuglant.

— Il est splendide, aujourd’hui, ajoute le masque.

Et l’auto poursuit sa course éperdue.

Ai-je vu le mont Blanc, ou simplement la gaze flottante de mon voile, ramenée par le vent ? C’est ce que je n’oserais affirmer.

Tout d’un coup, une détonation effrayante, répétée par les échos, de la montagne, nous ébranle le cerveau. C’est le pneu d’arrière qui vient d’éclater.

— Ça, c’est une veine ! déclare le chauffeur, car, à la vitesse à laquelle nous marchions, si ç’avait été le pneu de devant, nous faisions sûrement panache.

Il n’est à « cette veine » qu’un malheur : c’est qu’au lieu d’éclater au pied du mont Blanc ou du château du Bayard, ou sur quelque chemin ombragé, ce diable de pneu se soit amusé à crever sur une route ensoleillée, inhospitalière et, par aventure, fort laide.

Le mécanicien s’active à plat ventre autour de la roue, tandis que nous rôtissons, stupéfaits de notre inactivité après une pareille course.

Nous demeurons silencieux, ne trouvant rien à nous dire.

Enfin, le malheur est réparé.

— Allons, mes amis, dépêchons, dépêchons. Il s’agit de rattraper le temps perdu !

Ainsi parle le chauffeur en claquant ses mains l’une contre l’autre.

Nous écrasons un canard, un chien, deux chiens : nous manquons de télescoper un autre auto conduit par un autre fou, et de buter contre une vache, qui s’élance bêtement d’un pré.

Ma tête chavire. Peut-être ai-je mal au cœur, ou simplement la « frousse ». Je donnerais une fortune pour m’arrêter. Je songe, avec des larmes d’attendrissement, aux gens qui gravissent les chemins en flânant, le rire sur les lèvres, un bâton dans la main. J’envie les heureux mortels qui s’offrent le loisir de regarder, le luxe de s’arrêter où bon leur semble, le plaisir de causer, et qui conservent au fond de leurs yeux des visions de bonheur, des souvenirs d’heures trop vite passées, dont on aimerait arrêter le cours.

Je ne vous conterai point comment, de panne en panne, d’incidents en accidents, nous ne revînmes qu’à onze heures du soir, n’ayant rien vu que la poussière qui poudroie, l’horizon qui tournoie, et des pans de voilette qui se confondent avec le mont Blanc.

Mais je ne puis m’empêcher de remarquer que les jeux et les distractions qui « amusent », en l’an de grâce 1908, semblent avoir l’unique but du mouvement et de la vitesse.

On joue au tennis pour remuer les jambes, au diabolo pour secouer les bras ; on fait de l’auto pour marcher à cent à l’heure et surtout pour ne pas penser, pour ne pas parler, pour éviter le commerce charmant d’amitié, d’épanchement, de causerie, qui était la grâce de notre race.

N’est-ce pas un peu dommage, cousine ?