La Route du bonheur/01/11

Librairie des annales (p. 74-82).


XI

Vacances d’hier


Vous souvenez-vous des vacances un peu grises et mélancoliques de notre enfance ?… On nous assurait que les voyages étaient coûteux, et nous le croyions sur parole, et, poussant un léger soupir, nous nous accommodions de celles qu’on nous offrait. Elles se passaient, généralement, dans l’appartement du quatrième, que nous habitions toute l’année, et nos horizons se bornaient à une cour intérieure que la mère Trochu — digne concierge — balayait et lavait avec frénésie. Le bruit des seaux qu’elle maniait sans douceur et le son de sa voix criarde interpellant les domestiques étaient à peu près les seuls bruits de la nature qui montaient jusqu’à nous.

Parfois, l’invitation d’un vieil oncle de province venait satisfaire nos ambitions ; le cœur battant, nous nous agitions autour d’une malle unique dépourvue d’élégance, et la vue de la gare, la certitude que nous allions monter en chemin de fer, nous donnaient un vertige de joie… Et, quoique nous ne dussions guère séjourner plus de trois heures dans le wagon, nous emportions avec nous une provision de chocolat, de sandwichs, de volumes à lire, et, finalement, nous restions en extase, le nez collé à la vitre, regardant tournoyer devant nous les champs de blé, et le clocher pointu des églises, et les pelouses soignées des châteaux, et les bonnes bêtes qui paissent dans les pâturages.

La campagne nous enivrait…

Dans ces temps-là, il ne venait à l’idée de personne qu’on eût à divertir la jeunesse. Elle s’amusait comme elle pouvait. Le golf, le tennis, le diabolo, étaient inconnus ; la bicyclette n’existait pas ; le croquet semblait objet de luxe, et les pique-niques, les excursions, la comédie, les réunions dansantes, eussent été jugés sévèrement et qualifiés de déraisonnables… La question n’était même pas agitée.

On flânait autour du jardinier ; on allait voir la bonne mère Jitard, qui soignait la basse-cour et savait les vieilles chansons du pays ; on regardait faire le beurre, puis la lessive ; et les jours de liberté coulaient paisibles, dans une médiocrité heureuse et douce… Et l’on revenait à Paris, on retrouvait à son quatrième la vieille bonne qui, pendant l’absence, avait astiqué tout l’appartement ; on éternuait un peu à cause du poivre et du camphre répandus à profusion ; les piailleries de la mère Trochu et le cliquetis des seaux rappelaient assez mal le chant du grillon ; les voix harmonieuses de la campagne s’éloignaient…, et la vie régulière et sage reprenait son cours.

Pendant la saison des vacances, nous étions tenues de balayer nos chambres, souvenez-vous-en, cousine, et de veiller aux taches de nos vêtements ; puis, nous dressions le couvert et prenions la peine de l’enlever, en ayant soin de réserver, dans une grande soupière, les croûtons laissés dans la corbeille qui, chaque semaine, se convertissaient en un pudding aussi magnifique qu’économique… Hormis ces légers services, nous étions libres de notre temps, et nous en profitions pour retrouver, avec des délices incroyables, nos vieux amis, nos chers amis, les livres…

Quelle orgie de livres nous faisions, cousine ! Nous relisions ceux que nous connaissions déjà, y découvrant des grâces nouvelles, nous dévorions ceux qu’on nous abandonnait, et notre royaume, à nous, c’était le monde infini de l’imagination… Mme de Sévigné, d’Artagnan, la petite Fadette, Mlle de la Seiglière, Dulcinée de Toboso, le marquis de Villemer, Nausicaa, Ursule Mirouet, la princesse de Clèves, le Roi des Montagnes, et cette assommante Corinne, et cette délicieuse Colomba, et combien d’autres encore ! étaient les héros avec lesquels notre pensée communiait tout le jour.

Nos cœurs, sans cesse ramenés aux soucis du ménage, demeuraient simples, nos besognes étant précises, familières, utiles ; mais nos petites cervelles débordaient de poésie. Nous aimions nos héros et les lieux qu’ils habitaient, et les temps dans lesquels ils vivaient. Et ce que notre âme candide rêvait de beauté, nous rajoutions encore à nos textes favoris… N’ayant aucun point de comparaison, les régions, quelles qu’elles fussent, étaient, pour nous, sans contours ; c’est pourquoi nous concevions aisément des paysages paradisiaques, des êtres parfaits, et des aventures chimériques. Celles de Don Quichotte, et même l’Enfer du Dante, ne nous étonnaient pas. Ils se confondaient, pour nous, avec des réalités confuses.

Par la magie d’un Mérimée, nous vivions réellement avec Colomba et frissonnions de terreur dans les maquis sinistres et embroussaillés de la Corse. Et je doute que jamais une enfant de nos jours, saturée de cartes postales, de photographies, de cinématographes et d’images exactes, soupçonne la Grèce divinement émouvante, harmonieuse et ensoleillée que nous vîmes, avec toutes les ardeurs de notre imagination, à travers les récits de Taine et d’About…

Car nous lisions tout, cousine, — sauf les bouquins inconvenants, qui, d’ailleurs, à cette époque, ne sévissaient guère. Les longues heures de nos vacances nous faisaient paraître douces celles que nous passions dans la compagnie sérieuse et charmante d’un Jules Lemaître ou d’un Faguet, alors à l’aurore de leur célébrité. Nous n’étions pas romanesques, dans le sens du mot, parce que nous savions, à n’en pas douter, que la vie matérielle n’est point un roman : mais nous entrions chaque jour plus avant dans le monde plein de poésie où il est si facile de s’évader, dès qu’on sait lire avec son cœur.

Et, tout compte fait, nos vacances nous laissaient d’agréables et profonds souvenirs, et, sans le vouloir, nous gardions dans la vie l’empreinte, la pensée des vieux, des chers amis que nous goûtions si fort : les livres !

Aujourd’hui, cousine, la jeunesse n’a plus le temps de lire pour son plaisir. Dès que les vacances arrivent, c’est un tohu-bohu de bicyclettes, de teufs-teufs sous pression, et de voitures chargées de malles et de caisses. Les privilégiés voyagent avec confort ; les autres s’empilent dans les troisièmes d’un train de plaisir. Tout le monde part. On emporte sa raquette, sa pique, souvent des robes de bal… Mais on se garde bien d’encombrer ses bagages de volumes qui pèsent trop lourd !…

Les matches de tennis et de golf, les courses dans la montagne, le canotage, les promenades à bicyclette ou en auto, quelques parties de bridge, autant de tours de boston : voilà plus qu’il n’en faut pour occuper les vacances.

Parfois, on feuillette très vite une de ces revues illustrées qui abondent, en se gardant bien d’ingurgiter le texte ; les événements ainsi prennent corps sous une forme parlante et entrent dans le cervelet par l’image… Cela va plus vite et dispense les méninges de tout travail superflu… Grâce à ces moyens rapides et exacts, la jeunesse d’aujourd’hui est effroyablement informée, documentée et précise. Elle s’assimile tout à fleur de peau, et rien n’égale l’assurance de ses affirmations, si ce n’est leur légèreté.

Les jeunes filles d’à présent ont tout vu (du moins en photographie) ; elles savent tout, parlent de tout. ! Rien ne les émeut ni ne les étonne…, si ce n’est un brin de rêve, une minute de réflexion… Ayant attrapé, entre deux gravures, quelques bribes d’idées générales, elles les resservent avec un aplomb imperturbable. Elles ont, d’ailleurs, un bagou stupéfiant, souvent de l’esprit, toujours l’argot à la bouche, point de timidité, à peine le sentiment des distances, et une pauvreté de pensée personnelle, d’originalité vraie qui, parfois, me confond.

Elles se ressemblent toutes. Et je me l’explique assez bien, cousine ; alors que notre curiosité était purement imaginative, et trouvait son aliment en nous, alors que les tableaux, les descriptions, nos héros mêmes, se précisaient dans nos songes à force de réflexions intérieures, celle des jeunes filles modernes est toute visuelle. L’œil est frappé d’abord, le cerveau ensuite. Elles veulent voir et, ayant vu, leurs sens sont pleinement satisfaits.

Elles entrent en tourbillon dans nos chefs-d’œuvre, dans notre littérature, — copieusement illustrée, — à la manière de ces Anglaises qui enjambent les salles de notre Musée du Louvre et croient le connaître. Leur esprit discerne le net contour des choses et les aperçoit sous leur forme véridique, puis passe en grande célérité à un autre genre d’exercice, c’est-à-dire à un nouveau bouquin, à une autre revue, car le temps presse, la partie de tennis attend. Rarement, elles pénètrent la pensée d’un auteur… Elles ne songent point à livre fermé et ne prolongent point leur plaisir par la réflexion. Elles se contentent de saisir au vol l’opinion du grand critique en cours, afin d’en tenir une toute prête, le cas échéant.

Elles sont, à la fois, positives et superficielles, sectaires et creuses…, et il n’est guère qu’en province, cousine, qu’on sache encore lire, et apprécier pleinement et fidèlement ses vieux amis, les livres.

Cela est si vrai, cousine, que, dans cet immense hôtel, d’où je vous écris, j’ai remarqué des fillettes de quinze ans, des jeunes hommes de dix-huit ans, Français des deux sexes, qui jouaient des heures au bridge, en tournant le dos au spectacle merveilleux de la montagne : je n’en ai pas vu un seul tenant le moindre volume entre ses mains.

Et cependant, cousine, c’est plaisir des dieux que de savourer un bon ouvrage, une belle œuvre, à l’ombre des pins odorants, dans un murmure de sources fraîches, et de rêver, ensuite, les yeux perdus dans une forêt de verdure qui semble monter jusqu’au ciel. De notre temps, cousine, on ne s’occupait peut-être pas assez de fortifier nos santés ; on négligeait les jeux de plein air, et notre beauté physique et nos muscles, et c’était un tort… Mais aujourd’hui, en vérité, la jeunesse s’amuse trop… Elle est trépidante, insatiable, folle de mouvement et d’agitation ; dès qu’une partie est terminée, il faut en organiser une autre. Les matches succèdent aux pique-niques, et les soirées dansantes aux promenades ; et quand, par hasard, elle ne se divertit pas, elle s’ennuie… ou joue au bridge, à dix-huit ans !

Quelle pauvreté d’imagination. Ah ! si nos filles savaient les joies que donne la lecture et les horizons qu’elle ouvre, et les souvenirs profonds qu’elle laisse, elles feraient une petite part à ce sport délaissé. Elles ne se contenteraient plus de lire par l’image, mais aussi par la pensée et par tout ce qui frémit dans leur jeune cœur. Elles s’appliqueraient à méditer quelques minutes par jour, en bonne et belle compagnie, ce qui vaut bien, après tout, une partie de bridge.

Un équilibre harmonieux maintiendrait ainsi leur santé et leur imagination. Elles ne ressembleraient plus à de petits cinématographes vivants qui enregistrent tout, sans trop savoir par quel miracle. Elles apprendraient à se connaître elles-mêmes, et non à se calquer sur un modèle unique. Elles auraient, avec le mouvement, la grâce de la réflexion.

…Si la jeunesse d’aujourd’hui lisait, cousine, elle serait parfaite ! Elle est déjà si jolie ! si vivante !