La Route du bonheur/01/09

Librairie des annales (p. 61-67).


IX

La meilleure Raison du Succès


Ma chère cousine, je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’à l’heure actuelle nombre de jeunes filles sont élevées en vue de prendre un état. Les unes se destinent aux arts d’agréments et passent par des Écoles qui leur confèrent brevets et prix ; les autres, visant le professorat, piochent sans relâche une spécialité ; d’autres encore, de conditions plus modestes, se vouent au commerce, aux postes de l’État, aux administrations publiques… Bref, vous ne sauriez imaginer la quantité de sténo-dactylographes, de professeurs de musique, de maîtresses de français, de poétesses, de libératrices et de scribes qui poussent à l’ombre des grands murs scolaires.

Chacune de ces jeunes filles prétend acquérir son indépendance à la force du poignet, et, par surcroît, s’il se peut, la fortune, la réputation, les honneurs ; et c’est plaisir de voir l’ardeur ambitieuse qui anime toute la jeunesse d’aujourd’hui… Mais cela devient aussi un peu inquiétant, dès que l’on songe combien la plupart de ces enfants sont mal armées pour la lutte.

Elles se font du succès l’idée la plus fausse, la plus saugrenue ; elles l’attribuent à des causes multiples et diverses : les relations, les parchemins, les protections, la culture intensive, la hiérarchie, les titres ; elles oublient toujours d’y admettre cet admirable facteur : le caractère.

Or, plus j’avance en âge, plus je m’aperçois que le caractère est la raison initiale, décisive, du succès. C’est lui qu’on devrait assouplir, fortifier, soigner, embellir, rendre charmant ; c’est lui qui ouvre la porte des triomphes durables et sait retenir le bonheur…

Ne vous y trompez pas, cousine. Les connaissances supérieures, les sciences transcendantales, les témoignages de satisfaction décernés par de hauts mandarins, ne sont rien, ou peu de chose, quand on ignore l’art de les accommoder à la vie. Je connais des bachelières qui ne garderont jamais d’élèves, et des prix du Conservatoire qui courent éperdument après une leçon ; je sais des employées qui, malgré leurs prétentions, n’occuperont que des emplois subalternes et des écrivains qui ne placeront pas une ligne de copie.

Est-ce à dire que ces travailleuses soient dépourvues de tout mérite ?

Assurément non, elles n’en manquent pas ; mais elles ont le grave tort de s’en croire davantage et d’estimer que leurs titres les dispensent du moindre effort personnel. Il ne leur vient pas à la pensée que l’on puisse douter d’une supériorité affirmée sur parchemin, et cela est une chose digne de remarque que, quelque situation qu’on leur propose, ou qu’elles occupent, elles la jugent au-dessous de leur valeur. Partant de cet orgueilleux principe, elles n’ont point de peine à se persuader que toutes les faveurs, toutes les preuves d’amitié, leurs sont dues, ce qui leur épargne les sentiments de gratitude si doux aux âmes bien nées.

Ce sont, en général, des professeurs médiocres, des employées insupportables, des êtres envieux et qui ne réussissent pas. Ils s’en prennent au ciel, à la terre, au genre humain, de leur déconvenue ; ils crient à l’injustice et, parfois, au scandale… Une seule idée ne les effleure pas : c’est qu’avec un autre caractère, ils se fussent ménagé une place enviable.

Je voudrais que toutes les jeunes filles entendissent chaque jour cette vérité trop souvent passée sous silence : c’est que de la qualité de leur caractère, dépendent la beauté de leur avenir et la sécurité de leur vie. Elles peuvent être des miracles de science et des réservoirs d’intelligence, et, cependant, ne réussir à rien, il est à peu près impossible qu’avec un caractère fortement trempé et agréable, elles ne viennent pas à bout d’une situation même difficile. — Car les places, croyez-le, cousine, sont exactement ce que les font ceux qui les occupent. À moins d’exception, il n’y a pas de mauvaises ou de bonnes situations : il y a seulement, pour les tenir, de mauvais ou de bons bergers.

Quand des jeunes filles, des jeunes femmes, viennent me voir pour que je les aide à se caser et qu’elles m’énumèrent toutes les raisons qu’elles ont de ne point accepter un poste indigne de leur savoir ou de leur naissance, j’ai toujours une furieuse envie de leur crier :

— Il n’y a pas de poste indigne ; il n’y a que de sottes gens !

Je me retiens, cousine, car jamais on ne convainc une personne enflée de ses mérites de l’avantage qu’il y aurait pour elle à débuter dans des conditions modestes : ses regards offensés, son air indigné, vous montrent tout de suite l’inutilité de la tentative.

Mais, tout bas, l’on songe ;

— N’aurait-il pas mieux valu qu’on façonnât aux exigences de la vie ces caractères-là, plutôt que de les alourdir de tant de fausses sciences dont elles ne trouvent point l’application ?

Il me semble que, si j’avais la direction de ces travailleuses, je m’efforcerais de leur enfoncer dans l’entendement deux ou trois vérités fondamentales, dont la plus grave serait qu’elles tiennent leur destinée entre leurs mains.

Je tâcherais de leur faire comprendre encore que, quel que soit l’emploi qui leur est confié, on peut le tenir de façon à s’y rendre utile.

Au futur professeur, je dirais :

— Mademoiselle, oubliez vos parchemins qui, pour l’instant, ne valent pas un fétu de paille, et acceptez, à n’importe quel prix, les premiers élèves qui vous seront offerts. Si vous avez en vous l’étoile d’un bon professeur et les qualités qui le caractérisent, c’est-à-dire : la persuasion, l’autorité, la méthode, la chaleur, le feu sacré, le nombre de vos disciples s’accroîtra très vite et vous aurez acquis le droit, par la suite, de vous faire payer selon votre mérite. Donnez-vous tout entière pendant vos leçons ; communiquez votre ardeur aux enfants qui vous sont confiés ; ne rechignez point sur quelques minutes accordées par surcroît à l’heure réglementaire… Un jour, on s’apercevra que vous rendez l’enseignement aimable, que vos élèves ont pris un goût particulier au travail et font plus de progrès que leurs camarades. Ce jour-là, votre fortune aura des bases solides.

À la future employée, je dirais :

— Mademoiselle, il n’y a si humble emploi qui ne soit susceptible d’amélioration. Apportez-y le meilleur de vous-même. Ne vous contentez point d’être une machine, vivez de la grande vie universelle qui s’émeut et s’ennoblit du moindre effort. Ajoutez un peu de votre pensée au travail qui vous est échu : ce sera la meilleure manière de l’aimer… Et, un jour aussi, on s’apercevra que vous êtes un rouage discret, mais précieux, au grand Tout qui vous gouverne. Là où d’autres n’avaient été que des « mains » ou des « jambes », vous aurez su mettre un peu de votre âme… Ce jour-là, vous serez mûre pour une situation taillée sur la mesure de votre courage et de votre valeur. Vous aurez créé un emploi de toutes pièces s’adaptant exactement à vos capacités ; vous aurez échafaudé votre bonheur.

Ainsi je sortirais, pour chacune de mes amies en quête d’une position sociale, un petit discours et j’en garderais un dernier en réserve pour toutes celles qui montrent de la maladresse à se maintenir dans la bonne voie. Je leur dirais :

— Mesdemoiselles, il ne s’agit pas de se pelotonner dans la place que vous occupez comme un rat dans un fromage, mais de chercher à donner chaque jour davantage l’empreinte de votre intelligence, de votre personnalité, à votre emploi. Si vos chefs (ou vos parents d’élèves) vous adressent des compliments mérités, recevez-les comme un encouragement, mais n’en profitez point pour apporter moins de zèle dans vos fonctions, moins de régularité dans votre travail, moins de cœur à l’ouvrage. Le revirement ne saurait tarder, et ceux-là mêmes qui vous témoignaient le plus de bienveillance et d’estime vous en voudront de n’avoir pas su rester dignes de l’amitié qu’ils vous marquaient. Enfin, dites-vous, et répétez sans cesse, qu’il n’y a de situation sûre que celle-là où l’on vous reconnaît indispensable.

N’avais-je point raison, cousine, d’assurer qu’un caractère doux et fort est le meilleur talent qu’on puisse souhaiter à une femme, surtout lorsqu’elle est obligée de gagner sa vie ? C’est là ce que j’ai voulu vous écrire.