La Route du bonheur/01/08

Librairie des annales (p. 52-60).


VIII

Le Brevet

À Mme J. de Fr…, Lyon


Où donc, ma cousine, avez-vous pris que l’épreuve de l’examen supérieur fût de rigueur aux jeunes personnes de dix-huit ans ? Et pourquoi tenez-vous à ce que votre fille surexcite ses méninges dans le seul but d’obtenir le fameux parchemin, puisque vous ne la destinez pas au professorat, et qu’elle n’aura que faire, plus tard, de ce chiffon de papier ?

Je suis toujours confondue que tant de mères soient hypnotisées par l’attrait d’un diplôme, qui a son utilité et aussi sa beauté, mais qui ne paraît guère compatible avec l’éducation qu’une jeune fille doit recevoir lorsqu’elle est appelée à tenir son rang dans le monde, ou sa place au foyer.

Quoi que vous en pensiez, les programmes du brevet sont fort heureusement combinés pour le but qu’ils se proposent : c’est-à-dire fournir à l’État d’excellentes institutrices, maîtresses d’École ou directrices de pension. On exige des candidates une teinture de toutes les sciences connues, anciennes et modernes, sans compter la littérature, l’histoire, les langues étrangères à l’état grammatical, et mille autres éruditions ; et si le bagage, au premier abord, parait un peu compact et confus, il est néanmoins judicieux et convient parfaitement à des femmes qui auront pour métier l’enseignement, et le loisir d’approfondir des sujets qui leur deviendront quotidiens… Mais je veux me pendre si je saisis pourquoi sévit la marotte de faire, de toutes nos filles, des diplômées supérieures.

À quoi, grands dieux, cela rime-t-il ? Pourquoi, dans le commerce ordinaire de la vie, tant de savantes et si peu de jeunes filles pratiques ou charmantes ? Est-ce par les théorèmes que l’on séduit les hommes ? Et les formules du Pi R 2 vous ouvrent-elles la route paisible du mariage ?

Ah ! j’ai quelquefois le cœur serré, quand je reçois, de tous les coins de France, des lettres qui me prouvent les étranges illusions qui aveuglent les mères.

« Je n’ai pas de dot à donner à ma fille, confesse l’une d’elles ; mais Jeanne a passé son examen supérieur ! (Voilà, en vérité, une belle compensation !) Jusqu’à présent, elle ne s’est point servie de son instruction, car son père occupe une situation libérale, et il ne serait guère convenable que notre fille donnât des leçons ; mais on ne sait ce qui peut arriver, et, dans l’ignorance où nous sommes des destinées que Dieu réserve à notre enfant, nous l’avons élevée de façon qu’elle pût indifféremment faire un beau mariage, ou gagner sa vie, dans le cas où nous viendrions à lui manquer. »

Eh bien ! ce genre de confidence me fait bouillir, et il me semble impossible qu’on puisse raisonner plus faux. Savez-vous le sort réservé à ces malheureuses, qui, pour tout potage, apportent, dans leur corbeille de noce, un parchemin stérile ?… C’est que, selon l’expression pittoresque et gauloise de nos grand’mères, elles resteront éternellement le… (vous savez quoi) entre deux selles. Car, de deux choses l’une : ou il faut attaquer bravement le métier d’institutrice ou de professeur, à l’âge où on a tous les courages, et s’y faire, sans fausse honte, une situation, en suivant carrément la filière : agrégation, licence, etc. ; ou laisser cet examen aux professionnelles, et apprendre les sciences plus intimes du ménage, de la couture, de l’ordonnance d’une maison, ou celles, mieux faites pour charmer, des arts d’agrément.

Que voulez-vous, par exemple, qu’un garçon aux appointements de trois mille francs par an fasse d’une compagne qui n’apporte aucun revenu à la communauté, mais jette à pleines mains, dans un ménage modeste, une érudition qui lui sert tout juste à mieux mesurer sa misère ?

Il ne se passe pas de jours que je ne voie arriver, dans mon bureau, quelque femme à l’allure posée, à l’œil triste :

— Nous joignons mal les deux bouts à la maison ; j’ai reçu une éducation solide…, mon brevet supérieur ! Mon mari ne me permet pas de donner des leçons, car cela lui ferait du tort dans le métier indépendant qu’il exerce ; alors, j’ai pensé (ici, la voix s’embarrasse toujours un peu), j’ai pensé… Voilà… Je fais… les vers assez gentiment… Croyez-vous qu’un journal accepterait ceux-là ?…

Et comme, pour s’excuser d’une telle audace, très timidement, elle ajoute :

— Je serais si contente de gagner ma part dans le ménage ; je n’ai pas eu de dot ; et, vous comprenez, c’est dur, possédant une instruction au-dessus de la moyenne, d’être réduite aux basses besognes que je fais chez moi !

Et le petit rouleau noué d’une faveur rose s’agite en des mains fébriles, les yeux s’emplissent de larmes ; on devine une vie manquée, pleine de tristesse, semée de malentendus. C’est un petit drame qui passe ! Et j’ai envie de crier, à ces pauvres déclassées :

— Non, vous n’avez pas reçu une éducation au-dessus de la moyenne, car tout le monde, aujourd’hui, est pourvu de ce brevet ! Non, on ne gagne pas sa vie à écrire des vers ou de la prose, à moins d’être née dans le monde des lettres, d’y avoir de puissantes relations et du talent par-dessus le marché. La vérité, la vraie, est chez vous, dans ces besognes que vous méprisez et que l’intelligence peut rendre séduisantes, ou alors dans une carrière crânement avouée.

Les travaux honteux, si j’ose m’exprimer ainsi, n’existent pour ainsi dire pas, et c’est malheureusement la tarentule qui pique toute la horde des brevetées supérieures sans emploi : écrire, traduire, faire des poésies. Peut-être faut-il chercher dans ce travers la raison pour laquelle tant d’hommes hésitent avant de s’aventurer dans la voie du mariage. Une femme capable de bien tenir une maison, d’élever courageusement des enfants, et, pour tout dire, de mettre la main à la pâte, ferait souvent bien mieux leur affaire qu’une poétesse ratée ou qu’une romancière en mal d’éditeur.

Le malheur, c’est que, justement, la carrière du professorat, si noble et si belle, se trouve encombrée et dépréciée par le flot toujours grandissant de jeunes filles qui n’ont pas de but précis dans la vie et passent par dilettantisme un examen difficile qui demande du temps, du travail et de la patience, et dont la raison d’être n’est nullement de produire des femmes d’intérieur ni des femmes du monde.

Nos filles, ma chère cousine, peuvent, dans ces années qui les séparent du mariage, trouver un meilleur emploi de leur temps. Elles doivent être instruites, — très instruites, certes, — mais d’une façon moins professionnelle et plus pratique.

Le brevet élémentaire, avec les connaissances honnêtes qu’il exige, forme un fonds d’études très suffisant ; il ne reste plus, ensuite, qu’à développer les aptitudes spéciales de la jeune fille, dans le genre qui convient le mieux à son tempérament comme au milieu dans lequel elle se meut ; de saines et intelligentes lectures l’aideront à s’affiner : avec quelques conseils, elle se perfectionnera dans les matières qu’elle affectionne particulièrement. Elle pourra devenir excellente musicienne, approfondir un art, au lieu de perdre des heures précieuses en équations dont jamais elle ne trouvera l’écoulement. Plutôt que de buter sa cervelle rebelle à quelques clauses antipathiques du programme, mieux vaudrait mille fois qu’elle s’initiât aux secrets du ménage que tant de femmes instruites ignorent totalement.

Savoir préparer un dîner, repasser une chemisette, orner, embellir un appartement ; tenir économiquement sa maison ; équilibrer savamment un budget ; donner des soins à un bébé : voilà certaines sciences que je cherche vainement au programme du fameux brevet. Elles sont la marque, cependant, d’une ménagère supérieure.

Recevoir agréablement ; trousser une jolie lettre ; porter avec élégance une robe taillée à la maison ; savoir écouter avec discernement et parler sans dire de sottises ; se rendre aimable par ses talents ; être au courant du mouvement intellectuel ; en raisonner sans passion ; montrer du tact dans toutes les circonstances de la vie ; répandre, autour de soi, un air de bonté ; élever ses enfants avec joie ; charmer son mari par la secrète harmonie qui se dégage du cœur et de l’intelligence, développés dans les mêmes proportions, et point au détriment l’un de l’autre voilà ce que je ne trouve pas davantage dans les paragraphes du merveilleux programme.

Ce sont, pourtant, les signes fatidiques auxquels on reconnaît la femme supérieure, et, je dirais mieux, la femme, sans épithète, — celle qu’on aime et respecte, même sans brevet supérieur ; et, pour inculquer cet art, qui n’atteint toute sa perfection que s’il se confond avec celui de la ménagère accomplie, il n’est pas de meilleur champ d’expérience que la maison et le monde.

C’est pourquoi, ma chère cousine, je plains votre fille Suzanne, plus que vous-même, car, si j’étais à votre place, je remettrais tranquillement les gros livres rébarbatifs sur des rayons dont ils ne sortiraient plus, et m’occuperais à donner à cette enfant un peu de l’expérience de la vie.

— Mais, allez-vous dire, si jamais Suzanne, un jour, a besoin de gagner sa vie ?…

À cela, je vous répondrai qu’une débrouillarde, munie d’une intelligence souple et exercée, se tire toujours d’affaire, et qu’un grain de pratique vaut mieux qu’un fatras de théories.

Et, d’ailleurs, les mères sages spécialisent toujours leur fille sur un point, pour le cas où il leur faudrait se tirer d’affaire.

La musique, par exemple, avec le Conservatoire ; le dessin, la peinture, avec les examens spéciaux qui sanctionnent cet art ; la coupe, qui mène au concours de la Ville ; la sténo-dactylographie, très demandée de nos jours ; la comptabilité, que trop de jeunes filles ignorent et qui ouvre beaucoup de portes ; la mode, la couture ; tout, enfin, et surtout les langues étrangères qui sont d’un secours puissant lorsqu’on les possède à fond… Le champ est vaste : il suffit de bien choisir ; mais retenez bien ceci, ma chère cousine : le brevet supérieur, quand on n’entend pas exercer la profession d’institutrice, ne sert à rien dans les positions modestes…, si ce n’est à effrayer les maris.