La Route de Sainte-Hélène - Les derniers jours de Napoléon en France/02

Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 5-34).
LA ROUTE DE SAINTE-HÉLÈNE
LES DERNIERS JOURS DE NAPOÉON
EN FRANCE

II[1]
ROCHEFORT ET LE « BELLÉROPHON »


I

A la tombée du jour, l’Empereur s’arrêta au château de Rambouillet. Il ne voulait que prendre une heure de repos, mais, après le souper, il se sentit légèrement indisposé. Il but une tasse de thé et se mit au lit. On repartit de bon matin le lendemain 30 juin. Au relais de Vendôme, la maîtresse de poste vint à la portière de la calèche et demanda d’un air effaré s’il était vrai « qu’il fût encore arrivé un malheur à l’Empereur ? » Elle le reconnut. Elle leva les bras au ciel et s’enfuit en pleurant dans sa maison. Entre onze heures et minuit, on traversa Tours. A la sortie de la ville, l’Empereur fit arrêter la voiture devant une auberge et chargea Rovigo d’aller chercher le préfet. C’était le comte de Miramon, un de ses anciens chambellans. Il voulait s’informer si quelque courrier suspect n’avait point passé par Tours, car il craignait qu’un émissaire de Fouché ne l’eût devancé pour préparer un guet-apens. Miramon s’empressa de se rendre à l’appel de l’Empereur, qui eut avec lui un entretien de dix minutes. On courut d’une traite jusqu’à Poitiers. Afin de laisser passer le plus fort de la chaleur, qui était accablante, on fit halte pendant une couple d’heures à la maison de poste, située hors de la ville. L’Empereur profita de cet arrêt pour faire envoyer, par le général Beker, un courrier au préfet maritime de Rochefort. Il était impatient de savoir si les frégates mises à sa disposition pourraient appareiller dès son arrivée.

A Saint-Maixent, les habitans, dont la curiosité était éveillée par cette calèche à quatre chevaux, s’amassèrent alentour pendant qu’elle relayait. On cherchait à connaître les noms de ces voyageurs de marque. Un officier de garde nationale demanda les passeports. Beker remit le sien ; mais comme cette pièce était rédigée de façon insolite et qu’elle mentionnait seulement le général Beker, un secrétaire et un valet de chambre, l’officier ne voulut point prendre sur lui de laisser partir la voiture. Il porta le passeport à l’hôtel de ville ; le maire refusa de donner un laissez-passer. La foule augmentait. Bertrand, Rovigo, Beker commençaient à être inquiets. Beker se fit reconnaître d’un lieutenant de gendarmerie qui se trouvait parmi les curieux ; il le pria de se rendre sur-le-champ à la municipalité et de lui rapporter son passeport visé, « la mission d’Etat dont il était chargé ne devant souffrir aucun retard. » L’officier obéit, bientôt la voiture put repartir. Au reste, Napoléon eût-il été reconnu qu’il n’en fût rien résulté de fâcheux. Comme partout où l’on avait passé jusque-là, la population était pour l’Empereur ; les questions que l’on posait à ses compagnons de route témoignaient la persistance des sentimens bonapartistes. Le général Beker était fondé à écrire dans son rapport au Gouvernement provisoire : « Napoléon n’a pas été reconnu, mais il a été très sensible aux démonstrations d’intérêt, à la curieuse inquiétude avec laquelle on demandait de ses nouvelles sur son passage. »

On atteignit Niort, le 1er juillet à dix heures du soir. Depuis Rambouillet, on avait roulé presque sans arrêt. L’Empereur était très fatigué par ces trente-huit heures dans une calèche fermée. Il résolut de coucher à l’auberge de la Boule d’Or, située au faubourg Saint-Maixent, et dépêcha Rovigo au préfet pour l’informer de son passage dans la ville et l’inviter à le venir voir le lendemain de bon matin. Le préfet, Busche, témoigna sa surprise que « l’Empereur fût descendu dans une auberge quand il pouvait disposer de l’hôtel de la Préfecture. » Quelques heures après, au cours de sa très matinale visite, il insista si fort que Napoléon se décida à partir en voiture avec lui. Il n’avait plus le souci de son incognito, car, tandis qu’il regardait par la fenêtre en attendant le préfet, le major Voisin, du 2e hussards, qui allait au champ de manœuvres, et d’autres personnes encore, l’avaient reconnu. Bientôt des groupes se formèrent devant la préfecture, aux cris de : Vive l’Empereur ! Napoléon se refusa à se montrer au balcon. Le préfet, Bertrand, Beker descendirent tour à tour sur la place pour engager les manifestans à se retirer. Peine perdue, la foule augmentait et les acclamations ne cessaient point.

Dans l’après-midi, l’Empereur reçut le chef des mouvemens du port de Rochefort ; il apportait une lettre du préfet maritime, le capitaine de vaisseau de Bonnefous, en réponse à la dépêche que Beker avait envoyée de Poitiers. « La rade, écrivait Bonnefous, est étroitement bloquée par une escadre anglaise. Il me paraîtrait extrêmement dangereux pour la sûreté de nos frégates et celle de leur chargement de chercher à forcer le passage. Il faudrait attendre une circonstance favorable, qui ne se présentera pas de longtemps dans cette saison. Les forces qui nous bloquent ne laissent aucun espoir de réussir dans le projet de faire sortir nos bâtimens. »

Bonnefous craignait les responsabilités. La mission dont on l’avait chargé était difficile et particulièrement délicate, car, à l’accomplir selon les ordres du gouvernement du jour, on risquait d’aller contre les vœux du gouvernement du lendemain. Ces pensées troublaient le préfet maritime au point d’obscurcir en lui la vision exacte des choses. Il grossissait les difficultés, les obstacles, les périls. Il était vrai qu’une escadre anglaise, commandée par l’amiral Hotham, croisait sur la côte. Mais ce que Bonnefous savait aussi et ce qu’il perdait de vue, c’est que cette escadre, forte de trois vaisseaux, de deux frégates et d’une dizaine de corvettes, bricks, avisos[2], était échelonnée depuis la pointe de Quiberon jusqu’à l’embouchure de la Gironde, soit sur une étendue de 150 milles marins (240 kilomètres). Pour garder le pertuis d’Antioche, large de plus de 8 milles marins, le pertuis Breton et le pertuis de Maumusson, qui donnaient tous trois accès à la rade de Rochefort, il n’y avait, à la fin de juin, et il n’y eut jamais dans la suite, qu’un seul vaisseau anglais, le Bellérophon, et un ou deux petits bâtimens[3]. Il était donc au moins excessif d’écrire, comme le fit Bonnefous, que la présence de la croisière « ne laissait aucun espoir de sortir de la rade. »

La lettre du capitaine de Bonnefous inquiéta vivement l’Empereur. « Il s’en montra désolé, » dit le préfet Busche. Mais, en même temps, les ovations des habitans de Niort réveillèrent ses espérances assoupies. « Le gouvernement, dit-il à Beker, connaît mal l’esprit de la France. S’il avait accepté ma dernière proposition, les affaires auraient changé de face. Je pouvais encore exercer, au nom de la nation, une grande influence sur les affaires politiques en appuyant les négociations par une armée à laquelle mon nom aurait servi de point de ralliement. » Dominé par ces pensées, il pria Beker d’informer la commission exécutive de l’obstacle mis par la croisière au départ des frégates et de lui proposer de nouveau « d’employer l’Empereur comme général, uniquement occupé du désir d’être utile à la patrie. » Sur la demande expresse de Napoléon, Beker ajouta : « Sa Majesté désire être autorisée à communiquer avec le commandant de l’escadre anglaise, si des circonstances rendent cette démarche indispensable tant pour sa sûreté personnelle que pour épargner à la France la douleur et la honte de voir l’Empereur enlevé de son dernier asile et livré à la discrétion de ses ennemis. »

Fouché et ses collègues ne songeaient guère à défendre Paris et moins encore à employer pour cette défense l’épée de Napoléon. L’Empereur conservait sur leurs sentimens de bien surprenantes illusions. Mais il ne s’abusait pas sur sa propre position. Déjà il n’y voyait d’autre issue digne de lui que de se livrer librement à l’Angleterre.

Le prince Joseph, Gourgaud, le général Lallemand avaient rejoint l’Empereur à Niort[4]. Il eut l’idée d’y séjourner en attendant la réponse du gouvernement provisoire ou des avis plus favorables du préfet maritime. Il envoya Gourgaud à Rochefort pour savoir si l’on pourrait tromper la surveillance de la croisière en gagnant la haute mer par la passe de Maumusson. Dans la soirée, Lallemand soutint un autre projet. Le 2e hussards était très exalté. Tous les officiers s’étaient présentés à la préfecture. Ils voulaient proposer à l’Empereur de se mettre à la tête de leur régiment pour retourner à Paris ou pour aller dans la Vendée rejoindre l’armée du général Lamarque. Lallemand conseilla d’accepter cette offre. Mais Napoléon avait trop souci de sa dignité et du bien de la France pour courir pareille aventure. Avec 300 000 ennemis en marche sur Paris, il comprenait l’impossibilité d’un second retour de l’île d’Elbe. Pour couper court aux propositions de ce genre comme aux inquiétudes de Beker, qui le pressait de se rendre à Rochefort, il résolut de quitter Niort. Il déclara qu’il partirait le lendemain à quatre heures du matin. Cette décision s’ébruita. Quand l’Empereur monta en voiture, la foule, malgré l’heure matinale, se pressait dans les rues. Aux Vive l’Empereur ! se mêlaient les cris : Restez ici ! ’ Restez avec nous ! Le 2e hussards était monté à cheval pour présenter une dernière fois les armes à l’Empereur. Bien que Napoléon n’eût point demandé d’escorte, un peloton commandé par un officier accompagna sa calèche sabre au poing. A une poste de la ville, l’Empereur congédia les hussards. Il remercia l’officier et fit donner à chaque cavalier son portrait gravé, — sur une pièce de vingt francs.

On savait dans toute la contrée que Napoléon était à Niort, en route pour Rochefort. On le guettait dans chaque village. Quand on voyait passer la calèche à quatre chevaux, nul ne doutait qu’il ne s’y trouvât, et l’on criait : « Vive l’Empereur ! » A Mauzé, à Saint-Georges, à Surgères, à Muron, à Saint-Louis, il entendit les mêmes acclamations. On achevait la fenaison ; les hautes meules qui s’élevaient partout rappelaient aux paysans les grands travaux de drainage ordonnés par l’Empereur en 1807 et grâce auxquels cette région de marais, infertile et malsaine, s’était transformée en vaste prairie. « — Vous voyez, dit-il à Beker, les populations me savent gré du bien que j’ai fait. Partout où je passe, je reçois les témoignages de leur reconnaissance. »


II

Depuis quatre jours, le préfet maritime était informé, par des dépêches de Decrès, de la très prochaine arrivée de Napoléon. Decrès lui avait prescrit de faire aménager les frégates la Saale et la Méduse pour y embarquer l’Empereur et sa suite à destination des Etats-Unis. Ces bâtimens devaient être prêts à appareiller douze heures après que l’Empereur serait à Rochefort, « si toutefois la croisière ennemie n’était pas dans le cas de s’y opposer. » Bonnefous avait aussitôt donné des ordres aux commandans de la Saale et de la Méduse, les capitaines Philibert et Ponée. Des vivres pour quatre mois et demi avaient été apportés à bord, on avait complété les équipages, embarqué les canots, envergué les voiles. Le 3 juillet, à huit heures du matin, quand l’Empereur descendit de voiture devant la préfecture maritime, tout était disposé pour appareiller.

Impatient de partir, l’Empereur voulait s’arrêter seulement quelques instans à Rochefort et aller incontinent s’embarquer en rade. Il s’informa si les frégates étaient prêtes. Bonnefous l’en assura, mais il dit, comme il l’avait écrit la veille, que les pertuis étaient bloqués et les vents contraires. Sur le désir de Napoléon, Beker réunit en conseil à la préfecture plusieurs officiers supérieurs de la marine et le vice-amiral Martin. En disponibilité depuis 1810, Martin s’était retiré à la campagne, près de Rochefort ; apprenant l’arrivée de l’Empereur, il avait dans l’instant quitté sa retraite pour venir le saluer. Le conseil, à qui le préfet maritime fit partager ses vues troublées, reconnut qu’il était impossible aux frégates de tromper la vigilance de la croisière[5]. L’amiral Martin ouvrit l’avis que l’Empereur gagnât Royan à cheval ou sur un canot. Il trouverait à l’embouchure de la Gironde la corvette la Bayadère, commandée par le capitaine Baudin. « Je connais Baudin, dit l’amiral. C’est le seul homme capable de conduire l’Empereur sain et sauf en Amérique. » Cette proposition acceptée en principe, Bonnefous envoya un courrier à Royan. Le lendemain, dans la soirée, on reçut la réponse de Baudin. Il se faisait fort de conduire l’Empereur en Amérique soit sur l’une de ses deux corvettes la Bayadère et l’Infatigable, soit à bord du Pike, bâtiment américain, d’une extraordinaire rapidité de marche, qu’il convoierait avec ses corvettes. » En cas de rencontre, écrivait le futur amiral, je me dévouerai avec la Bayadère et l’Infatigable pour barrer le passage à l’ennemi. Quelque supérieur qu’il puisse être, je suis sûr de l’arrêter[6]. »

L’Empereur agréa ce projet, mais il ne se hâta point de s’y prêter. Si les frégates avaient eu la mer libre et le vent favorable, il se fût embarqué sur l’heure. Son ferme dessein était d’aller vivre une vie nouvelle en Amérique, et il lui paraissait conforme à sa dignité de quitter la France sur un bâtiment de l’Etat avec les honneurs impériaux. Mais son départ dans ces conditions se trouvant empêché ou ajourné, il temporisa. Avant que de s’évader à bord d’un navire américain, ne fallait-il pas attendre quelques jours ? Les vents pouvaient tourner, la surveillance de la croisière pouvait être déjouée, l’Angleterre pouvait accorder des sauf-conduits. Suprême espérance enfin, où l’Empereur s’obstinait contre toute raison : le gouvernement, contraint par les circonstances, un soulèvement du peuple, un tumulte militaire, n’allait-il point le rappeler à la tête de l’armée ? Si rien de tout cela n’arrivait, il serait toujours temps de s’échapper par la Gironde. Et si même il était trop tard, resterait la ressource de demander asile à l’Angleterre[7]. Napoléon avait conçu ce projet dès le jour de l’abdication ; il y trouvait « de la grandeur. » A l’Elysée et à la Malmaison, il s’en était ouvert à Hortense, à Bassano, à Lavalette, à Carnot ; en passant à Niort, il avait demandé les moyens de l’exécuter, le cas échéant. C’était une obsession. Il la repoussait sans cesse ; sans cesse elle revenait troubler, dominer sa pensée.

Les journées des 5, 6 et 7 juillet se passèrent dans l’attente. Aucune nouvelle de Paris, le vent continuant de souffler faiblement du large, la croisière toujours en vue. Une nouvelle proposition fut soumise à l’Empereur. Le lieutenant de vaisseau Besson se trouvait être consignataire d’une goélette danoise de cinquante tonneaux, la Magdelaine, qui appartenait à son beau-père, un certain Frülhe. Il offrit de charger d’eaux-de-vie ce petit bâtiment et d’y embarquer l’Empereur avec quatre personnes de sa suite. Une barrique bien matelassée, de façon à supprimer le son creux, garnie de tubes à air et arrimée parmi le lest, servirait de cachette à Napoléon au cas d’une visite en mer. Ces préparatifs exigeant plusieurs jours, Las Cases, d’après l’ordre de Bertrand, signa un contrat avec Besson pour le nolis et l’aménagement de la goélette et l’achat d’une cargaison d’eaux-de-vie[8]. L’Empereur n’avait cependant accueilli ce projet qu’avec répugnance et sans marquer nullement sa résolution d’y recourir. On conçoit que la pensée d’être découvert par les Anglais caché dans une futaille révoltât l’homme qui s’appelait Napoléon.

Toute la suite de l’Empereur avait rejoint : le général de Montholon, les officiers d’ordonnance Planat, Résigny, Autric, les officiers polonais Schultz et Piontowski, Las Cases et son fils, Mme de Montholon et son fils, le page Sainte-Catherine de La Pagerie, le chirurgien Maingaud, le capitaine Mercher, le lieutenant Rivière, un fourrier du Palais, des piqueurs, des maîtres d’hôtel, des valets de chambre, des valets de pied, trois femmes de chambre, en tout cinquante personnes, y compris celles qui étaient arrivées à Rochefort en même temps que Napoléon. On revit aussi le prince Joseph. De Niort, il était parti pour Bordeaux, mais, reconnu à Saintes, arrêté, menacé de mort, et enfin relâché, il avait craint pareille aventure sur la route de Bordeaux et s’était dirigé vers Rochefort, dans l’intention d’eu partir avec l’Empereur[9]

Les Rochefortais étaient restés très bonapartistes. La présence de l’Empereur causa dans la ville une émotion profonde. Le soir de son arrivée, la population entière envahit le jardin de la préfecture maritime en criant : « L’Empereur ! l’Empereur ! Vive l’Empereur ! » de toute la force de ses quinze mille voix. Les cris ne discontinuant pas, il se décida à venir un instant sur la terrasse. Un silence religieux accueillit son apparition, puis les acclamations reprirent dans un élan d’enthousiasme frénétique. Chaque soir, pendant le séjour de l’Empereur, les mêmes scènes se renouvelèrent. « Buonaparte, écrivait avec indignation au Comte d’Artois le général de Maleyssie, a été reçu à Rochefort comme un dieu. »

Le 8 juillet, vers midi, Beker reçut de nouvelles instructions du Gouvernement provisoire en réponse à sa lettre de Niort. Cette lettre, arrivée le 4 juillet, quand la capitulation de Paris venait d’être signée et que l’armée allait commencer son mouvement sur la Loire, avait bouleversé Fouché et ses collègues. Ils s’imaginèrent que l’Empereur était resté à Niort ; ils le voyaient déjà accourant, au milieu des sabres du 2e hussards, à l’armée de la Loire, acclamé par les troupes, reprenant le commandement à Davout et recommençant la guerre. Après une courte délibération, ils adressèrent cet ordre pressant au général Beker : « Napoléon doit s’embarquer sans délai… Vous ne savez pas jusqu’à quel point la sûreté et la tranquillité de l’Etat sont compromises par ces retards… Vous devez donc employer tous les moyens de force qui seraient nécessaires tout en conservant le respect qu’on doit à Napoléon. Faites qu’il arrive sans délai à Rochefort et faites-le embarquer aussitôt. Quant aux services qu’il offre, nos devoirs envers la France et nos engagemens avec les puissances ne nous permettent pas de les accepter, et vous ne devez plus nous en entretenir. Enfin, la Commission voit des inconvéniens à ce que Napoléon communique avec l’escadre anglaise. Elle ne peut accorder la permission qui est demandée à cet égard. » On décida, en outre, que la copie de cette dépêche serait immédiatement transmise aux ministres de l’Intérieur, de la Guerre et de la Marine afin qu’ils donnassent des ordres aux autorités de Niort, de la Rochelle et de Rochefort pour le succès de la mission dont était chargé le général Beker, c’est-à-dire, comme l’écrivait plus crûment Davout à Beker, « pour lui prêter main-forte. »

La Commission de gouvernement ordonnait d’embarquer Napoléon, même par la force, mais elle ne parlait en aucune façon de le faire partir. Bien qu’informée, par la lettre de Beker du 2 juillet, « que la croisière anglaise rendait la sortie des bâtimens impossible, » elle ne révoquait point ses ordres antérieurs de ne mettre à la voile que « si la croisière anglaise n’était pas en état de s’y opposer. » Ainsi, les membres du Gouvernement provisoire savaient que Napoléon ne pourrait pas sortir de la rade de Rochefort, et, d’autre part, ils lui interdisaient de demander asile à l’escadre anglaise. Ils voulaient le tenir sur une frégate comme dans une prison et l’y garder captif pour faire de lui, s’il était nécessaire, l’objet de négociations avec les alliés. En le laissant se livrer de sa propre volonté à la croisière ennemie, on eût perdu l’avantage de pouvoir le livrer soi-même, et l’on eût donné prématurément et sans profit un gage à la coalition.

En même temps que la dépêche du Gouvernement provisoire, Beker avait reçu des journaux de Paris qui annonçaient comme très prochaine une convention avec les Alliés. Il pressa l’Empereur de prendre promptement un parti, car, en raison des événemens qui allaient se précipiter, il y aurait danger pour lui à rester plus longtemps à Rochefort. L’Empereur ne s’émut point. C’est même en souriant qu’il dit à Beker : « Mais, général, quoi qu’il arrivât, vous seriez incapable de me livrer ? — Votre Majesté, répondit Beker, sait en effet que je suis prêt à donner ma vie pour protéger son départ. Mais, en me sacrifiant, je ne la sauverais pas. Le même peuple qui se presse chaque soir sous vos fenêtres pour vous acclamer proférerait demain des cris d’un autre genre, si la scène venait à changer. Les autorités civiles et militaires, recevant des ordres d’un autre gouvernement, méconnaîtraient les miens et rendraient votre salut impossible. » Napoléon connaissait trop les hommes pour ne pas se rendre à ce raisonnement. « C’est bien, dit-il, donnez l’ordre de préparer les embarcations pour l’île d’Aix. Je serai là près des frégates et me trouverai en mesure de m’embarquer si les vents veulent tant soit peu favoriser leur sortie. »

A quatre heures après midi, Napoléon, avec toute sa suite, quitta Rochefort au bruit des acclamations. Les voitures filèrent par la route de la Rochelle jusqu’à l’embranchement du chemin de Fouras. A Fouras, les canots du port de Rochefort et des deux frégates attendaient dans la rade de la Coue. L’embarquement se fit « à des d’homme, » car il n’y avait pas assez d’eau pour que les chaloupes pussent accoster le rivage. Cette scène avait attiré toute la population de Fouras, pêcheurs et vieux marins. Ils personnifiaient en Napoléon la guerre contre l’Anglais, ennemi séculaire, tyran de la mer. « Nous pleurions comme des filles, » contait plus tard l’un d’entre eux. Quand, sur le canot où Napoléon avait pris place, les avirons s’abaissèrent, un grand cri désespéré de : Vive l’Empereur ! couvrant le mugissement des vagues, s’éleva soudain de cette foule que jusqu’alors la stupeur et l’émotion avaient rendue muette. La mer était forte, un vent violent soufflait du large. Au lieu d’atterrir à l’île d’Aix, comme il l’avait résolu à Rochefort, l’Empereur ordonna d’aborder tout de suite les frégates. On en a conclu que, voyant l’état de la mer, il espérait que les vents tourneraient et qu’on pourrait appareiller la nuit même. La traversée fut lente. Les lames ramenaient sans cesse les embarcations à la côte ; une des chaloupes faillit chavirer. Au bout d’une heure et demie, on atteignit les frégates qui étaient mouillées dans « la fosse d’Enet, » au nord de la pointe de l’Eguille. L’Empereur fut reçu à bord de la Saale avec les honneurs militaires, mais sans les salves d’usage, car il avait fait défense de les tirer.

Le lendemain, le vent étant tombé, l’Empereur voulut visiter l’île d’Aix. Deux canots de la Saale l’y débarquèrent avec Gourgaud, Beker, Las Cases et plusieurs officiers. C’était un dimanche. Le 14e régiment de marine, nouvellement formé avec des équipages, était sous les armes pour une revue d’inspection. Presque tous les habitans se pressaient alentour. Bien que Napoléon portât l’habit civil qu’il avait révolu en quittant la Malmaison, il fut vite reconnu. Matelots et peuple l’acclamèrent. Aux « Vive l’Empereur ! » se mêlaient les cris plus significatifs : « A l’armée de la Loire ! » Il passa à pas lents sur le front du régiment. Devant la compagnie de grenadiers, il invita le capitaine à commander le maniement d’armes. On pense si les mouvemens s’exécutèrent vivement et en mesure ! L’Empereur visita ensuite les fortifications, les digues, les jetées, tous les immenses travaux qu’il avait fait exécuter pour la défense de l’île et la protection de la rade. Des officiers du génie et de l’artillerie l’accompagnaient. Il les entretenait de questions techniques, louant ou critiquant tour à tour la disposition d’un ouvrage, l’emplacement d’une batterie, et raisonnant sur tout en maître de la guerre avec une liberté d’esprit vraiment extraordinaire en ces jours d’angoisse. « Il semblait encore, dit Beker, dans la plénitude de sa puissance. »

De retour à bord de la Saale, l’Empereur trouva le préfet maritime Bonnefous qui apportait au général Beker une nouvelle dépêche de Decrès et un arrêté du gouvernement provisoire en date du 6 juillet. En apprenant, par les rapports de Beker et de Bonnefous, du 4 juillet, que Napoléon avait de soi-même quitté Niort pour venir à Rochefort, Fouché et ses collègues s’étaient remis de leur panique. Le calme rétabli dans leur esprit, ils reconnurent l’incohérence, l’absurdité des instructions qu’ils avaient envoyées l’avant-veille. Aux termes de ces premières instructions, Napoléon ne pouvait ni quitter la rade à cause de la croisière, ni revenir à terre, ni se rendre à bord d’un vaisseau anglais. Les membres de la Commission comprirent qu’à mettre l’Empereur dans cette situation sans issue, ils risquaient de le pousser au coup du désespoir que précisément ils redoutaient par-dessus tout. On s’empressa donc de prendre un arrêté modifiant les ordres du 4 juillet. Par l’article 1er, il était, comme précédemment, enjoint au général Beker « de presser l’embarquement de Napoléon sur les frégates destinées à le transporter en Amérique. » Mais les articles II et III portaient : « Si, par la contrariété des vents ou la présence de l’ennemi, ce départ immédiat des frégates était empêché et qu’il fût probable qu’on réussirait à effectuer le transport de Napoléon par un aviso, il en serait mis un sans délai à sa disposition, sous condition que ledit aviso partirait dans les vingt-quatre heures. — Si Napoléon préférait être conduit immédiatement à bord d’une croisière anglaise, le préfet maritime lui en donnerait les moyens. »

Comme Fouché et ses collègues continuaient cependant de craindre que quelque circonstance imprévue ou quelque revirade subite n’entraînât l’Empereur à rejoindre l’armée de la Loire, ils prirent soin de déterminer dans cet arrêté « qu’en aucun cas, le commandant du bâtiment à bord duquel serait Napoléon ne pourrait, sous peine de haute trahison, le débarquer sur un point quelconque du territoire français. Si l’on était forcé de relâcher momentanément sur la côte, ce commandant prendrait toutes les mesures de façon que Napoléon ne pût débarquer. Au besoin, il requerrait les autorités civiles et militaires de lui prêter main-forte. » Les ordres de Decrès des 28 et 29 juin, portant que les frégates ne devaient appareiller que si la croisière ennemie n’était, pas dans le cas de s’y opposer, étaient maintenus et même renouvelés. Enfin, soucieux d’éviter l’accusation d’avoir livré l’Empereur à l’Angleterre, les membres du Gouvernement provisoire mettaient à l’envoi d’un parlementaire aux vaisseaux anglais cette condition expresse que Napoléon en aurait fait d’abord la demande formelle et par écrit. Ce petit papier, pensaient-ils, suffirait à les dégager de toute responsabilité !


III

Le jour même, Napoléon décida d’envoyer des parlementaires à bord de la croisière anglaise. Il semble qu’il n’attendît pour cela que l’autorisation du gouvernement. Il chargea de cette mission Rovigo et Las Cases ; celui-ci savait l’anglais, mais il devait dire qu’il l’ignorait, afin de surprendre les propos que pourraient échanger en leur langue les, officiers de l’escadre. Le lendemain, 10 juillet, les envoyés de l’Empereur s’embarquèrent au point du jour, pour profiter du jusant, sur l’aviso-mouche n° 24. Ils portaient une lettre du Grand-Maréchal au commandant des croisières ; Bertrand demandait en termes très brefs si l’on avait connaissance des sauf-conduits qui devaient être expédiés de Londres pour l’empereur Napoléon et si, dans le cas contraire, l’escadre s’opposerait au départ des frégates destinées à le conduire aux Etats-Unis. C’était le prétexte de la démarche. Le but en était de savoir quel accueil l’Empereur recevrait à bord de la croisière et quelles étaient les dispositions du gouvernement anglais à son égard.

Le commandant du Bellérophon, le capitaine Maitland, reçut avec convenance les parlementaires. Il lut la lettre du Grand-Maréchal, mais, avant d’y faire une réponse par écrit, il s’entretint assez longtemps avec eux. Aux diverses questions qu’ils lui posèrent, il répondit qu’il ne savait rien encore des événemens, sinon le résultat de la bataille de Waterloo ; qu’il n’avait aucun avis de sauf-conduits demandés pour Napoléon, mais qu’il allait s’informer auprès de son chef, l’amiral Hotham, stationné dans la baie de Quiberon, si on les avait reçus ; qu’en attendant cette réponse, il attaquerait les frégates si elles sortaient de la rade ; enfin qu’il visiterait les bâtimens de commerce français et les bâtimens neutres, et que, s’il y trouvait Napoléon, il le retiendrait prisonnier jusqu’à la décision de l’amiral. Au cours de cet entretien, le brick le Falmouth, arrivant de la station anglaise de Quiberon, accosta le vaisseau. Le capitaine apportait des dépêches de l’amiral Hotham. Maitland les ouvrit, mais ces dépêches ne se rapportaient pas, sans doute, à l’objet de la mission des parlementaires ; du moins il ne leur en dit rien. On déjeuna ; à table la conversation reprit. Tout en causant, Rovigo et Las Cases s’efforçaient, sans vouloir y paraître, de démontrer au capitaine anglais que l’Empereur n’était nullement réduit à la nécessité de quitter la France. Son parti, disaient-ils, était encore formidable. S’il voulait continuer la guerre, il pourrait résister longtemps ; mais il ne pouvait se résoudre à faire couler le sang dans son seul intérêt. La conclusion de ces paroles était que, pour empêcher une reprise des hostilités, l’Angleterre devait laisser partir l’Empereur. Maitland paraissait incrédule. « — A supposer, objecta-t-il, que l’Angleterre se déterminât à accorder un sauf-conduit pour les Etats-Unis, quel gage Napoléon donnerait-il qu’il n’en reviendrait pas prochainement pour exposer mon pays et l’Europe aux mêmes sacrifices de sang et d’argent qu’ils ont déjà eu à supporter ? — Les circonstances ont bien changé depuis l’an dernier, répliqua Rovigo Alors, l’Empereur a abdiqué contraint par une faction. Aujourd’hui, il a volontairement renoncé au pouvoir. L’influence qu’il exerçait sur la France lui paraît usée. C’est pourquoi il veut se retirer dans quelque retraite obscure où il finira tranquillement ses jours en vivant de ses glorieux souvenirs. — S’il en est ainsi, dit tout à coup Maitland, pourquoi ne pas demander un asile en Angleterre ? »

C’était la parole qu’attendaient Las Cases et Rovigo. Mais ils ne se livrèrent point. Afin de pénétrer la signification que Maitland donnait au mot asile, ils feignirent d’être surpris par cette ouverture et y opposèrent tout de suite de nombreuses objections. Le climat de l’Angleterre était trop humide et trop froid. En Angleterre, l’Empereur serait trop près de la France ; on le soupçonnerait d’y vivre à l’affût des événemens politiques. Enfin, Napoléon tenait les Anglais pour ses ennemis invétérés, et les Anglais, de leur côté, le regardaient comme une espèce de monstre dépourvu de tout sentiment humain. Ne fût-ce que par simple politesse, Maitland ne pouvait pas laisser cette insinuation sans réponse. A coup sûr, il ne dit pas, comme le prétend Rovigo, que « Napoléon vivrait en Angleterre sous la protection des lois et à l’abri de tout. » Mais, sans nul doute, il protesta contre l’opinion attribuée à ses compatriotes à l’égard de l’Empereur. Peut-être même dit-il que Napoléon « n’aurait à craindre en Angleterre aucun mauvais traitement. » Au reste, cette parole, si elle fut prononcée, concernait le peuple anglais en général et n’impliquait en aucune façon que le gouvernement ne prendrait point envers Napoléon de rigoureuses mesures de sûreté.

La conversation était épuisée. Maitland écrivit au Grand-Maréchal qu’il ne connaissait pas les intentions du gouvernement anglais, mais qu’avant d’avoir reçu des instructions de l’amiral Hotham, à qui il en référait, il ne laisserait sortir de la rade aucun navire de guerre ou de commerce. Rovigo et Las Cases se rembarquèrent avec cette lettre. A deux heures, ils étaient de retour sur la Saale.

Ils firent un rapport peu favorable. Malgré l’accueil courtois de Maitland, ils auguraient mal des suites de leur démarche. Et ils croyaient cependant que l’officier anglais avait parlé avec franchise. Quelle eût été leur impression s’ils avaient pu faire tomber son masque et pénétrer ses pensées !

Maitland avait dit qu’il ignorait tout ce qui s’était passé depuis la bataille de Waterloo. C’était faux. Depuis le 30 juin, il était informé par des dépêches de l’amiral Hotham que l’Empereur avait abdiqué, qu’il avait quitté Paris et qu’il cherchait à s’échapper par mer ; depuis le 7 juillet, il savait que Napoléon était en route pour Rochefort afin de s’y embarquer pour l’Amérique. Maitland avait dit qu’il n’avait aucune connaissance d’une demande de sauf-conduits. C’était faux. Il savait depuis trois jours que ces sauf-conduits avaient été demandés et refusés. Maitland avait dit qu’il ignorait les intentions du gouvernement anglais à l’égard de Napoléon. C’était faux. Des ordres de Hotham, arrivés les 7 et 8 juillet, lui prescrivaient « de faire tous ses efforts pour empêcher Bonaparte de s’échapper sur une t frégate ou un navire marchand » et, « s’il venait à être pris, de l’amener à bord du vaisseau-amiral, où l’on avait des instructions pour disposer de sa personne. » Et, le 10 juillet, au moment même où il causait avec Rovigo et Las Cases, Mailland avait reçu et lu, en se gardant de leur en rien révéler, ce troisième ordre de Hotham : « Il vous est enjoint de faire les plus strictes recherches sur tout bâtiment que vous rencontrerez. Si vous êtes assez heureux pour prendre Bonaparte, vous devez le transférer sur le vaisseau que vous commandez, l’y tenir sous bonne garde et revenir avec toute la diligence possible au port d’Angleterre le plus voisin. » Si enfin Maitland écrivait au Grand-Maréchal qu’il allait demander des ordres à l’amiral Hotham, c’était, il l’a avoué lui-même dans sa Relation, « parce que, jugeant les forces qu’il avait à sa disposition insuffisantes pour garder tous les passages, il voulait engager Napoléon à attendre la réponse de l’amiral, ce qui donnerait le temps à des renforts de rallier le Bellérophon. »

Est-il donc besoin d’ajouter que ces mots d’une des lettres de Hotham : « C’est à vous d’employer tous les moyens d’intercepter le fugitif de la captivité duquel parait dépendre le repos de l’Europe, » étaient faits pour éclairer et pour inspirer le capitaine Maitland, et qu’ainsi, quand il insinua l’idée d’un asile en Angleterre, dans sa bouche de mensonge et de perfidie, asile voulait dire captivité.


IV

Le bruit que l’Empereur en allait être réduit à se livrer aux Anglais avait provoqué, dans les équipages comme dans les états-majors des frégates, l’indignation et la douleur. On commençait enfin à reconnaître que la croisière ennemie ne comprenait qu’un seul vaisseau avec deux ou trois petits bâtimens tout au plus. Le capitaine Ponée, commandant la Méduse, alla trouver Montholon, qui était embarqué à son bord, et le conjura de transmettre à l’Empereur une nouvelle proposition : « J’ai consulté, dit-il, mes officiers et mon équipage. Je parle donc en leur nom comme au mien… Voici ce qu’il faut faire. Cette nuit, la Méduse, marchant en avant de la Saale, surprendra, grâce à l’obscurité, le Bellérophon, qui est venu mouiller dans la rade des Basques. J’engagerai le combat bord à bord, j’élongerai ses flancs, je l’empêcherai de bouger… Je pourrai toujours bien lutter deux heures. Après, ma frégate sera en bien mauvais état. Mais, pendant ce temps, la Saale aura passé, en profitant de la brise qui chaque soir s’élève de terre. Ce n’est pas le reste de la croisière, une méchante corvette et un aviso, qui arrêtera la Saale, frégate de premier rang, portant du 24 en batterie et des caronades de 36 sur le pont. »

La Méduse se vouait à la destruction. Mais on avait dit que la personne de Napoléon était sous la sauvegarde de l’honneur français. Ces braves gens pensaient que l’honneur français valait bien le sacrifice de leur bâtiment et de leur vie.

L’offre héroïque du capitaine Ponée fit tressaillir l’Empereur. Elle lui touchait le cœur en même temps qu’elle ranimait ses instincts de bataille. Mais des scrupules l’arrêtèrent. Il se demandait, lui qui n’avait jamais compté aveu ; la vie des hommes, s’il avait le droit, maintenant qu’il n’était plus Empereur que de nom, d’engager un combat sanglant à son seul profit et sans utilité pour le pays. Aurait-il fini par s’y déterminer ? on ne peut le savoir, car un avis du commandant de la Saale vint brusquement mettre un terme à ses hésitations. Ce commandant, le capitaine Philibert, avait aussi, comme chef de la division navale, le commandement supérieur de la Méduse. Instruit du projet qu’avaient formé Ponée et les officiers de cette frégate, il déclara à Bertrand que, « par égard pour l’Empereur, il ne regarderait pas cette proposition comme un acte de rébellion mais qu’il s’opposait à ce qu’il en fût parlé davantage. »

Rovigo dit que le capitaine Philibert avait des ordres secrets qui défendaient d’appareiller si les bâtimens couraient quelque danger. Il n’était pas besoin d’ordres secrets, puisqu’il y avait les instructions de Decrès, des 28 et 29 juin, communiquées à Philibert par le préfet maritime Bonnefous : « Les frégates appareilleront si la croisière ennemie n’est pas dans le cas de s’y opposer ; » et : « Les frégates partiront si la situation de la croisière permet de le faire sans compromettre les frégates. » Ces instructions n’avaient été ni révoquées, ni modifiées ; elles étaient implicitement maintenues dans l’arrêté gouvernemental du 6 juillet. Le capitaine Philibert devait s’y conformer, à moins de se laisser entraîner à un magnanime acte d’indiscipline. La Commission de gouvernement avait consenti, et avec quelles difficultés ! à ce que les frégates prissent la mer en trompant la vigilance de la croisière ; mais elle ne voulait absolument pas une sortie par la force. Ce n’est point au moment où Fouché venait de conclure, grâce à Wellington, la convention de Paris, et quand il négociait avec lui son entrée comme ministre dans le conseil de Louis XVIII, qu’il pouvait permettre une agression contre un bâtiment de Sa Majesté Britannique !

L’Empereur n’avait plus rien à espérer des frégates. Il décida de quitter la Saale pour l’île d’Aix dès le lendemain matin. Le général Lallemand fut envoyé dans la Gironde afin de s’informer si le capitaine Baudin, commandant la Bayadère, était toujours en disposition d’appareiller ; il devait aussi voir par lui-même si l’Empereur pourrait gagner facilement la rade du Verdon, où les corvettes étaient mouillées. Dans cette journée du 11 juillet, on reçut des journaux du 5 annonçant la capitulation de Paris. « Ce fut la seule fois, dit Beker, que l’Empereur, qui subissait sa destinée avec un calme imposant, sans manifester ni émotion ni abattement, ne put réprimer une impression de douleur. Il jeta violemment le journal et rentra dans sa cabine. »

La pensée de se livrer aux Anglais le possédait toujours. Au moment de quitter la Saale, dans la matinée du 12 juillet, il songea un instant, sans attendre le retour de Lallemand, ni consulter personne, à se faire conduire immédiatement sur le Bellérophon et à dire au capitaine Maitland : « Comme Thémistocle, ne voulant pas prendre part aux déchiremens de ma patrie, je viens vous demander asile. » Mais il rejeta ou plutôt il ajourna encore ce projet et fit armer un canot qui le débarqua à l’île d’Aix avec Bertrand, Gourgaud et Beker. Les autres personnes de son entourage le suivirent sur le brick l’Épervier et sur une petite goélette. La désolation régnait à bord de la Saale et surtout de la Méduse. Des matelots se frappaient la face, jetaient leurs chapeaux sur le pont et les piétinaient de rage. Le brave Ponée jurait comme un furieux : « Quel malheur, s’écriait-il, que l’Empereur ne soit pas venu ici plutôt que sur la Saale ! Je l’aurais passé malgré la croisière. Je voulais le sauver ou mourir… Il ne connaît pas les Anglais. En quelles mains va-t-il se mettre ! Pauvre Napoléon, tu es perdu ! »

L’arrivée de l’Empereur à l’île d’Aix avec sa suite et tous ses bagages témoignait qu’il ne pouvait point se servir des frégates. Au 14e régiment de marine, formé en partie de matelots rentrés à la paix de l’affreuse captivité sur les pontons de Plymouth et de Chatham, on ne voulait point laisser prendre Napoléon par les Anglais. Six jeunes officiers, le lieutenant Genty, les enseignes Doret, Salis et Peltier, les aspirans Châteauneuf et Montcousu, prièrent Bertrand de soumettre un nouveau plan à l’Empereur. Il y avait en rade deux chasse-marée, sorte de chaloupes pontées, munies de deux mâts, l’Emilie et les Deux-Amis. Les officiers offraient d’équiper et de monter ces petits bâtimens avec six sous-officiers aussi résolus qu’eux-mêmes, et d’y recevoir l’Empereur et trois ou quatre personnes de son entourage. On profiterait de l’obscurité pour passer inaperçu de la croisière en rangeant la côte jusqu’à la hauteur de la Rochelle ; de là, on gagnerait la pleine mer. Mais, comme une navigation de long cours était impossible à des bâtimens de douze ou quinze tonneaux, on contraindrait à prix d’argent ou par la force le premier navire marchand que l’on rencontrerait à prendre l’Empereur à son bord pour le conduire aux Etats-Unis. Il y avait encore de braves gens en France !

Napoléon ne voulut pas refuser le dévouement des jeunes officiers, on nolisa pour son compte les chasse-marée et on en pressa l’armement ; les frégates fournirent une partie du gréement. Mais l’Empereur avait agréé ce projet, comme tant d’autres, sans dessein arrêté d’y recourir et tout disposé à saisir le moindre prétexte, la moindre difficulté, la moindre objection pour y renoncer. Il répugnait à tous ces expédiens. Il ne voyait, il n’avait jamais vu, depuis la Malmaison, que trois partis dignes de lui : reprendre le commandement de l’armée, mais en vertu d’ordres réguliers et non en factieux ; s’embarquer sur les frégates dans l’appareil impérial ; se livrer « à l’honneur anglais. »

Le prince Joseph était resté à Rochefort, où il s’était mis en rapport, comme grand-maître ou ancien grand-maître du Grand-Orient, avec un vénérable, François Pelletreau. Ce Pelletreau s’occupait d’affréter pour lui à Bordeaux un bâtiment américain. En apprenant, par une lettre de sa femme, la rentrée de Louis XVIII à Paris, Joseph fut effrayé des dangers qui menaçaient l’Empereur, s’il tardait davantage à quitter la France. Le 13 juillet, il se fit conduire à l’île d’Aix pour proposer à son frère de gagner avec lui les bords de la Gironde afin de s’y embarquer sur le navire qu’avait nolisé Pelletreau. Pendant leur entretien, le général Lallemand revint de Royan. Il avait vu le capitaine Baudin. Celui-ci attendait toujours l’Empereur. « Il se faisait fort de le conduire au bout du monde, » soit sur la Bayadère, soit sur un bâtiment américain. De l’avis de tous, c’était le meilleur expédient. Pour une raison demeurée très douteuse, on y renonça. Est-il vrai, comme Beker est seul à le dire, que Lallemand rapporta qu’il avait vu partout des drapeaux blancs depuis La Tremblade jusqu’à Royan et qu’il y aurait danger pour l’Empereur à traverser celle contrée dont les habitans étaient royalistes exaltés ? Ne faut-il pas plutôt soupçonner que Beker, bien qu’il n’en dise rien dans sa Relation, fit de telles objections à ce projet qu’elles équivalaient à une opposition ? Les ordres du gouvernement étaient précis et formels. Sous peine de haute trahison, on ne devait laisser débarquer l’Empereur « sur aucun point du territoire français. » Or, si puissans, si impérieux que fussent les motifs de le conduire à La Tremblade et de l’y débarquer, ce n’en aurait pas moins été pour Beker et pour le préfet maritime de Rochefort une très grave désobéissance, qui eût risqué d’entraîner une catastrophe. Ils pouvaient appréhender que Napoléon, une fois en Saintonge, ne gagnât la citadelle de Blaye, occupée par une garnison ardemment bonapartiste, et n’y attendît Clausel et les troupes de Bordeaux pour aller ensuite rejoindre l’armée de la Loire. Pendant les vingt jours où Napoléon resta à sa garde, Beker lui témoigna un dévouement sincère, mais dans les limites de la pénible mission qu’il avait acceptée.

On revint au projet des jeunes officiers de vaisseau. L’entourage de l’Empereur s’y montrait contraire pour plusieurs raisons et principalement parce que quelques personnes seulement pourraient s’embarquer sur ces petits bâtimens. Les femmes devaient rester en France. Mme de Montholon revêtit un uniforme de hussard pour se glisser à bord ; une fois là, il faudrait bien qu’on l’emmenât. La comtesse Bertrand déclarait en pleurant qu’elle mourrait si son mari partait sans elle. Parmi les généraux germaient des jalousies sur le choix que l’Empereur serait contraint de faire. Ceux qui répugnaient le plus à se risquer sur ces frêles embarcations pâlissaient d’envie et tremblaient de colère à la pensée que tel de leurs camarades pouvait leur être préféré. Toujours la question de préséance, comme à la Cour de Louis XIV ! Gourgaud, apprenant qu’il n’était pas désigné, pour s’embarquer sur la même chaloupe que Napoléon, se laissa aller à une scène scandaleuse. Il osa reprocher à l’Empereur « de ne point prendre le noble parti de se livrer aux Anglais. » — « C’est ce qui vous convient le mieux, s’écria-t-il. Vous ne pouvez jouer le rôle d’un aventurier. L’histoire vous reprochera d’avoir abdiqué par peur, puisque vous ne faites pas le sacrifice en entier. Et il est probable que votre chaloupe sera prise. Alors, on vous mettra à la Tour de Londres. » L’Empereur écoutait ces offenses avec une douceur admirable. Il reconnaissait la vérité des paroles brutales de Gourgaud, et il le lui avouait : « Ce serait le parti le plus sage, disait-il. Hier, j’ai voulu me faire conduire à la croisière. Je n’ai pu m’y résoudre. Je ne puis supporter l’idée de vivre au milieu de mes ennemis. » Comme il parlait, un petit oiseau entra par la fenêtre ; Gourgaud, machinalement, le prit dans sa main. « Ah ! rendez-lui la liberté, dit l’Empereur. Il y a assez de malheureux ! » Et, l’oiseau s’envolant, il reprit : « Voyons les augures. — Sire, s’écria Gourgaud d’une voix de triomphe, il vole vers la croisière anglaise ! » Mais Napoléon ne se laissa pas encore convaincre. Contre la captivité imminente, il sentait les dernières révoltes de tout son être. À cette heure fatale, l’instinct de liberté, l’instinct de vie, résistaient à sa volonté.

Le dîner fut lugubre, pareil à un repas de funérailles. Nul ne parlait. On s’attendait à embarquer dans la nuit. Des ordres avaient été donnés. Les chasse-marée et la goélette danoise, — car on avait combiné le plan du lieutenant Besson avec celui des jeunes officiers du 14e de marine, — se tenaient prêts à appareiller. Les effets de l’Empereur furent chargés à bord de la goélette ; on embarqua aussi des bagages sur les chaloupes où montèrent le colonel Planât et d’autres officiers.

Pendant ces préparatifs, l’Empereur s’était retiré, seul, dans la petite chambre qu’il occupait. A onze heures, Beker, averti par le lieutenant Besson que la goélette pouvait mettre à la voile, monta chez l’Empereur et lui dit : « — Sire, tout est prêt. Le capitaine attend Votre Majesté. » Napoléon ne répondit rien. Après un intervalle assez long, Beker, qui attendait dans une pièce du rez-de-chaussée, invita le Grand-Maréchal à prévenir derechef l’Empereur. Comme Bertrand, en entrant dans la chambre, ouvrait la bouche pour transmettre le nouvel avis de Beker, l’Empereur l’arrêta. « Il y a toujours danger, dit-il, à se confier à ses ennemis, mais mieux vaut risquer de se cou lier à leur honneur que d’être en leurs mains prisonnier de droit commun… Dites que je renonce à m’embarquer et que je passerai la nuit ici. » Quelques instans plus tard, il fit informer Las Cases et le général Lallemand qu’ils se rendraient au point du jour à bord du Bellérophon. Dans une heure de recueillement suprême, Napoléon s’était dominé ; il avait maîtrisé ses dernières résistances et accepté le destin. Tandis que l’on s’agitait autour de lui pour son départ furtif, il avait écrit le brouillon de sa lettre au prince régent d’Angleterre.


V

Dans sa nouvelle entrevue avec le capitaine Maitland, le 14 juillet, Las Cases commença par demander s’il était arrivé une réponse de l’amiral Hotham à la lettre du Grand-Maréchal concernant les sauf-conduits. Maitland dit qu’il n’avait pas encore reçu cette réponse, « mais qu’il ne doutait pas qu’elle ne lui parvînt bientôt et qu’il l’attendait d’heure en heure. » Or, Maitland n’attendait pas cette réponse, ou du moins il savait d’avance qu’elle serait négative ; depuis six grands jours, il était instruit, par une dépêche de Hotham, que le gouvernement anglais avait refusé les sauf-conduits et que lui, Maitland, devait « employer tous les moyens » pour s’emparer de Napoléon. Un peu abusé par les paroles de Maitland, prononcées sur un ton encourageant, Las Cases se découvrit. Il dit que l’Empereur, dans son désir de prévenir toute nouvelle effusion de sang, était déterminé à se rendre en Amérique de la façon qui conviendrait le mieux au gouvernement britannique, soit sur la Saale, soit sur un bâtiment de commerce, soit même sur un vaisseau anglais. Maitland se hâta d’entendre à l’ouverture : « Je ne suis autorisé, dit-il, à acquiescer à aucun arrangement, mais je crois pouvoir prendre sur moi de recevoir l’Empereur à mon bord pour le conduire en Angleterre. Toutefois, je ne puis faire aucune promesse sur les dispositions de mon gouvernement à son égard, puisque, dans le cas que je viens de supposer, j’agirai sous ma propre responsabilité, sans être même certain que ma conduite obtienne l’approbation du gouvernement anglais. » Très désireux d’obtenir non un engagement formel, que le commandant du Bellérophon, cela était manifeste, n’avait pas le pouvoir de donner, mais une assurance favorable, une promesse morale, Las Cases et Lallemand poussèrent Maitland. L’Anglais brûlait d’attirer Napoléon à son bord : dans ses rêves de marin, il n’avait jamais imaginé si éclatante capture ! Tout en protestant de nouveau qu’il ne connaissait pas les intentions ultérieures du gouvernement, il laissa trop entendre, pour son honneur, que l’Empereur trouverait en Angleterre un accueil convenable : « Si même, dit-il, les ministres avaient une autre volonté, l’opinion publique, plus puissante en ce pays que la souveraineté elle-même, les forcerait à agir selon les sentimens généreux de la nation anglaise. » Lallemand, que sa participation au complot militaire du mois de mars mettait sous le coup d’une condamnation capitale, demanda à Maitland si certaines personnes de la suite de l’Empereur couraient le moindre risque d’être livrés par l’Angleterre au gouvernement des Bourbons. « Certainement non ! répondit Maitland avec feu, le gouvernement anglais ne pourrait jamais avoir la pensée d’en agir ainsi dans les circonstances qui accompagneraient l’arrangement dont il s’agit. » La question était toute personnelle à Lallemand, mais la réponse, où se trouvait le mot arrangement, semblait s’appliquer aussi à Napoléon.

Les deux parlementaires prirent congé de Maitland. En le quittant, Las Cases lui dit que, vu les circonstances il serait possible que l’Empereur vînt sur le Bellérophon afin d’y attendre les passeports pour l’Amérique. « Soit, répondit Maitland, mais je désire qu’il soit bien compris que je ne garantis pas qu’on les accordera. » Las Cases pensait bien, lui aussi, que le gouvernement anglais refuserait les sauf-conduits, mais l’entretien avec Maitland avait affermi son espoir que l’Empereur trouverait dans une campagne anglaise une retraite sortable avec une demi-liberté. Chacun était dupe. Las Cases fut dupe de Maitland, Maitland fut dupe de lui-même. Maitland en avait dit plus qu’il ne voulait et plus qu’il ne croyait, et Las Cases avait prêté aux paroles de l’officier anglais une précision et une certitude qu’elles n’avaient point.

De retour à l’île d’Aix, vers onze heures, les parlementaires rendirent compte à l’Empereur. Ils ne dissimulèrent point leurs doutes sur l’obtention des sauf-conduits, mais ils parlèrent avec assurance de l’accueil que l’on trouverait en Angleterre. L’Empereur réunit ses amis en un dernier conseil. Il avait déjà fixé sa résolution, mais, « avant de les associer à sa nouvelle destinée, il voulait, dit-il, les prévenir de ce qui se préparait. » Rovigo, Bertrand, Gourgaud et Las Cases approuvèrent le projet. Montholon et Lallemand le combattirent ; ils se déliaient de la loyauté anglaise. Montholon dit qu’il vaudrait beaucoup mieux courir les chances de gagner la Gironde pour s’y embarquer sur la Bayadère. Lallemand conjura l’Empereur de fuir avec un seul officier à bord de la goélette danoise : « Que Votre Majesté, dit-il, choisisse celui qui lui inspirera le plus de confiance. Si Elle m’honore de son choix, je lui servirai de secrétaire, de valet de chambre. » Puis il proposa derechef de rejoindre l’armée de la Loire. On pouvait compter sur le 14e régiment de marine, sur les quelques troupes qui se trouvaient à Rochefort, sur les fédérés de cette ville, sur Clausel et la garnison de Bordeaux. On rallierait à Niort le 2e hussards, et, en route, des détachemens nombreux. A l’armée, enfin, Napoléon serait acclamé. « Tous les soldats étaient disposés à combattre pour l’Empereur jusqu’à la mort. » Napoléon hocha la tête. « S’il s’agissait de l’Empire, dit-il, je pourrais tenter un second retour de l’île d’Elbe. Mais je ne veux pas être la cause d’un seul coup de canon pour mon intérêt personnel. » Montholon et Lallemand finirent par se rallier à l’opinion dominante. L’Empereur avertit que l’on s’embarquerait le lendemain de très bon matin.

Resté seul avec Gourgaud, il lui dicta la lettre au Prince-Régent dont il avait la veille griffonné la minute : « Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. » En écrivant, Gourgaud, qui n’était pourtant point tendre, sentait des larmes rouler dans ses yeux. L’Empereur désirait que sa lettre fût remise au Prince-Régent en personne et que celui-ci la reçût avant que l’on eût le temps de prendre une décision à son égard. Il chargea Gourgaud d’être son dernier ambassadeur. Pour cette mission, il crut devoir lui donner des instructions écrites. Gourgaud reprit la plume et traça ces lignes sous la dictée rapide de l’Empereur : « Mon aide de camp, Gourgaud, se rendra à bord de l’escadre anglaise avec le comte de Las Cases. Il partira sur l’avis que le commandant de cette escadre expédiera, soit à l’amiral, soit à Londres. Il tâchera d’obtenir une audience du Prince-Régent et lui remettra nia lettre. Si l’on ne voit pas d’inconvéniens pour délivrer des passeports pour les Etats-Unis, c’est ce que je désire, mais je n’en veux pas pour aller dans aucune colonie. Au défaut de l’Amérique, je préfère l’Angleterre à tout autre pays. Je prendrai le titre de colonel Muiron[10]. Si je dois aller en Angleterre, je désirerais être logé dans une maison de ; campagne, à dix ou douze lieues de Londres, où je souhaiterais arriver le plus incognito possible. Il faudrait une habitation assez grande pour y loger tout mon monde. Je suis désireux, et cela doit entrer dans les vues du gouvernement anglais, d’éviter Londres. Si le ministère avait envie de mettre un commissaire anglais près de moi, il veillera à ce que cela n’ait aucun air de servitude. » Dans cette dictée où l’Empereur semble prendre ses dernières dispositions pour les funérailles de sa liberté, il n’exprime plus qu’un bien vacillant espoir d’aller en Amérique. Il mentionne encore ce désir ; mais son envoyé n’a pas l’ordre d’insister pour l’obtention des sauf-conduits. Gourgaud doit seulement s’occuper de régler au mieux les détails d’une demi-captivité en Angleterre. Il n’y a plus d’Empereur, il n’y a plus de Napoléon, ni de Bonaparte. Il n’y a plus que « le colonel Muiron. »

Vers quatre heures, Las Cases, accompagné de Gourgaud, se rendit pour la troisième fois sur le Bellérophon. Chargé des fonctions de maréchal des logis, il devait faire préparer à bord de ce vaisseau l’installation de l’Empereur et de sa suite. Il apportait à Maitland la liste complète de tout ce monde, et aussi une lettre du Grand-Maréchal annonçant l’arrivée de l’Empereur à la première marée du lendemain. « L’Empereur, ajoutait Bertrand, se rendra avec plaisir en Amérique, si l’amiral vous envoie les sauf-conduits demandés pour les Etats-Unis ; mais, au défaut des sauf-conduits, il se rendra volontiers en Angleterre, comme simple particulier, pour y jouir de la protection des lois de votre pays. » Maitland fît aux parlementaires un accueil empressé. « J’avais fort à cœur, avoua-t-il plus tard, de terminer l’affaire que j’avais amenée si près de sa fin. » Après avoir lu la copie de la lettre au Prince-Régent, copie incluse dans la lettre de Bertrand, il donna l’ordre au commandant du Slaney de prendre Gourgaud à bord de cette corvette et d’appareiller le soir même. Confiant dans les bonnes paroles de Maitland, Gourgaud croyait aller directement à Londres. Le Slaney devait mouiller à Plymouth, puis dans la rade de Torbay, avec pavillon de quarantaine pour interdire toute approche.

La nuit venue, Las Cases s’était retiré dans sa cabine, lorsque Maitland y entra en coup de vent. Ses traits contractés, ses yeux ardens, sa voix sifflante marquaient la colère. « — Comte de Las Cases, s’écria-t-il, je suis trompé ! Tandis que je traite avec vous, que je me démunis d’un bâtiment, on m’annonce que Napoléon vient de m’échapper. Cela me mettrait dans une position affreuse devant mon gouvernement ! » C’était le tigre à qui l’on arrache sa proie. Las Cases fut épouvanté ; il eut soudain la prévision d’un sort fatal réservé à Napoléon. Il pensa à l’avertir, pour l’empêcher de se confier aux Anglais. Nul moyen de communication. Dans sa douleur, il sentit son cœur tressaillir d’une dernière espérance. Si l’on avait dit vrai, si l’Empereur avait quitté l’île d’Aix et réussi à gagner la haute mer ? « — A quelle heure, dit-il, en dissimulant mal son angoisse, vous a-t-on rapporté que l’Empereur est parti ? — A midi. — Alors, reprit tristement Las Cases, ce renseignement est inexact, car j’ai quitté l’Empereur à quatre heures. » Plus tard dans la nuit, un autre bateau accosta le Bellérophon pour remettre l’avis que Napoléon avait fui à bord d’une chasse-marée. Maitland, désormais convaincu de la sincérité de Las Cases, ne s’émut plus de la nouvelle. Ce n’était pas la première fois que des renseignemens vrais ou faux sur les projets d’évasion de l’Empereur parvenaient de la terre ferme au capitaine Maitland. Un jour il avait été instruit qu’une des frégates, dirigée par un habile pilote, se préparait à franchir la passe de Maumusson ; un autre jour, on l’informa que l’Empereur s’embarquerait sur un bâtiment danois où une cachette était disposée dans la cale. A la sortie de cette souricière de Rochefort, veillaient les Anglais ; à l’intérieur, il y avait la trahison.

Tandis que Maitland attendait avec une impatience inquiète, car jusqu’au dernier moment il douta de ce coup de fortune, la levée du jour où il se flattait de voir Napoléon captif à son bord, le préfet maritime Bonnefous accostait tout ému la frégate la Saale. Il était accompagné du baron Richard, ancien conventionnel régicide et ami de Fouché, qu’un des premiers actes du gouvernement royal avait été de nommer préfet de la Charente-Inférieure[11]. Richard apportait de Paris des instructions du nouveau ministre de la Marine, le comte de Jaucourt. Elles enjoignaient à Bonnefous de garder Bonaparte à bord de la Saale, de s’opposer à toute tentative qu’il pourrait faire pour rentrer en France et d’empêcher toute communication qu’il chercherait à établir avec la croisière anglaise. Il était aisé de comprendre que le Conseil du Roi projetait contre Napoléon des mesures décisives. Déjà, en effet, le capitaine de frégate de Rigny et le général de Coëtlosquet étaient en route avec des instructions plus précises. « Napoléon Bonaparte, écrivait Jaucourt, embarqué comme passager, d’après les ordres du Gouvernement provisoire, qui a cessé d’exister dès que le Roi est rentré dans sa capitale, n’est plus aujourd’hui qu’un prisonnier placé sur une frégate du Roi, et dont le commandant est responsable à Sa Majesté et à ses alliés. Napoléon Bonaparte n’est pas même prisonnier du seul roi de France ; il est celui de tous les souverains garans du traité de Paris envers lesquels il l’a violé. Il est donc d’une conséquence naturelle que les moyens, quel que soit le souverain qui peut en faire un prompt usage, propres à s’assurer de Napoléon Bonaparte, soient déployés immédiatement ; et ce serait en vain que le roi de France tenterait de faire prévaloir la générosité si naturelle à son cœur. » Jaucourt exposait ensuite « les moyens à déployer. » Le commandant de la croisière anglaise sommerait le commandant de la Saale de lui livrer Bonaparte, Le capitaine Philibert obéirait immédiatement à cette injonction, sous peine de se mettre en rébellion ouverte contre son légitime souverain et d’être rendu responsable du sang versé et de la destruction de son bâtiment et de son équipage. « Ces ordres exprès, ajoutait Jaucourt, sont dictés par le sentiment de l’humanité. Ce sentiment a seul déterminé dans cette circonstance l’intervention des ministres du Roi, puisque les souverains alliés peuvent agir sans le concours de la France. » Hypocrisie et mensonge. Le gouvernement royal était d’accord avec l’Angleterre. L’amiral Hotham n’avait point alors l’ordre de sommer la Saale et de l’attaquer, et cet ordre-là, signé de Croker, secrétaire de l’Amirauté, le capitaine de Rigny était chargé de le transmettre de Rochefort au commandant de la croisière ennemie. Les ministres agissaient-ils sur l’invitation de l’Angleterre ou avaient-ils suggéré ce moyen à Wellington et à Castlereagh ? Il y a doute[12]. Mais ce qui paraît certain, c’est qu’on ne voulait pas que Napoléon se rendît librement aux Anglais, soit que ceux-ci craignissent d’être obligés à certains ménagemens envers un prisonnier volontaire, soit que le gouvernement royal désirât se donner l’avantage de le leur livrer lui-même.

Bonnefous était comme la plupart des hommes. Il avait de l’honneur et de la générosité, mais sous le bénéfice de son intérêt. Les instructions du nouveau ministre de la Marine le troublèrent fort. Il répugnait à les exécuter, et il n’osait n’y point obéir. Il commença par temporiser. Il quitta Rochefort seulement à onze heures du soir, en prétextant qu’il fallait attendre le jusant. Puis, au lieu d’aller à l’île d’Aix où il savait qu’était l’Empereur, il vint à bord de la Saale, feignant de croire qu’il s’y trouvait encore. Arrivé à une heure après minuit, il apprit du commandant Philibert que Napoléon s’embarquerait au point du jour à l’île d’Aix, sur le brick l’Epervier, pour se rendre à la croisière anglaise. On avait encore le temps de s’opposer au départ. Mais Bonnefous eut la présence d’esprit de dire au baron Richard que Bonaparte était déjà à bord de l’Epervier, qui allait lever l’ancre d’un instant à l’autre. Puis, pour plus de sûreté, il fit envoyer par Philibert au général Beker, à l’île d’Aix, l’avis de précipiter l’embarquement, car de nouveaux ordres étaient arrivés de Paris. Cet avis n’eut d’ailleurs aucune influence sur la résolution de l’Empereur. Il la méditait depuis plusieurs jours et, la veille, il l’avait irrévocablement arrêtée. Il est même douteux que le billet du capitaine Philibert ait fait avancer d’un instant l’heure du départ. Peu après minuit, on avait commencé de transporter les bagages sur la goélette la Sophie, mouillée avec l’Epervier dans « la fosse d’Enet. » Entre deux et trois heures du matin, toute la suite de l’Empereur, sauf les officiers généraux qui devaient s’embarquer dans la même chaloupe que lui, avaient gagné le brick sur des canots.

Le 15 juillet, au lever du soleil, Napoléon monta sur l’Epervier. Il portait l’épée, le petit chapeau, l’habit vert de colonel des chasseurs de sa garde, l’uniforme connu et révéré de toutes les armées de l’Europe. C’était la première fois qu’il le revêtait depuis son départ de la Malmaison. Le commandant du brick, le lieutenant Jourdan de la Passardière, reçut l’Empereur à la coupée. Tous les matelots étaient en rang sur le pont, émus, frémissans, des larmes dans les yeux. Napoléon passa l’inspection, acclamé comme aux jours de victoire ; mais, dans ces suprêmes : Vive l’Empereur ! il y avait des sanglots. Le lieutenant Borgnis-Desbordes, envoyé de la Saale, dit à voix basse à Jourdan : « qu’il fallait se presser, car on pourrait bien voir arriver des gens chargés d’arrêter l’Empereur. — Pas sur l’Epervier ! répondit fièrement et résolument Jourdan, ou du moins tant que je serai vivant. »

On allait appareiller. Beker, qui avait accompagné l’Empereur sur le brick, s’approcha de lui, et, d’une voix mal assurée que l’émotion faisait trembler, il dit : « — Sire, Votre Majesté désire-t-elle que je l’accompagne jusqu’à la croisière, ainsi que me le prescrivent les instructions du gouvernement ? » Napoléon fixa sur lui un regard profond, chargé de tristesse, et dit, avec un accent d’une sublime grandeur : « — Non, général Beker, retournez à l’île d’Aix. Il ne faut pas qu’on puisse dire que la France m’a livré aux Anglais ! »


HENRY HOUSSAYE.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Vaisseaux : le Bellérophon (devant Rochefort), le Superb (devant Quiberon), le Chatham (Iles d’Ouessant). Frégates : le Pactolus et l’Hebrus (à l’embouchure de la Gironde). Corvettes, bricks, avisos : Slaney, Astrea, Telegraph, Falmouth, Erydanus, Céphalus, Cyrus, Opossum, Daphné, Ferret, Endymion, Myrmidon.
    Plusieurs de ces bâtimens légers étaient employés au service des dépêches entre les ports anglais et les bâtimens en croisière devant Quiberon, Rochefort et la Gironde.
  3. Du 27 au 30 juin, le Bellérophon avait avec lui le Céphalus et le Myrmidon ; le 1er juillet, aucun bâtiment ; du 2 au 5 juillet, la Phœbé ; du 6 au 9, le Staney et le Myrmidon ; le 10, le Myrmidon et le Fulmouth ; le 11, le Slaney et le Myrmidon ; du 12 au 14, le Slaney, le Cyrus (au phare des Baleines) et le Myrmidon (à Maumusson) ; le 15, le Myrmidon et le Cyrus.
  4. Joseph, parti de Paris, le 29 juin, pour aller s’embarquer à Bordeaux, avait voulu dire un dernier adieu à son frère, et, de Limoges, il s’était dirigé vers Rochefort par Niort. Il apprit là que l’Empereur était à la Préfecture. — Gourgaud avait quitté la Malmaison, peu après l’Empereur, l’avait rejoint à Rambouillet et l’avait suivi ensuite à quelques postes de distance. Marchand était dans une voiture qui suivait celle de Gourgaud. * La comtesse Bertrand et ses enfans, qui avaient pris la même route, arrivèrent aussi à Niort le 2 juillet. Le général Lallemand était parti seul, de Paris.
  5. L’opinion du Conseil fut déterminée par l’avis que, « depuis le 29 juin, la croisière avait doublé le nombre de ses bâtimens. » Ce renseignement était faux. Le 29 juin, il y avait devant les pertuis le Bellérophon et les deux bricks ou corvettes le Cephalus et le Myrmidon ; le 3 juillet, il y avait devant ces mêmes pertuis le Bellérophon et la corvette la Phœbé (le Cephalus avait été envoyé devant la Teste et le Myrmidon détaché au large de Bordeaux).
    Pour conclure, il n’était point plus « impossible » de sortir de la rade de Rochefort, où l’on avait trois accès différens sur la mer et que surveillaient un vaisseau et un brick, qu’il n’était impossible de sortir de la Gironde, dont l’embouchure était gardée par deux frégates et deux petits bâtimens. Or, le capitaine Baudin allait s’offrir à sortir de la Gironde, en répondant du succès. Maitland, d’ailleurs, le commandant du Bellérophon, a reconnu plus tard qu’il n’y avait pas impossibilité à sortir de la rade de Rochefort.
  6. Lettre de Baudin à Bonnefous, en rade du Verdon, 5 juillet, quatre heures du matin. — Toute cette lettre de Baudin est simplement admirable. En voici les dernières lignes : « L’Empereur peut se fier à moi. J’ai été opposé de principes et d’action à sa tentative de remonter sur le trône, parce que je la considérais comme devant être funeste à la France, et certes les événemens n’ont que trop justifié mes prévisions. Aujourd’hui, il n’est rien que je ne sois disposé à entreprendre pour épargner à notre patrie l’humiliation de voir son souverain tomber entre les mains de notre plus implacable ennemi. Mon père est mort de joie en apprenant le retour d’Egypte du général Bonaparte. Je mourrais de douleur de voir l’Empereur quitter la France, si je pensais qu’en y restant il pût encore quelque chose pour elle. Mais il faut qu’il ne la quitte que pour aller vivre honoré dans un pays libre, et non pour mourir prisonnier de ses ennemis. »
  7. Dès l’île d’Elbe, l’Empereur avait dit au commissaire anglais Campbell que peut-être il irait finir ses jours en Angleterre, et lui avait demandé s’il ne serait pas lapidé par la populace de Londres.
    Il y a aux Archives des Affaires étrangères (vol. 1802) une lettre de Londres que peut-être Napoléon ne lut pas, mais que, peut-être aussi, il put lire, et qui était de nature à influer sur sa détermination. Cette lettre, datée du 16 juin 1815, ne porte point de signature ; elle est adressée à une dame de l’intimité de l’Empereur, et même, apparemment, de sa famille, peut-être à la princesse Hortense. En voici les passages essentiels :
    « Madame, votre silence semble assez m’indiquer que la vérité vous déplaît et que vous suspectez ma véracité. N’importe ! Je connais l’étendue de mes devoirs envers vous et votre famille. Je les remplirai. Avant-hier, j’ai appris que la réunion de personnes diverses par leur rang, mais réunies par leur grand caractère et leurs lumières, avaient été d’opinion que si l’empereur Napoléon demandait l’hospitalité en Angleterre, elle lui serait accordée ; que dès lors sa personne y serait sacrée ; que, relativement au séjour plus ou moins éloigné de la capitale, il y aurait peut-être les mêmes arrangemens que ceux pris lors du débarquement de Louis XVIII en Angleterre. Vous allez, Madame, ou, pour mieux dire, vous avez déjà taxé mes sollicitations prévoyantes de pusillanimité. Je n’en tiens pas moins à mon système. L’Angleterre est la plus puissante ennemie du présent monarque français, mais ce pays est le seul port sûr et hospitalier pour le prince malheureux. Si tout était perdu pour vous, et si vous adoptiez la résolution de paraître en Angleterre, il serait instant qu’une dépêche ou une simple lettre fût adressée d’avance, de la manière la plus secrète au principal ministre, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, à Londres, et qu’elle lui fût remise en personne, sans formes et démarches préliminaires… »
    Je répète qu’il est possible que Napoléon n’ait pas eu connaissance de cette lettre, que peut-être même la destinataire ne fait point reçue. Je trouve cependant que cette lettre a un rapport au moins singulier avec les instructions secrètes de Napoléon à Gourgaud, du 14 juillet, que je citerai plus loin.
  8. Besson, qui avait donné sa démission en 1815, entra en 1820 au service de Mehemet-Ali. Il créa la marine égyptienne et fut nommé vice-amiral avec le titre de Bey.
  9. A Saintes, on était d’opinion divisée, mais le royalisme dominait. Le matin du 3 juillet, quelques bourbonistes ardens, au nombre desquels trois ex-gardes du corps, apprirent que des personnages de marque avaient couché à Cognac, en route pour Rochefort par Saintes. Napoléon était-il parmi eux ? On ne savait. En tout cas, ils seraient de bonne prise. Les gardes du corps posteront leurs adhérens. Quand les voitures où se trouvaient Montholon, Las Cases, Résigny, Mme de Montholon arrivèrent au relais, les royalistes en armes contraignirent les voyageurs à descendre et les retinrent prisonniers dans l’auberge. Peu de temps après, Joseph, qui, lui, venait de Niort, fut également arrêté et interné. Pendant que l’on portait les passeports à la municipalité, qui, semble-t-il, était en majorité complice, on criait sous les fenêtres de l’auberge des Armes de France : « Les scélérats ! quelles figures ignobles ! ils emportent les millions de l’État ! Il faut les pendre ! » Les voyageurs étaient en danger. Mais il y avait des fédérés à Saintes. Avertis de ce qui se passait, ils s’assemblèrent à leur tour et se rendirent à la mairie. Grâce à leur intervention résolue, les passeports furent visés et les voitures purent repartir, escortées par quelques gendarmes.
  10. Muiron était le nom d’un aide de camp de Bonaparte tué à Arcole en le couvrant de son corps.
  11. Préfet de la Charente-Inférieure sous l’Empire, Richard avait été maintenu à ce poste par la première Restauration. Démissionnaire on ne sait pour quelle raison en septembre 1814, il fut nommé par l’Empereur, au retour de l’Ile d’Elbe, préfet du Calvados, puis destitué peu de jours après. Renommé par Louis XVIII, le 9 juillet 1815, préfet de la Charente-Inférieure, il démissionna en décembre, au moment où allait être rendue la loi de proscription contre les régicides, mais il fut un des rares conventionnels qui échappèrent aux effets de cette loi. Il obtint même une pension de Louis XVIII, « en récompense des nombreux services, dit un document du temps, qu’il avait rendus pendant son administration et notamment en 1815. »
  12. Plusieurs raisons font soupçonner que Fouché avait participé à cette machination : 1° Jaucourt dit que la mesure a été arrêtée par les ministres du Roi ; 2° seul, Fouché avait pu divulguer au Conseil les intentions, qu’avait exprimées Napoléon, dès le 2 juillet, de demander asile à la croisière anglaise ; 3° Fouché, le 4 juillet, avait déjà interdit toute communication de l’Empereur avec l’escadre anglaise ; 4° Fouché avait, aux premiers jours, assez d’autorité sur le Conseil pour le détourner, s’il l’avait voulu énergiquement, du projet en question, et d’autre part il tenait trop à témoigner sa gratitude à Wellington et à se faire pardonner son intrusion parmi les ministres pour combattre une mesure qui agréait à celui-là ou à ceux-ci.