La Route de Sainte-Hélène - Les derniers jours de Napoléon en France/01

La Route de Sainte-Hélène - Les derniers jours de Napoléon en France
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 721-741).
LA ROUTE DE SAINTE-HÉLÈNE
LES DERNIERS JOURS DE NAPOÉON
EN FRANCE

I
LA MALMAISON


I

Trois jours après l’abdication, le 25 juin 1815, l’Empereur se détermina à aller attendre à la Malmaison le moment de son départ pour Rochefort. Il y trouva la princesse Hortense, qui avait quitté Paris la veille afin de tout préparer dans ce château inhabité depuis la mort de Joséphine. La petite suite de Napoléon s’installa dans les chambres, trop nombreuses pour elle, du premier étage. Il y avait le Grand-Maréchal Bertrand, les généraux Gourgaud et Montholon, le chambellan de Las Cases, les officiers d’ordonnance Planât, de Résigny, Saint-Yon, les quelques fidèles qui s’étaient offerts à former dans l’exil la Maison de l’Empereur. Le service d’honneur et de sûreté était assuré par trois cents grenadiers et chasseurs du dépôt de la vieille Garde établi à Rueil et par un piquet de dragons de la Garde. Bientôt les visiteurs se succédèrent : les princes Joseph, Lucien et Jérôme, le duc de Bassano, Lavallette, le duc de Rovigo, qui avait pris la résolution de s’expatrier avec l’Empereur, le général de Pire, le général Chartran. L’Empereur était profondément triste, mais non abattu. Il exprima à chacun sa ferme résolution de partir pour Rochefort dès que l’ordre d’appareiller aurait été envoyé aux frégates qui devaient le conduire en Amérique. Avant ces visites, à son arrivée même à la Malmaison, l’Empereur avait dicté une proclamation ou plutôt un adieu à l’armée : « Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Je connais tous les corps, et aucun d’eux ne remportera un avantage signalé sur l’ennemi, que je ne rende justice au courage qu’il aura déployé. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d’apprécier nos travaux ont vu dans les marques d’attachement que vous m’avez données un zèle dont j’étais seul l’objet. Que vos succès futurs leur apprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m’obéissant... Sauvez l’honneur, l’indépendance des Français. Napoléon vous reconnaîtra aux coups que vous allez porter. » Cette proclamation, qui ne pouvait qu’enflammer les soldats contre l’envahisseur, fut envoyée à Fouché, président du Gouvernement provisoire, pour être communiquée aux troupes et imprimée dans le Moniteur. Fouché tremblait de rappeler à l’armée même le nom de Napoléon. Comme si elle l’avait oublié ! Il enfouit la pièce dans un tiroir.

Sur le soir, le général Beker arriva à la Malmaison. Il avait pour mission ostensible de veiller sur Napoléon et pour mission secrète de le surveiller. Il fut reçu dans la jolie bibliothèque, toute revêtue de hautes vitrines de cèdre, incrustées d’ornemens de bronze doré, qui servait de cabinet de travail à l’Empereur. Beker était confus et peiné de sa mission. Il ne l’avait acceptée qu’à contre-cœur, et ce n’est pas sans trouble qu’il présenta respectueusement à l’Empereur la lettre de service de Davout : « Sire, dit-il, voici un ordre qui me charge, au nom du Gouvernement provisoire, du commandement de votre Garde pour veiller à la sûreté de votre personne. » L’Empereur ne se méprit pas sur l’attention que Fouché et Davout portaient à sa sûreté. Il en eut une révolte qu’il maîtrisa vite, et dit avec hauteur : « Je regarde cet acte comme une affaire de forme, et non comme une mesure de surveillance. Il était inutile de m’y assujettir, puisque je n’ai pas l’intention d’enfreindre mes engagemens. »

Beker était ému jusqu’aux larmes. « — Sire, dit-il, c’est uniquement pour vous protéger que j’ai accepté cette mission. Si elle ne devait pas obtenir l’assentiment et l’entière approbation de Votre Majesté, je me retirerais à l’instant même. » L’émotion sincère de Beker toucha l’Empereur. Adoucissant sa voix, il lui dit avec bonté : « Rassurez-vous, général, je suis bien aise de vous voir près de moi. Si l’on m’avait laissé le choix d’un officier, je vous aurais désigné de préférence, car je connais depuis longtemps votre loyauté. » Il l’entraîna dans le parc par la porte vitrée qui y donnait directement et commença de le questionner sur l’opinion de Paris, les espérances du gouvernement, les nouvelles de l’armée, les négociations. Au cours de cet entretien qui dura deux heures, Beker dit que l’Empereur aurait mieux fait de rester à la tête de l’armée ; qu’il aurait gagné trois mois ; qu’en abdiquant conditionnellement en faveur de son fils, il aurait fort embarrassé son beau-père, l’empereur d’Autriche. L’Empereur coupa court à ces niaiseries : « Vous ne connaissez pas ces gens-là ! » Puis il exposa les raisons très légitimes de son retour à Paris. « Mais, conclut-il, il n’y a plus d’énergie. Tout est usé, démoralisé. Comment compter sur un peuple que la perte d’une seule bataille met à la discrétion de l’ennemi ? » L’Empereur ne pouvait se faire à cette idée que la Chambre l’eût renversé parce qu’il avait perdu une bataille. Plus tard, il disait encore à Gourgaud : « Si j’avais été l’homme du choix des Anglais, comme je l’étais du choix des Français, j’aurais pu perdre dix batailles de Waterloo sans perdre une seule voix dans les Chambres. »

Bien que la nuit fût venue depuis longtemps, Napoléon continuait sa promenade dans le parc, sous le ciel profond, scintillant d’étoiles. Ses paroles embrassaient le présent et l’avenir. Il semblait moins affecté de sa position que Beker ne l’était lui-même et paraissait avoir oublié son empire. Quand il parlait de lui, c’était pour causer de sa retraite projetée en Amérique, des moyens de gagner les États-Unis, des prétentions que les alliés devaient avoir sur sa personne. « Il me tarde, disait-il, de quitter la France pour échapper à cette catastrophe dont l’odieux retomberait sur la nation. » Ses derniers mots en rentrant au château furent : « Qu’on me donne les deux frégates que j’ai demandées, et je pars à l’instant pour Rochefort. Encore faut-il que je puisse me rendre convenablement à ma destination, sans tomber aux mains de mes ennemis. »

L’Empereur, inoccupé et sans espérance, passa la journée du lendemain dans la rêverie et le souvenir. La Malmaison était encore telle qu’il l’avait habitée pendant le Consulat. C’était la même distribution des appartemens, le même décor néo-grec, les mêmes meubles, les mêmes statues, les mêmes tableaux, et, dans le parc, les vastes pelouses, les corbeilles de fleurs, les arbres exotiques, les taillis de sureaux et de lilas, les futaies d’ormes, d’acacias et de hêtres, les sources nombreuses, les petites rivières, l’impression de fraîcheur et de calme. L’Empereur retrouvait les sites et les intérieurs qui lui étaient familiers, l’allée de tilleuls, l’étang aux cygnes, le temple antique, la salle du Conseil avec des trophées d’armes peints en trompe-l’œil, le salon décoré par Gérard et Girodet de scènes d’Ossian, son cabinet de travail où tout était religieusement conservé dans l’état où il l’avait laissé, cartes déployées, livres ouverts, enfin sa petite chambre attenante à celle de Joséphine. Chaque point de vue, chaque lieu, chaque objet le reportait à ces belles années du Consulat où les éclatantes faveurs de la Fortune séduite lui donnaient la croyance qu’il l’avait pour jamais asservie.

En 1815, aux mois d’avril et de mai, l’Empereur était venu plusieurs fois à la Malmaison avec la princesse Hortense. Mais il était encore dans la lutte et dans l’espérance ; les souvenirs avaient moins d’action sur son esprit. Maintenant, ils le reprenaient tout entier. Il s’absorbait dans ces douces et mélancoliques évocations, oublieux du présent, revivant le passé. Tantôt il restait silencieux, ranimant et suivant dans sa pensée des ressouvenirs lointains. Tantôt il rappelait à Hortense, à Mme Caffarelli, à Bassano, avec une certaine volubilité, des scènes et des incidens domestiques qui s’étaient passés à la Malmaison. La vue d’une allée, d’une peinture, d’un guéridon, du moindre objet lui en donnait l’occasion en ravivant sa mémoire. Il redisait des paroles de Joséphine, répétait des plaisanteries de Lannes, de Rapp, de Junot, de Bessières, contait des épisodes des fêtes de nuit et des parties de barres. Pendant une promenade dans le parc, avec Hortense, il s’arrêta devant un massif de rosiers en pleine floraison, et dit, comme se parlant à lui-même : « Cette pauvre Joséphine ! je ne puis m’accoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir une de ces fleurs qu’elle aimait tant... C’était bien la femme la plus remplie de grâce que j’aie jamais vue ! »


II

Trois fois, depuis trois jours, Napoléon avait fait la demande formelle d’aller s’embarquer à Rochefort pour les États-Unis. Aux deux premières demandes, transmises verbalement par Bertrand, le 23 et le 24 juin, au ministre de la Marine Decrès et communiquées par celui-ci à Fouché, le duc d’Otrante avait différé de répondre. Puis, le 25 juin, sans d’ailleurs donner à Decrès aucune instruction touchant l’appareillage des frégates, i) avait fait demander par le ministre des Affaires étrangères, dans une lettre officielle au duc de Wellington, des sauf-conduits pour Napoléon.

Fouché ne pouvait douter du refus de Wellington. Aussi les contemporains mêlés aux événemens, Boulay, Thibaudeau, Rovigo, Lavallette, l’ont-ils accusé d’avoir fait cette démarche uniquement pour avertir les Anglais du départ projeté de Napoléon et les mettre à même de s’y opposer en renforçant leurs croisières sur les côtes de France. Fouché ne saurait être entièrement disculpé ; mais il semble que cet avis, au moins très imprudent, sinon infâme, n’était pas le seul ni même le principal motif de la lettre à Wellington. Fouché comptait trouver dans l’attente des sauf-conduits un prétexte plausible aux retardemens qu’il présumait devoir apporter au départ de Napoléon. Il voulait, par là, couvrir ses menées aux yeux des partisans et des amis que l’Empereur avait conservés dans les Chambres et dans l’armée. Certes Fouché croyait que Wellington n’accorderait pas les sauf-conduits ; mais Napoléon et plusieurs personnes de son entourage, qui se faisaient comme lui beaucoup d’illusions sur la magnanimité britannique, n’étaient pas sans espoir. Le duc d’Otrante ne risquait donc point d’être incriminé pour une démarche qui, du sentiment même de l’Empereur et de quelques-uns des plus fidèles bonapartistes, pouvait réussir. Et si, contre toutes ses prévisions, elle réussissait en effet, il serait heureusement dégagé par les alliés eux-mêmes de la responsabilité de Napoléon, et il le proclamerait son sauveur. Chez Fouché, il y a toujours double jeu, trame superposée, lame à deux tranchans, masque de Janus bifrons.

Le général Tromelin, porteur de la lettre à Wellington, courait vers le quartier général anglais, lorsque, le 26 juin, vers neuf heures du matin, Davout remit à Fouché la dépêche où Beker renouvelait, au nom de l’Empereur, la demande des deux frégates qui se trouvaient en rade de Rochefort. Lié implicitement par les termes de la lettre à Wellington, Fouché voulait moins que jamais consentir au départ de Napoléon. Mais Davout retardait la présence de l’Empereur à la Malmaison comme un grand embarras et même comme un danger. Il appréhendait qu’il ne reprît le commandement de l’armée. Vraisemblablement, il convainquit Fouché, qui, lui aussi, savait les tentatives de plusieurs généraux pour entraîner l’Empereur à en appeler aux soldats et connaissait les sentimens persistans du peuple de Paris. Le duc d’Otrante fit donc prendre cet arrêté par la commission exécutive : « Art. 1er. Le ministre de la Marine donnera des ordres pour que les deux frégates du port de Rochefort soient armées pour le transport de Napoléon Bonaparte aux Etats-Unis. — Art. 2. Il lui sera fourni jusqu’au point de l’embarquement une escorte sous les ordres du général Beker, qui est chargé de pourvoir à se sûreté... — Art. 5. Les frégates ne quitteront point la rade avant que les sauf-conduits demandés ne soient arrivés. » Fouché trouvait dans cette mesure le double avantage d’éloigner Napoléon de Paris et de le garder prisonnier à Rochefort.

Beker, incontinent mandé à Paris, revint, à la fin de l’après midi, à la Malmaison avec l’ampliation de cet arrêté. L’Empereur éventa le piège. « — Je désire, dit-il, ne pas me rendre à Rochefort, à moins que je ne sois sûr d’en partir à l’instant même ! : C’est ce refus, pourtant très raisonné et très explicite, qui a créé la légende des « tergiversations de Bonaparte. » Napoléon ne tergiversait pas. Il avait demandé trois fois de suite à s’embarquer pour les Etats-Unis. Au lieu de cela, on l’invitait à aller attendre à Rochefort la décision des alliés sur sa personne. Prison pour prison, il préférait la Malmaison. Là, du moins, lui restait la chance de quelque revirement d’opinion, de quelque la révolution politique, de quelque tumulte militaire qui lui rendît son épée. A Rochefort, il ne pourrait, quoi qu’il advînt, profiter d’aucune circonstance. Mais la bonne foi de l’Empereur était entière. Il avait promis de quitter la France, il le voulait encore. S’il eût cherché un prétexte pour manquer à cet engagement, il l’aurait trouvé dans les conditions suspectes mises par Fouché : l’embarquement. Or, loin d’en profiter en s’enfermant obstinément dans une nouvelle résolution, il chargea le jour même Rovigo, puis Lavallette, qui étaient venus l’un et l’autre à la Malmaison de parler à Decrès et à Fouché afin d’obtenir la levée de l’article restrictif.

Lavallette trouva Decrès déjà au lit : « Je ne puis rien, lui dit le ministre. Allez voir Fouché, parlez au gouvernement. Bonsoir ! » Et il se renfonça sous ses couvertures. Lavallette tenta vainement de joindre Fouché et revint dans la nuit à la Malmaison rendre compte de sa mission avortée. Rovigo, parti une heure avant lui, avait été plus heureux. Après avoir vu Decrès, qui, tout en montrant beaucoup d’inquiétude de cet article 5, s’était déclaré impuissant à le faire rapporter, il avait couru aux Tuileries où la Commission tenait sa séance du soir. A l’issue du conseil, Rovigo arrêta Fouché au passage. Le duc d’Otrante l’écouta en feignant de ne pas bien comprendre tout ce qu’il racontait et finit par dire que, le lendemain, « il ferait résoudre cela selon le désir de l’Empereur par la Commission de gouvernement, » Carnot et Caulaincourt avaient entendu la fin de l’entretien. « On ne veut mettre nul obstacle au départ de l’Empereur, » déclara Carnot. Et il ajouta, avec une ingénuité un peu brutale, mais sans méchanceté : « Bien au contraire, on veut prendre des mesures pour ne plus le revoir. » « Qu’il parte ! qu’il parte ! s’écria Caulaincourt, il ne pourrait le faire trop tôt. » « Soit, répondit Rovigo, mais pourquoi ne satisfait-on pas à sa demande ? Ce refus n’a point de motif raisonnable et les conséquences en rejailliront sur ceux qui s’en seront rendus coupables. » Le duc de Vicence s’éloigna sans répliquer.

Très peu confiant dans la promesse de Fouché, Rovigo vint le relancer le lendemain de grand matin. Fouché l’assura qu’il allait porter la question devant la Commission et que le ministre de la Marine ne tarderait pas à recevoir l’ordre de mettre les frégates à la disposition de l’Empereur. Cette fois, le duc d’Otrante disait vrai. Il s’était résigné à laisser Napoléon quitter la France. Ce changement d’idée était-il dû à des exhortations, à des remontrances de Carnot, de Caulaincourt, de Davout ? Il pouvait aussi y avoir des motifs moins généreux et plus puissans. Peut-être, à la réflexion, Fouché jugeait-il qu’il serait dangereux de pousser à bout Napoléon. Il savait que, dans l’entourage de l’Empereur et parmi les officiers généraux présens à Paris, nombre de gens l’engageaient avec ardeur à reprendre le commandement. La veille, des ministres, des députés, des généraux, avaient été reçus par lui. « Vingt voitures, dit un rapport de police, stationnaient devant la grille de la Malmaison. » La population agissante de Paris manifestait son indignation que l’on eût relégué l’Empereur à la Malmaison comme un prisonnier. Des bandes d’ouvriers et de soldats parcouraient les rues avec des cris menaçans. Des appels à l’émeute, des écrits incendiaires étaient jetés la nuit sur le pas des portes. Enfin, la proposition de rappeler Louis XVIII, que Fouché, d’accord avec Davout, comptait, ce matin même du 27 juin, soumettre à la Commission exécutive pour être portée devant les Chambres, risquait d’exciter dans le Parlement et dans le pays une révolte contre le Gouvernement provisoire et un revirement en faveur de Napoléon. Si l’Empereur était déjà loin de Paris, sur le chemin de Rochefort, la Commission aurait le temps d’agir avant qu’il ne pût profiter de ce retour de la Fortune.

Donc, Decrès reçut ce matin-là (27 juin), vers onze heures, une lettre de Fouché l’autorisant à regarder comme nulles les dispositions restrictives de l’article 5 et l’invitant à se rendre sur-le-champ à la Malmaison pour faire part à l’Empereur de cette nouvelle décision et le presser de se mettre en route. Accouru à le Malmaison, Decrès communiqua cette lettre à l’Empereur, qui déclara qu’il était prêt à partir.

Mais deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis que Decrès avait pris congé, quand une dépêche de lui arriva à la Malmaison « En retournant à Paris, écrivait le ministre, j’ai rencontré vis-à-vis l’Elysée un courrier qui m’a remis une dépêche du duc d’Otrante, laquelle porte textuellement ce qui suit : « D’après les dépêches que nous avons reçues ce matin, l’Empereur ne peut partir de nos ports sans sauf-conduit. Il doit attendre ce sauf-conduit en rade. En conséquence, l’arrêté d’hier reste dans toute son intégrité, et la lettre que nous avons écrite ce matin pour annuler l’article 5 est nulle. Tenez-vous au texte de notre arrêt d’hier. »

Les dépêches ou plutôt la dépêche à quoi Fouché faisait allusion était celle que La Fayette et ses collègues avaient écrite à Laon la veille au soir, 26 juin, et qui, arrivée presque à l’issue de la séance extraordinaire de la Commission, venait de faire ajourner la reconnaissance du Roi, proposée par Davout. Les plénipotentiaires déclaraient en écervelés que la France serait laissé » libre pour le choix de son gouvernement et qu’ils avaient bon espoir dans les négociations. Ils ajoutaient : « Des conversations que nous avons eues avec les aides de camp de Blücher, il résulte, et nous avons le regret de le répéter, qu’une des grandes difficultés sera la personne de l’Empereur. Ils pensent que les puissances exigeront des garanties afin qu’il ne puisse reparaître jamais sur la scène du monde. Ils prétendent que leurs peuples mêmes demandent sûreté contre ses entreprises. Il est de notre devoir d’observer que nous pensons que son évasion avant l’issue des négociations serait regardée comme une mauvaise foi de notre part et pourrait compromettre essentiellement le salut de la France. »

Quand Bignon, ministre des Affaires étrangères par intérim, put achevé la lecture de la dépêche, Fouché dit sans ambages : « — Le plus pressé est d’empêcher le départ de Napoléon. » Et comme, parmi les vingt personnes présentes[1], aucune, ni Caulaincourt, ni Carnot, ni Davout, ni Cambacérès, ni Thibaudeau, ne fit aucune protestation, il griffonna sur-le-champ l’ordre à Decrès de ne point laisser les frégates quitter la rade avant l’arrivée des sauf-conduits.

Les sauf-conduits ! Si Fouché, avec une ingénuité qu’il est difficile de lui supposer, en avait fait la demande dans l’espérance de les obtenir, il était bien sûr désormais qu’ils ne seraient point accordés. Volontairement ou par ignorance, les aides de camp de Blücher avaient trompé La Fayette et ses collègues sur les desseins des Puissances à l’égard du futur gouvernement français, mais ils avaient dit vrai sur la question des garanties qu’elles comptaient prendre contre Napoléon. Les alliés voulaient en finir avec « le perturbateur du monde. » A la lettre de Bignon, portée par Tromelin au quartier général anglais, Wellington répondit : « Je n’ai aucun pouvoir de mon gouvernement pour donner une réponse quelconque à la demande de sauf-conduits pour Napoléon Bonaparte. » Castlereagh opposa un même refus, mais en termes plus inquiétans encore, dans une lettre au comte Otto. « La dépêche de lord Castlereagh, écrivait Otto, semblerait indiquer un engagement particulier pris envers les princes coalisés touchant la personne de Napoléon. »

Cet engagement n’était pas encore pris, mais déjà les ministres et les généraux de la coalition s’occupaient du sort plus ou moins rigoureux réservé à l’homme qui, si longtemps, avait ruiné leur politique, déchiré leurs traités, anéanti leurs armées, démembré leur pays. Metternich écrivait à sa fille Marie : « On a attrapé le chapeau de Napoléon. Il faut espérer que nous finirons par le prendre lui-même ! » et, quelques jours plus tard, il avisait Wellington que les trois souverains « regardaient comme condition préalable et essentielle de la paix que Bonaparte fût confié à leur garde. » Le duc de Richelieu, dont les paroles pouvaient passer pour l’écho de celles du Tsar, écrivait de Mannheim : « Nous ne nous arrêterons pas tant que Bonaparte ne sera pas prisonnier. » Wellington déclarait, d’accord avec Blücher, que l’on ne suspendrait pas les opérations, si Bonaparte n’était pas livré aux alliés. Les plus modérés pensaient à un emprisonnement à vie dans une forteresse continentale ou à une relégation perpétuelle, sous bonne garde, en quelque île très lointaine. Lord Liverpool jugeait que « ce qu’il y aurait de mieux serait de remettre Bonaparte au roi de France, qui pourrait le traiter en rebelle. Il suffirait pour cela de reconnaître son identité ! » Blücher voulait purement et simplement faire exécuter Napoléon devant les têtes de colonnes de l’armée prussienne, « pour rendre service à l’humanité[2]. » Sitôt pris, sitôt pendu. En bons piétistes, Blücher et Gneisenau se regardaient, comme « les instrumens de la Providence, qui ne leur avait accordé une pareille victoire qu’afin qu’ils exerçassent la justice éternelle[3]. »

Fouché ne pouvait connaître ces projets dans toute leur beauté. Mais, après avoir lu la lettre de La Fayette, il était bien certain du refus des sauf-conduits. Cette certitude lui imposait de précipiter le départ de l’Empereur. Il l’empêcha, et machina les choses de telle sorte que Napoléon dût rester prisonnier à la Malmaison ou se rendre à Rochefort pour y demeurer également prisonnier.

Fouché fit plus. Les nouveaux plénipotentiaires nommés sur sa désignation par la Commission exécutive partaient ce soir-là pour le quartier général de Wellington : il leur donna comme instructions secrètes de livrer Napoléon à l’Angleterre ou à l’Autriche, si cette proposition devait engager les alliés à conclure un armistice.

La présence de l’Empereur à la Malmaison continuait cependant d’inquiéter gravement le président de la Commission exécutive et le ministre de la Guerre. Ils le voulaient tenir prisonnier à l’île d’Aix plutôt que dans le voisinage de Paris. Davout envoya ce jour-là une nouvelle dépêche au général Beker pour lui enjoindre de presser l’Empereur de partir et pour lui prescrire, si cette démarche restait vaine, d’augmenter les mesures de sûreté autour de la Malmaison. « Si l’Empereur, écrivait Davout, ne prenait point une résolution, vous exerceriez la plus active surveillance, soit pour que Sa Majesté ne puisse sortir de la Malmaison, soit pour prévenir toute tentative contre sa personne. Vous feriez garder toutes les avenues qui aboutissent de tous les côtés vers la Malmaison. J’écris au premier inspecteur de gendarmerie et au commandant de la place de Paris de mettre à votre disposition la gendarmerie et les troupes que vous pourriez lui demander. Toutes ces mesures doivent être prises dans le plus grand secret possible. Je vous réitère que cet arrêté a été entièrement pris pour l’intérêt de l’Etat et la sûreté personnelle de l’Empereur. Sa prompte exécution est indispensable. Le sort futur de Sa Majesté en dépend. » — Dans cette dernière phrase, il y avait, en vérité, une ironie cruelle.


III

L’Empereur était irrévocablement résolu à rester à la Malnaison tant que les frégates n’auraient pas l’ordre d’appareiller aussitôt après son arrivée au port. « Annoncez, dit-il à Beker, que je renonce à ce voyage, parce qu’en arrivant à Rochefort, je me considérerai comme prisonnier, mon départ pour l’Amérique étant subordonné à l’arrivée de passeports qui sans doute me seront refusés... Je suis déterminé à recevoir mon arrêt ici. J’y resterai en attendant qu’il soit statué sur mon sort par Wellington, à qui le gouvernement peut annoncer ma résignation. » En vain on le pressait de partir, on lui représentait les dangers qu’allait lui faire courir l’approche de l’ennemi, il paraissait ne point s’en inquiéter. « Qu’importe ! » murmurait-il. Parfois aussi il répondait : « Qu’ai-je à craindre ? Je suis sous la sauvegarde de l’honneur français. » Mais ceux qui l’entouraient de très près sentaient bien que ces paroles étaient affectées, qu’il ne se dissimulait pas la réalité du péril. Il se trahit, en disant à la princesse Hortense : « Moi, je ne crains rien ici, mais vous, ma fille, partez, quittez-moi ! »

Dans la matinée du 28 juin, il chargea son aide de camp, le général Flahaut, de faire une dernière démarche auprès de la Commission exécutive. Introduit dans le salon des Tuileries où se tenaient les séances, Flahaut renouvela la demande que les frégates missent à la voile sans attendre les sauf-conduits et déclara, au nom de son souverain, que, si le gouvernement refusait de donner cet ordre, l’Empereur ne quitterait pas la Malmaison. Davout était présent, adossé à la cheminée. Il gardait rancune à Flahaut de l’espèce d’inquisition que, sur l’ordre de l’Empereur, ce très jeune général avait exercée au ministère de la Guerre pendant les Cent-Jours. En outre, il ne voulait plus entendre parler de Napoléon. Converti par raison ou illusion patriotique à la cause du Roi, devenu, selon l’expression trop juste d’un contemporain, « le bras de la politique dont Fouché était l’âme, » il regardait la demande si légitime de l’Empereur comme un moyen de temporisation ; il soupçonnait des calculs politiques, des espérances persistantes, des intrigues secrètes. Son irritation éclata dans une apostrophe colère. Sans laisser au président le temps de formuler une réponse qui d’ailleurs eût été négative, il dit impétueusement à Flahaut : « Général, retournez auprès de l’Empereur, et dites-lui qu’il parte ; que sa présence nous gêne ; qu’elle est un obstacle à toute espèce d’arrangement ; que le salut du pays exige son départ. Qu’il parte sur-le-champ ! Sans quoi, nous serons obligés de le faire arrêter. Je l’arrêterai moi-même. » Flahaut regarda fixement Davout, et, leurs regards de feu croisés comme des épées, il répondit d’une voix vibrante : « Monsieur le maréchal, il n’y a que celui qui donne un pareil message qui soit capable de le porter. Quant à moi, je ne m’en charge pas. et si, pour vous désobéir, il faut donner sa démission, je vous donne la mienne. »

Le soir, Flahaut rendit simplement compte à l’Empereur du mauvais résultat de sa mission. Il s’était promis, « pour ne pas ajouter à ses douleurs, » de ne rien lui dire de l’altercation avec Davout. Mais Napoléon, avec sa perspicacité ordinaire, s’aperçut qu’il lui cachait quelque chose. Il le questionna, dit qu’il lui importait de tout savoir. Flahaut, alors, se décida à lui rapporter les paroles du ministre de la Guerre. — « Eh bien ! dit l’Empereur, qu’il y vienne ! »

L’Empereur, cependant, croyait au succès de cette dernière démarche. En attendant que revînt Flahaut, il avait fait quelques préparatifs de départ. Il reçut son trésorier Peyrusse et son notaire Noël (le successeur du fameux Raguideau), pour les formalités nécessaires à la vente d’une inscription de rente 5 pour 100, nominative, représentant en capital 180 333 francs. C’était l’argent qu’il comptait emporter pour son voyage. Des sommes beaucoup plus considérables devaient être déposées chez le banquier Jacques Laffitte, qui les ferait passer en Amérique à mesure des demandes de Napoléon. L’Empereur donna à cet effet des ordres à Peyrusse, qui, le soir même, fit transporter secrètement des caves des Tuileries à la banque Laffitte trois millions en or.

Madame-mère et le cardinal Fesch quittèrent la Malmaison ce jour-là. L’Empereur fit aussi ses adieux à la comtesse Walewska, venue tout en larmes de Paris. Il y eut d’autres visiteurs : Bassano, Rovigo, Lavallette, la duchesse de Vicence, Mme Duchâtel, la comtesse Caffarelli, la comtesse Regnaud, les généraux Lallemand et La Bédoyère, Meneval, Talma, dit-on, et Corvisart, déjà venu la veille. Après le départ de Corvisart, l’Empereur remit à son fidèle Marchand un très petit flacon rempli d’une liqueur rougeâtre. « Arrange-toi, lui dit-il, pour que j’aie cela sur moi, soit à ma veste, soit à une autre partie de mes vêtemens, mais de façon que je puisse m’en saisir vite. »

Quand l’Empereur se retrouvait seul, il reprenait sa lecture d’un livre d’Alexandre de Humboldt : les Voyages aux contrées équinoxiales du Nouveau Continent. Son imagination le transportait déjà en Amérique. Il rêvait d’y suivre les traces de l’illustre savant, de s’occuper à de grands travaux scientifiques. Trois jours auparavant, il avait dit à Monge : « Le désœuvrement serait pour moi la plus cruelle des tortures. Désormais sans armée et sans empire, je ne vois que les sciences qui puissent s’imposer fortement à mon âme. Mais apprendre ce que les autres ont fait ne saurait me suffire. Je veux faire une nouvelle carrière, laisser des travaux, des découvertes dignes de moi. Il me faut un compagnon qui me mette d’abord et rapidement au courant de l’état actuel des sciences. Ensuite, nous parcourrons ensemble le Nouveau Continent, depuis le Canada jusqu’au cap Horn, et, dans cet immense voyage, nous étudierons tous les grands phénomènes de la physique du globe. « Monge aimait profondément l’Empereur. Sur le trône, à la tête des armées, il ne lui avait jamais paru si grand, si digne d’admiration, qu’en ce moment où, terrassé, écrasé, foudroyé, il se relevait pour une vie nouvelle. « Sire ! s’écria-t-il dans l’enthousiasme, votre collaborateur est tout trouvé. C’est moi qui vous accompagnerai. » Monge avait soixante-dix ans. Tout en le remerciant avec effusion. Napoléon lui rappela que ce n’était plus l’âge des voyages lointains. Le vieux savant se laissa convaincre, mais il promit et s’occupa aussitôt de trouver à l’Empereur un compagnon digne de lui. En lisant à la Malmaison le livre d’Humboldt, Napoléon continuait le rêve qu’il avait exposé aux yeux éblouis de Monge.

Par instans, cependant, le capitaine se réveillait en lui. On se battait entre Nanteuil et Gonesse. Quand le bruit du canon devenait perceptible. Napoléon s’arrêtait de lire, courait à la table où étaient déployées ses cartes de France, les méditait et piquait d’épingles à grosses têtes rouges et bleues les positions à défendre et la marche probable de l’ennemi.

Sur la fin de l’après-midi, Gabriel Delessert, adjudant-commandant de la troisième légion de la garde nationale, arriva à franc étrier. Introduit auprès de la princesse Hortense, il lui dit que les Prussiens approchaient, qu’ils étaient déjà près de Gonesse, et que l’Empereur eût à se bien garder, car l’état-major ennemi, qui le savait à la Malmaison, pourrait envoyer un parti de ce côté. Hortense communiqua aussitôt cet avis à l’Empereur. Il jeta un regard sur sa carte, et dit en riant : « — Ah ! ah ! je me suis en effet laissé tourner ! » D’après ses ordres, Gourgaud et Montholon visitèrent le parc et les abords au point de vue des positions à occuper en cas d’attaque. De petites reconnaissances, de trois dragons chacune, furent envoyées le long de la Seine, vers Epinay, Argenteuil, Bezons, Chatou et Saint-Germain. Gourgaud se montrait très agité et très inquiet. Il pensait à Charles XII à Bender. « Si je voyais l’Empereur, dit-il, au moment de tomber entre les mains des Prussiens, je lui tirerais un coup de pistolet. »

Presque en même temps, Beker reçut de Davout l’ordre pressant de brûler le pont de Chatou. Il se rendit au bord de la Seine avec Gourgaud et un détachement de la Garde. Le pont brûla toute la nuit. Davout avait aussi chargé l’officier commandant les avant-postes de Courbevoie de faire couper le pont de Bezons. Ces précautions n’étaient pas inutiles : Blücher allait envoyer au major de Colomb l’ordre de se porter à la Malmaison avec le 8e hussards et de l’infanterie pour s’emparer de Napoléon.

Fouché avait fait de la personne de l’Empereur l’objet de négociations occultes avec les puissances, et, s’il eût fallu leur livrer son ancien maître en retour de certaines conditions, il s’y fût résigné sans scrupule et sans peine. Mais il ne voulait pas que Napoléon fût inopinément pris ou tué par des coureurs prussiens dans une échauffourée. Pareil événement eût non seulement traversé ses plans, mais engagé dangereusement et sans nul avantage sa responsabilité. A retenir plus longtemps l’Empereur, le duc d’Otrante voyait encore un autre péril pour sa politique. L’arrivée simultanée de l’armée ennemie sous Paris et de l’armée française dans Paris pouvait émouvoir si impétueusement Napoléon qu’il accourût à la tête des troupes pour les mener à une suprême bataille. Les sentimens des soldats ne laissaient aucun doute sur l’accueil qui lui serait fait. Peut-être même l’armée, apprenant que l’Empereur était encore si près de Paris, le réclamerait-elle spontanément comme chef, et serait-il arraché de la Malmaison pour être ramené en tumulte dans ses rangs par les dragons d’Exelmans ou les lanciers rouges de Lefebvre-Desnoëttes. Fouché, enfin, n’ignorait pas qu’au Luxembourg comme au Palais-Bourbon, on commençait à incriminer la conduite de la Commission envers Napoléon. Dans un comité secret tenu la nuit précédente à la Chambre des pairs, plusieurs membres avaient exposé qu’en retenant l’Empereur à la Malmaison, Fouché et ses collègues semblaient vouloir le faire enlever par un parti ennemi ou le livrer aux Puissances. Deux pairs furent délégués par l’assemblée pour transmettre ses craintes et ses remontrances à la Commission et pour la presser de lever les obstacles qu’elle n’avait cessé d’apporter au départ de l’Empereur. Quelques raisons d’honneur et d’intérêt qu’eût Fouché pour prendre ce parti, il ne s’y résolut que très tard dans la soirée. A neuf heures seulement, il se décida à écrire à Decrès : « ... Les circonstances actuelles faisant craindre pour la sûreté de Napoléon, nous nous sommes déterminés à regarder comme non avenu l’article 5 de notre arrêté du 26 de ce mois. En conséquence, les frégates sont mises à la disposition de Napoléon. Rien maintenant ne met obstacle à son départ. L’intérêt de l’Etat et le sien exigent impérieusement qu’il parte aussitôt après la notification que vous allez lui faire de notre détermination. M. le comte Merlin doit se joindre à vous pour cette mission. »

On trouva Decrès au ministère de la Marine ; mais Merlin était déjà couché, et l’âge, la richesse, les honneurs avaient rendu très craintif cet ancien conventionnel. Son portier parlementa à travers les carreaux de la loge. Merlin, réveillé en sursaut, ne crut pas qu’on pût le mander à pareille heure à la Commission du gouvernement. Il soupçonna un guet-apens et fit déclarer par sa femme elle-même qu’il « n’était pas rentré et qu’elle ignorait où il était allé passer la nuit. » Pour remplacer Merlin, Fouché pensa à un autre ministre d’Etat, Boulay de la Meurthe. Boulay, moins défiant, se leva à l’instant, rejoignit Decrès et partit avec lui longtemps après minuit.

Ils arrivèrent à la Malmaison le 29 juin au point du jour. Arrêtés par les « Qui-vive ? » des sentinelles, ils se firent reconnaître de l’officier commandant le poste et furent introduits au château. On réveilla l’Empereur, qui les reçut en robe de chambre. Les deux ministres lui communiquèrent les nouvelles instructions de Fouché, en vertu desquelles les frégates étaient mises à sa libre disposition. Decrès l’engagea à partir sans délai, la cavalerie ennemie se trouvant à proximité. Boulay, très ému, insista de même sur la nécessité d’un prompt départ. L’Empereur ne fit pas d’objection ; il dit qu’il partirait dans la journée.


IV

Le matin, l’Empereur donna ses ordres pour son départ, mais sans fixer l’heure, et il envoya l’officier d’ordonnance Résigny faire une reconnaissance vers la Seine. Celui-ci, à son retour, sur les neuf heures, trouva l’Empereur en conférence avec Joseph, Bassano et Lavallette, arrivés tous trois de Paris. Le général Flahaut assistait aussi à l’entretien. L’Empereur avait commencé par annoncer son départ. « J’ai fait tout ce qu’on a voulu, dit-il. Voici les lettres du gouvernement provisoire et du ministre de la Marine. Les difficultés qu’ils m’ont faites pour me donner deux frégates armées m’ont retardé jusqu’à ce moment. C’est leur faute si je ne suis pas parti plus tôt, mais je partirai aujourd’hui. » Il demanda des nouvelles de Paris, de l’armée, de l’ennemi. Chacun dit ce qu’il avait appris dans la soirée de la veille et dans la nuit. En qualité de directeur général des postes, Lavallette avait non seulement des avis du gouvernement, mais des rapports de tous les courriers. Il était le mieux informé. Il savait que les débris de la Garde et des corps Drouet d’Erlon, Reille et Lobau étaient rentrés dans Paris avec Grouchy par Claye et le Bourget, et que Vandamme ramenait les 3e et 4e corps et le gros de la cavalerie par Meaux et Vincennes. Il connaissait l’occupation de Gonesse, de Pierrefitte, de Stains, du Bourget, par les avant-gardes de l’armée prussienne, dont les masses défilaient sur les routes de Senlis et de Soissons. Il savait enfin que, dans les combats de la veille, on n’avait pas vu un seul corps anglais. Tandis que parlait Lavallette, on entendit de grands cris sur la route. Napoléon s’informa. C’étaient des : « Vive l’Empereur ! » d’un détachement de la ligne qui allait détruire le pont du Pecq. Les soldats, sachant leur empereur à la Malmaison, le saluaient par des acclamations. Napoléon parut ému. Il réfléchit un instant, se pencha sur sa carte, changea de position les épingles qui y étaient piquées. Il releva la tête, ses yeux brillaient. « La France, dit-il, ne doit pas être soumise par une poignée de Prussiens. Je puis encore arrêter l’ennemi et donner au gouvernement le temps de négocier avec les Puissances. Après, je partirai pour les États-Unis afin d’y accomplir ma destinée. » Il remonta dans sa chambre par le petit escalier dérobé qui accède de la Bibliothèque au premier étage, redescendit presque aussitôt en uniforme, et fit appeler le général Beker.

Beker s’attendait à quelque nouvel ordre pour le départ. Il ne fut pas peu surpris de voir Napoléon avec l’habit de chasseur de la Garde, botté, éperonné, l’épée au côté et le chapeau sous le bras. Son visage rasséréné, sa voix ferme, respiraient la confiance. Il semblait rajeuni, transfiguré. Le morne captif de la Malmaison était redevenu l’Empereur. « Général, dit-il, la situation de la France, les vœux des patriotes, les cris des soldats réclament ma présence pour sauver la patrie. Je vous charge d’aller dire à la Commission de gouvernement que je demande le commandement, non comme Empereur, mais comme un général dont le nom et la réputation peuvent encore exercer une grande influence sur le sort de la nation. Je promets, foi de soldat, de citoyen et de Français, de partir pour l’Amérique, afin d’y accomplir ma destinée, le jour même où j’aurai repoussé l’ennemi. » Beker résista un moment, objecta que ce message serait mieux rempli par un aide de camp de l’Empereur. Mais il était déjà subjugué. Il avait une âme de soldat où les paroles de Napoléon avaient ranimé la fierté et fait renaître l’espérance. Il partit sur-le-champ, désirant ardemment le succès de sa mission. Comme il s’éloignait, la princesse Hortense, qui venait d’apprendre les nouveaux projets, demanda à Napoléon « si l’on serait en forces. » « Non, répondit l’Empereur, mais que ne fait-on pas avec les Français ! »

Après avoir franchi, non sans difficulté, la barricade que l’on venait d’élever au pont de Neuilly, le général Beker entra à Paris, gagna les Tuileries, et fut introduit dans le salon où la Commission tenait séance. Sa vue provoqua la surprise et le dépit ; on croyait qu’il était déjà avec Napoléon sur la route de Rochefort. Sans entrer dans des explications préalables, Beker répéta textuellement les paroles que l’Empereur l’avait chargé de transmettre. « Est-ce qu’il se moque de nous ? s’écria Fouché d’une voix colère. Et ne sait-on pas comment il tiendrait ses promesses, si ses propositions étaient acceptables ! » Puis, s’adressant directement à Beker : « Pourquoi vous êtes-vous chargé d’une pareille mission, quand vous deviez hâter son départ, dans l’intérêt de sa sûreté personnelle que nous ne pouvons plus garantir ?... Dites-moi qui était avec l’Empereur, lorsqu’il vous a donné ce message ! » Beker nomma plusieurs personnes ; entre autres, le duc de Bassano. À ce nom, Fouché l’interrompit : « Je vois d’où est parti le coup. Mais dites à l’Empereur que ses offres ne peuvent être acceptées... Tout espoir de négociation serait perdu... Il est de la plus grande urgence qu’il parte immédiatement pour Rochefort, où il sera plus en sûreté qu’ici. »

Caulaincourt, Carnot, Quinette, Grenier, assis autour de la table aux côtés du président, gardaient un silence contraint, mais glacial. La face bouleversée de Caulaincourt et de Carnot décelait le combat qui se livrait dans leur cœur. Carnot, n’y tenant plus, se leva brusquement, et marcha à grands pas au fond de la salle jusqu’au départ de Beker, mais il se tut comme les autres. Ils semblaient tous dominés par Fouché.

L’attitude défiante, presque haineuse, du duc d’Otrante, ses paroles emportées, la torpeur de ses collègues, troublèrent Beker. Il se sentit un peu embarrassé de la mission qu’il avait acceptée. Il protesta que l’engagement de l’Empereur était sincère. Fouché répliqua vivement : « Croyez-vous que nous soyons ici sur un lit de roses ? Il ne nous est pas permis de rien changer aux dispositions prises par nous. » Beker, comprenant qu’il n’y avait pas à lutter contre la volonté omnipotente de Fouché, se sentit « le cœur navré de douleur : » Il dit : « Je voudrais au moins être porteur d’un avis du gouvernement, car, si je ne retourne à la Malmaison qu’avec une réponse verbale, Sa Majesté pourra douter de mon zèle à exécuter son mandat. » Fouché traça précipitamment et remit à Beker ce billet pour le duc de Bassano : « Le Gouvernement provisoire, ne pouvant accepter les propositions que le général Beker vient de lui faire de la part de Sa Majesté, par des considérations que vous saurez apprécier vous-même, je vous prie, monsieur le duc, d’user de l’influence que vous avez constamment exercée sur son esprit pour lui conseiller de partir sans délai, attendu que les Prussiens marchent sur Versailles. »

Fouché avait parlé et écrit sans consulter ses collègues, sans même leur demander le moindre signe d’acquiescement. « Ceux-ci ne semblaient être que des témoins. » À l’étonnement profond de Beker, le duc d’Otrante résolvait seul les plus graves questions et semblait disposer de la France comme un dictateur.

Quand Beker revint à la Malmaison, il vit dans la cour un mouvement fébrile comme aux abords d’une ruche d’abeilles. Des hommes d’écurie, des ordonnances amenaient les chevaux sellés et harnachés, les officiers en grande tenue sortaient du château, y rentraient l’air affairé, inspectaient les sangles et les fers des chevaux, vérifiaient la position des chabraques, visitaient les fontes et les portemanteaux. Beker ne pressentait que trop le motif de cette agitation. Il s’enquit cependant, redoutant que Napoléon ne passât outre à la décision du gouvernement. M. de Montaran, écuyer de service, lui dit que l’Empereur allait monter à cheval pour se rendre à l’armée. « Attendez de nouveaux ordres, se hâta de dire Beker. L’Empereur pourra modifier son projet quand il aura connaissance des faits que j’ai à lui apprendre. » En même temps, pour calmer l’effervescence des jeunes officiers, il leur fit un signe de tête négatif qui les désespéra.

L’Empereur attendait dans son cabinet. Il écouta sans l’interrompre le récit de Beker, et reçut son arrêt avec le plus grand sang-froid. « Ces gens-là, dit-il, ne connaissent pas l’état des esprits. Ils se repentiront d’avoir refusé mon offre. » Il réfléchit un instant et reprit : « — Leur avez-vous rappelé mes paroles et ma promesse ? — Oui, Sire. — Bien ! alors je n’ai plus qu’à partir. Donnez les ordres. Quand ils seront exécutés, venez me prévenir[4]. »

C’était une illusion de Fouché et de ses collègues de croire qu’ils tenaient Napoléon en leur pouvoir. A la Malmaison, l’Empereur était prisonnier, mais il était prisonnier uniquement sur parole. S’il avait persisté dans sa résolution, ni les ordres de Fouché, ni l’autorité toute nominale du général Beker, n’auraient pu l’empêcher de monter à cheval pour rejoindre l’armée. « Je n’aurais qu’un signe à faire, dit-il, et la troupe qui me garde arrêterait Beker et me servirait d’escorte pour passer où je voudrais ! » Mais, durant ces quatre ou cinq heures d’attente, la volonté d’agir, qui ne l’animait plus qu’avec intermittence, s’était épuisée. Il n’eut point de révolte. Il accepta son sort, moins par nécessité ou respect de sa parole que par lassitude. Les récens événemens lui avaient donné le découragement des choses et le dégoût des hommes. « Ils ont encore peur de moi ! dit-il à Hortense. Je voulais faire un dernier effort pour le salut de la France. Ils ne l’ont point voulu. »

L’Empereur remonta dans sa chambre, déposa l’épée, revêtit un frac de couleur brune et prit un chapeau rond. Il se fit ouvrir la chambre où Joséphine était morte et y resta seul, portes closes, pendant quelques minutes. Rentré dans son cabinet, il fit ses adieux à Joseph et à Hortense ; la princesse le pria d’accepter un collier de diamans, d’une valeur de 200 000 francs, qu’elle-même avait cousu dans une ceinture. Il reçut les officiers du dépôt de la vieille Garde qui formait la petite garnison. Ils pleuraient. L’un d’eux, voulant parler au nom de ses camarades, ne trouva à balbutier que ces dix mots : « — Nous voyons bien que nous n’aurons pas le bonheur de mourir à votre service ! » L’Empereur l’embrassa.

Les apprêts du départ traînaient par la faute de Bertrand, qui, en qualité de Grand-Maréchal, avait tenu à régler lui-même les moindres détails et y perdait la tête. « Je n’ai jamais vu homme plus empêtré, » écrivait l’officier d’ordonnance Planat. Enfin, les voitures impériales se rangèrent à la file dans la cour d’honneur, devant le porche en forme de tente qui servait de premier vestibule. En même temps, une calèche jaune, sans armoiries, attelée de quatre chevaux de poste, vint stationner à la petite porte du parc sur le chemin de traverse conduisant à la Celle-Saint-Cloud. C’était la voiture destinée à l’Empereur. Par une attention conforme à ses secrets désirs, on avait voulu lui épargner l’émotion de traverser la cour où ses serviteurs attendaient pour l’acclamer. Un peu avant cinq heures, le général Beker entra chez l’Empereur et lui annonça que tout était prêt. Napoléon embrassa encore une fois Hortense, promena un dernier regard sur son cabinet plein de tant de souvenirs heureux et de tant de pensées fécondes, et, sans dire un mot, il suivit le général. Il traversa la salle du Conseil, la salle à manger, le grand vestibule, passa dans le jardin par le frêle pont-levis que flanquaient deux obélisques de marbre rouge et gagna, au sud du parc, la petite porte où stationnait la calèche. Il s’y jeta d’un brusque élan. Bertrand s’assit à son côté, Rovigo et le général Beker prirent place en face de lui. Les chevaux partirent à une vive allure, s’enfoncèrent sous bois, et rejoignirent, par la Celle-Saint-Cloud, Rocquencourt et Saint-Cyr, la grande route de Paris à Rochefort. Napoléon était perdu dans sa rêverie. Le respect de l’Empereur, la grandeur de son infortune, la tristesse de ces jours maudits, imposaient à ses compagnons le recueillement et le silence. Jusqu’à Rambouillet, où il voulut s’arrêter, pas une parole ne fut prononcée.


HENRY HOUSSAYE.

  1. La Commission de gouvernement tenait ce matin-là une séance extraordinaire où avaient été convoqués les bureaux des deux Chambres et les ministres.
  2. Blücher à sa femme, Compiègne, 27 juin (Lettres de Blücher, 154).Cf. Wellington à sir Charles Stuart, Orville, 28 juin (Wellington, Dispatches, XII, 516) « Blücher veut tuer Napoléon, mais je lui ai déclaré que je parlerai et que j’insisterai pour qu’on dispose de lui d’un commun accord. J’ai dit aussi à Blücher que comme un ami particulier, je lui conseillais de ne pas se mêler d’une affaire aussi infâme ; que, lui et moi, nous avions joué un trop noble rôle dans ces évènemens pour devenir des bourreaux, et que, si les souverains voulaient son supplice, j’étais résolu à leur faire nommer un exécuteur qui ne fût pas moi. »
    J’aime à reconnaître que Stuart, Talleyrand et Louis XVIII répugnaient au supplice de l’Empereur. Stuart écrivit de Cambrai, le 29 juin, à Wellington : « On veut ici se débarrasser de Bonaparte, mais on approuve l’avis que Votre Grâce donné au feld-maréchal Blücher. Le prince de Talleyrand m’assure que votre résolution guidera celle du Roi, si la question lui est soumise. » (Supplémentary Dispatches, X, 625).
  3. Lettre de Gneisenau, Senlis, 29 juin (citée par Pfister, Aus dem Lager den Verbündelen, 388). Dans cette lettre si curieuse, Gneisenau dit encore : « Si Wellington s’oppose au supplice de Bonaparte, il pense et agit en vrai Anglais. L’Angleterre ne doit à personne plus de reconnaissance qu’à ce scélérat, car, par les événemens qu’il a menés, la grandeur et la richesse de l’Angleterre ont été augmentées. Il en a été autrement pour nous Prussiens. Nous avons été appauvri par Napoléon. »
  4. On a dit et maintes fois répété que ce fut l’approche d’un parti prussien, signalé sur la rive droite de la Seine, vers Chatou, qui détermina l’Empereur à partir. C’est inexact. A quatre heures et demie, il n’y avait pas un seul Prussien entre la Seine et l’Oise, à l’ouest de Saint-Denis. Dans l’après-midi seulement, Bülow avait transmis au major de Colomb, au Bourget, l’ordre de Blücher lui prescrivant de se porter sur la Malmaison pour enlever l’Empereur. Colomb se rendit par Gonesse à Farges, où il réunit à ses hussards deux bataillons du 15e d’infanterie. Pensant qu’il ne pouvait réussir ce hurrah qu’en pleine nuit, il ne se pressa pas et fit un long détour pour mieux dissimuler sa marche. Il prit par Deuil, Sannois, Saint-Gratien, Sartrouville et atteignit le 30 juin, à deux heures du matin, Montesson, où il dut laisser souffler sa troupe harassée. Pendant cette halte, il apprit que le pont de Chatou était brûlé et que l’Empereur était parti la veille.