La Rose des sables/La Chasse au faucon

Piazza (p. 180-202).


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LA
CHASSE AU FAUCON

Nos hôtes sont des sages : ils n’ont point voulu que nous épuisions les jouissances du désert ; ils se sont rappelé le proverbe arabe : « Des belles choses et des amis ne goûte qu’avec mesure : ou bien tu ne sentirais plus leur saveur. » Et, après le plus somptueux banquet du monde dont les éléments nous avaient été apportés d’Alger, le matin même, par l’avion du lieutenant Poulain, ils ont fait prendre à notre caravane le chemin du retour.

Nous allons donc revoir le Mzab, Laghouat, Bou-Saada… La première et si heureuse impression qu’ils nous avaient faite ne s’en trouvera-t-elle pas un peu affaiblie ? C’est la seconde rencontre qui est toujours la plus dangereuse pour les villes comme pour les femmes…

Ghardaïa, pour sa part, l’aura fort bien supportée : nous la retrouvâmes dans la lumière et plus blanche, plus charmante que jamais. Même Beni-Yzguen sembla se défrogner pour nous accueillir au passage. Nous savions qu’en penser et que ces petites cités sœurs de l’Heptapole, en rond sur les hauts tabourets de leurs gour, sont en réalité de farouches musulmanes d’âge plus que canonique, des villes saintes, qui mieux est : il est vrai que la sainteté s’acquiert assez facilement dans ce pays-ci !

Qui écrira la véritable histoire du Mzab, de ce sépulcre blanchi du Désert ? Les femmes dans la rue n’y montrent qu’une moitié de prunelles, mais voici une équation communiquée par le P. Langlais au député Nomblot : « En Afrique (sauf chez les courtisanes, bien entendu), femme dévoilée = femme honnête ; demi-voilée = cœur tavelé ; voilée = cœur pourri. » Et il est curieux que la vieille expérience du Père rejoigne ici les juvéniles intuitions de M. de Montherlant, habile à discerner du premier coup, sous ces « magnifiques hypocrisies voilées » de l’Islam, « tous les cernes et toutes les poches de la vie secrète ». Mais le Mzab, et ses trois mille puits en forme de lyre, à l’heure de l’arrosage des jardins, n’ont pas leurs pareils au monde, et c’est un concert d’une mélancolie singulière que celui de toutes ces poulies qui mêlent leur plainte cadencée dans le soir : chaque poulie a son chant, plus aigu ou plus sourd que celui du puits voisin, et l’oreille subtile du Mzabite sait le reconnaître dans la symphonie générale.

Que le Mzab soit béni encore pour la splendeur de ses nuits ! La dernière belle nuit saharienne, c’est ici que nous l’avons goûtée. Après, ce fut la rentrée dans la brume, la pluie, la neige. Contre la jalouse offensive du Nord, le Sud n’est parvenu à établir de barrage qu’entre Bériane et Laghouat, vers la grande daïa de Tibretet aux multiples citernes. Il y a là comme une ligne de démarcation idéale qui semble correspondre au passage du régime sec de la chebka à celui, partiellement humide, des betoums ou pistachiers-térébinthes.

Nuits sahariennes si proches de l’ardente nuit tropicale ! La Croix du Sud n’a pas encore remplacé la Polaire, l’étoile Bel-Hadi des nomades, toujours à l’Est et qui donne inflexiblement la direction de la Mecque. Il s’en faut de plusieurs degrés, puisque nous ne sommes encore ici que sous le 30e parallèle, mais déjà le plan du ciel boréal marque une inclinaison très sensible. Cependant, au lieu de décroître et de pâlir, les constellations qui vont descendre sous l’horizon grandissent et s’avivent étrangement. S’il y avait une lumière platonicienne, j’imagine qu’elle devrait avoir cet éclat immatériel, à la fois chaste et brûlant. C’est cette lumière comme sublimée et si intensément pure des ciels qui faisait comprendre et presque partager à Foucauld, le soir de son premier gîte au Sahara, la croyance des Arabes en une nuit mystérieuse, Leïla-el-Kedr, « dans laquelle les anges descendent sur la terre, les eaux de la mer deviennent douces, et tout ce qu’il y a d’inanimé dans la nature s’incline pour adorer le Créateur ».

Des autres observations ou vérifications de quelque intérêt qui rachetèrent la maussaderie de ce voyage de retour, je retiendrai surtout l’étonnement que me laissa l’extrême diversité des cimetières musulmans.

D’Alger à El Goléa, tous les genres, je crois, sont représentés. Il s’en voit de fleuris et parfumés comme des jardins et dont on comprend qu’ils soient la promenade favorite des femmes et des enfants : les tourterelles y roucoulent ; des cyprès et des faux ébéniers ombragent leurs cippes en pierre blanche qui ont la taille d’un homme moyen, et, à la brune, feraient peur chez nous comme une assemblée de fantômes, mais qui, dans ce pays de la blancheur et de l’immobilité, n’éveillent que des idées riantes. Beaucoup de vivants parmi les Arabes ne sont ni moins silencieux, ni moins sobres de gestes que ces cippes, propres d’ailleurs aux cimetières des grandes villes du littoral et qu’on ne rencontre guère de l’autre côté de l’Atlas. Le cimetière de Bériane m’a paru faire exception avec ses curieuses tombes pareilles à des tables retournées, son puits et sa vaste piscine pour le lavage des morts. Mais notre car ne fit que l’effleurer et il eût fallu y jeter mieux qu’un coup d’œil.

En revanche, j’ai vu tout à loisir les cimetières d’El Goléa, qui en compte autant que de races ou de confessions rivales et jusqu’à un cimetière targui, et ceux de Ghardaïa, plus nombreux encore et signalés par leur mçolla ou tribune en plein air : au nombre de dix-neuf, selon Jean Mélia, pour le seul rite musulman, ils traduisent fort bien à leur façon l’esprit particulariste de ces Mzabites, dont les familles, avant notre arrivée, formaient autant de clans ennemis. Il est même un de ces petits cimetières, au pied du bordj, qui ne contient que deux tombes : celles des deux frères Aïssi et Aïssa, célèbres pour l’affection mutuelle qu’ils se portaient et le tour exquisement délicat que savait prendre cette affection.

Aïssi était marié, Aïssa célibataire. Et ils possédaient en commun un petit carré de terre arrosé par l’eau fraîche d’une seguia. Et, certaine nuit, le temps de la récolte venu, Aïssa, réfléchissant aux charges qui pesaient sur son frère marié, prit dans son tas et alla le porter au tas d’Aïssi. Mais Aïssi, de son côté, songeant que son frère célibataire était privé des joies de la famille et avait droit à une compensation, prit dans son tas et alla dans la même nuit le porter au tas d’Aïssa. Et, au lever du jour, les deux tas se retrouvèrent égaux.

Un arbre par aventure,

Un beau palmier, comme un panache vert, ainsi qu’il est dit dans le poème de Théophile Gautier, recommande à la piété des pèlerins la tombe de ces parfaits exemplaires de l’amour fraternel, dont pourraient s’inspirer chez nous maints chrétiens. Mais la plupart des cimetières du désert négligent ces parures végétales. Ils n’ont même pas de clôture, et l’on ne peut rien imaginer d’aussi sommaire : quelques légers renflements, des taupinières longitudinales, avec une petite pierre brute fichée au bout et coiffée d’une boîte de conserve vide ou d’un bidon rouillé. Le bidon ou la boîte remplace l’inscription absente et sert à reconnaître la fosse. Pour ne pas tenter les voleurs, sans doute, on n’emploie que les ustensiles hors d’usage. Tout est bon (j’en demande pardon à mes lectrices), jusqu’aux vieux pots de chambre en fer-blanc.

Faut-il en conclure que les Arabes n’ont pas le respect de la mort ? Il faudrait dire plutôt qu’ils n’attachent pas la même importance que nous aux signes extérieurs, sauf quand il s’agit d’une sépulture sacrée.

Encore pourrait-on citer tel cimetière de cette sorte qui donne une impression pénible d’abandon, comme celui qui entoure, à Bou-Saada, la Kouba de Sidi-Brahim, et qui, par exception, est lui-même entouré d’un mur. On y entre par une porte branlante et tout artisonnée, et l’on ne voit qu’un grand placître lépreux, sans aucune trace de tombeau, où paissaient négligemment, quand nous le visitâmes, deux ânons et un beau cheval de pur sang. En outre, trois fillettes très sages et aux robes de couleurs vives, avec de beaux colliers et ces lourds bracelets d’argent dont on charge ici le sexe féminin presque au sortir du berceau, se tenaient accroupies sur le tertre : c’étaient les filles de l’arrière-petit-fils du très vénéré marabout Sidi-Brahim, dont l’élégant mausolée en forme de rotonde occupe l’angle droit du placître et dont les héritiers mâles sont tous saints comme leur ancêtre jusqu’à la dernière génération.

Et, par parenthèse, c’est bien une des choses les plus surprenantes de l’Islam que la sainteté y soit héréditaire de père en fils (mais n’en est-il pas de même chez nous de la noblesse ?) et confère à celui qui en est investi un privilège général d’immunité. L’ingénieur Auguste Choisy, qui fut chargé pendant l’hiver de 1879 à 1880, d’étudier le tracé du futur chemin de fer transsaharien, rapporte qu’un de ses aides européens ayant tiré de sa poche un canif, objet alors inconnu au désert, et l’ayant montré à des indigènes, ceux-ci le passèrent à un jeune homme qui l’examina longuement et négligea de le rendre. Protestation de l’aide. Silence de l’inculpé.

— Mais, s’écrie l’aide, tous vous êtes témoins qu’il ne m’a pas rendu mon canif ?

— Tu fais erreur, répondit gravement un Arabe.

— Est-ce que tu l’as vu rendre ?

— Non, mais le jeune homme est marabout.

Il est marabout, autrement dit, il est saint, donc il n’est pas coupable. L’acte d’un saint n’a pas d’importance, et nous n’avons pas les yeux qu’il faut, le discernement nécessaire pour le juger. Chiper des canifs, violer, tuer, même manger du porc et boire du vin, tout est permis à un saint musulman, et le Coran n’est pas fait pour lui…

L’aga Daïlis est peut-être saint, lui aussi, car je l’ai vu de mes yeux vu, qui, en compagnie du colonel Gautsch, dégustait un bourgogne de choix à une table voisine de la nôtre et précisément dans ce Laghouat où il possède sa résidence et dont son père Djelloul ben Lakdar, le fils de l’ami de Sonis, est le chef suprême ou bachaga.

Quand Djelloul, au retour, nous offrit la diffa, ses femmes surent marier le plus habilement du monde la cuisine saharienne et le service à la française : le cheurba ou potage au piment rouge, les poulets à l’étouffée, le couscous pyramidal, le méchoui traditionnel, qui fait le plat de résistance des « banquets d’hospitalité », et, pour finir, les feuilletés au beurre, les confiseries aux aromates, les sorbets à la rose, nous furent présentés devant un assortiment de verres à boire de tous les calibres et remplis des crus les plus généreux. Maintes liqueurs suivirent. Mais lui, assis au centre de la table et présidant ces agapes sacrilèges, ne but que l’eau permise par le Prophète. La diffa terminée, il tira de sa poche une petite pipe de bruyère, qu’il bourra du pouce avec une évidente satisfaction, et, pour voir dans ce geste débonnaire une concession à nos habitudes européennes, il faudrait que le tabac eût été connu au temps de l’hégire ; mais le Coran n’y fait point la plus petite allusion. La légende dit bien que lorsque Iblis (Satan) fut chassé par Allah, il urina pour se venger à la porte du paradis, et que de cette urine une plante naquit qui est le tabac : la légende n’est qu’une légende, et tout l’Islam, moins les puritains du Mzab, fume la cigarette, le narguilé ou la pipe en bois, comme Djelloul. Ce haut seigneur de l’Atlas, grand cordon de la Légion d’honneur par la grâce de la République et hadji par ses propres soins, est si bien demeuré l’homme de la tradition, qu’il ne tolère pas que son fils Daïlis, bien qu’aga et destiné à le remplacer comme bachaga, s’assoie à la même table que lui. Ainsi le veut la loi du Prophète. Elle n’a pas de plus strict observateur que Djelloul, — « l’impassible, sérieux et pensif Djelloul, pareil à une idole du Désert », écrivait le Dr. Bloch dans le Berliner Tagblatt. Et, au fond, peut-être Daïlis, comme tous les dauphins, n’attend-t-il pour faire comme son père que de lui avoir succédé.

Jusque-là il file doux ; il n’est « le Parisien », le musulman libéré, le prince Citron de l’Islam, qu’aux Folies-Bergère et à Trouville, loin des regards paternels. Devant eux il redevient le fils déférent, humble et soumis jusqu’à la servilité, qu’il se montra au cours de cette mémorable chasse au faucon dont le régal avait été promis aux deux échelons de la caravane, mais qui, en raison de l’inclémence du temps, ne put être donné qu’au premier.

Daïlis avait précédé Djelloul à Laghouat pour alerter les cavaliers Larbaa chargés de faire l’office de rabatteurs et spécialement la fauconnerie du bachaga laquelle ne comprend pas moins d’une douzaine d’hommes. Vous vous rappelez la Chasse au faucon de Fromentin, qui est au Musée du Louvre et qui passa longtemps pour son chef-d’œuvre ? L’impression en est toute romantique : le décor convulsé, les chevaux qui piaffent, les cavaliers le poing sur la hanche, l’esclave noir agenouillé qui chaperonne les rapaces, — tout y sent la composition, l’arrangement en vue d’un effet déterminé et conforme à l’esthétique de l’époque. Où Fromentin, si classique quand il écrit, si ennemi de l’emphase, s’était-il documenté pour cette toile-là ? Sûrement pas à Djelfa, au hordj de Si-Cheriff, où pourtant la chance le favorisa en lui permettant d’assister à l’entrée en chasse d’un des frères du khalife, le jeune Bel-Kassem, escorté de ses lévriers sloughi, avec ses fauconniers en habits de fête, ses pages étranges, et portant lui-même un faucon agrafé sur son gantelet de cuir. Rien de commun dans les deux scènes, sauf leur sujet. L’une est traitée suivant les procédés de l’orientalisme le plus superficiel ; l’autre est une scène de ce moyen âge qui s’est perpétué presque sans changement jusqu’à nous dans les pays musulmans.

Le spectacle organisé par Daïlis et son père offrait beaucoup plus d’analogie avec cette seconde scène qu’avec la première. Tous les assistants sont unanimes à vanter l’aisance aristocratique, la grâce majestueuse avec laquelle le bachaga, qui n’est plus un jeune homme, descendit de son car et sauta en selle sur le magnifique pur sang qu’on lui avait avancé. Et c’est Daïlis, courbé en deux, qui tenait l’étrier. Devant la ligne des rabatteurs à cheval massés à une centaine de mètres et vêtus de burnous bruns, l’équipe des fauconniers en burnous blancs attendait. Convenons-en pour disculper un peu Fromentin : au repos, la silhouette du fauconnier arabe d’aujourd’hui est assez disgracieuse : on dirait d’un gros sac monté sur étriers et qui sert de perchoir à deux, quelquefois même, comme dans le pastel de Doigneau, à trois rapaces chaperonnés de cuir rouge : l’un, porté sur le poing gauche ; l’autre, accroché à l’épaule droite, et le troisième, comme un cimier mobile, planté sur le capuchon du burnous. Mais que la ligne des rabatteurs s’ébranle et que vienne l’ordre de foncer, tout change ; le sac se déploie au vent et devient une envolée de grandes ailes blanches, l’homme lui-même une manière de grand archange exterminateur. Le champ ouvert à cette espèce de fantasia cynégétique est immense, plat et nu, sans une bosse, sans un arbre, jusqu’aux limites de l’horizon : c’est au sud de Laghouat, entre le bordj de Bou-Trekfine et le bordj de Nili, que s’étend ce plateau désertique d’une cinquantaine de kilomètres, moucheté seulement par places de touffes de drimm et d’alfa dont les lièvres isabelle font volontiers leur gîte. Les rabatteurs en eurent promptement débusqué un dans la direction duquel, comme la balle d’une fronde, le fauconnier de tête lança le faucon agrafé à son poing gauche et préalablement déchaperonné. Je pense que, pour cette sorte de chasse, on doit se servir d’oiseaux de bas vol qui n’ont pas besoin de monter en flèche jusqu’aux nuages. Encore faut-il qu’ils prennent une certaine hauteur pour tomber d’aplomb sur le lièvre et le clouer au sol : l’attaque ne réussit que foudroyante. Mais le coup d’œil de ces spadassins de l’espace est si sûr, qu’elle réussit presque toujours : et c’est alors, et presque tout de suite à peine la proie repérée, la péripétie finale, attendue et proprement atroce où les terribles serres démesurées du rapace transpercent « comme autant d’épées » le râble de la victime écrasée contre terre, tandis que « le bec en yatagan » ouvre et fouille son crâne… Charles Géniaux a décrit une scène analogue dans son roman Les Faucons, qui se passe en Languedoc et de nos jours, sans que je puisse assurer qu’en effet la tradition du royal déduit cher à Gaston Phœbus s’y soit conservée. Mais, en 1885 encore, avec trois faucons mâles de Barbarie, Ned, Caïd, Nili, et un autour femelle du nom de Rita, tous quatre offerts par Lakdar, père de Djelloul, deux gentilhommes normands, Émile et Georges d’Oissel, volaient sur les bords de la Seine le lièvre et le canard sauvage…