La Robe d’écailles roses (1935)/Le Roman d’une jeune fille


LE ROMAN D’UNE JEUNE FILLE

I

GILBERTE

Ces dames veulent-elles prendre la peine de donner leur nom ? demanda le garçon d’hôtel en présentant une feuille de papier qui portait comme en-tête :

Villa-pension des Deux Mondes, à Dieppe.

« Écris donc, Gilberte, je suis si lasse, » dit la plus âgée des deux voyageuses.

Gilberte prit la plume et inscrivit : « Mme Armand et sa fille, venant de Londres, allant…

« Mais, au fait, où allons-nous, mère ?

— Je ne le sais pas encore.

— Oh ! cela n’a pas d’importance, » dit le garçon.

Il prit la feuille et sortit.

« Oui, monsieur le domestique, s’écria la jeune fille en riant, Mme Armand et sa fille, arrivant d’Angleterre, et d’Allemagne, et de Russie, et venant en France, et bien contentes d’y venir, Mlle Armand surtout, qui ne connaît pas son pays.

— Y trouveras-tu le bonheur ? murmura tristement la mère, en attirant sa fille contre elle. Il n’en est plus pour moi, depuis que ton pauvre père n’est plus ; mais, toi, ma douce Gilberte, toi si bonne et si affectueuse, qu’est-ce que l’avenir te réserve ?

— Mais des joies, mère chérie, rien que de grandes joies, puisque tu seras là. »

Elles se tinrent longtemps embrassées, puis Mme Armand reprit :

« Écoute, Gilberte, la traversée de cette nuit m’a beaucoup éprouvée, j’ai besoin de repos. Va t’asseoir sur la terrasse de l’hôtel, tu reviendras dans une heure, nous déferons nos malles, et nous irons jusqu’à la poste.

— Tu attends une lettre ?

— Oui.

— De qui ?

— Comme tu es curieuse !

— Oh ! maman, que de fois tu m’as dit cela ! Mais en es-tu bien sûre ? Ne penses-tu pas plutôt que c’est toi qui es un peu… Comment dirais-je… un peu mystérieuse ? tu ne réponds jamais à mes questions, si simples qu’elles soient.

— J’y répondrai un jour, mon enfant, mais le plus tard possible… le plus tard possible. »

Gilberte vit sur le visage de sa mère une telle expression d’angoisse qu’elle se tut et lui baisa la main avec tendresse. Mme Armand reprit :

« Oui, tu as raison. C’est moi qui suis un peu mystérieuse, beaucoup même, mais crois bien que c’est un supplice que d’y être obligée. Ah ! si tu savais ! Pourtant cette fois-ci, je veux te répondre : la lettre que j’attends est de ta nourrice.

— De ma nourrice ? j’ai donc été élevée en France ? mais où ? »

La mère garda le silence. Gilberte attendit quelques instants, puis mit son chapeau et son vêtement, et dit :

« Repose-toi ; il est de fait que tu as ta pauvre figure des mauvais jours. Allons, je te laisse.

— Tu ne sors pas, surtout ?

— Sortir ! moi qui n’ai jamais quitté tes jupes ! Mais j’aurais peur dans la rue, toute seule. À tout à l’heure, mère chérie. »

Elle ouvrit la porte et descendit. Au-dessus des salons qui occupaient, sur la droite du jardin, une aile composée d’un seul étage, il y avait une terrasse où des tentes et des fauteuils étaient disposés. Elle s’y installa. Il faisait un temps doux et tiède d’octobre. La vaste plage déserte était claire de soleil. La mer, très calme, s’ourlait d’une petite frange d’écume.

Une heure passa.

« Je rentrerai, se dit-elle, quand cette petite barque disparaîtra derrière la jetée. »

La barque ayant disparu, elle se leva. En montant l’escalier, elle eut cette pensée puérile, — comme elle devait s’en souvenir, ainsi que de tous petits détails de cette minute effrayante !

« Si mère dort encore, je lui soufflerai sur le front pour l’éveiller. »

À la porte, elle écouta. Aucun bruit. Elle pouffa de rire à l’idée de la gaminerie qu’elle avait projetée. Puis lentement, avec précaution, elle ouvrit la porte. Mme Armand s’était étendue sur son lit. Gilberte s’approcha d’elle, Par quelle raison obscure ne songea-t-elle plus à sa plaisanterie ? Elle l’embrassa simplement, au front.

Un cri lui échappa. Épouvantée, elle s’abattit sur sa mère, lui prit les mains, l’entoura désespérément de ses deux bras, et tomba inanimée près du lit.

Mme Armand était morte.

Une chambre où elle sanglote pendant des heures, sans penser à rien, prostrée sur une petite chaise, ou à genoux devant un lit fermé de rideaux blancs, des gens qui vont et viennent, un médecin qui constate la mort — rupture d’anévrisme, sans doute — la dame de l’hôtel qui cherche à la consoler, un commissaire de police qui lui pose des questions auxquelles il lui est impossible de répondre et qui l’oblige à chercher dans les malles de sa mère des papiers qu’on ne trouve pas… Voilà tous les souvenirs que Gilberte a gardés de ces deux jours horribles.

Puis ce sont des chants d’église, une longue route parmi des arbres que le vent effeuille, puis des tombes, des croix, et l’adieu définitif et irrévocable à celle qui fut jusqu’ici toute sa vie, toute son âme, toute sa clarté…

Oh ! la première nuit de solitude, et ces premiers repas sans personne en face d’elle, et ces premières journées interminables où elle ne cesse de pleurer, de ces grosses larmes qui montent du plus profond de notre cœur comme d’une source de chagrin que rien ne peut tarir ! Elle est seule maintenant et ne connaît personne. Que va-t-elle faire ? Où aller ? À qui s’adresser ?

« Le plus urgent, lui répète la dame de l’hôtel qui vient parfois la voir dans sa chambre, c’est de vous entendre avec un notaire. Le mien vous attend. Je lui ai parlé, et il paraît qu’il y a des dispositions à prendre. Rappelez-vous ce qu’a dit le commissaire, rapport aux papiers… »

Gilberte ne se rappelle rien, n’ayant rien écouté. Pourtant, l’obsession de ce conseil, donné chaque jour et avec tant de conviction, finit par la persuader, et un matin, elle fait prier Me Dufornéril de bien vouloir passer à l’hôtel.

Me Dufornéril avait une de ces figures calmes et bonasses dont la vue vous cause dès l’abord une sorte d’apaisement. Il avait toujours l’air d’attacher tant d’importance aux affaires dont il s’occupait, qu’il eût été impossible de n’y point prendre, soi-même, au moins quelque intérêt. Gilberte dut, en conséquence, réfléchir, rassembler ses souvenirs, s’interroger, répondre enfin.

« De ce que je sais, mademoiselle, il résulte que l’on n’a trouvé aucune pièce permettant de constater l’identité de madame votre mère et la vôtre. Le commissaire m’a cependant parlé d’une enveloppe contenant des titres et qu’il vous a recommandé de serrer soigneusement. Elle est toujours en votre possession ?

— Je ne sais pas… mère ne m’a jamais dit… Est-ce cela ? » demanda-t-elle,

Le notaire prit sur la cheminée deux grosses serviettes de cuir et les ouvrit. Il fut stupéfait.

« Et voilà ce que vous laissez traîner ?… des titres au porteur ? »

Gilberte rougit, pressentant quelque faute énorme. Il compta les feuilles, fit des calculs, et lui dit :

« Vous êtes très riche, mademoiselle.

— Ah ! fit-elle distraitement… en effet… mère m’a raconté. »

Après un silence où il l’observa avec une surprise croissante, il reprit :

« Et les papiers de votre mère, de votre père, vous les avez ?

— Quels papiers ?

— Mais leurs actes de naissance, le vôtre, l’acte de leur mariage, bref tout ce qui composait leur état civil et qui constitue le vôtre ?

— Je ne les ai pas.

— Mais ils sont quelque part… Vous avez bien une indication à me donner à ce propos ?

— Non… Ah ! cependant il me semble que l’on a causé devant moi, une fois, de papiers perdus… ou plutôt brûlés dans un incendie… ou bien… enfin je ne suis pas très sûre…

— Voyons, voyons, s’écria Me Dufornéril, nous nous égarons, il vaut mieux reprendre les choses du début. Où êtes-vous née ?

— Je ne sais pas.

— Comment, vous ne savez pas ?

— Non, mère n’a jamais voulu préciser.

— Mais elle ? Mais votre père ?

— Je ne sais pas non plus. »

Le notaire leva les yeux. Se moquait-elle ? Il vit son triste visage, son regard candide, réfléchit et continua :

« Vous venez de Londres ?

— Oui.

— Vous aviez des amis, là-bas, des connaissances ?

— Non, nous vivions seules.

— N’importe, avec l’adresse de la maison où vous habitiez, il serait facile de retrouver les traces de Mme Armand.

— Mère ne s’appelait pas Mme Armand à Londres, elle s’appelait Aubert.

— Mais Armand est votre nom véritable ?

— Je ne crois pas. À Liverpool où nous sommes restés trois ans, et où père est mort, l’an dernier, après avoir gagné tant d’argent, nous nous appelions Kellner. Auparavant, à Berlin, c’était Dumas… et puis à Moscou…

— Vous ne connaissez pas les raisons pour lesquelles vos parents changeaient ainsi de nom ?

— Je ne les connais pas.

— Vous ne voyez rien dans le caractère de vos parents qui puisse nous renseigner ?

— Rien.

— Ils s’accordaient ?

— Oh ! oui, ils s’aimaient tant ! et mère était si heureuse ! »

Si heureuse ! Avec quelle certitude elle affirmait cela ! Heureuse, oui, auprès de son mari, sous ses yeux, la main dans sa main. Mais pourquoi la surprenait-on si souvent en larmes ? pourquoi ces heures de tristesse morne, d’abattement inexplicable ? Pourquoi un jour avait-elle attiré sa fille contre elle en balbutiant : « Ah ! mon enfant, mon enfant, ne fais jamais rien que tu doives cacher, c’est trop douloureux ? »

Gilberte fut sur le point de parler. Un sentiment confus l’en empêcha.

D’ailleurs, Me Dufornéril, qui venait d’inscrire quelques notes sur son portefeuille, reprenait :

« Donnez-moi toutes les indications qui peuvent nous aider, mademoiselle, les moindres détails ont leur importance. »

Elle dit les villes où ils avaient vécu, Vienne, Trieste, Milan, souvenirs de vie solitaire, aisée dans les derniers temps, mais si âpre et si difficile d’abord… et puis, dans le lointain, Barcelone où ils avaient été très malheureux, et puis c’étaient des souvenirs, de plus en plus vagues, de misère, de faim, de froid…

« Nous trouverons, mademoiselle, s’écria le notaire. Certes, la tâche sera difficile, nous nous heurtons à un concours de circonstances anormales, qui, je l’avoue, me déconcertent un peu. Mais enfin, il est impossible que nous ne trouvions pas. Il faut que vous sachiez qui vous êtes et quel nom vous portez. Voulez-vous vous confier à moi ?

— Oui.

— Eh bien, tout d’abord, vous laisserez entre mes mains, contre reçu, ce paquet de titres. J’en détacherai moi-même les coupons et vous en ferai passer le montant au fur et à mesure de vos besoins. Où vous rendiez-vous avec votre mère ?

— Elle attendait une lettre.

— Une lettre ? Voilà un renseignement.

— Mais une lettre adressée poste restante, et à quel nom ? à quelles initiales ?

— En effet… Alors votre intention ?

— Mon intention est d’aller au hasard. J’ai entendu quelquefois mère parler de Chartres, de Saumur, de Domfront. Je choisirai l’une de ces villes, la plus calme… n’importe où… pourvu que je puisse pleurer à mon aise.

— Pauvre enfant, » murmura Me Dufornéril.



II

LA RECLUSE


« De la forteresse construite en 1011, par Guillaume de Bellême sur la cime du rocher de Domfront, à près de cent mètres au-dessus de la petite rivière de la Varenne, il ne subsiste plus que deux grands pans de mur pittoresquement flanqués de contreforts et percés de larges arcades, restes du donjon. Autour se voient quelques traces de remparts, des vestiges de souterrains, le tout disposé en square et parfaitement entretenu. »

Ainsi s’expriment les guides. Pourquoi ne font-ils pas mention du manoir bâti au xviie siècle par Pierre de Donnadieu, gouverneur de l’Anjou, sur l’emplacement même et avec les matériaux des communs de la vieille forteresse ? Il est charmant et intact, ce Logis, comme on appelle en Basse-Normandie ces sortes de demeures. Quatre tourelles l’encadrent, minces et fluettes. Un toit énorme paré de deux cheminées monumentales semble le coiffer d’un bonnet d’âne, trop vaste pour son petit front de granit ridé de deux rangées de briques. On entre par le square, mais la façade principale domine l’abîme, et, sur la pente abrupte, un jardin dégringole jusqu’à la rivière qui suit le joli val des Rochers.

Quatorze ans auparavant, M.  et Mme de la Vaudraye, une des principales familles de l’endroit, s’étaient ruinés dans des spéculations malheureuses. M. de la Vaudraye mourut de chagrin et de honte. Sa femme, pour subvenir à l’éducation d’un fils, âgé de dix ans, mit en location le manoir qu’elle avait apporté en dot à son mari, et qui, depuis près de deux siècles, appartenait à sa famille. Loué d’abord par un officier de la garnison, il se trouvait libre actuellement.

C’est là que Gilberte vint se réfugier comme une pauvre bête blessée. Domfront lui avait plu par son air de petite ville endormie et par cet aspect de cité vaincue, lasse d’un passé valeureux, qui donne à ce sommeil quelque chose de légitime et de respectable. Se promenant dans les ruines, elle vit, au seuil du Logis, l’écriteau « À louer ». Elle fit demander la propriétaire.

Grande, maigre, de regard un peu dur, madame de la Vaudraye s’exprimait en phrases prétentieuses dont sa bouche moulait toutes les syllabes avec soin, une à une, comme des choses de prix que l’on doit porter à leur plus haut degré de perfection.

« Vous n’êtes pas sans être frappée, madame, votre attitude m’en est un sûr garant, du parfait état où se trouve ma propriété, dit-elle à Gilberte. Boiseries, glaces, rideaux, meubles, tout semble dater d’hier. Et pourtant ! Demeure historique s’il en fût, le Logis… »

Gilberte n’écoutait plus. « Madame » lui avait-on dit. Il était donc naturel qu’on l’appelât ainsi ? Elle pouvait donc passer pour mariée, malgré son âge ? Cela l’étonnait. Mais aussi, pensa-t-elle, peut-on supposer qu’une jeune fille se présente seule pour louer et habiter seule ce manoir ?

Elle se souvint d’un conseil du notaire. « Si vous tenez à être tranquille, pas un mot du passé avant que nous n’ayons fait pleine lumière. »

Soit, mais combien il lui serait plus facile de voiler ce passé sous le nom de « madame » ! Et comme elle serait mieux protégée par cette désignation ! Demoiselle et vivant à l’écart, elle devenait l’objet de toutes les curiosités, la proie de tous les racontars. Dame, elle était dans une situation normale, son existence solitaire ne surprendrait personne, elle pourrait fuir les importuns, aller et venir à sa guise, s’enfermer et pleurer sans qu’on épiât le secret de ses larmes.

« À quel nom mettrai-je le bail ? demanda madame de la Vaudraye, quand tout fut conclu — et conclu au plus grand profit de la propriétaire qui majora son prix de moitié.

— Mais à mon nom, Mme Armand », répondit Gilberte, sans prévoir aucune des conséquences où l’entraînerait cette décision.

Mme de la Vaudraye hésita.

« Cependant… il nous faudra peut-être… la signature. de monsieur votre mari…

— Je suis veuve.

— Ah ! pardon, j’aurais dû me douter en effet… votre deuil… »

Le soir même, Mme Armand s’installait au Logis.

Elle avait arrêté comme domestique, sur la recommandation expresse de Mme de la Vaudraye, la femme du gardien des ruines, Adèle, grosse commère moustachue, à l’œil sournois et aux manières brusques. Bouquetot, son mari, coucherait au manoir, et leur fils Antoine, qui arrivait du régiment, ferait le gros ouvrage et s’occuperait du jardin.

Et la vie commença, la dure, la cruelle, la désespérante vie de ceux qui n’ont personne à aimer et que n’aime personne au monde.

De consolations pour Gilberte, après la mort de sa mère, il n’en était point. Ce qui la sauva, ce fut la nécessité d’agir, et d’agir continuellement, de prendre des déterminations, de commander, de vouloir enfin.

Elle dut secouer les mauvais plis d’une nature portée au rêve et à la nonchalance, et rompre avec des habitudes de passivité que son genre d’existence avait favorisées jusqu’ici

Tout alla si mal au manoir avant qu’elle ne comprit sa tâche, il y eut de telles irrégularités dans le service, tant de désordre et de tumulte, qu’il lui fallut bien s’occuper de ces détails d’intérieur.

Quel fut son embarras à la première réprimande qu’elle dut faire !

« Adèle, je vous serais très obligée d’être exacte pour le déjeuner. »

Et elle ajouta aussitôt :

« Toutes les fois évidemment que cela vous sera possible. »

La fatalité voulut sans doute, trois jours de suite, que cela ne fût point possible, et Gilberte dut se résoudre à sévir. Le quatrième jour, elle descendit dans la cuisine, très vite, pour ne pas perdre son indignation en route.

« Comment, Adèle, il est une heure, et…

— Eh bien, quoi ! » interrompit la grosse femme.

Gilberte s’arrêta court, hésita, rougit et balbutia :

« Je serais si désireuse de déjeuner exactement ! »

Désormais, les repas furent servis à l’heure précise.

Cette victoire lui donna de l’assurance. Elle se fit apporter chaque jour le livre de comptes, son examen se bornant d’ailleurs à constater le prix des choses et à vérifier les additions.

Mais avec sa nature affectueuse et ses besoins d’expansion, était-il admissible que Gilberte vécût absolument à l’écart de ses semblables, comme elle l’avait rêvé ? Certes, elle ne consentait à aucune relation, et sa sauvagerie était telle que, après trois mois de séjour, elle n’avait pas encore mis le pied dans les rues de Domfront. Mais les pauvres, les misérables, les abandonnés, les disgraciés, n’est-ce point là les amis naturels de ceux qu’a frappés le destin, et son cœur pouvait-il se défendre de ces amitiés d’infortune ?

Entre Gilberte et le premier mendiant qui franchit le seuil du Logis, il y eut autre chose qu’une aumône et qu’un remerciement. Il y eut de la joie de donner d’une part, et, de l’autre, de la reconnaissance pour le sourire et la bonne grâce de celle qui donnait. Et comment en eût-il été autrement ?

Si même Gilberte n’avait pas eu ces jolis cheveux blonds qui voltigeaient autour de son visage comme de petites flammes légères, ni ces lèvres tendres, ni ces Joues roses qui donnaient à son visage la fraicheur d’une fleur, elle eût été encore adorablement belle par ses yeux bleus, toujours un peu humides, comme si des larmes s’y jouaient, et toujours souriants même aux heures de tristesse les plus lourdes. Il se dégageait de son regard, et de toute sa figure d’ailleurs, et de toute sa personne élégante et harmonieuse, une impression de pureté si touchante que les plus indifférents s’en trouvaient enveloppés comme d’une brise qui vous caresse et qui vous attendrit.

Son charme était fait de bonté, de simplicité, d’innocence surtout, de cette innocence qui s’ignore elle-même, qui ne sait rien de la vie, qui ne soupçonne jamais le mal, et qui ne voit ni les pièges qu’on lui dresse, ni les hypocrisies dont on l’entoure, ni l’envie qu’elle inspire.

« La Bonne Demoiselle » tel fut le nom sous lequel les pauvres gens la désignèrent, rectifiant ainsi, par une divination de l’instinct populaire, l’appellation que les circonstances l’avaient contrainte à adopter.

Et dans toutes les mansardes de Domfront, dans toutes les chaumières des environs, on s’entretenait de la Bonne Demoiselle du Logis, de la Bonne Demoiselle en deuil qui pleurait son mari et qui souriait aux pauvres gens.

Son doux sourire, il fit bien des miracles dans ce petit monde, il dissipa bien des haines, étouffa bien des révoltes, guérit bien des plaies. On la consultait, elle l’ignorante, et, ce qui plus est, on suivait ses conseils.

Une mère vint un jour, son enfant dans les bras. Elle expliqua le drame de sa vie, parla de fuite, d’abandon… Gilberte ne comprit rien à son histoire. Pourtant, au bout d’une heure, la mère partit consolée.

Il vint des jeunes filles qui lui demandaient son avis sur leur mariage, des femmes qui lui exposaient les querelles de leur ménage, d’autres qui lui racontaient des choses absolument obscures. Et tous ces problèmes, tous ces cas de conscience, Mme Armand, la Bonne Demoiselle, les résolvait avec son innocence d’enfant qui ne sait rien et qui en sait plus que ceux qui savent tout.

Un soir, Adèle lui présentait son livre. Elle fit gravement les additions et signa.

« Mais, madame ne regarde même pas ce que j’ai acheté et combien je l’ai payé. »

Gilberte rougit.

« C’est que… voyez-vous… je ne suis pas très renseignée… alors je m’en rapporte… et puis je n’ai aucune raison pour vous soupçonner… »

De quel ton prononça-t-elle ces mots ? Qu’y eut-il de spécial dans son air ? De quel trouble inexplicable fut envahie la vieille femme, et pourquoi se jeta-t-elle aux pieds de sa maîtresse en s’écriant :

« Mais c’est une honte de tromper une personne comme madame ! mais il ne faut pas que j’aie du cœur, ni mon sacripant de Bouquetot non plus… Vous êtes donc une enfant du bon Dieu que vous ne voyez pas qu’on vous vole comme dans un bois, l’épicier, le boulanger, le boucher, et puis moi la première ? Mais lisez donc un peu mon livre, une botte de carottes, cinq francs… un malheureux poulet, quarante francs… »

Elle vida son porte-monnaie sur la table.

« Tenez, cent écus de rabiot, rien que pour ce mois-ci !… mais je ne pouvais plus depuis quelque temps, Ça me crevait le cœur de vous voir comme ça, si confiante.

— Ma pauvre Adèle, murmura Gilberte tout émue.

— Et puis… et puis… reprit la femme à voix basse et en courbant la tête, j’ai une autre confession à vous faire… Mais je n’ose pas… c’est si malpropre… Écoutez… Mme de la Vaudraye… eh bien, elle m’a placée ici pour tout lui dire sur vous… ce que vous faisiez… si vous receviez des lettres… si vous parliez à des messieurs… Et le matin, en allant à mon marché, je passais chez elle… et je disais ce que je voyais… oh ! rien de mal, puisque vous êtes une vraie sainte… n’importe… pardonnez-moi. »

La confusion de la vieille bonne était touchante. Gilbertie la releva gentiment et lui dit :

« Allons, qu’il n’en soit plus question, mais quelles sont les raisons pour lesquelles Mme de la Vaudraye s’occupe de moi et de ce qui se passe ici ?

— Est-ce qu’on sait ? Il faut qu’elle mette son nez partout, celle-là, et qu’elle dirige tout à Domfront, et que tout le monde lui obéisse. Et puis, vous ne savez pas, ce qu’on jase sur vous, ici ! Ah ! les potins, Ça ne manque pas.

— Sur moi ?

— Oui, on voudrait connaître d’où vous venez, ce que M. Armand faisait, un tas de choses, quoi ! Alors Mme de la Vaudraye pérore dans son salon. Pensez donc ! Vous êtes sa locataire, il n’y a qu’elle qui vous a causé… Et puis, une chose encore que j’ai devinée…

— Quoi, Adèle ?

__ Eh bien, vous êtes riche, vous êtes veuve, pour sûr, elle vous a guignée comme bru… Ça, je le parierais… Ah ! elle ne perd pas la tête. Une belle dame comme vous pour son gueux de fils, un sans-le-sou, un propre à rien qui ne sait pas quoi faire de ses dix doigts… »

Gilberte l’écoutait, confondue. Il n’est donc pas possible de rester cachée, inconnue ? Il y a donc des gens qui surveillent les autres, qui tâchent de pénétrer le mystère de leur vie et qui forment contre eux de véritables complots ?

Mais Adèle lui dit d’une grosse voix affectueuse :

« Vous tourmentez pas, ma bonne demoiselle, je suis là, moi, et je vous défendrai et je défendrai votre argent. Ah ! l’épicier et le boulanger et les autres, ils n’ont qu’à bien se tenir… Laissez-moi faire… vous ne dépenserez plus lourd, maintenant. Et puis Bouquetot aussi est là, et mon fils Antoine, de braves gars… qui vous ont aimée tout de suite… parce que… parce que… il y a quelque chose en vous de particulier… quelque chose qui fait qu’on vous aime… malgré soi… à plein cœur… »


III

L’INCONNU


Tous les jours, quand sa tâche était finie, Gilberte se promenait dans son jardin. C’était son heure de récréation. Mais une heure plus douce la suivait qu’elle accordait à la rêverie.

En haut, et à gauche, sur un promontoire plus avancé, il y avait un rond-point où s’élevaient les ruines d’un petit pavillon. La vue s’y étendait, par-dessus des plaines fortement ondulées, jusqu’aux sombres hauteurs de Mortain. Sur la droite, l’autre versant de la vallée se dressait en une muraille de rochers roux, vêtus de bruyères et de sapins. Paysage infini par l’étendue des horizons et tout intime à la fois par ce coin de vallon resserré, d’une poésie sauvage et d’une âpreté de lande bretonne…

Le jour mourait de bonne heure en ces mois d’hiver. Gilberte attendait que les voiles de la nuit en vinssent étouffer les dernières clartés. Parfois des reflets de soleil s’attardaient aux nuages immobiles. Puis l’ombre semblait arriver de toutes parts, monter de la rivière, descendre du ciel obscurci, et suinter de la terre en brumes épaisses. Alors Gilberte rentrait.

Mais un soir, à cette minute trouble du crépuscule, elle vit, sur la pente opposée, une forme humaine qui se détachait d’un creux de rocher, et qui se glissait derrière un arbre.

Elle n’y eût guère prêté attention, si le lendemain, ses yeux s’étant dirigés de ce côté au retour de sa promenade, elle n’eût distingué, à la même place, la même forme que la veille, silhouette d’homme évidemment, mais si bien dissimulée qu’il était impossible de percevoir le moindre détail de visage ou d’habillement.

Le surlendemain, l’inconnu n’était pas là, mais il y était le jour d’après, et presque chaque jour par la suite.

Il fut facile à Gilberte de constater qu’il se glissait à travers les sapins, un peu avant son arrivée, et qu’il se retirait un peu après son départ. Il venait donc pour elle ?

Elle ne se le demanda point, contente à son insu que quelqu’un fût là, qui rêvait comme elle sans doute, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, qui ne cherchait pas à la connaître davantage, et à qui elle ne pensait que comme à un compagnon invisible, à un fantôme plus ou moins réel, à un caprice de son imagination. Elle n’avait pas la moindre curiosité et n’aurait jamais supposé qu’il en pût avoir la moindre à son égard. Il était là pour les mêmes raisons qu’elle y était, parce qu’il est bon de regarder la nuit se mêler au jour, et que cette heure est pleine de charme et d’apaisement. Et c’est ainsi qu’elle eut un ami, lointain et inaccessible, auquel elle se fût à jamais cachée s’il eût osé se montrer ou seulement lui faire comprendre par un geste qu’il venait pour elle, mais qui justement ne l’effaroucha point, par ce seul motif qu’il ne semblait pas exister.

« Vous n’avez pas peur d’attraper froid, chère madame ? »

C’était Mme de la Vaudraye qui, un soir, la vint surprendre au pavillon et qui, tout de suite, reprit de sa voix maniérée :

« J’ai mille excuses à vous faire, la simple politesse exigeait que je vous rendisse visite, mais, que voulez-vous ? j’ai tant d’obligations, tant de soucis ! Nombre d’œuvres charitables, dont je suis présidente, me retiennent. En outre, je vous l’avouerai, j’ai eu peur de vous paraître indiscrète, Je crains tellement de m’imposer ! Cependant, j’ai pensé qu’il était temps de venir distraire une petite sauvage comme vous.

— Vous êtes trop bonne, dit Gilberte, touchée de cette attention.

— Mais oui, chère madame, c’est si triste la vie que vous menez ! Les soirées surtout doivent être interminables. Comment les pouvez-vous remplir ? »

Elles étaient revenues au Logis. Un bon feu chauffait le petit salon : où Gilberte aimait se tenir. La lampe était allumée. Des partitions s’ouvraient sur le piano. Des livres et des cahiers s’empilaient sur la table.

« Vous voyez, madame, je fais de la musique, je lis, je lis beaucoup.

— Des romans sans doute, ricana la dame en se penchant vers les livres. Vous permettez ?.… mais que vois-je ? un atlas… cours d’histoire… de littérature… morceaux choisis… mémoires… Vous vous êtes donc chargée d’une éducation ?

— De la mienne, dit Gilberte en riant, elle a été un peu négligée, et puisque j’en ai le loisir…

— Mais beaucoup de ces volumes sont en anglais… en allemand même…

— Je sais l’anglais et l’allemand.

— Une savante alors ! Mon Dieu, comme vous vous entendriez avec mon fils ! Un garçon si studieux et si bien doué ! Actuellement, il écrit dans des feuilles parisiennes.. Oh ! pas sous son nom… Il ne consentirait pas à ce que le nom des la Vaudraye fût compromis dans une besogne qui n’est, après tout, qu’un passe-temps. Il est tout à fait de mon avis sur cette question-là… sur toutes d’ailleurs. Venez donc un soir, nous avons quelques amis qui ont bien voulu choisir mon salon comme lieu de réunion quotidien. Tout le monde brûle de vous voir. Guillaume surtout. »

Ce n’était point la façon dont le jeune Guillaume de la Vaudraye était dépeint par sa mère qui aurait inciter Gilberte à sortir de son isolement. Elle s’excusa.

« Vous avez tort, chère enfant, s’écria Mme de la Vaudraye, que ce refus piquait, il est nécessaire d’avoir de bons amis, ils vous défendent contre les méchantes langues.

— Les méchantes langues ?

— Mais oui, mais oui, vous comprenez bien qu’on ne vit pas comme vous vivez sans éveiller la curiosité d’une petite ville. On se demande, et non sans quelque droit, avouez-le, les raisons de votre emprisonnement. D’autant plus, m’a-t-on répété, que votre bonne, Adèle, se renferme dans un mutisme qui indispose l’opinion publique. Enfin, on dit…

— On dit…

— Eh bien, on dit que vous cachez ainsi votre existence, parce que…

— Parce que ?… »

Mme de la Vaudraye hésita, ou plutôt parut hésiter, puis, se décidant :

« Parce que vous ne vivez pas seule. »

Elle se leva, croyant Gilberte écrasée sous cette accusation. Mais Gilberte, qui cherchait ingénument ce qu’elle avait voulu dire, murmura :

« Pas seule ? évidemment, puisqu’Adèle est là, et son mari, et son fils.

— Allons, ne vous alarmez point, mon enfant, conclut Mme de la Vaudraye, d’un petit ton protecteur. Ce ne sont là que potins et racontars que je saurai réduire à néant si vous m’y aidez. Il suffirait d’une concession. Ainsi, dimanche, je quête à la grand’messe, promettez-moi de vous y montrer. C’est promis, n’est-ce pas ? » dit-elle en s’en allant.

Gilberte eût préféré de beaucoup se tenir tranquillement chez elle.

« Il paraît, se dit-elle, que cela fait de la peine à des gens. »

Et le dimanche matin, quand la messe sonna, elle sortit pour la première fois du Logis.

Il lui sembla qu’elle s’éveillait d’un rêve de paix et de silence, tellement l’animation de la rue principale lui fut pénible. Du monde aux fenêtres, du monde au seuil des boutiques, du monde sous le porche de l’église, et, tout ce monde-là l’observait, la dévisageait, chuchotait à son passage.

L’église lui fut un refuge, malgré la foule qui l’emplissait et malgré l’agitation dont sa présence fut le signal. On fut stupéfait de sa jeunesse, ébloui de sa beauté. Lorsqu’elle redescendit la nef, un murmure d’admiration frissonna parmi les rangs des fidèles. Mais, près du bénitier, un incident la retarda quelques secondes. Trois hommes s’étaient précipités. D’un même geste, les trois mains plongèrent au bénitier de marbre et se tendirent vers Gilberte. Elle baissa son voile et passa.

Dehors, la foule l’attendait. Gilberte hâta le pas, reprise de timidité au grand jour.

Elle ne pensait qu’à rentrer au Logis, dans l’ombre. Mais au bout de la rue principale, il y avait un pâtissier, et elle en aperçut l’étalage, riche à profusion de crèmes appétissantes et de gâteaux multicolores, et comme elle n’était nullement préparée contre une telle tentation, elle y succomba.

Lentement, avec des hésitations, elle choisit. La marchande fit un paquet, Gilberte le prit et s’en alla. Mais à la porte elle s’arrêta, craintive. Un groupe de gamins stationnait.

Ils étaient là, les mains dans leurs poches, en badauds qui ne veulent rien perdre d’un spectacle inusité. Elle sortit. Ils l’accompagnèrent avec un fracas de sabots. Gilberte était au supplice.

Soudain, il y eut des cris, des rires. Elle se retourna. Un jeune homme, un de ceux qui lui avaient offert de l’eau bénite — elle le reconnut — s’était élancé au milieu de l’escorte, et la canne en l’air, la dispersait. Elle remercia d’un signe de tête léger, et poursuivit son chemin.

Une heure après, elle finissait de déjeuner, quand Adèle lui apporta une gerbe énorme de fleurs, des roses, du lilas blanc, des camélias. Un paysan l’avait remis à la bonne sans plus d’explications.

« Mais, je sais bien de qui, moi, dit Adèle, ça ne peut être que de M. Beaufrelant. Il a les plus jolies serres du pays, c’est sa passion, les fleurs. Pour sûr, madame a dû le voir à l’église, un grand maigre, qui a des favoris. »

Bouquetot, le mari d’Adèle, entra.

« Une lettre pour madame, qu’une vieille femme vient d’apporter. »

Gilberte déchira l’enveloppe. Elle contenait un billet de mille francs, et ces mots calligraphiés sur une feuille de papier rose :

« À Mme Armand, pour ses pauvres. »

Adèle s’écria :

« De l’argent, c’est ce richard de M. le Hourteulx. Voyons l’écriture… Oui, c’est bien ça, j’ai servi chez lui. Ah ! mon gaillard, si tu t’imagines qu’il suffit d’avoir des mille et des cents pour… Assez… je me comprends. »

Bouquetot dit à sa femme :

« Justement, j’ai vu la chaisière tout à l’heure en ville. Elle m’a conté que M. Beaufrelant et M. le Hourteulx étaient près du bénitier, ce matin à l’église, et puis le jeune Simare aussi. Et puis le perruquier m’a dit que le jeune Simare avait suivi madame et avait chassé des gamins qui l’entouraient. »

Après un instant de réflexion, Gilberte dit :

« Adèle, vous irez chez Mme de la Vaudraye, vous lui expliquerez comment ce bouquet et cet argent sont entre mes mains, elle m’obligera beaucoup en les retournant d’où ils viennent. Pour que les pauvres aient leur part, voici un autre billet de mille francs que je la prie de distribuer à son gré. »

L’après-midi, Gilberte resta pensive. Ces deux envois l’étonnaient. Son ignorance des usages ne lui permettait pas d’en voir l’indélicatesse et l’indiscrétion. Elle sentait pourtant qu’il y avait là quelque chose que l’on n’aurait pas dû faire.

« Qu’est-ce que cela signifie, et que veut-on de moi ? » se demandait-elle avec inquiétude.

C’était le monde qui cherchait à s’infiltrer en sa demeure paisible, en sa vie indépendante, le monde avec ses calculs, ses intrigues, ses vanités, ses empiétements sournois sur les solitaires, sa jalousie instinctive contre ceux qui savent se passer de lui.

À la nuit tombante, elle alla jusqu’au pavillon en ruines. L’inconnu était là-bas, en face, parmi les roches. Elle en fut toute rassérénée. Et pas une seconde, l’idée ne l’effleura qu’il pouvait être un des trois hommes qui lui avaient imposé leurs hommages.

IV

UNE SOIRÉE CHEZ Mme  DE LA VAUDRAYE


Il serait fastidieux de dire après combien de démarches, à la suite de quelles machinations, par quelle comédie de tendresse et de faux intérêt, Mme de la Vaudraye décida Gilberte à venir chez elle. Un jour enfin, sur l’affirmation qu’elle n’y trouverait que les habitués de la maison, Gilberte promit.

Et le soir, une lanterne à la main, Adèle l’accompagna, en maugréant, par les rues désertes.

Elle était bien modeste, la demeure de celle qui restait encore, malgré sa ruine, la première dame de Domfront. Aucune apparence, pas de confort, à peine de quoi loger la mère et le fils… mais il y avait un salon, un salon somptueux, un salon auquel on avait tout sacrifié, un salon qui permettait à Mme de la Vaudraye de dire avec orgueil : « J’ai un salon… »

Et aux habitants d’affirmer en hochant la tête :

« Mme de la Vaudraye a un salon. »

Et, en disant cela, on ne pensait pas seulement aux meubles de prix entassés dans cette pièce unique, mais aussi aux notables de la ville qui l’ornaient. On n’était vraiment quelqu’un à Domfront que si l’on faisait partie du salon de Mme de la Vaudraye.

Dans son essence même et tel que le vit Gilberte, il se composait d’un bahut gothique et d’un dressoir empire, des époux Bottentuit et Charmeron et de leurs cinq demoiselles, de M.  et Mme Lartiste et de leur fils, de Mlle du Bocage, de MM.  Beaufrelant, le Hourteulx, Simare père et fils, d’une horloge Louis XV, d’une vitrine en vernis Martin, de chaises, fauteuils et rideaux en soie cramoisie.

Un grand silence, fait de curiosité, d’admiration et d’envie, accueillit l’arrivée de Gilberte. Aussitôt, la maîtresse de maison effectua ou plutôt cisela les présentations en phrases contournées. Gilberte saluait.

« Et mon fils, où donc est-il, ce cher Guillaume ? »

On le tira d’une petite pièce voisine.

« Chère Mme Armand, voici mon Guillaume, il désirait vivement vous connaitre. »

Guillaume de la Vaudraye avait un assez beau visage et une tournure élégante, mais son air était maussade, ses manières gênées. Il s’inclina et disparut.

On causa tout d’abord, en cercle. Ce fut très froid. On se jetait des regards navrés. Les voix n’osaient pas s’élever. Gilberte ne soufflait mot.

Alors, pour rompre la glace on se rua sur le personnage principal, ressource suprême des salons.

Il trône toujours à la place d’honneur où sourient ses grandes dents jaunes d’anglaise. Il a un aspect trapu d’idole hindoue, il est soigné, luisant, prétentieux. C’est le centre de la vie, le sauveur toujours prêt, le boute-en-train, le maître des cérémonies, l’ordonnateur des joies, le vainqueur de l’intolérable silence. Et nul ne peut lui contester sa suprématie, puisqu’il est le seul capable de faire tant de bruit sans fatigue, et d’en faire à lui seul plus que tous les autres ensemble. Celui du salon la Vaudraye était signé Pleyel.

On aurait dit les rôles partagés d’avance. Deux groupes se formèrent, les auditeurs et les exécutants. Gilberte se trouva placée entre Mme Charmeron, réputée pour son mutisme et sa distinction, et le fils Simare, le jeune homme le plus élégant et le plus dissipé de la ville. Il allait deux fois l’an à Paris et passait pour spirituel et railleur. De fait, il commença aussitôt ses moqueries.

« Ah ! l’ouverture du Cheval de bronze par une demoiselle Charmeron et une demoiselle Bottentuit. Début obligatoire ici. Il y a dix ans, paraît-il, c’était Mme Bottentuit et sa sœur, Mme Charmeron, qui l’exécutaient ; aujourd’hui, ce sont leurs héritières. Remarquez la tenue correcte de ces jeunes personnes. Leur idéal est de réaliser l’aspect de deux bâtons vus de dos. Elles s’y exercent quatre heures durant, chaque matin… »

Les derniers accords plaqués, il reprit :

« Maintenant la jeune Charmeron va s’en aller par la droite en emportant son tabouret, la jeune Bottentuit va se glisser au milieu du clavier, et d’exécutante va devenir accompagnatrice de papa. Hein ? que vous disais-je ? Ah ! mais, c’est que tout cela est d’un réglé ! Attention ! Me Bottentuit, avoué, le hurleur du salon… il va éclater… il éclate… je vous défie de comprendre un mot de ce qu’il dit… voilà dix ans que cela dure, et personne n’y est jamais parvenu… Excusez-moi… obligé de me taire… le misérable crie trop fort. »

Après Me Bottentuit, Mlle du Bocage, une petite vieille dont la bouche s’ouvrait si démesurément quand elle chantait, qu’on plongeait jusqu’au fond de son gosier, attaqua le duo de Mireille, soutenue par M. Lartiste père, un vieillard à figure glabre dont la bouche, au contraire, restait hermétiquement close — en sorte que les deux parties du duo, les roucoulades de la femme, comme les appels frénétiques de l’homme, ses prières, ses promesses, ses métamorphoses en oiseau et en papillon, ses battements d’ailes, tout semblait se passer dans la gorge béante de Mireille, dans ce gouffre où l’on voyait s’agiter un monde de petites mécaniques affolées. Ce couple d’amoureux eut un gros succès.

« Au tour de M. le Hourteulx, reprit le jeune Simare. Notre millionnaire va chanter pour vous, madame, car vous savez, c’est une passion depuis qu’il vous a vue à l’église, une passion naturellement que partage son ennemi Beaufrelant, puisque les deux hommes forment toujours les mêmes désirs pour avoir la joie de se contrecarrer. Une vieille haine… le Hourteulx était marié, et il paraît que Beaufrelant… »

Simare se pencha vers Gilberte et lui dit quelques mots à l’oreille.

Mais on réservait pour la fin le jeune Lartiste qui devait à son seul nom une célébrité de grand acteur.

« Personne ne dit les vers comme le fils Lartiste, » affirmait-on à Domfront.

Et, dès les premiers mots, on regarda Gilberte pour jouir de son étonnement.

Malheureusement, Simare continuait ses réflexions plus ou moins convenables, et Gilberte, bien que n’en saisissant pas toujours le sens exact, était si gênée qu’elle n’écouta point le fils Lartiste et négligea de l’applaudir aux endroits saillants, ce dont on la blâma.

« Mme de la Vaudraye est furieuse, disait Simare, son fils n’est plus là. Pourtant elle avait dû joliment le chapitrer pour qu’il fût aimable avec vous. Dame, on est mère, et nous songeons à l’avenir de notre fils. Mais Guillaume aimable, ça ne se serait jamais vu ! Et puis M. Guillaume nous méprise trop pour rester au salon. Pensez donc, un écrivain comme lui ! Ah ! mais, regardez les yeux que vous fait le Beaufrelant, madame. Beaufrelant, c’est le don Juan de Domfront. Il n’y a pas de cruelles pour lui. On raconte même à ce propos… mais je ne sais si je dois… Bah ! vous avez un éventail… si vous rougissez… »

De nouveau, il s’inclina vers Gilberte.

Aux premiers mots, elle se leva. Mme de la Vaudraye accourut.

« Je suis sûre que ce vaurien de Simare vous débite des inconvenances. »

Elle la prit à part.

« Méfiez-vous de lui, ma chère enfant, je vois clair dans son jeu, il cherche à vous compromettre : c’est un garçon perdu de dettes et qui court la grosse dot… Mais vous n’avez pas vu Guillaume ? Attendez-moi là, je vous l’amène. »

Simare s’approcha de Gilberte.

« J’ai des excuses à vous faire, madame, je vous ai choquée tout à l’heure.

— Non, non, balbutia Gilberte, que cette assiduité désespérait, seulement, il m’a semblé que je ne devais pas… »

Il l’interrompit. « C’est moi qui n’aurais pas dû. Que voulez-vous ? je parlais, je parlais un peu au hasard, pour ne pas dire ce que je n’ai pas le droit de dire, ce qui est au fond de moi, un de ces sentiments involontaires…

— Je vous demande pardon, madame Armand, s’écria la maîtresse de la maison en rentrant, mon fils s’est trouvé fatigué, et il est monté dans sa chambre. »

La soirée musicale et littéraire était finie. Mais là ne se bornaient point les ressources du salon la Vaudraye. On s’y piquait de savoir causer. Et la conversation s’y réglait, naturellement, comme toutes choses se réglaient en ce milieu, où la répétition presque quotidienne des mêmes actes avait établi des habitudes aussi fortes que des lois immuables.

Les causeurs attitrés étaient M. Beaufrelant, qui le cultivait, disait-on, les fleurs de rhétorique avec autant de zèle et autant de bonheur que les fleurs de pleine terre ; Mme de la Vaudraye, dont la spécialité portait sur les discussions d’ordre littéraire ; M. Lartiste, que son métier d’imprimeur préposait aux hautes spéculations philosophiques ; M. Simare père, anecdotier remarquable ; enfin, M. Charmeron et sa belle-sœur, Mme Bottentuit, qui trouvaient, dans leur besoin maladif de se contredire et de disputer entre eux, une source inépuisable d’opinions, de bons mots et de plaisanteries divertissantes.

Il était bien rare que, en dehors de ces protagonistes pour ainsi dire diplômés, quelqu’un osât prendre la parole.

Gilberte, qui commençait à s’ennuyer infiniment, écouta sans un mot, ce qui fut pris pour de la déférence admirative. La vérité est que cette joute oratoire la surprenait beaucoup. Tous ces gens, qui parlaient tour à tour, avaient l’air de poursuivre autant de conversations différentes, chacun d’eux ne pensant qu’à briller dans le département qui lui était dévolu. À M. Lartiste qui s’était escrimé sur la peine de mort, son triomphe, Mme de la Vaudraye répondit vigoureusement par un parallèle entre Victor Hugo et Lamartine, lequel parallèle trouvait sa réfutation, dûment justifiée dans un élan lyrique de M. Beaufrelant sur les oignons du dahlia double.

Et le plus grand sérieux présidait à ces incohérences, chacun foudroyait dans son interlocuteur l’adversaire irréductible qu’il se supposait. Et le cercle muet des auditeurs écoutait avec des hochements et des grognements d’approbation, comme si ces débats étranges les eussent passionnés au dernier point.

« Eh bien, et vous ? dit Mme de la Vaudraye à M. Simare père, au moment précis où l’ardeur du tournoi semblait prête à fléchir, vous n’êtes donc pas en verve aujourd’hui ? »

M. Simare, l’anecdotier, sourit. Il excellait à se taire jusquà ce qu’on l’interrogeât, et son silence goguenard, gros de promesses, donnait un prix énorme à l’unique anecdote dont il vous gratifiait chaque soir, après l’avoir bien préparée, polie, repolie, et taillée à facettes comme une pierre précieuse. Avant qu’il n’ouvrit la bouche, on éclata de rire : à son air on avait compris que l’histoire serait un peu… scabreuse.

Il dit : « Je ne sais si je puis parler, il y a des oreilles chastes. »

Un geste des mères, un coup d’œil, et les cinq demoiselles disparurent sans en avoir l’air.

Il insista :

« Tout de même, je tiens à vous avertir que c’est très risqué, il y aura de gros mots, des mots crus, la couleur locale l’exige.

— Eh ! qu’importe, M. Simare, s’écria-t-on, ne sommes-nous pas entre hommes ? »

Gilberte était là, au premier rang, ne comprenant rien au départ des jeunes filles, ni à tout ce préambule, et absolument ignorante de ce qui la menaçait.

M. Simare s’approcha, la salua galamment, comme un toréador qui dédie à la personne la plus marquante la course où il va s’élancer, et s’assit en face d’elle, à deux pas.

« Le cadre d’abord, madame : l’orée d’un bois — les personnages : Fanchon et son ami Colin qui lui conte fleurette… d’assez près, et qui… mais attendons… Puis, non loin, au milieu du bois, M. le curé qui se promène en lisant son bréviaire et que sa promenade dirige du côté de nos jeunes campagnards… il vient… il avance. Vous voyez ça d’ici, madame ?

— Oui, oui, dit Gilberte vivement, comme une enfant qui s’intéresse à un conte de fée. Et alors ?

— Le soleil dardait ses feux à travers les branches, des coins de ciel bleu… »

Il continua longtemps sa description, il parla de M. le curé, et des oiseaux, et des fleurs, et de l’ombre fraiche des arbres, et, chose étrange, il n’était plus question de Fanchon ni de Colin.

« M. Simare est un peu diffus, ce soir, murmura-t-on, il n’aborde pas nettement son sujet, comme d’habitude. »

Et de fait, il tournait autour, les yeux fixés sur Gilberte qui l’écoutait avidement et qui répétait de temps à autre :

« Et puis ? et alors ? »

Et alors, il s’empêtrait de plus en plus dans la promenade poétique de monsieur le curé, qui avançait toujours et paraissait ne devoir jamais arriver auprès de Fanchon et de Colin. Et ce fut Gilberte à la fin qui s’écria :

« Mais Fanchon et Colin, que deviennent-ils ? »

Et le bonhomme eut un geste décidé.

« Je ne peux pas, je ne peux pas-vous le dire… non, je ne vous dirai rien… »

On se leva. On protesta.

M. Simare se mit à rire.

« Ma foi, non, je ne dirai rien.

— Mais, pourquoi ? lui demanda-t-on.

— Pourquoi ? Est-ce que je sais ! Ce sont ses yeux… Il y a des mots qu’on ne peut pas prononcer en la regardant. des choses impossibles à raconter. »

Il ne riait plus. On se taisait autour de lui. Et il dit encore :

« Voyez-les, ces yeux. Ils vous regardent si doucement, si naïvement !… Pendant tout le temps que je lui débitais mes sottises, j’aurais voulu inventer pour elle des histoires de bon Dieu, de Sainte-Vierge, de petite fille bien sage, qui adore sa mère, qui ne songe qu’à lui faire plaisir, et qui est bien heureuse… »


V

LES PRÉTENDANTS


Gilberte retourna aux soirées de Mme de la Vaudraye, non qu’elle s’y plût beaucoup, mais pour n’avoir point l’air de s’y être déplu.

Et sa présence ravissait tous les habitués du salon, aussi bien les dames les plus revêches, que les hommes les plus indifférents.

Étrange influence que celle de cette enfant, et qu’elle ne tenait ni de son expérience, puisqu’elle n’avait pas vécu, ni de son adresse, puisqu’elle n’avait aucun but, mais d’un charme inexplicable qui agissait sur tous ceux qui l’approchaient, et qui en même temps la défendait contre eux. Sa pureté attirait plus que de la coquetterie ou que des séductions d’esprit, et la protégeait mieux que n’eussent fait la clairvoyance et l’habileté.

Le bonhomme Simare en était fou. Mme Bottentuit lui révéla tous les secrets de son intérieur. Mme Charmeron lui confia qu’elle était désolée de n’avoir que des filles, mais qu’elle ne désespérait pas encore. Mlle du Bocage cacha sa tête contre son épaule et lui dit en pleurant ses déceptions et ses regrets de vieille fille.

« Vous êtes la grâce de mon salon, Gilberte », disait Mme de la Vaudraye.

Elle n’en était pas jalouse. Gilberte, avec son sens exquis de la douleur, avait deviné combien l’ancienne châtelaine du Logis souffrait encore de sa ruine, de la déchéance et de l’étroitesse de sa vie, et elle lui témoignait plus d’égards et d’empressement qu’à tout autre.

Par bonté envers la mère, elle tâcha même de gagner la sympathie du fils, mais elle se heurtait en lui à un tel mélange de timidité et de rudesse, à une nature si peu sympathique, à un parti pris si évident de repousser les avances et de la traiter comme il traitait les habitués du salon, que Gilberte en était toute déconfite.

« Ne vous découragez pas, disait la mère, il est un peu sauvage, mais si plein de qualités ! »

Pourtant, une fois, Gilberte l’entendit qui murmurait entre ses dents :

« Quel ours que ce garçon-là ! »

Et elle apprit de différents côtés que la mère et le fils ne s’entendaient point.

Le salon changea. Il s’y débita toujours autant de banalités, mais ceux qui les disaient ne les énonçaient pas avec la même importance béate, Les gens étaient moins sûrs d’eux. Les virtuoses du chant et du piano cherchaient les nuances, le sentiment, Enfin, l’ordre du spectacle ne fut plus immuable, et l’on n’eut plus ces airs d’automate obéissant à des lois fatales. Il y eut des apartés, on causa entre soi, pour le plaisir de causer et selon les affinités de chacun.

Un soir Beaufrelant attira Gilberte dans un coin et lui dit :

« Je suis fou, vous entendez, madame, je suis fou, je ne m’attache plus à rien, mes fleurs me sont indifférentes, il n’y a que vous. Je suis libre, mon nom, ma vie vous appartiendraient… laissez-moi espérer… »

Le lendemain le Hourteulx se déclara.

« L’existence m’est à charge… si vous n’avez pas pitié de moi, madame, je disparais… Voyons, est-il possible que vous me repoussiez ?… Est-ce que je vous déplais ?… Je suis veuf, riche… »

Ce fut le seul point noir qui troubla la sérénité de Gilberte, cette cour plus ou moins discrète que tous les hommes lui faisaient. Simare fils, plus habile, louvoyait et tâchait d’inspirer confiance par des affectations de délicatesse auxquelles Gilberte se laissait prendre. Mais Beaufrelant et le Hourteulx étaient impitoyables, ils la poursuivaient sans relâche, lui parlant, comme de juste, ainsi qu’à une femme qui sait la vie et ne saurait s’offenser de la passion qu’on lui avoue et des termes que l’on emploie.

La pauvre Gilberte ne s’offensait pas, mais elle était bien étonnée, et les soupirs et les emportements de ces deux quadragénaires l’ennuyaient beaucoup.

Elle les évita, et elle dut éviter également le fils Lartiste, qui essayait sur elle le pouvoir de la poésie et lui lançait à bout portant les vers d’amour les plus passionnés ; le frère de ces demoiselles Bottentuit, jeune collégien qui ne sortait que le jeudi et le dimanche et qui, la troisième fois, la menaça de se tuer à ses pieds ; un cousin de Mlle du Bocage, fiancé à l’aînée des Charmeron, et qui lui offrit de rompre son mariage et de renoncer à un parti, cependant si avantageux, pour peu qu’elle en prît ombrage.

Elle n’avait plus au Logis cette bonne impression de calme et d’isolement qui lui était si chère. Adèle dut en défendre la porte, avec une vigilance de cerbère, aux audacieux qui tentaient de s’introduire auprès de sa maîtresse sous un prétexte quelconque.

« Madame ne reçoit personne, la consigne est formelle. »

La vieille servante démasqua M. le Hourteulx travesti en mendiant et Beaufrelant sous la blouse et la casquette d’un marchand de légumes.

Gilberte ne pouvait pas se promener dans son jardin sans apercevoir sur la droite, dans le jardin contigu qui descendait du château vers la rivière, la silhouette importune de l’un de ces messieurs. Dès la nuit tombante, elle devinait des ombres qui rôdaient autour du manoir. Elle se sentait épiée de tous côtés, traquée comme une proie.

C’était le dimanche de Pâques. Après le dîner, Adèle et son mari se rendirent à la fête du faubourg. Gilberte resta seule.

Il avait plu, et de fraîches odeurs de feuilles mouillées et de terre humide pénétraient par la fenêtre ouverte du petit salon dont elle avait fait sa pièce de travail.

Le livre qu’elle lisait distraitement tomba sur ses genoux, et elle rêva, les yeux perdus sur la masse noire des arbres. Et ce fut vraiment sans raison, sans que le plus petit bruit eût frappé son oreille, qu’une peur indéfinissable l’envahit. Et cette peur s’accrut de chaque seconde qui s’écoulait. Le silence lui semblait anormal et terrible. Les ténèbres étaient lourdes de menaces, et elle n’en pouvait détacher son regard, fascinée par tout ce qu’elle y pressentait de péril inconnu.

Un souvenir redoubla son appréhension. La veille, chez Mme de la Vaudraye, le hasard de la conversation l’avait amenée à dire que ses domestiques devaient aller à cette fête du faubourg. On la savait donc seule au Logis.

Fermer la fenêtre, rabattre les volets et mettre un obstacle entre elle et les embûches qui se préparaient au fond de la nuit méchante, elle n’eut plus que cette idée, et cependant elle n’osait remuer, comme si le moindre mouvement l’eût exposée à des dangers immédiats… Mais quels dangers ?

Elle fit un effort et se leva. Au même moment, une tête apparut, quelqu’un enjamba le balcon et sauta dans la pièce. C’était Simare.

La détente de ses nerfs fit qu’elle eut presque envie de rire. Brisée de fatigue, elle s’assit et murmura :

« Oh ! monsieur, ce n’est pas bien… je n’aurais pas cru… »

Il se précipita à ses genoux.

« Ne me condamnez pas… je ne sais plus ce que je fais… je suis obligé de partir pour un mois… alors, j’ai voulu vous voir… vous dire ce que j’éprouve, ce que je souffre… Ah ! vous ne savez pas combien votre indifférence m’a torturé… ma tristesse, mon admiration, mon espoir, mon émotion, près de vous, vous n’avez jamais rien compris… mais vous ne comprenez rien… En cet instant même où je suis là, à vos genoux, où je vous implore, où je vous crie ma douleur et mon obsession, je sens que mes paroles ne vous parviennent pas. Il le faut cependant. Il faut que vous sachiez ce que j’ai à vous dire… écoutez-moi… »

Mais Gilberte ne voulait pas écouter. Quoique son extrême candeur l’eût préservée dans son premier contact avec le monde, elle n’en commençait pas moins à entrevoir le sens de bien des choses, et elle s’effrayait des paroles imminentes. Non, elle ne voulait pas les entendre de la bouche de cet homme. Elle ne voulait pas que ce fût cet homme-là qui les prononçât pour la première fois à son oreille. Elle avait l’intuition subite de leur importance, et de leur douceur, et de leur magie, et que c’est déjà presque une souillure que de les avoir entendues.

Elle le supplia.

« Taisez-vous… je vous en serai si reconnaissante.

— Non, non, s’écria-t-il, je ne veux pas me taire. Depuis que je vous connais, l’aveu est sur mes lèvres, et cela m’étouffe… Gilberte… Gilberte… je vous… »

Elle eut un regard désespéré, un regard de victime qui ne sait pas se défendre et qui attend le coup dont on va la frapper. Il bégaya :

« Oh ! vos yeux… vos yeux… »

Il restait à genoux, humble et indécis, et répétait à voix basse :

« Vos yeux… oui… mon père m’avait dit… des yeux d’enfant… ils vous déconcertent… »

Il frappa du poing sur la table.

« Eh ! non, après tout, je ne me laisserai pas intimider. Je veux parler, et je parlerai… Si vos yeux m’en empêchent, eh bien, je ne les verrai pas, vos yeux. »

Il alla vers la lampe et, d’un coup sec, l’éteignit.

Gilberte poussa un cri. Elle voulut fuir, se heurta contre un meuble et tomba. Elle voulut appeler, sa voix expira dans sa gorge.

Alors, impuissante, elle ne bougea plus.

Il saisit sa main, et la porta vers ses lèvres.

Elle tenta un faible mouvement pour se dégager, mais la force lui manquait.

Elle dit simplement :

« Je vous en prie, monsieur… je ne vous ai jamais rien fait… j’ai toujours été bonne pour vous… je vous en prie… »

La main desserra son étreinte. Ils demeurèrent l’un en face de l’autre. Qu’allait-il lui dire ? Éperdue, son cœur battant à lui rompre la poitrine, elle essayait de voir, à travers l’ombre, à travers l’impénétrable et le grand silence qui les enveloppait tous deux, le visage de Simare, ses pensées tumultueuses, sa volonté… Quelques secondes passèrent.

Il lui dit :

« Je vous demande pardon… je suis un misérable… j’ai voulu vous forcer à prendre mon nom, à partager ma vie… c’est lâche et vil… pourtant il n’y avait pas en moi que de mauvais calculs. Croyez-le… Ah ! j’entends votre cœur qui bat… ne tremblez pas… Jamais vous ne serez en danger auprès de personne… ce n’est pas seulement vos yeux qui vous protègent, c’est le son de votre voix, c’est votre silence, c’est l’air que vous respirez, c’est même votre seule présence. Pardonnez-moi… »

Il partit. Elle le vit confusément qui franchissait l’appui de la fenêtre, puis elle entendit sur le gravier du jardin ses pas qui s’éloignaient.

D’un bond, Gilberte fut à la porte du salon. Pas un instant de plus elle n’était capable de rester dans la solitude de cette pièce.

C’était une angoisse intolérable, dont elle sentait plus encore l’étreinte depuis que Simare n’était plus là. Où irait-elle ? Chez Mme de la Vaudraye ? Elle se souvint confusément qu’il n’y avait pas réception. N’importe ! il lui fallait du monde, des lumières, de l’animation, des gens auprès de qui elle dompterait sa peur et reprendrait courage.

En hâte, elle monta dans sa chambre, mit son chapeau, son vêtement. Cependant non, elle n’osait pas sortir…

Un bruit s’éleva de la place qui précède le Logis, du côté de la ville, le bruit d’une altercation, d’une lutte. Elle écarta le rideau. Deux hommes se battaient sous ses fenêtres. Effarée, elle se jeta sur le verrou, se barricada, et se blottit au fond de sa chambre. Tout son instinct, toute sa faiblesse la poussaient à se cacher, à ne pas savoir, à attendre… Mais le tumulte augmentait. C’étaient des cris, des gémissements.

Alors elle eut honte de sa lâcheté. Il lui fut impossible de demeurer plus longtemps dans cette inaction peureuse. Elle voulut intervenir, secourir, s’il en était temps encore. Bravement, elle ouvrit sa porte, descendit l’escalier, sortit sur la place et s’approcha.

À la lueur du réverbère, elle reconnut Beaufrelant et le Hourteulx.

Couverts de boue, les habits en désordre, sans chapeau, ils combattaient avec une sorte de rage furieuse, avec l’acharnement d’ennemis mortels dont la haine se réjouit d’une occasion de vengeance longtemps différée. Ils frappaient à tour de bras, se colletaient de nouveau, se bourraient la figure de coups de poing, pour s’étreindre ensuite plus violemment encore. Et c’étaient des injures, des exclamations victorieuses : « Tiens, bandit, attrape… à toi celui-ci… Eh bien, mon gaillard, l’as-tu reçu ? Aïe donc, ça y est-il, cette fois-là ? »

Et ils prenaient Gilberte à témoin, comme une reine de tournoi en l’honneur de qui deux de ses chevaliers brisent une lance.

« Qu’en dites-vous, madame, de ce coup droit ?… Et de cette riposte, madame ?… Ah ! il vous guettait, le forban !… Ah ! gredin, tu rôdais autour de sa maison !… »

Renonçant à intervenir, elle voulut s’éloigner. Ils se relevèrent et la suivirent, tout en se bousculant, chacun cherchant à se débarrasser de son rival. Mais l’ardeur de la lutte les fit retomber. Elle se sauva.

La première rue où ses pas la conduisirent débouchait en vue de l’église. La maison des la Vaudraye était proche, elle y courut.

Au coup de sonnette, personne ne répondit. Pourtant il y avait de la lumière au salon. Elle frappa à l’une des croisées. Quelqu’un vint ouvrir, Guillaume de la Vaudraye. Il s’écria :

« Vous, madame ?

— Votre mère… votre mère, fit-elle essoufflée.

— Ma mère est à Caen, pour affaires : je suis seul. »

Elle pénétra jusqu’au salon, en chancelant, et s’affaissa sur un fauteuil.

« Qu’avez-vous ? Pourquoi donc êtes-vous ici ? »

Elle murmura, d’une voix entrecoupée :

« Ils sont venus… ils me suivent… j’ai peur…

— Simare, n’est-ce pas ?… et puis le Hourteulx, Beaufrelant…

— Oui… alors… je n’ose pas rentrer.

— Mais Adèle ? son mari ?

— À la fête du faubourg. »

Il réfléchit un moment et prononça :

« Je vais aller les chercher. C’est assez loin. Reposez-vous jusqu’à notre retour, vous en avez besoin. »

Gilberte, épuisée, s’endormit.

Ce fut Adèle qui la réveilla. Une voiture l’attendait. Guillaume ne reparut point.


VI

UN NOUVEL AMI


Deux jours après, Domfront apprit avec un étonnement incrédule que toute relation était rompue entre les la Vaudraye d’une part, Beaufrelant et le Hourteulx de l’autre. Ces messieurs ne faisaient plus partie du salon.

« Allons donc, Beaufrelant et le Hourteulx, les plus anciens du salon, des amis qui datent du temps où on recevait encore au Logis… c’est impossible !

— Rien de plus vrai cependant. Je le tiens de la chaisière qui est on ne peut mieux dans les trois maisons, et qui a vu les lettres de rupture écrites par Mme de la Vaudraye.

— Eh bien, vous direz tout ce que vous voudrez, c’est fort regrettable. M. le Hourteulx, une si belle voix ! et M. Beaufrelant, un si brillant causeur ! Et vous ne savez pas les motifs ?

— J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas. S’il me revient la moindre chose, je vous tiendrai au courant. »

Ce fut une vive contrariété pour Gilberte quand Adèle lui annonça l’événement. Elle ne douta point que Guillaume de la Vaudraye n’eût raconté à sa mère ce qu’il savait de l’aventure, et elle fut désolée d’être la cause de fâcheries, de complications et de potins.

« Peut-être, pensait-elle, tout cela ne se serait-il pas produit si l’on ne m’avait pas considérée comme mariée. »

Et, de fait, sa situation de femme paraissait plutôt lui attirer des ennuis qui sans doute lui eussent été épargnés en tant que jeune fille. Au lieu du calme qu’elle avait cherché, elle trouvait dans la manière d’être des hommes, dans leurs conversations, dans leurs regards, dans l’acharnement de leurs poursuites, une foule de petites déconvenues et d’agitations qui auraient pu troubler une âme moins pure que la sienne.

L’après-midi, elle se rendit chez Mme de la Vaudraye et la supplia de revenir sur sa décision.

« Ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser, s’écria Mme de la Vaudraye. Certes, en écrivant à ces messieurs, je n’ai fait que mon devoir, mais ce devoir, c’est mon fils qui m’en a montré l’impérieuse nécessité. »

Elle avait de l’humeur, et somme toute, à juste titre. Une maîtresse de maison ne renonce pas de gaieté de cœur à deux personnalités du mérite de Beaufrelant et de le Hourteulx. Elle appela :

« Guillaume, Mme Armand désire te parler. »

Et lorsque son fils fut entré, elle se retira.

Gilberte, que la froideur visible de Guillaume et son excès de réserve intimidaient toujours, présenta sa requête en rougissant. Fallait-il attacher tant d’importance à une aventure que ces messieurs regrettaient sûrement et dont elle ne pouvait que rire ?

« Ma mère et moi, nous n’avons pas le droit d’en rire, dit-il. Nous sommes responsables envers vous de tous ceux que nous vous présentons. Si l’un d’eux vous manque de respect, nous ne devons pas vous exposer à les rencontrer ici.

— Mais en quoi m’ont-ils manqué de respect ?… je vous assure. Je ne vois pas… »

L’ayant regardée, il détourna la tête et déclara d’une voix si brusque qu’elle ne discerna point si sa réponse était pleine de pitié méprisante ou d’admiration affectueuse :

« C’est aux autres, c’est à nous tous de voir pour vous. Est-ce que vous voyez ces choses-là, vous ? »

Après un instant, il reprit : « Vous tenez beaucoup à ce qu’ils reviennent, ces deux rustres ?

— Pour votre mère, oui. J’ai bien senti que cela lui faisait de la peine.

— Eh, parbleu, s’écria-t-il avec une ironie cinglante, ce sont les deux plus beaux ornements de son salon ! Que va-t-on faire sans eux ? Comment parviendra-t-on à dégoiser le nombre de niaiseries indispensable ? Pourra-t-on jamais atteindre le niveau réglementaire de ridicule, de prétention, de stupidité, d’étroitesse ? Mon Dieu ! si on allait devenir un peu moins lugubre et un peu moins inepte, quelle horreur !

— C’est mal ce que vous dites là, monsieur, prononça Gilberte.

— Comment ? fit-il interloqué,.

— Vous ne devriez pas vous moquer de ce qui est pour votre mère un grand plaisir. S’il y a dans ce milieu quelques petits travers, est-ce à vous d’en faire la remarque ? »

Il se leva, se mit à marcher avec agitation d’un bout à l’autre de la pièce, puis, se dominant peu à peu, il vint se rasseoir en face de Gilberte et murmura :

« Vous avez raison, madame. D’ailleurs, parmi tous ces gens que je ne puis me défendre de juger, je ne vous ai jamais entendu dire que des paroles raisonnables, sensées, intelligentes, admirables de bonté et de sagesse. À leurs questions les plus absurdes, vous répondez toujours comme s’ils vous avaient interrogée sur ce qu’il y a de plus intéressant dans la vie. Au milieu de leurs conversations les plus saugrenues, un mot de vous met de l’ordre, de la clarté, de la simplicité. »

Ce n’était plus la même voix. Si rude et si cassante d’ordinaire, elle s’était faite humble et grave. Et son visage habituellement sévère avait une expression de douceur infinie. On ne sentait plus en lui d’acrimonie, ni de gêne, ni de méfiance, mais l’abandon d’une nature qui se détendait et une mélancolie apaisée.

Lequel était le vrai Guillaume de ces deux hommes si différents ? Gilberte ne se le demanda même point, trop heureuse de croire immédiatement à la plus sympathique des deux images qui lui étaient offertes.

Elle sourit donc à cet autre Guillaume et lui dit :

« Alors… ces messieurs ?

— Vos deux protégés reprendront la place qu’ils occupent si bien. Je requiers cependant une exclusion temporaire comme châtiment, car c’en est un pour le Hourteulx et Beaufrelant. Après, s’ils sont bien sages…

— Et vous serez aimable avec eux ?

— Avec eux, et avec les autres, autant du moins que je le pourrai.

— C’est donc bien difficile ?

— Extrêmement ! que voulez-vous, les imbéciles me rendent nerveux et injuste. Je n’ai pas votre charité, moi.

— Il suffit d’un peu d’indulgence, songez à votre mère.

— Oh ! ma mère ! ma mère ! »

Cette exclamation eut quelque chose de douloureux et d’âpre qui frappa Gilberte. Par délicatesse, elle garda le silence. Mais Guillaume était à l’une de ces heures où l’âme trop lourde cherche à se consoler par l’aveu de ses peines.

« Ma mère et moi, nous sommes-nous jamais entendus ? Nous n’avons pas une idée qui nous soit commune. Elle veut ce que je ne veux pas, et ne veut pas, ce que je veux. Elle me choque dans tous mes goûts, comme je la blesse dans tous les siens. Si j’apporte tant d’amertume contre les pantins grotesques qui viennent parader dans son salon, c’est à cause d’elle. Je souffre qu’elle se prête à leurs grimaces et à leurs pirouettes. »

Elle se taisait. Il dit :

« Vous me donnez tort, n’est-ce pas ? Et comme c’est étrange ! devant vous, moi aussi, je me donne tort, et tout en vous disant ces choses, je rougissais comme si j’avais exprimé de vilaines pensées. »

Elle se mit à rire.

« Elles ne sont pas très jolies.

— N’importe, je suis content que vous les connaissiez, je ne veux pas surprendre votre estime. Si je puis l’obtenir, que ce soit sans hypocrisie, sans essayer de vous cacher mes défauts. »

Personne n’avait jamais parlé à Gilberte avec cette gravité et cette déférence. Elle en fut toute remuée et, par un geste spontané, elle tendit la main à Guillaume.

« Nous serons amis, je suis sûre que nous serons amis. »

Il fut sur le point de porter à ses lèvres la petite main gantée, mais il se contint. Elle lui dit :

« Et voilà le sauvage Guillaume de la Vaudraye. Croiriez-vous que vous m’intimidiez ? Vrai, vous me faisiez peur avec votre air bourru. »

Après cette entrevue, Gilberte fit deux ou trois courses et rentra au Logis. C’était la fin du jour. Elle se dirigea vers le pavillon et vit au loin son compagnon de rêve. Elle lui dit, comme s’il eût pu l’entendre et qu’il fût indispensable de le prévenir sans retard de la bonne nouvelle :

« Vous savez, j’ai un second ami. »

Et Gilberte ne trouvait rien d’extraordinaire à cette amitié soudaine, fondée sur un échange de quelques phrases. N’était-elle pas de ces êtres simples qui obéissent toujours à l’élan irréfléchi de leur cœur, qui vous regardent droit dans les yeux, et qui ne jugent pas déplacé de dire aux gens les sentiments qu’ils éprouvent pour eux ?

Aussi, le lendemain soir, elle alla chez Mme de la Vaudraye, tout heureuse d’y revoir son nouvel ami. Une déception l’attendait, Guillaume ne parut pas.

Elle y retourna le jour suivant. Guillaume descendit au salon, la salua, et ne sembla même plus s’apercevoir de sa présence.

Alors, le troisième jour, comme on écoutait le duo de Mireille chanté par Mlle du Bocage et M. Lartiste père, et que Guillaume se trouvait seul dans la pièce voisine, elle se rendit auprès de lui.

Tout de suite elle vit qu’il cherchait à l’éviter. Ne le pouvant, il eut un mouvement de contrariété et se croisa les bras en une attitude indifférente.

« Et vos promesses ? dit-elle avec un enjouement un peu triste, vous aviez promis de faire bonne figure à vos ennemis du salon, et voilà toute l’amabilité que l’on peut obtenir de vous ! ne suis-je pas en droit de me plaindre ? ne nous sommes-nous pas serré la main comme deux amis ? »

Les bras se décroisèrent, les traits du visage s’amollirent. Cette fois encore, elle sentit la détente d’une volonté raidie, l’abolition pour ainsi dire immédiate de tout ce qui résistait en ce taciturne dont le menton carré et les yeux résolus indiquaient l’entêtement.

« Bien, dit-elle… parfait… encore un peu de rudesse dans le regard… à merveille… et maintenant, venez. »

Il l’arrêta :

« Ne soyez pas trop exigeante. Vous êtes tellement au-dessus de la vie ordinaire, tellement inaccessible, que vous pouvez vous mêler à ces gens sans que rien vous atteigne et vous diminue. Moi, je ne le pourrais pas sous peine de déchoir. Il faut faire la part des caractères. Je serai poli, voilà tout. »

Alors elle resta et ils causèrent.

Souvent encore Gilberte dut aller vers lui et ouvrir, comme elle disait, la porte de sa prison, délier ses mains et délivrer son âme captive. Mais elle y parvenait si aisément qu’ils s’en amusaient tous deux.

« Un signe de votre petit doigt, disait Guillaume, et les murs de la prison s’écroulent. »

Sous cette enveloppe inégale et rugueuse, Gilberte découvrit la nature la plus exquise et la plus délicate, nature de poète froissée par tout ce qui l’environnait, nature d’enfant que sa mère avait comprimée jusqu’à la douleur.

Et ce fut bien des fois en enfant que Gilberte était contente de se trouver avec lui. Ils riaient de la moindre chose, de ce rire puéril qui est d’autant meilleur qu’il n’a point d’autre motif que notre besoin de rire. Ils avaient envie de sauter, de courir, de jouer.

« Mon Dieu, s’écriait Guillaume, comme je suis jeune !

— J’ai deux ans l’année prochaine », affirmait Gilberte.

Ils étaient sérieux aussi. Elle l’interrogea sur ses travaux, désireuse de lire ce qu’il avait publié. Il refusa sous prétexte qu’il n’était point satisfait. Pourtant, il lui montra, d’un directeur de grande revue, une lettre pleine d’éloges.

Il lui prêta ses livres préférés. Elle les dévora.

Mme de la Vaudraye exultait. Maintenant elle ne doutait pas que son rêve ne se réalisât. Trop habile pour laisser paraître sa joie, elle la dissimulait sous des affectations de gratitude.

« Comme c’est gentil à vous, ma chère Gilberte, d’apprivoiser ce grand sauvage ! vous en ferez un homme accompli. »

Et elle soupirait :

« Ah ! si vous en pouviez faire un fils plus attentif et plus reconnaissant à sa mère de tout le mal qu’elle s’est donné pour lui ! »

C’était le chagrin de Gilberte, que ce désaccord qui régnait entre Mme de la Vaudraye et Guillaume. Son besoin d’harmonie la portait à des tentatives continuelles de rapprochement qui ne pouvaient qu’échouer d’ailleurs, la mère étant aussi sèche de cœur et aussi factice dans ses expansions maternelles que le fils était opiniâtre et renfermé.

Elle dut y renoncer.

Mais un autre tourment l’agitait, né de son extrême sensibilité : à la fin du jour, elle ne se rendait plus sans un certain malaise au pavillon en ruines. Son ami inconnu était fidèle au rendez-vous quotidien qu’ils avaient donné à leurs rêves et, bien que n’y manquant point, il semblait à Gilberte qu’elle avait des torts envers lui. Les yeux perdus dans l’horizon des montagnes, noyés dans le bleu profond du ciel, elle s’abandonnait à de vagues songeries, et s’en allait, s’en allait bien loin du vallon intime où son premier ami attendait le retour de sa pensée. C’était alors, quand la nuit la surprenait dans cette torpeur délicieuse, comme si elle revenait d’un long voyage. Elle s’en voulait presque. Mais de quoi ? Elle n’aurait su le dire.

Un jour, vers cinq heures, au moment de descendre dans son jardin, elle reçut une lettre de Mme de la Vaudraye.

« Ma chère Gilberte, Guillaume et moi avons projeté un petit tour du côté de la forêt d’Andaine, Il fait si beau ! Nous vous attendons… »

Irait-elle ? Les rejoindre, c’était rompre avec les douces habitudes qui avaient donné tant de charme aux heures les plus lourdes de sa vie, c’était renier l’amitié constante des mauvais jours.

Elle hésita, et, tout en hésitant, elle montait dans sa chambre, s’arrangeait, sortait et frappait à la porte des la Vaudraye.

Si quelque regret avait persisté dans son âme scrupuleuse, le plaisir qu’elle goûta, dès le début de cette promenade, l’en délivra bien vite. Le printemps s’essayait à la pointe des branches en petites feuilles d’un vert pâle, sur le bord de la route et au talus des fossés en ces Jolis fleurs du renouveau qui nous sont si chères, anémones, pervenches, primevères, jacinthes, muguets… Des sentiers en berceau fuyaient dans la profondeur des bois. Des parfums, des chants, des couleurs jouaient et se confondaient dans l’allégresse de la jeune nature.

Ils marchaient sans rien dire. Parfois Guillaume et Gilberte, d’un regard, se montraient un coin de paysage, ou la forme d’un arbre, ou l’éclat d’un rayon de soleil, chacun d’eux voulant que l’autre admirât ce qu’il admirait, et se réjouît de ce qui le réjouissait. On s’assit sur la berge d’une mare dont l’eau dormait dans un cercle de vieux pins, qui joignaient leurs bras autour d’elle comme pour danser une ronde immobile. C’était une de ces demeures du silence, qui s’ouvrent au cœur des antiques forêts. Ceux que le hasard y mène et qui comprennent le sens des choses, s’y taisent.

Mme de la Vaudraye s’exclama :

« Au premier beau dimanche, il faudra venir ici en bande, l’endroit se prête tout à fait à un déjeuner sur l’herbe, qu’en dites-vous ? »

Ils ne répondirent pas. Elle reprit :

« Chacun apporterait son plat. Bien entendu, Mme Charmeron confectionnerait sa fameuse daube et Mlle du Bocage sa tarte aux pruneaux. Et puis, au dessert, tout le monde serait obligé d’y aller de son petit couplet. »

Violemment, d’un coup de caillou, Guillaume cassa le miroir de l’eau.

« Qu’est-ce que tu as donc ? » demanda Mme de la Vaudraye.

Nerveux, impatienté, il se dressa contre elle sur ses poignets raidis. Mais, au moment de parler, il rencontra les yeux de Gilberte, suppliants et tristes.

Il sembla tout étourdi, ses lèvres s’agitèrent, et soudain il entoura Mme de la Vaudraye de ses deux bras, et se mit à l’embrasser de toutes ses forces, de toute son âme ardente. Et il balbutiait :

« C’est juste… tu es ma mère… ma mère… tu as le droit de dire ce que tu veux… ce que tu dis est bien… c’est à moi de comprendre… Ah ! mère, si tu savais… »


VII

LES DEUX AMIS DE GILBERTE


Gilberte ne retourna plus au pavillon. Un sentiment de délicatesse l’en empêchait. Pourtant, chaque jour, à l’heure habituelle, passait sur son esprit comme un nuage léger, et, pour un peu, elle se fût accusée d’ingratitude.

Ce qui n’était qu’un vague remords envers un ami qu’elle n’avait pas connu, se précisait, dans un autre sens, à l’égard de celui qu’elle voyait presque quotidiennement. Elle aurait tant voulu lui offrir une ami- tié toute neuve et en éprouver l’émotion pour la première fois ! Certes, il n’y avait pas lutte en elle entre deux sentiments, dont l’un était si lointain et si indécis, l’autre si net et si vivant. Et pourtant…

Conflits enfantins qui ne rideraient même pas l’âme des plus scrupuleux, mais qui sont les grandes agitations des consciences paisibles et chastes comme celle de Gilberte.

Mais tout cela avait lieu au fond d’elle, à son insu pour ainsi dire, et ne pouvait atténuer son enchantement de vivre. Car c’était un enchantement, et qui lui paraissait tenir du miracle, quand elle comparait les ténèbres du passé à la lumière éblouissante du présent. D’où lui venaient la joie dont elle frissonnait à son réveil, l’enthousiasme qui la surexcitait à la vue d’une fleur, d’un paysage, de tel spectacle cent fois contemplé et jamais entrevu, cette exaltation de pensées, ces rougeurs subites, ces engourdissements inexplicables de tout son être, et en même temps cette inaltérable sérénité qui doublait les incertitudes de sa vie de force, de foi, de patience et de certitude ?

Aucune allusion ne fut faite à ce qui s’était passé dans la forêt d’Andaine. Mais depuis lors, Mme de la Vaudraye regarda son fils de façon différente, et il y eut, de même, dans sa conduite avec Gilberte, quelque chose qui n’y était point jusqu’ici, une nuance de respect.

Guillaume dit à Gilberte :

« Vous êtes une vraie fée, mieux qu’une fée même, car Votre pouvoir s’exerce sans que vous le désiriez ou que vous le sachiez. Vous n’avez pas besoin de le vouloir pour faire le bien, pour désarmer les rancunes, pour guérir les plaies, pour donner envie d’être bon et indulgent. Il vous suffit d’être, et tout s’ennoblit autour de vous. »

Elle écoutait en souriant. De lui, elle acceptait les éloges et ne rougissait pas. Il eût loué sa beauté et détaillé tous ses charmes, qu’elle n’eût pas baissé les yeux. Il ne pouvait l’atteindre en sa pudeur de jeune fille.

Un matin, le lendemain d’un jour où Gilberte n’avait pas été chez Mme de la Vaudraye, Adèle arriva tout essoufflée de la ville.

« Ah ! madame, voilà-t-il pas une affaire ! hier à la soirée, M. Simare fils.

— Mais il est absent, interrompit Gilberte.

— Il est revenu, et, hier, à la soirée, lui et M. Guillaume, pendant le duo de Mireille… ils se sont dit des mots à part… on les a entendus se disputer… Il paraitrait que M. Simare père avait raconté une histoire pas très convenable et que M. Guillaume s’en est pris au fils.

— Oh ! c’est encore ma faute », se dit Gilberte, qui ne douta point que Guillaume n’eût profité de la première occasion pour amener une rupture.

Elle demanda :

« On ne sait rien de plus ?

— Non, rien… la chaisière a vu tout à l’heure deux officiers qui sonnaient chez les Simare, et puis M. Guillaume aurait retenu le landau de l’hôtel pour tantôt… mais ça n’a pas de rapport. »

Sans prévoir les conséquences possibles d’une altercation entre les deux jeunes gens, Gilberte pensa bien que son intervention n’arrangerait pas les choses comme avec M. Le Hourteulx et M. Beaufrelant. Guillaume ne consentirait plus à ce qu’on reçut M. Simare. Le père prendrait le parti de son fils. Mme de la Vaudraye serait furieuse de perdre deux de ses habitués. Enfin il y avait là toute une suite d’ennuis et de querelles dont elle serait la cause véritable.

Elle déjeuna tristement. Le pressentiment d’un danger l’assombrissait, mais elle n’aurait pu dire de quelle sorte il était, ni qui elle supposait menacé. Il fallait que son tourment fût réel pour qu’elle se levât tout à coup, sortit et se dirigeât vers la maison de la Vaudraye. Mais il fallait aussi que sa démarche lui parût bien inutile et bien grave pour qu’elle s’arrêtât subitement, hésitante et craintive. Que faire ? Sur qui devait-elle agir ? Quels événements devait-elle conjurer ?

L’église était proche, elle y entra. Mais elle ne put Prier, et son anxiété devenait d’autant plus douloureuse qu’elle en ignorait le motif. Alors, plutôt que de retourner au Logis, où l’inaction lui eût été intolérable, elle descendit par la grand’route jusqu’au fond de la vallée, suivit un instant la Varenne, puis remonta du côté de la Haute-Chapelle.

Vers trois heures, un peu lasse, elle chercha l’ombre à la lisière d’un petit bois, et s’assit.

Elle avait à peine quitté la route que le landau de l’hôtel passa et tourna par le chemin forestier. Guillaume s’y trouvait-il ?

Un bruit de grelots, des claquements de fouet annoncèrent l’arrivée d’une autre voiture. Un break fila très vite, emportant Simare et deux officiers, et disparut par le même chemin.

Une seconde, Gilberte palpita sous le choc d’une pensée horrible. Elle ne voulait pas, non, elle ne voulait pas que cela fût. Puis, soudain, elle se mit à courir à perte d’haleine, Un carrefour l’arrêta aussitôt. Laquelle des trois routes choisir ?

Elle prit celle de droite, mais au bout de cent pas rejoignit celle du milieu, puis celle de gauche. Alors elle erra au hasard, battant les taillis, épiant sur l’herbe des avenues des traces de roues, se jetant dans les fougères, écoutant et regardant de tous ses nerfs exaspérés… Un coup de feu… un autre presque en même temps… tout près…

Elle poussa un cri et tomba.

Quelques minutes s’écoulèrent. Comme dans un rêve, elle aperçut à travers les branches les deux voitures qui repassaient. Puis des voix résonnèrent…

« Je vous assure, docteur, que je ne me trompe pas, c’était un cri de femme. »

Sans qu’elle pût soulever ses paupières ni parler, elle devina l’approche de deux hommes. L’un d’eux se pencha vers elle et lui prit la main.

« Ce n’est rien… un simple évanouissement.

— En ce cas, docteur, dit l’autre voix, ne vous attardez pas, je reconduirai madame. »

La brume où elle se débattait peu à peu se dissipa. Des odeurs lui parvinrent. Elle tenta un effort pour échapper au sommeil qui l’engourdissait et elle ouvrit les yeux. Guillaume était là.

« Vous… vous… murmura-t-elle. Oh ! je suis contente. Et M. Simare ?

— Rien non plus.

— Ah ! tant mieux. »

Il y eut un silence, puis elle prononça :

« Pourquoi avez-vous fait cela ? ce n’est pas bien.

— Une minute d’égarement.. Quand il est venu à moi, hier soir, j’ai eu un mouvement de haine irrésistible, et j’ai perdu la tête.

— Mais votre mère ?

— J’ai réussi à lui cacher la vérité jusqu’ici. Un de mes témoins s’est chargé de la prévenir.

— Allez-y, courez vite… elle va être si inquiète malgré tout… allez…

— Non. »

Il était si résolu qu’elle désespéra de le convaincre. Pourtant elle voulait qu’il partit. Alors elle le regarda en souriant.

« Je vous en prie,

— Soit, dit-il, mais venez aussi. »

Elle se leva, vaillante déjà, et, sur son désir de rentrer sans retard, il la conduisit par des sentiers de traverse où ils avaient peine à marcher de front. Mais tout de suite, leur pas se ralentit, et, trois fois en route, ils se reposèrent. Gilberte ne montrait plus aucune hâte. Que dirent-ils ? Rien que des paroles insignifiantes dont ils ne devaient point se souvenir. Cependant, en les prononçant, ils avaient l’impression de ne s’être jamais occupés de choses plus graves. Quelle importance peuvent acquérir subitement, au cours d’une promenade, la vue de deux initiales enlacées sur l’écorce d’un arbre, ou le vol d’un oiseau, ou une pierre qui roule ! Pour eux, c’étaient autant d’événements stupéfiants qui méritaient une halte et l’échange de quelques mots bien sentis.

La bataille d’un insecte contre une escouade de cinq fourmis qui cherchaient à l’entraîner, les retint longtemps. Qui serait vainqueur ? Gilberte, apitoyée, sauva l’insecte près de succomber. Guillaume s’écria avec un accent de conviction profonde :

« Vous êtes la créature la plus généreuse que je connaisse. »

Au pied d’un chêne, Guillaume compara de la mousse à du velours, et Gilberte s’avisa que toute la poésie du monde se résumait dans son compagnon.

À bout de réflexions originales, de remarques fines et d’admiration mutuelle, ils se turent jusqu’au débouché du bois. Une avenue de pommiers les mena parmi des ajoncs et des roches. Au bas du coteau coulait la Varenne. Après un détour, Gilberte s’exclama : « Tiens, on dirait mon jardin, de l’autre côté… mais oui… voilà le Logis… où sommes-nous donc ? »

Elle continua de marcher. On arrivait à un groupe de petits sapins. Quand ils les eurent franchis, ils se trouvèrent juste en face du pavillon en ruines, dont ils n’étaient séparés que par la largeur du vallon.

Gilberte tressaillit. Ce ressaut de la colline, ce cercle de rochers roux qui l’entouraient, ce groupe de sapins, n’était-ce point là que l’inconnu, depuis des mois…

Un flot de sentiments contraires jaillit en elle, sentiments de gratitude envers l’ami invisible, de confusion envers l’ami actuel, souvenir du bon passé et vision du présent. Comme elle aurait voulu n’être point venue à cette place avec Guillaume ! Elle eut envie de lui crier : « Allez-vous en !… Allez-vous en ! »

Mais ayant tourné la tête, elle fut stupéfaite de sa pâleur et du bouleversement de ses traits.

« Qu’est-ce que vous avez ? pourquoi ne dites-vous rien ? je vous en prie, parlez… »

Elle s’interrompit. Une idée soudaine la frappait, invraisemblable, mais si délicieuse, si affolante ! Elle plongea ses yeux dans ses yeux, jusqu’au fond de son âme, et la vérité lui apparut si clairement qu’elle articula en s’appuyant contre la paroi du rocher :

« C’était vous… c’était vous… »

Pas un moment la crainte ne l’effleura d’une erreur possible. La tête entre ses mains, les paupières closes, elle se réfugia dans son bonheur comme dans une demeure inaccessible, d’où lui-même ne la pouvait plus chasser.

Il parlait maintenant, à genoux près d’elle, et il semblait à Gilberte que deux voix se réunissaient en cette voix suppliante, que l’inconnu venait joindre sa prière à celle de Guillaume, confondre son image avec la sienne, et se mêler à lui, et l’implorer des mêmes mains, et la chérir du même cœur.

« Gilberte, c’était le jour de votre arrivée à Domfront, vous étiez dans le jardin public. Près des ruines, vous avez soulevé votre voile de deuil, et je vous ai vue. Depuis je n’ai pas d’autre vie que la vôtre. Quand vous avez visité le Logis avec ma mère, j’y étais, caché derrière une tenture. Vous vous êtes arrêtée près de moi, j’ai pu vous prendre dans mes yeux et vous enfermer en moi comme un trésor, j’ai entendu votre voix, j’ai respiré votre parfum, et j’ai vécu de ce souvenir pendant des semaines, vous cherchant, vous appelant, rôdant autour du Logis, espérant une rencontre, un hasard. Oh ! ma joie quand je vous ai aperçue d’ici, un après-midi, et quand vous êtes revenue le lendemain, et chaque jour, chaque jour ! Je n’étais pas sûr, mais il me semblait que vous m’aviez vu… et alors… c’était un peu pour moi que vous reveniez.

— Je vous avais vu », fit Gilberte, sans desserrer ses mains croisées sur sa figure,

Il lui dit : « Vous pleurez ?

— Je suis si heureuse !

— Heureuse ?

— Oui, heureuse que ce soit vous.

— Gilberte, demanda-t-il, je voudrais voir vos larmes. »

Elle montra son adorable visage tout mouillé de larmes, tout souriant de larmes. Il murmura :

« Je vous aime. »

Elle parut surprise et répéta d’une voix pensive :

« Vous m’aimez… vous m’aimez… »

Il l’épiait anxieusement. Mais le clair visage s’illumina de nouveau et elle dit à Guillaume avec allégresse, comme si elle eût fait en elle la plus merveilleuse et la plus imprévue des découvertes :

« Mais vous savez, Guillaume, moi aussi je vous aime. »

Elle avait l’air d’une enfant ravie. Elle eût volontiers battu des mains, tellement l’enchantait cette vission magnifique de l’amour, tellement il lui était doux de se savoir aimée et de savoir qu’elle aimait.

Elle s’inclina gentiment vers lui.

« C’est donc vous celui que j’aimais, et c’est vous que j’aime, Guillaume ?

— Gilberte… je vous en supplie.

— Que voulez-vous ? dites-moi ce que vous voulez, Guillaume.

— Vos yeux, Gilberte, baiser vos yeux purs, vos yeux de petite fille. »

Fermant les paupières, elle les offrit, comme une chose toute naturelle. Il la prit dans ses bras et l’attira. Mais un frisson la secoua aussitôt. Elle eut un mouvement instinctif de résistance et gémit :

« Non… non… oh ! je vous en prie… »

Elle ne riait plus maintenant. Une rougeur couvrait ses joues et son front. Elle n’osait plus le regarder, et : le regard de Guillaume lui faisait presque mal. Cette fois, c’était la vraie, la troublante, la mystérieuse révélation de l’amour. Brisée d’émotion, elle balbutia :

« Allez-vous-en… je vous en supplie… »

Il baisa le bas de sa robe, cueillit des feuilles et des brins d’herbe que Gilberte avait touchés, et s’en alla.


VII

LE RENDEZ-VOUS


« Gilberte,

« Il ne faut plus que je vous voie. Quand vous lirez ces lignes, j’aurai quitté Domfront. Vous êtes riche et je suis pauvre, ne cherchez pas d’autre explication à mon départ et à ma conduite passée. Si je vous ai aimée du premier jour, du premier jour aussi je me suis juré de vous fuir et de taire à jamais le sentiment que vous m’inspirez.

« Comprenez-vous maintenant pourquoi je me suis montré si froid avec vous, dès le début, bien que mon cœur battit au seul son de votre voix, pourquoi j’étais si dur avec ma mère dont les projets, visibles pour tous, m’exaspéraient — j’avais si peur de vous en paraître complice ! — pourquoi je suis resté dans l’ombre, me cachant dans ces roches, vous regardant de loin, comme un but que je savais et que je voulais inaccessible ?

« Mais vous êtes venue à moi, Gilberte, toute mon excuse est là. Vous êtes venue par bonté pour ma mère, peut-être aussi poussée par cet instinct qui nous fait sentir l’amour où il se dissimule le plus profondément. Que pouvais-je contre votre charme ? Je n’ai même plus lutté. J’ai fermé les yeux à tout ce qui n’était pas vous, vous et votre beauté, et votre sourire, et votre grâce, et la couleur de vos cheveux, et la fraicheur de vos joues, et le rythme de votre marche, et, sans plus songer à mon serment ni aux conséquences inévitables de ma lâcheté, j’ai accepté la joie infinie qui s’offrait. Oh ! Gilberte, ces quelques semaines… ! Mais il y avait une chose que mes rêves les plus audacieux n’avaient jamais imaginée : vous m’aimez, vous aussi.

« Vous m’aimez, c’est-à-dire que demain, après-demain, tous les jours, c’est le bonheur à ma portée. Il est là, je n’ai qu’à le prendre, un mot de moi, et vous êtes ma femme. Car je vous connais, amie adorée, le don de votre cœur, c’est le don de votre vie entière.

« Il faut donc que je parte, si je ne veux pas succomber à la tentation…

« Oh ! Gilberte, vous ne savez pas ce que je souffre, vous qui ne savez pas ce que vous êtes, la créature la plus humaine et la plus divine, la plus simple et la plus noble, un miracle d’harmonie, de séduction et de lumière. Mais vous ne savez rien de vous, et vous n’en saurez jamais rien. On pourrait vous dire, et votre miroir pourrait vous apprendre, toutes les perfections de votre visage et de votre taille, vous ne les sauriez pas encore. Si vous étiez une enfant de dix ans, vêtue de sa robe blanche de première communion, je vous crierais mon admiration avec la même franchise et sans craindre davantage de toucher à votre modestie. Le monde entier serait à vos pieds et chanterait vos louanges que vous n’en seriez pas moins humble. C’est là le prodige de votre nature ingénue. Tout se perd dans votre pureté, comme dans une grande mer limpide où s’évanouiraient toutes les impuretés. On ne peut penser à vous sans évoquer des images de blancheur, de transparence, d’eau claire. Par quel mystère les épreuves de la vie, les réalités du mariage, n’ont-elles pas altéré la fleur de vos yeux innocents ?

« Vos yeux, Gilberte, je ne les verrai donc plus ?… vos yeux d’aurore, vos yeux frais comme la rosée, vos bons yeux tendres, si caressants, si gais, si tristes… »

Elle baissa la tête, tout émue. Mme de la Vaudraye qui lui avait apporté cette lettre de son fils et qui attendait qu’elle l’eût finie, lui dit d’un ton assez agressif :

« Je voudrais bien un mot d’explication, Gilberte. Hier, mon fils se bat en duel sans motif sérieux. Aujourd’hui, il me quitte sans me donner de raisons. Ces deux événements, dont vous avouerez la gravité pour une mère, ont-ils quelque rapport avec vous ? »

Gilberte tendit la lettre. Mme de la Vaudraye lut et haussa les épaules.

« Vous êtes donc si riche ? »

La jeune fille lui présenta une autre lettre reçue le matin, où le notaire de Dieppe lui exposait son compte trimestriel. Mme de la Vaudraye sursauta.

« Non, ce n’est pas possible ! Ah ! mon enfant, que Guillaume ne le sache jamais !

— Puisqu’il est parti…

— Vous dites cela tranquillement ! vous n’êtes donc pas affligée de ce départ ? vous ne l’aimez donc pas ?

— Si, je l’aime.

— Alors, écrivez-lui.

— Lui écrire ?

— Oui, qu’il revienne… que sa situation de fortune vous est indifférente… »

Elle parlait avec embarras. Gilberte en fut gênée pour elle. Cependant elle déclara :

« Je ne puis écrire. C’est à Guillaume seul de résoudre la question qui se pose entre lui et sa conscience. »

Mme de la Vaudraye eut un geste d’impatience, et s’écria :

« Vous ne pouvez écrire ! voilà bien des scrupules ! Est-ce donc plus mal d’écrire à un jeune homme que de se promener avec lui dans la campagne, comme vous l’avez fait hier, à ce qu’on m’a dit ? Comment ! mon fils se bat en duel à cause de vous, mon fils me quitte à cause de vous, et quand, moi, sa mère, je vous demande… Eh bien quoi ? qu’est-ce que vous avez à me regarder de la sorte ? »

Un fauteuil bousculé, un vase de fleurs renversé témoignèrent de l’irritation subite de Mme de la Vaudraye. Elle reprit brusquement :

« C’est vrai, à la fin, vous êtes énervante avec votre douceur. On est là, à vous exposer vos torts, et vous écoutez d’une si drôle de façon que l’on arrive à se donner tort à soi-même. On a toujours l’impression d’être devant vous comme devant un juge plein d’indulgence et qui vous pardonne vos fautes. C’est pourtant vous qui êtes en faute, que diable !

— Évidemment, dit Gilberte toute confuse.

— Alors, pourquoi ai-je l’air d’une accusée ?

— Mais non.

— Mais si. Vous avez beau courber la tête et j’ai beau me démener et crier, on croirait que c’est moi la coupable et que vous m’excusez. Avouez qu’il y a de quoi perdre patience. »

Il est à présumer que Mme de la Vaudraye eut peur de s’impatienter encore davantage, car elle s’en alla, sans un mot de plus.

Le lendemain, Gilberte se rendit chez elle et l’embrassa tendrement. Il n’y eut aucune allusion à leur désaccord de la veille.

Elles se virent chaque jour. Selon le temps, elles sortaient en ville ou se promenaient aux environs, appuyées au bras l’une de l’autre et indifférentes à tout ce qui n’était pas elles. L’heure du retour était invariable.

« Ah ! il est cinq heures, voici ces dames qui rentrent », disait-on.

Cette régularité provenait de Gilberte. Aussitôt libre, elle se dirigeait vers le pavillon en ruines et s’y asseyait jusqu’au moment du diner.

« Mais, lui demandait Mme de la Vaudraye, qu’avez-vous donc à être si pressée ? vous ne m’accordez jamais une minute de répit.

— Et mon rendez-vous quotidien ? disait Gilberte en plaisantant.

— Votre rendez-vous ?

— Mais oui, avec votre fils ; que penserait-il de moi, si je n’étais pas exacte ? »

Au cours d’une longue excursion, Mme de la Vaudraye, qui mettait volontiers la conversation sur le chapitre de ses grandeurs passées, lui montra les limites des domaines possédés jadis par ses aïeux. Cela s’étendait sur les deux rives de la Varenne, jusqu’à son confluent avec l’Andainette.

« Sans compter tout ce que nous avions du côté de la forêt, et dont la Révolution nous a dépouillés. Tenez, à la mort de mon père, il nous restait encore toute la vallée. Ma dot comprenait jusqu’au Bas-Moulin. Et il fallait voir en quel état se trouvait le Logis ! quel mobilier, quelles œuvres d’art le décoraient. »

Par complaisance, Gilberte l’interrogea :

« Et comment avez-vous perdu ?…

— Oh ! c’est toute une histoire, un tas d’affaires obscures où mon pauvre mari, un brave homme s’il en fût, s’est laissé gruger par un marchand de biens, un nommé Despriol. Vous vous rappelez, près de Notre-Dame-sur-l’Eau, cette maison abandonnée qui vous a frappée hier, je ne sais pas trop pourquoi ? Eh bien, Despriol habitait encore là avec sa femme, il y a une quinzaine d’année. Elle était charmante, Henriette Despriol, j’en avais fait mon amie, et elle montait au Logis quand cela lui plaisait… son mari aussi d’ailleurs, car M. de la Vaudraye ne le quittait guère, et moi, je ne me défiais pas de lui, tellement il semblait honnête et bon enfant, et tellement M. de la Vaudraye me cachait avec soin les spéculations malheureuses où l’entraînait son mauvais génie. En une heure, tout fut découvert… Despriol s’enfuyait après avoir perdu, ou plutôt volé, ce qui nous restait. Nous étions ruinés. »

Elle fit une pause, puis reprit :

« Il y a mieux : le soir même, ma chère amie Henriette venait se jeter à mes genoux et me suppliait de lui donner de l’argent pour rejoindre son mari, caché aux environs, et pour leur permettre de passer à l’étranger et de refaire leur fortune. C’était vraiment de l’audace, je la mis à la porte. Par malheur, je l’avais laissée seule un instant dans ma chambre. Une heure plus tard, je constatais la disparition d’un coffret contenant tous mes bijoux. On courut chez elle… plus personne.

— Mais on les a poursuivis ?

— La justice a été saisie, mais les recherches furent vaines. Il y a cinq ans, j’ai reçu de l’étranger une lettre d’Henriette ainsi conçue : « Les dix mille francs que mon mari vous a envoyés ce matin représentent la valeur des bijoux. C’est le premier argent que nous avons pu mettre de côté. J’aspire au moment où il nous sera possible de nous acquitter entièrement envers vous, et où j’aurai le droit d’implorer votre pardon pour tout le mal que nous vous avons fait. Jusque là, il n’y aura pas de repos pour votre amie repentante. »

— Et depuis ?

— Depuis, j’ai reçu, il y a quelques mois, une autre lettre où elle m’apprenait la mort de son mari, et son arrivée avec tout l’argent qu’elle me devait.

— Eh bien ?

— Des mensonges ! Personne n’est venu. Est-ce que des gens comme ça reviennent et rendent ce qu’ils ont volé ! Non, c’étaient deux filous. Parlez donc à Domfront de M.  et Mme Despriol, ils en ont laissé une jolie réputation ! Si l’un d’eux s’avisait de revenir, il y serait lapidé ! Henriette ! mais je lui cracherais au visage, moi ! une voleuse, une hypocrite… »

Elle avait dit ces mots avec un accent de haine implacable où l’on sentait la rancœur de ces quinze années de détresse et de privations. Gilberte frissonna. L’expression mauvaise de cette physionomie lui inspirait une sorte de répugnance. Cependant elle lui prit la main et la porta à ses lèvres, en murmurant :

« Pauvre madame. »

Et elle n’agit point ainsi par calcul envers la mère de Guillaume, mais par un instinct confus et invincible qui l’obligeait à être bonne envers cette femme humiliée et déchue.

Et c’était ce même instinct qui l’avait guidée jusqu’ici, et ce fut lui, les jours suivants, qui la fit plus attentive encore et plus affectueuse, malgré certains sentiments de gêne qu’elle éprouvait auprès de Mme de la Vaudraye.

Son grand plaisir était de dérider ces traits maussades à l’instant où ils étaient le plus tendus, et elle s’y employait par des espiègleries et des sentillesses.

« Allons, un petit effort, et nous allons rire… Ah ! vous avez ri. »

Mme de la Vaudraye était touchée de cette grâce. Elle en négligeait de se conformer au plan de conduite artificieux qu’elle avait choisi pour capter la jeune fille, oubliant de dissimuler ses défauts, se montrant même naturelle et spontanée.

Une fois, elle l’attira vivement contre elle, après un mot de Gilberte.

« Oh ! ma petite, quel trésor ce serait qu’une femme comme vous ! »

Gilberte sourit.

« Bah ! qui sait si vous voudriez de moi pour votre fille ! nous le verrons bientôt d’ailleurs… peut-être demain…

— Demain ?

— Mais oui, n’est-ce pas aujourd’hui que Guillaume va venir au rendez-vous où je l’attends tous les jours ?

— Guillaume ? j’ai reçu de lui ce matin une lettre datée de Paris. Et puis, je le connais, quand il a pris une décision… »

Gilberte regarda sa montre.

« Cinq heures. S’il y était cependant. Ah ! il me semble aujourd’hui qu’il y est, que je vais le voir… À demain. »

Elle s’en alla rapidement, laissant sa compagne interdite. L’espoir la soulevait, un espoir chaque fois déçu, et que rien ne rebutait.

« Mme Armand rentre seule cet après-midi, dit-on à Domfront, comme elle se hâte ! »

Elle franchit le vestibule du Logis, sans s’arrêter, et se dirigea droit au pavillon. Ses yeux auraient voulu de percer le rideau de feuillage qui lui dérobait la colline. Elle ne doutait pas qu’il y fût, et, en même temps, elle sentait la folie de cette certitude.

Elle arriva. Tout de suite son regard scruta les rochers. Il était là.

Elle fut sur le point de lui envoyer, à pleines mains, des baisers, des poignées de baisers, ou bien de s’agenouiller et de lui tendre les bras à travers l’espace, mais elle vit qu’il descendait la côte en courant, et elle se mit à courir aussi vers lui, de toutes ses forces.

Elle arriva tout essoufflée au bas du jardin, démolit la petite barrière de bois qui tardait à s’ouvrir, et sauta sur la route au moment où Guillaume traversait le pont.

« Gilberte !

— Guillaume ! »

D’un regard, ils s’assurèrent que rien n’était changé en eux, puis ils suivirent en silence le chemin qui longe la Varenne. Ils n’osaient parler, tellement ils sentaient l’importance des paroles qu’ils allaient prononcer. D’ailleurs émotion leur serrait la gorge.

Ils arrivèrent ainsi jusqu’à Notre-Dame-sur-l’Eau, la vieille chapelle romane si joliment située au bord de la rivière. Accoudés à la balustrade, au-dessus de l’eau fuyante que divise l’arche du pont, ils goûtèrent la joie de rêver l’un près de l’autre. Puis Guillaume dit :

« Je souffrais trop… j’ai voulu vous voir, ne fût-ce que quelques minutes… et reprendre courage… »

Elle demanda d’une voix altérée :

« Alors… vous repartez…

— J’en avais l’intention… mais je ne peux plus… je ne peux plus… »

Il continua, très bas :

« Ce n’est pas de la faiblesse. Mais je vous vois, et vous voir, c’est voir les choses et les idées sous leur véritable aspect. Vous les inondez de la lumière qui est en vous et qui jaillit de vous. Oui, j’ai voulu échapper à la tentation, et j’ai eu l’ambition de travailler dans la solitude, pour conquérir la richesse et la gloire qui m’auraient permis de vous épouser. Et puis… et puis… je comprends que c’est de la folie. Pourquoi souffrir inutilement ? Luttons ensemble, Gilberte. Je ne puis rien sans vous… je vous aime trop.

— Et vos scrupules ? dit-elle malicieusement.

— Riche ou pauvre, qu’importe ? Ce sont là des mots auxquels j’ai pu attacher quelque valeur loin de vous, en vous écrivant. Mais auprès de vous, il me semble qu’ils ne signifient plus rien. On n’a pas le droit de faire dépendre sa vie de pareils fantômes… Oh ! Gilberte, vous mettez tout à sa place, vous êtes la vérité même, votre amour donne la certitude et la paix. Tel que je suis, je suis digne de vous, puisque vous m’aimez… »

Elle lui tendit la main. Il demanda :

« Vous ne m’en voulez pas ?

— D’être parti, Guillaume ? Non, j’étais si sûre que vous reviendriez ! »


IX

FIANCÉE


Adèle fit irruption dans la pièce où Gilberte se tenait le lendemain, après son déjeuner.

« Madame, c’est Mme de la Vaudraye et son fils, ils débouchent sur la place. Faut-il les recevoir ?

— Mais oui, je les attends.

— C’est donc vrai, ce que dit la chaisière, que madame va épouser M. Guillaume ?

— Eh bien, si cela était ?

— Ah ! du côté de M. Guillaume, je n’ai rien à dire, mais Mme de la Vaudraye, la belle-mère de madame ! vrai, J’aurais mieux aimé… »

On sonnait, elle alla ouvrir en rechignant.

Gilberte jeta un coup d’œil sur la glace, au-dessus de la cheminée, arrangea les boucles de ses cheveux, puis, vivement, rectifia dans ses vases la disposition des gerbes de roses qu’elle avait cueillies. Adèle introduisit la mère et le fils.

Mme de la Vaudraye rayonnait. Tout à l’heure, dans la rue principale, au seul aspect de sa robe de soie, de son allure guindée et de sa mine triomphante, les habitants de Domfront avaient dû être édifiés sur le sens de la démarche qu’elle accomplissait auprès de Mme Armand. Elle se présenta avec l’aisance de quelqu’un qui est chez soi. Sa façon de s’asseoir indiqua une prise de possession définitive, béate.

Il n’y eut pas cet état de froideur et ce préambule de banalités qui marquent ces sortes d’entrevues. Mme de la Vaudraye était trop désireuse d’arriver au but.

« Ma chère Gilberte, je vous demande votre main pour mon fils Guillaume. »

Tout leur amour, toute l’ivresse de leur âme heureuse, toute leur reconnaissance, toute leur foi en l’avenir furent contenus dans le regard que Guillaume et Gilberte échangèrent. Il ne resta rien de l’agacement que causaient à l’un les manières victorieuses de sa mère, rien non plus de l’anxiété qu’éprouvait l’autre en cette heure solennelle :

Mme de la Vaudraye n’attendit même pas la réponse.

« Avant tout, ma chère enfant, laissez-moi vous parler en amie et en femme d’expérience qui sait trop par elle-même que le bonheur d’un ménage repose sur les réalités matérielles. Notre situation de fortune à Guillaume et à moi, vous la connaissez à peu près, n’est-ce pas ? À la mort de mon pauvre mari… »

Guillaume se leva et se dirigea vers la fenêtre ouverte, comme excédé d’avance de tout ce qui allait être dit. Gilberte avait bien envie de le rejoindre et de laisser Mme de la Vaudraye traiter à fond avec elle-même de ces réalités matérielles sur lesquelles repose le bonheur des ménages. Mais l’œil impérieux de la dame la clouait à sa chaise, et, tout en hochant la tête de temps à autre, en signe d’approbation, elle dut subir un long discours où revenaient des expressions bizarres, comme apport dotal, régime des acquêts, communauté des biens…

« C’est entendu, conclut-elle d’un air réfléchi, quoiqu’elle n’eût pas compris un traître mot.

— Nous sommes d’accord ?

— Entièrement d’accord, madame.

— Eh bien, mes enfants, embrassez-vous, je vous donne ma bénédiction. »

Guillaume s’avança, et ses bras tendus se refermèrent sur Gilberte. Il lui baisa le front, puis les yeux. Elle se dégagea toute rougissante, et dit :

« C’est mon premier baiser, Guillaume, »

Il eut un peu d’amertume.

« Le premier… de moi. »

Elle sourit.

« Une jeune fille n’en doit recevoir que de son fiancé, et n’êtes-vous pas mon premier, mon seul fiancé ?

— Que voulez-vous dire, Gilberte ?

— Je veux dire, Guillaume, répondit-elle avec un accent où palpitait toute son allégresse intérieure, je veux dire que je ne suis pas veuve, que je n’ai jamais été mariée, que c’est là un titre que j’ai pris dans l’espoir de détourner l’attention, et que Mme Armand n’a jamais existé. »

Guillaume tremblait d’émotion. Il comprenait et ne voulait pas admettre la vérité, tellement l’erreur lui eût été douloureuse.

« Non, non, je n’ose pas croire… vous, jeune fille !…

— Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire ?

— Ah ! Gilberte… »

Il lui avait saisi les mains, et il la contemplait avec un regard d’extase, Elle murmura :

« J’étais bien sûre que vous auriez une grande joie.

— C’est autre chose que de la joie. Il me semble que vous êtes encore plus belle et encore plus pure. Je ne Vous aime pas davantage, mais je vous aime d’une autre façon. »

Et il reprenait :

« Est-ce possible ! il n’y a personne dans votre passé ? mon bonheur n’a pas même cette ombre ?

— Tout mon passé, c’est vous, Guillaume. »

Mme de la Vaudraye s’approcha.

Ils n’avaient plus songé à elle, et son intervention leur causa une impression d’autant plus pénible que la gravité subite de sa figure faisait contraste avec : leur ravissement. Elle dit à Gilberte :

« Si Mme Armand n’existe pas, qui donc mon fils épouse-t-il ?

— Eh bien… Gilberte…

— Gilberte qui ?

— Gilberte moi, répondit la jeune fille s’efforçant de plaisanter, mais au fond vaguement inquiète.

— Voyons, mon enfant, cela ne suffit pas. Vous avez un nom de famille ?…

— Ma foi.

— Comment s’appelait votre père ? votre mère ?…

— Je ne sais pas. »

Mme de la Vaudraye se dressa de toute sa taille anguleuse. On eût dit qu’elle apprenait un événement terrible, une catastrophe. Gïilberte vit la pâleur de Guillaume et comprit tout à coup ce qu’elle n’avait jamais entrevu, le danger de sa situation irrégulière vis-à-vis d’une femme comme Mme de la Vaudraye. Elle frémit de peur.

Guillaume s’interposa doucement :

« Remettez-vous, Gilberte. Inutile de vous dire combien j’attache peu d’importance à tout cela, mais mère ne juge pas les choses au même point de vue que moi. Confiez-nous la vérité. »

Sans entrer dans les détails, Gilberte raconta la mort de sa mère, la perte des papiers de famille, et par quel concours de circonstances elle n’avait jamais pu pénétrer le mystère qui l’enveloppait. À mesure qu’elle avançait, sa voix perdait son assurance. Toute cette histoire qu’elle avait jusqu’ici considérée simplement comme une source de petits ennuis, lui paraissait maintenant, sous l’œil austère de Mme de la Vaudraye, l’histoire abominable d’une méchante fille. Ne pas avoir de nom ! Elle en était aussi honteuse que si l’on eût découvert inopinément qu’il lui manquait une oreille ou un morceau de joue. Pourtant, dans le silence qui suivit son aveu, elle cherchait vainement en quoi elle était coupable.

« Eh bien, mère, dit Guillaume, il n’y a là rien de grave.

— Rien de grave », ricana Mme de la Vaudraye.

Tous ses sentiments de petite bourgeoise et de provinciale étaient froissés par cette révélation imprévue. L’orgueil des la Vaudraye criait en elle. Que dirait-on à Domfront si un la Vaudraye épousait une fille sans nom, une enfant trouvée, une aventurière, quoi ! Elle s’imaginait les commérages, les allusions hypocrites, les condoléances dont on l’accablerait : « Pauvre amie, vous devez être bien ennuyée… moi d’ailleurs, je pressentais quelque chose d’équivoque, car enfin. » Et l’on ajouterait entre soi : « Pas de nom ? Allons donc, ceux qui n’en ont pas, c’est qu’ils ont intérêt à n’en pas avoir, c’est qu’ils cachent le leur. »

Elle ne se donna pas la peine de chercher une formule de politesse. Nettement elle déclara :

« Ce mariage est impossible, il ne se fera pas. »

Guillaume eut un mouvement de révolte indignée.

« Impossible ! et pourquoi ?

— Comment ! c’est toi qui me le demandes ?

— Je l’exige, comme fiancé, comme mari de Gilberte.

— Le mari de Gilberte ! mais est-ce que l’on épouse… ?

— Tais-toi, mère. »

Il était debout devant elle, les traits convulsés. Un mot de plus, et il lui fermait la bouche brutalement. Elle eut peur. Il reprit sourdement :

« Tu as raison, il vaut mieux ne pas s’expliquer devant elle. Tout ce qui n’est pas des paroles de vénération, je le considère comme une insulte pour celle que j’aime. »

Il la poussa dehors avec une autorité implacable. Mais Gilberte leur barra le chemin.

« Non, Guillaume, pas ainsi. Si l’on se sépare, que ce ne soit pas sur des mots de colère… Je vous aime trop tous deux… Oui, tous deux, madame, » affirma-t-elle de sa voix irrésistible.

Sa douceur fut plus forte que la violence de Guillaume. Il ne bougea pas. Mme de la Vaudraye se laissa ramener. Gilberte la fit asseoir et s’agenouilla.

« Agissez selon votre conscience, mais… je vous en prie, sans amertume contre moi… Quoique vous décidiez, ne me retirez pas votre affection… »

Il y avait peut-être dans la rigidité de Mme de la Vaudraye comme une revanche sur Gilberte. Cette enfant qui l’avait toujours dominée par sa noblesse et sa candeur, elle jouissait de la voir à ses genoux, de la juger du haut de ses principes et de la confondre du haut de son honorabilité.

Elle ne répondit pas. Gilberte continua :

« Vous vous rappelez notre promenade, il y a quelque temps : vous m’avez montré les anciennes limites de vos terres… Eh bien, j’ai tout racheté… pour vous le rendre. J’espérais vous ramener ici, dans cette maison qui vous appartient. Tout est à vous, vous auriez disposé de tout, vous auriez été la maîtresse, sans que personne eût le droit de vous demander des comptes, vous auriez repris à Domfront votre place véritable, le Logis serait redevenu ce qu’il était… »

Un éclair passa dans les yeux de Mme de la Vaudraye, mais elle se domina. La même volonté inflexible crispa son visage d’un masque de raideur et de dureté. Elle dit, d’un ton froid :

« Je regrette infiniment que tous ces beaux projets ne puissent se réaliser, mais il n’y a pas de ma faute… faites des recherches… qui sait ! peut-être arriverez-vous à découvrir la vérité indispensable. »

Désespérée, Gilberte fut près de se jeter à son cou et de lui dire : « Restez, je vous en supplie… soyez pour moi la mère que j’ai perdue… je vous chérirai comme une fille… »

Mais Guillaume la prévint :

« À quoi bon s’humilier, Gilberte ?.… Si ma mère ne consent pas…

— Eh bien…

— Eh bien, ne sommes-nous pas libres ?

— Non, Guillaume, répondit-elle fermement, je ne vous épouserai qu’avec l’entier aveu de votre mère. »

Il pâlit et murmura :

« Mais… nous nous verrons…

— Nous ne nous verrons pas, nous ne pourrions nous voir que furtivement, c’est indigne de nous.

— Si je vous rencontre…

— Je ne sortirai pas d’ici.

— Cependant…

— Nous attendrons, Guillaume, ne suis-je pas votre fiancée ? »

Il s’inclina. Sa mère sortait. Il la suivit.

Il sembla à Gilberte que jamais elle n’avait été aussi seule dans la vie.


X

LA MAISON ABANDONNÉE


Le lendemain, Gilberte reçut de M. Dufornéril, notaire à Dieppe, la lettre suivante :


« Mademoiselle,


« Je trouve à l’instant votre télégramme me demandant où nous en sommes de notre enquête. Je vous ai déjà communiqué les renseignements que j’ai obtenus sur votre séjour et sur celui de vos parents en Angleterre, renseignements qui ne nous ont, hélas ! rien appris de nouveau. M. Kellner — nom sous lequel votre père a ait fortune à Liverpool — a laissé les meilleurs souvenirs dans le monde commercial de cette ville. Quant à sa vie privée et à ses antécédents, personne ne le connaissait. On ignorait même qu’il fût marié, détail bien conforme à ce que vous m’avez dit sur l’existence retirée que vous meniez, votre mère et vous.

« J’ai donc été obligé de poursuivre nos recherches jusqu’à Berlin, ce qui nous fait remonter à plus de six ans en arrière. Votre père s’appelait alors M. Dumas. D’ores et déjà il est établi qu’un incendie s’est déclaré le 15 octobre 18… dans les magasins de M. Dumas, entrepositaire de vins d’Anjou, Frischwasserstrasse. Le feu a complétement détruit la pièce qui servait de bureau et où M. Dumas, qui était en même temps homme d’affaires, recevait ses clients, la plupart des compatriotes. M. Dumas a fait une déclaration d’où il résulte que tous ses papiers ont été brûlés.

« De ce côté, nous arrivons par conséquent à une certitude, malheureusement fâcheuse : vos papiers de famille n’existent plus, voilà qui est clair. Il faut donc retrouver la trace de vos parents, à dater du moment où ils ont quitté la France. Une fois là, dans la ville où ils habitaient, il nous sera aisé, par la notoriété publique, de reconstituer votre état civil.

« Or, à Berlin, votre père employait un Français du nom de Renaudeau, en qui il semblait avoir toute confiance et qu’il traitait, au dire des voisins, comme un ami de vieille date. À son départ, il lui laissa son fonds. Ce Renaudeau, l’année suivante, fit faillite. Mais on le croit à Hambourg. J’ai donc écrit ces jours-ci à notre consul en cette ville. Dès que j’aurai sa réponse… »


Les jours s’ajoutèrent les uns aux autres, pareils aux jours qui avaient suivi son arrivée à Domfront. Elle redevint la recluse auprès de qui, seuls, avaient accès les malheureux de la contrée, et, s’ils la nommaient encore la bonne demoiselle du Logis, et bénissaient sa charité, peut-être maintenant n’emportaient-ils plus cette impression de réconfort qu’ils aimaient autant que l’aumône. Comment eût-elle consolé, elle qui eût tant voulu qu’on la consolât ?

Cependant toute espérance ne l’abandonnait point. Gilberte avait une de ces natures un peu passives qui, aux heures heureuses, débordent d’expansion et de joie, mais qui, dans les épreuves, se replient sur elles-mêmes et vivent en cette sorte de contemplation silencieuse qui est comme une attente résignée. Elle semblait ainsi, dominant sa peine et ne laissant échapper aucun signe de révolte ou de détresse, moins sensible que d’autres aux coups les plus cruels dont le destin l’accablait, et elle poursuivait à travers les obstacles et les vicissitudes, son rêve intérieur, son rêve triste ou gai, lumineux ou sombre, mais toujours fait d’amour et de bonté.

Le moment le plus affreux était la fin des journées. La nuit venait tard à cette époque, et c’eût été bien doux après le dîner de se rendre là-bas, auprès du pavillon ! Elle ne doutait pas que Guillaume ne fût exact à leurs anciens rendez-vous. Il devait tendre les mains vers elle, l’appeler, la supplier, la maudire… quel supplice de n’y point aller !

Elle ne cessait de penser à lui. Les souvenirs de leur passé commun étaient le seul charme du présent, et, par une illusion d’amoureuse, pour elle, ses propres souvenirs commençaient du jour même où commençaient ceux de Guillaume. Elle se souvenait de la minute où il l’avait surprise levant son voile de deuil dans le jardin des ruines. Elle se souvenait de l’instant où, caché derrière une tenture du Logis, il approchait d’elle pour la première fois. Ne l’avait-elle pas toujours aimé ? Pourquoi, dès l’abord, et malgré les rebuffades calculées de Guillaume, cherchait-elle instinctivement à l’apprivoiser, selon le mot de Mme de la Vaudraye, et à gagner sa sympathie ? Pourquoi également ses élans d’amitié vers l’inconnu ?

Ce qu’on disait en ville de tous ces événements, Gilberte ne s’en souciait guère, ayant prié Adèle de ne l’en point informer — consigne que l’infortunée servante avait bien de la peine à ne pas enfreindre ! C’était, à Domfront, une telle effervescence, un tel bouillonnement de commentaires ! Car enfin, il y avait ce fait indéniable : au vu et au su de toute la ville — qui n’en pouvait témoigner ? — la demande en mariage avait été effectuée, et il en était résulté. une rupture entre les la Vaudraye et Mme Armand. Rupture complète ! on ne se voyait même pas. Et l’inexplicable, c’est que, depuis cet après-midi fameux, Mme Armand ne quittait plus le Logis !

Qu’y avait-il là-dessous ? De qui provenait la rupture ? Vingt versions contradictoires circulaient, mais aucune d’elles ne présentait ces caractères d’authenticité indiscutable que le monde, toujours si scrupuleux, réclame d’un potin avant de l’admettre.

La chaisière était aux abois. Pressée de questions, elle devait avouer, non sans dépit, qu’elle ne savait rien.

Au bout de deux semaines, Gilberte, qui n’osait se promener dans son jardin, tenta quelques sorties, mais à des heures et dans des directions où elle ne risquait pas d’être rencontrée. Dès le matin, généralement, elle s’échappait par une porte latérale du Logis, et choisissant les sentiers les plus touffus du bois qui l’avoisine, descendait en biais jusqu’à la rivière.

Son but presque quotidien fut la petite chapelle de Notre-Dame-sur-l’Eau. C’est là qu’elle avait eu avec Guillaume sa dernière entrevue. L’endroit est paisible. Elle se plaisait à y rêver.

Un jour, comme elle en revenait par un détour, elle passa devant la maison où jadis habitaient ces Despriol qui avaient causé la ruine de M.  et Mme de la Vaudraye. Les barreaux rouillés de la grille paraissaient sur le point de s’émietter. Un fouillis de ronces et de mauvaises herbes s’épanouissait dans le jardin. La façade se lézardait, les ardoises du toit verdissaient, des nids d’hirondelles ornaient les fenêtres. Tout indiquait l’abandon. Cependant Gilberte se sentit attirée.

La grille résistant à ses efforts, elle contourna les murs extérieurs, avec la certitude de trouver une porte auprès de tel angle dont elle avisait la saillie. De fait, elle l’y trouva et cette porte était ouverte, de même que celle du perron.

Dès l’entrée, l’impression que la vieille demeure lui avait causée, se précisa jusqu’à devenir consciente. C’était cette impression singulière que nous éprouvons parfois devant des spectacles que nous sommes sûrs de n’avoir jamais contemplés et qu’il nous semble cependant avoir toujours connus. Il est impossible que nous ayons visité telle ville et, néanmoins, cette rue que nous parcourons nous est familière, nous avons vu ce magasin, cette enseigne, ce pignon, ce carrefour. Où et quand ? Dans quelque vie antérieure ? Ou bien n’est-ce qu’une illusion éveillée dans notre cerveau par une série d’images analogues ?

« Voici le salon » se dit Gilberte avant d’en ouvrir la porte et elle s’amusa également à désigner, certaine de ne point se tromper, la salle et la cuisine.

Mais ce fut de l’étonnement quand, au premier étage, elle pénétra dans une grande pièce à papier gris, semé de fleurs bleues, entre lesquelles voltigeaient des papillons et des oiseaux. Ces fleurs, ces papillons, ces oiseaux, où donc les avait-elle vus ?

Elle tressaillit : dans un coin, sur le plancher poussiéreux, li y avait une poupée, dernière épave des objets qui avaient jadis empli la maison. Et Gilberte la connaissait, il était hors de doute qu’elle la connaissait.

Elle la ramassa et, rien que d’y toucher, une émotion extraordinaire l’étreignit, comme si c’eût été une poupée de son enfance, une poupée avec qui elle eût joué à trois ou quatre ans, une de ces poupées dont les petites filles sont les mères, et auprès de qui elles font l’apprentissage du dévouement, des soins minutieux, de l’inquiétude, de la tendresse et de l’orgueil maternels. Et elle la voyait celle-là, la pauvre loque lamentable et dénudée, au crâne absent, elle la voyait, ou plutôt la revoyait, vêtue d’une robe de soie orange et d’un châle vert, parée de souliers mordorés, et d’une chaîne d’argent autour du cou, et de la plus merveilleuse tignasse blonde.

Longtemps elle la mania, et ses mains lui paraissaient habituées à ces formes grossières et à l’articulation maladroite des bras et des jambes. Rien ne la choquait. Elle avait envie de baiser le petit front de porcelaine et les joues rebondies.

Un bruit léger s’éleva derrière Gilberte. Elle se retourna. Une femme était là, d’aspect sordide, avec des yeux étrangement fixes et de grandes mèches blanches autour de la tête. Un rire immobile et silencieux découvrait ses dents. Sur le chiffon de toile qui lui servait de fichu, pendait un collier bizarre, fait d’éclats de verre, de cailloux, de bouchons, de tortillons d’herbe.

Soudain une expression de colère contracta sa figure, elle avait aperçu la poupée. Elle courut à Gilberte, la lui arracha des mains et la brandit comme si elle eût voulu en frapper la jeune fille.

Mais la poupée tomba à terre, la menace s’acheva en un geste d’hésitation, et la vieille femme, le corps tendu en avant, les yeux agrandis, regardait Gilberte, la regardait indéfiniment.

Gilberte, effrayée d’abord, se rassurait peu à peu sous ce regard où elle s’imaginait sentir une sympathie ardente et curieuse. Elle lui sourit.

La vieille se mit à rire silencieusement, ramassa la poupée et la lui présenta d’un mouvement humble et doux.

Gilberte ayant refusé, elle lui serra la main et la conduisit au second étage, vers un placard où se trouvaient entassés des souliers d’enfant, des hochets, des joujoux brisés, un petit berceau, une chaise à roulettes, et elle les lui montrait en ayant l’air de dire :

« Choisis, prends, je te donne tout cela. »

Mais aucune de ces choses ne tentait Gilberte. Alors elle la mena dans le jardin, sous un acacia, puis devant un banc de bois, puis auprès des débris d’un pigeonnier, et, à chaque station, elle l’interrogeait de ses yeux avides.

À la fin, Gilberte lassée, et pour qui la maison abandonnée avait perdu peu à peu de son charme mystérieux depuis l’irruption de cette femme, pensa au départ.

Aussitôt, la vieille, prévenant son désir, tira une clef de sa poche, et ouvrit la grille rouillée. Au moment où Gilberte sortit, elle se pencha et embrassa le bas de sa robe.

S’étant retournée quelques minutes après, la jeune fille la vit encore, plantée sur le milieu du chemin et lui faisant des signes.

Au Logis, elle raconta l’aventure à Adèle qui s’écria :

« Ah ! mais ça ne peut être que Désirée, l’ancienne nourrice des Despriol, une pauvre folle bien inoffensive qui vit du côté de Notre-Dame-sur-l’Eau. Elle est toujours à rôder autour de son ancienne maison. Voilà bien deux ans qu’elle est folle, depuis la mort de son mari et de ses trois fils. Ça l’a frappée d’un transport…

— Mais, demanda Gilberte, les Despriol avaient donc un enfant ?

— Comment ! une petite fille qui avait peut-être trois ou quatre ans quand ils sont partis, un amour de petite fille que sa nourrice adorait. Ça lui a fait un chagrin à la pauvre femme ! Depuis qu’elle est folle, elle pense même bien plus à la petite qu’à ses trois fils. On disait dans le temps qu’elle en recevait des nouvelles, et que Mme Despriol lui écrivait.

— Cette Mme Despriol, vous l’avez connue, vous, Adèle ?

— Pour sûr, chez Mme de la Vaudraye, quand on habitait ici… Une dame pas méchante du tout, gaie, avenante, jolie, mais, par malheur, si faible avec son mari, qu’il en faisait tout ce qu’il voulait.

Mme de la Vaudraye m’a conté une histoire de bijoux…

— Ah ! la pure vérité… Quoi ! on ne peut pas dire le contraire, c’est une voleuse… et Mme de la Vaudraye est payée pour ne pas la porter dans son cœur. Aussi, ce qu’elle la déteste ! Et puis il y avait de la jalousie contre M. de la Vaudraye qui se serait bien laissé aller à faire un doigt de cour à Mme Despriol. Alors, vous comprenez, Mme de la Vaudraye enrageait. Parlez donc devant d’Henriette Despriol, elle en devient encore pâle…

Quelques jours après, Gilberte lisait cette lettre de Me Dufornéril :


« Mademoiselle,


« Notre enquête avance, et j’espère vous annoncer bientôt la bonne nouvelle de notre réussite. Ce Renaudeau qui avait pris la suite à Berlin de M. Dumas, se trouve en effet à Hambourg. Mandé par le consul, il déclare, conformément à nos prévisions, qu’il connaissait votre père de longue date, et même du temps où celui-ci habitait en France. Quoiqu’il se refuse à divulguer le véritable nom et les origines de M.  Dumas, il est évident que le sieur Renaudeau, étant dans la plus profonde misère, ne résistera pas à certains arguments.

« Ma prochaine lettre vous apprendra donc, mademoiselle, je crois pouvoir vous l’affirmer, le nom de vos parents et le lieu de votre naissance… »


XI

LE NOM DE GILBERTE


Cette lettre que promettait Me Dufornéril, Gilberte, moins forte dans la joie que dans la douleur, l’attendit avec une impatience fiévreuse. Quatre ou cinq jours encore, une semaine au plus, et le mystère serait élucidé, et le seul obstacle qui s’opposait à son mariage serait aboli.

Elle se confina de plus en plus chez elle. À quoi bon de courtes et furtives promenades, quand son imagination, maintenant affranchie, la conduisait à travers l’immensité du monde, au bras de Guillaume, sous les yeux de Guillaume ? Elle essaya de lire des romans, éprouvant le besoin de maîtriser son exaltation. Mais que valent les aventures des autres au moment où notre destinée va s’accomplir, et où elle va s’accomplir dans le bonheur et dans la certitude ? La seule aventure, c’était celle qui l’entraînait vers Guillaume. Le drame commençait et finissait à Guillaume. Le héros unique était Guillaume.

« C’est demain », se disait-elle chaque jour, avec l’intention bien arrêtée d’envoyer la lettre libératrice, sitôt reçue, chez Mme de la Vaudraye.

Le matin arrivait, puis l’après-midi. Point de lettre. Elle n’en ressentait aucune déception.

« Ce sera donc pour demain, » pensait-elle, frémissante d’espoir.

Le facteur devint à ses yeux un personnage considérable, un monsieur qui n’était pas indigne qu’on lui fit des avances. Elle lui décochait ses plus jolis sourires, comme si elle eût voulu gagner sa confiance et le convaincre qu’il devait avoir au fond de sa boite une lettre pour elle. Adèle était ravie.

« Ah ! madame, voilà donc que vous redevenez comme avant ! C’est pas dommage. Vrai, ça m’inquiétait de vous voir toujours triste, sans goût à rien, toute pâlie. Mais pour Dieu, vous avez bien raison, un de perdu, dix de retrouvés. »

Déliée de son silence, elle pouvait enfin rapporter tout ce qu’on avait dit à Domfront de cette rupture, et tout ce qui s’y faisait maintenant. Et Gilberte apprit que le salon de Mme de la Vaudraye, fermé depuis trois semaines, venait de se rouvrir. On avait invité M. Beaufrelant et M. le Hourteulx. La chaisière prédisait même une réconciliation prochaine avec le fils Simare, pour qui son père n’avait cessé de solliciter. À la dernière réception, le duo de Mireille, par M. Lartiste père et Mlle du Bocage, très en progrès tous deux, avait été vigoureusement applaudi. Mais le gros événement consistait dans la transformation de Guillaume que tout le monde trouvait changé à son avantage.

« On n’en revient pas, racontait Adèle, un boute-en-train qu’on m’a dit, et aimable, et galant, un vrai jeune homme, quoi ! Il paraît qu’il est au mieux avec sa mère. Quant à ces demoiselles, elles en sont toquées. Dame ! c’est un beau gars… et pour peu qu’il se mette en frais, il leur tournera la tête… »

Gilberte pensa :

« Il a raison de se montrer aimable, c’est le se moyen de fléchir sa mère. »

Cependant il lui fallut un petit effort sur elle-même pour s’en tenir à cette pensée comme à la seule qui expliquât la conduite de Guillaume.

Deux jours encore se suivirent sans lettre. Un matin, Adèle arriva du marché.

« Ah ! bien, en voilà du nouveau ! je peux vous dire, maintenant que vous avez pris le dessus. M. Guillaume épouse l’aînée des Charmeron. »

Gilberte éclata de rire.

« C’est la chaisière qui fait le mariage.

— Non, non, je ne le tiens pas d’elle seulement, mais aussi de la bonne des Bottentuit et du jardinier de M. Beaufrelant. Mme de la Vaudraye l’a annoncé hier, en pleine soirée. »

Pas une seconde, Gilberte n’admit la possibilité d’une telle perfidie. Du fond d’elle-même, il ne pouvait monter rien d’impur, ni soupçons, ni doutes, ni mauvaises idées, et ce qui venait du dehors expirait autour de son amour comme des vagues impuissantes. Comment eût-elle imaginé la trahison puisqu’elle ne savait pas que l’on pût trahir ?

Toute la journée, elle fut donc très gaie. Pourtant, au coucher du soleil, une force irrésistible la mena jusqu’au pavillon en ruines. Guillaume n’était pas parmi les rochers du vallon.

Le lendemain elle ne l’y vit pas non plus.

Cette nuit-là, un mouvement de fièvre la fit délirer. L’image de son fiancé se mêlait dans son esprit à l’image de Mlle Charmeron.

À son réveil, elle en rit de bon cœur. Rien n’était capable de diminuer sa foi en Guillaume. Elle était sûre de lui comme d’elle-même.

Elle se leva pleine de courage, résolue à être heureuse malgré tout. Et elle le fut, en vaillante créature qui juge les autres d’après sa propre noblesse, et qui peut être troublée en ses nerfs et en son instinct de femme, sans qu’un souffle altère la sérénité de son âme.

Jusqu’au déjeuner elle fit de la musique. Le repas fini, elle se promena dans son jardin et cueillit des fleurs. Quand elle rentra, Guillaume l’attendait au salon.

« Vous… vous… » murmura-t-elle, défaillante.

Elle dut s’asseoir, et ils restèrent à quelques pas l’un de l’autre, les yeux baissés. Il semblait à Gilberte que sa vie entière ne suffirait pas pour absorber toute la joie qui l’enveloppait. Comme elle avait eu raison d’être heureuse quand même, et de se préparer à ce bonheur plus grand ! Triste et soupçonneuse, elle n’aurait pu le supporter.

Guillaume lui demanda :

« Vous n’avez pas rencontré ma mère ? elle vous cherche dans le jardin.

— Votre mère est ici ?

— Oh ! Gilberte, serais-je venu sans elle, moi qui n’ai même pas voulu aller là-bas, dans les roches, de peur de vous déplaire ? »

Elle se rappela sa déception de la veille et de l’avant-veille, et fut sur le point de s’accuser, mais de quoi ? Avait-elle prêté une oreille complaisante aux calomnies de la ville ? Elle dit simplement :

« Je suis contente de ce que vous avez fait pour Mme de la Vaudraye.

— Qu’ai-je fait ?

— N’était-ce pas un sacrifice que d’assister à ses soirées ? »

Il s’avança vers Gilberte :

« Un sacrifice ? Mais non. Ah ! c’est que vous ne savez pas ce qui se passe depuis quelques jours… Mais je suis prêt à faire tout ce qu’elle voudra, et à m intéresser à tout ce qui l’intéresse, et à aimer tout ce qu’elle aime… Si vous saviez, Gilberte… Écoutez… ou plutôt non, je préfère que ce soit elle…

— Oh ! s’écria Gilberte, si ce sont des mots d’espoir et de bonté, pourquoi ne pas les prononcer vous-même, Guillaume ? Ne seront-ils pas meilleurs si je les entends de votre bouche ? Parlez, mon Guillaume… Que mon souvenir les associe au son de votre voix. je vous en prie… »

Elle le suppliait de son tendre sourire. Aussitôt il lui dit :

« Eh bien, Gilberte, ce sera donc moi… »

L’entrée d’Adèle l’interrompit. Elle présenta une lettre sur un plateau. Gilberte la prit, et tandis que la bonne se retirait, elle jeta machinalement les yeux sur le timbre de l’enveloppe. Un cri lui échappa.

« Guillaume ! »

Ses doigts frissonnaient. Elle ne put que chuchoter : « Une lettre de Dieppe… de mon notaire Oh ! je l’attendais si anxieusement !… Pensez donc, Guillaume. c’est un nom qu’elle m’apporte… plus rien ne nous sépare… »

L’émotion la brisa. Elle se sentait petite et fragile, comme sous une menace de félicité trop grande. Et, se couvrant la figure de ses mains croisées, en un geste qui lui était familier aux heures de trouble, elle pleura délicieusement.

Des minutes s’écoulèrent dans le silence. Elle entendit Guillaume qui ouvrait la porte du jardin. Des pas s’avancèrent, quelqu’un s’assit auprès d’elle, une main dénoua les siennes, c’était Mme de la Vaudraye.

Elle eut un imperceptible mouvement de recul. Mais Mme de la Vaudraye lui dit :

« Gilberte, est-ce que vous avez peur de moi ? »

Et d’un ton si doux qu’elle en fut toute remuée. À travers ses larmes elle la regarda et elle la reconnut à peine. Les traits n’avaient plus leur dureté coutumière, ni le visage cette expression d’orgueil implacable qui lui enlevait tout son charme. Et ce charme maintenant apparaissait dans les yeux moins sévères, dans les rides mélancoliques du front, dans toute cette face douloureuse et flétrie.

« Gilberte, vous vouliez être ma fille… Le voulez-vous encore ? »

Elle n’eût pas le temps de répondre. Guillaume s’était précipité sur les deux femmes et les embrassait tour à tour. Et il lui dit ardemment :

« Aimons-la, Gilberte, nous lui devons beaucoup de reconnaissance pour ce qu’elle fait. C’est le sacrifice de toutes les idées qui lui sont le plus chères, et ce sacrifice, elle y a consenti d’elle-même.

— Allons, Guillaume, ne me donne pas pour meilleure que je ne suis, protesta Mme de la Vaudraye, d’une voix enjouée, es-tu bien sûr que je n’aie pas cédé uniquement à des motifs d’intérêt ? Si Gilberte avait été une pauvre fille, sans fortune…

— Oh ! madame, dit Gilberte, cela compte si peu.

— Oui, pour vous et pour Guillaume, qui êtes jeunes et ne songez qu’à votre amour, mais non pour moi qui ai tant souffert de ma déchéance ! Que voulez-vous ? on ne se refait pas à mon âge, j’ai un nom dont je suis très vaine, et mon rêve a toujours été de lui rendre son éclat. »

Elle caressa gaiement les cheveux de Gilberte.

« Aussi ce que je vous ai choyée, dès le début, Mme Armand ! Hein, vous ne direz pas que j’ai manqué d’adresse pour vous entortiller et vous conduire à mes fins ! Alors, quoi ? un jour, vous m’apprenez que vous avez reconstitué le domaine de ma famille et vous m’offrez de redevenir la maîtresse du Logis. Comment aurais-je le courage de refuser ? »

On sentait en elle comme un désir obscur de réparation envers Gilberte, désir que sa fierté empêchait de se manifester comme son cœur l’eût voulu, mais qui, néanmoins, perçait dans sa façon d’avouer, en plaisantant, les côtés mesquins de sa conduite. Gilberte avait trop de délicatesse pour se plaire à cette constatation, et elle répondit :

« C’est le bonheur de votre fils que vous n’avez pas le courage de repousser. Il est si facile de deviner que toutes vos ambitions et tous vos espoirs ne sont que pour lui. »

Mais Guillaume s’écria, moins indulgent :

« En vérité, mère, on croirait que tu essaies de diminuer le prix de ton consentement. Voyons, raconte-lui plutôt nos conversations depuis deux semaines, dis-lui que tu sais toute l’histoire de notre amour, et que tu comprends Gilberte, elle aussi, comme elle le mérite, et que c’est pour cela que tu acceptes. »

Une résistance suprême raidit Mme de la Vaudraye. C’était la dernière convulsion de sa vanité. Elle sembla indécise, étourdie, chancelante, comme quelqu’un qui cherche à se retenir avant de tomber, et, soudain, vaincue, elle attira Gilberte dans ses bras.

« Eh bien, oui, mon enfant, c’est vous qui m’avez conquise. Je reviens à vous, non pas parce que vous êtes riche et généreuse, mais parce que vous êtes bonne, sincère, et noble entre les plus nobles. Oui, j’ai pensé à l’avenir, dès le début, et j’y pense encore, mais, dès le début aussi, votre grâce a fait son œuvre sur moi comme sur les autres. Je vous ai aimée en dehors de tout calcul. Et depuis mon refus, j’ai beau accumuler tous les motifs pour m’affermir dans ma résolution, je ne me rappelle que votre douceur, votre ingénuité, votre simplicité de petite fille.

— Oh ! murmura Gilberte, je suis bien heureuse.

— Vous le serez toujours par moi, mon enfant, je vous le promets… Quant à Guillaume… Ah ! si vous saviez comme il parle de sa fiancée ! Je vous connais maintenant autant que lui… Mais avais-je besoin de ses paroles pour vous connaître ? Ce qu’il ressent auprès de vous, cette impression de fraîcheur et de clarté, ne l’ai-je pas toujours sentie ? Vos yeux, j’en sais tout le pouvoir… ils purifient… ils apaisent… on est meilleur de vous avoir regardée… on y voit mieux. »

Gilberte, confuse, tenait sa tête enfouie contre l’épaule accueillante. Elle retardait, comme une réserve de joie, la nouvelle de son nom retrouvé, et l’idée du plaisir dont elle disposait lui donnait des frissons d’impatience.

Elle prononça tout bas :

« Alors… pour mon nom… pour mon passé…

— Des niaiseries ! s’écria Mme de la Vaudraye Pouvais-je persister à m’y conformer, du moment qu’il s’agissait de vous, l’innocente Gilberte ? Est-ce que de tels préjugés ne s’évanouissent pas quand on les examine avec vos yeux et qu’on les juge avec votre candeur ?

— Bien vrai ? dit la jeune fille, se dégageant et la contemplant d’un air radieux, vous ne regrettez rien ?

— Je ne regrette rien.

— Eh bien, lisez cette lettre que je viens de recevoir, elle vous le dira, ce secret. Moi aussi, j’ai une famille. Ah ! madame, vous n’aurez pas à rougir de moi. »

Mme de la Vaudraye ne comprit pas d’abord, puis, Gilberte l’ayant mise au courant des recherches poursuivies par le notaire, elle ne put dissimuler sa satisfaction.

« Alors, vous avez réussi ? Ah ! je suis contente… Pourquoi le nier ? les réflexions des gens m’importunaient d’avance… pardonnez-moi cette faiblesse… je puis la confesser puisque je vous avais acceptée pour ma fille, avant de savoir que vos parents étaient dignes de vous. La peur qu’ils ne le fussent pas, c’était le seul empêchement, et irrévocable celui-là. Mais cette peur, je l’ai surmontée. Le beau mérite, n’est-ce pas ? comme s’il était difficile de les connaître quand on vous connaît, vous ! »

Elle prit la lettre, la palpa, et dit :

« Nous allons apprendre le nom de deux braves gens. Votre père devait avoir votre séduction, Gilberte, et votre mère. Votre mère, je me la représente… un être exquis et charmant comme vous… Vous l’aimiez beaucoup ?

— Plus que ma vie, madame.

— Tiens, Guillaume, lis-nous cela. »

Guillaume saisit l’enveloppe et l’ouvrit. Au moment de déplier la feuille qu’elle contenait, il eut une hésitation.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda Mme de la Vaudraye.

— Rien, » fit-il au bout d’un instant.

Et il déplia la feuille.

Ils étaient là tous les trois, diversement impressionnés, mais anxieux et même un peu craintifs, comme on l’est à l’approche des événements solennels de la vie, lors même que l’on n’attend d’eux que plaisir et satisfaction.

« Eh bien ? » dit Gilberte qui, certainement, était la moins émue.

Guillaume se décida et lut à haute voix :


« Mademoiselle,


« Ainsi que j’y comptais, le sieur Renaudeau ne s’est pas obstiné bien longtemps dans son mutisme et, sans plus tarder, il a raconté de l’histoire de monsieur votre père tout ce qui nous intéresse. Nous savons donc maintenant qu’à l’époque de son séjour en France… »

Guillaume s’arrêta. De nouveau il hésitait, et la lettre tomba de ses mains sur ses genoux.

Mme de la Vaudraye s’impatienta.

« À quoi penses-tu, mon fils ? »

Il répondit d’un ton songeur :

« Je pense que nous allons violer le secret de deux personnes qui avaient certes leurs raisons pour le garder avec tant de soin. C’étaient peut-être les enfants de deux familles rivales, des amoureux que les convenances séparaient et que leur cœur a rapprochés. Qui sait ! En tous cas ne trouvez-vous point que leur secret leur appartient, et qu’aucune raison ne nous autorise à le violer, nous ?

— Comment !

— Oh ! mère, dis-les donc les raisons que tu as, dis-les devant l’ange qui nous écoute ! Tu les traitais de niaiseries tout à l’heure ; sont-elles devenues plus graves maintenant ? Énumère-les, explique ta crainte de l’opinion, ton effroi des méchancetés, ton souci de ne pas encourir de blâme, et, en parlant, regarde au fond de ces yeux d’enfant, et demande-toi s’ils comprennent tes paroles ? »

Elle objecta faiblement :

« Quel étrange désir, Guillaume ! Il y a autre chose que tu ne dis pas.

— Oui, s’écria-t-il, en se levant, oui, il y a autre chose que je ne vois pas clairement… c’est mon amour qui proteste… je ne voudrais pas soulever le voile qui enveloppe Gilberte… je l’aime mieux ainsi… elle est plus à moi… »

Il allait et venait avec agitation. Gilberte lui tendit les bras.

Il se précipita à ses genoux.

« Ma Gilberte, je vous en supplie, restez pour moi l’inconnue que j’ai aimée du premier jour. J’ignore quel sentiment me pousse à vous faire cette prière, mais accordez-moi la joie infinie de n’être que par moi, de ne commencer votre vie qu’à moi, d’accumuler plus d’ombre encore sur votre passé pour que votre regard soit obligé de se tourner plus encore vers l’avenir. Soyez l’inconnue du Logis. Soyez l’inconnue qui confondait ses rêves avec les miens, l’inconnue qui venait je ne sais d’où, mais qui venait vers moi, j’en suis sûr. »

Elle l’écoutait avidement.

Il balbutia, éperdu :

« Ah ! vous voulez bien… je le sens… Pourtant, Gilberte, écoutez… ce secret est le vôtre… vous avez le droit de savoir, vous… »

Elle lui dit, avec un sourire qui l’enivra :

« Mon Guillaume, je ne veux pas savoir ce que vous ne saurez pas… et puis cela importe si peu ! c’est pour votre mère que j’étais heureuse. »

Il inclina la tête et baisa ses mains. Au bout d’un moment ils entendirent Mme de la Vaudraye qui déchirait la lettre.

Elle dit simplement

« Qu’il soit fait selon votre volonté, mes chers enfants. Mais, ne penses-tu pas, Guillaume, qu’il va y avoir des obstacles, et que la loi exige…

— Ne nous occupons pas des obstacles, s’écria-t-il Nous verrons cela plus tard. Tout s’arrangera selon nos vœux, j’en suis sûr. »

Un long silence suivit, plein de douceur et de solennité. À la fin, cependant, Guillaume, touché d’un vague remords, murmura :

« Ainsi, mon aimée, vous ne connaîtrez pas votre nom ? »

Elle sourit.

« Mon nom, mais je le connais… est-ce que je ne m’appelle pas Gilberte de la Vaudraye ?

— Et votre mère ?

— Oh ! ma mère, dit-elle, les yeux attendris, ma mère s’appelait maman. »