La Robe d’écailles roses (1935)/La lettre anonyme


LA LETTRE ANONYME


Dès que sa femme fut sortie et qu’il l’eût vue tourner au coin du boulevard Haussmann, Hervé Daunoux prit, dans le tiroir de sa table, le dictionnaire de poche dont il se servait à l’occasion, et se mit à découper un certain nombre des lettres majuscules qui sont inscrites en tête de chaque page. Au fur et à mesure il les collait sur une feuille de papier.

Il composa ainsi une phrase qu’il relut à haute voix :


Madame,


Troublé par vous jusqu’au fond de l’âme et désireux de vous exprimer respectueusement mes sentiments, je vous supplie de venir au Bois demain mardi, à 5 heures, et de suivre le sentier qui passe à droite du Pavillon Chinois.

Sur l’enveloppe, une enveloppe de commerce jaune, il forma de la même manière cette adresse :

Madame Hervé Daunoux,
153 bis, boulevard Haussmann


Avant de cacheter, il hésita, et murmura avec un frisson de dégoût :

« C’est ignoble, ce que je fais là ! »

Mais il ne pouvait pas ne pas le faire, il n’en avait pas la force. Après trois ans de mariage, il voulait savoir, et acquérir sur sa femme une certitude que lui refusaient les circonstances ordinaires de la vie.

Marceline lui semblait l’être le plus mystérieux qui fût. Jeune, jolie, riche, pourquoi l’avait-elle épousé, lui qui était pauvre, malingre, et qui ne pouvait s’illusionner sur les charmes de sa personne ? Pourquoi ? Parce qu’il l’aimait éperdument, follement ? Mais l’amour qu’une femme inspire ne la conduit pas jusqu’à sacrifier son existence.

« Je t’aime, répondait Marceline à ses questions anxieuses, je t’aime, ne cherche pas plus loin. »

Or, cela, Hervé ne parvenait pas à le croire, Il ne niait point que, par moments, la vérité de cet amour ne lui apparût, et que Marceline ne lui en donnât mille preuves. Elle était toujours tendre, souriante, heureuse de vivre, heureuse de se dévouer à lui. Elle le regardait avec des yeux dont l’affection ne se démentait jamais. Elle l’écoutait parler comme on écoute celui dont les moindres mots vous captivent et dont la voix vous émeut. Mais, cependant, il n’admettait pas qu’elle pût l’aimer. Cet amour n’entrait pas en lui comme une réalité possible. Et, sans confiance, sans abandon, rongé de jalousie, âpre et soupçonneux, il entretenait sa douleur comme une flamme à laquelle chaque pensée, chaque rêve, chaque méditation jetait un aliment nouveau.

Ce n’était pas supportable. Il voulait savoir. Qu’y avait-il au fond de ses yeux purs ? Qu’y avait-il au fond de cette âme inexplicable, dont il pressentait, à de certaines minutes, sans motifs suffisant, mais d’une façon irrécusable, la duplicité et la perfidie ?

« Une âme de courtisane, » se disait-il.

Et le besoin de la certitude montait en lui, violent, effréné. Le doute l’obsédait, plus cruel que la vérité la plus abominable. Après des mois et des mois de souffrance, après des semaines d’hésitation, il se décidait tout à coup à écrire cette lettre anonyme. Si Marceline était telle qu’il la supposait, si, comme il en avait l’intuition, elle écoutait l’hommage plus ou moins insolent des hommes qu’attirait sa beauté, elle viendrait au rendez-vous.

Vivement il sortit, se promena au hasard des rues et, soudain, traversant un quartier de la rive gauche, jeta l’enveloppe dans une boîte.

Le soir et le lendemain, prétextant une indisposition, il s’enferma chez lui. Il avait honte de reparaître devant sa femme.

Après le déjeuner, il l’épia. Il entendit qu’elle montait dans son boudoir, où elle avait coutume de se reposer et de lire. Vers trois heures, elle commença de s’habiller. À quatre heures et quart, elle ouvrit sa porte, descendit et s’en alla.

En hâte il dégringola l’escalier, prêt à la suivre. Mais à quoi bon ? Il risquait d’être surpris par elle.

Une voiture le conduisit à l’entrée du Bois. Là, il prit, à droite du Pavillon Chinois, un sentier qui suit d’abord l’allée cavalière, parmi des pelouses ombragées où des enfants jouaient. Mais, un peu plus loin, il y avait des taillis plus touffus, derrière lesquels il lui fut facile de se dissimuler sans attirer l’attention.

À ce moment-là, il éprouvait un grand calme, car il était certain que Marceline ne viendrait pas. Il la jugeait subitement toute différente, et semblable, cette fois, à l’idée que l’on prenait d’elle en regardant ses yeux clairs et son sourire ingénu.

« Ah ! ma chérie, ma chérie, murmura-t-il, je te demande pardon. »

À cinq heures, elle n’était pas là. Et dix minutes encore s’écoulèrent.

Des gens défilaient devant lui, parfois des couples qui se tenaient enlacés, et ceux-là il les contemplait avec une émotion profonde, comme s’il eût éprouvé lui-même la même joie grave et harmonieuse.

Un groupe d’ouvriers déboucha. Puis le chemin fut désert, et Hervé songeait à partir, quand une silhouette apparut au détour. Il étouffa un cri. C’était Marceline.

Elle avançait d’un pas lent, en femme qui se promène et qui jouit de l’air frais. Elle portait une ombrelle fermée, un réticule pendait à son bras, un grand chapeau de paille noire enveloppait l’auréole de ses cheveux blonds.

À vingt mètres de lui, elle s’arrêta et regarda de tous côtés. Elle ne vit personne et continua son chemin.

Hervé observa l’expression de son visage, une expression inquiète, provocante, qu’il ne lui connaissait pas. Et, tout à coup, il s’aperçut qu’il tenait de sa main crispée, au fond de sa poche, un revolver.

Il eut peur de lui, se domina ; puis, comme elle approchait, il perdit la tête et, d’un bond, se rua sur elle.

« Toi ! toi ici ! proférait-il… Pas un mot… Je te défends de parler. »

Il la bousculait et criait, au risque d’être entendu. De fait, une troupe d’enfants accourut vers eux. Alors il empoigna le bras de Marceline, et il la poussa à travers les fourrés, trébuchant comme elle aux racines des arbres.

« Tais-toi… pas un mot… grinçait-il, hors de lui… Tu ne peux pas nier. J’ai la preuve… la preuve certaine, puisque tu es ici… »

Ils arrivèrent à la route du Lac. Une auto passa, vide. D’un effort, il y jeta Marceline, donna l’adresse au chauffeur et monta.

« Eh bien, parle ! Réponds ! tu restes là comme une coupable… Défends-toi… »

Elle ne bougeait pas, en effet, et sa jolie figure, calme, impénétrable, n’offrait pas le moindre signe de frayeur, ni même d’embarras.

« Réponds ! réponds ! disait Hervé que cette impassibilité surexcitait encore davantage. Défends-toi.

— Je n’ai pas à me défendre.

— Alors, tu avoues ?..

— Je n’ai rien à avouer. »

Il la brutalisa de nouveau, et il scandait, la voix haineuse :

« Tu as reçu ce matin une lettre d’un homme qui te disait de venir au Bois, à cinq heures… Et tu es venue ! Tu es venue, toi, ma femme ! Tu es venue au premier signal, et cet homme, tu ne le connaissais même pas… Ah ! misérable, je me doutais bien… »

Il bégayait des injures et il lui tordait le poignet à la faire crier.

Marceline était un peu pâle.

Il répéta :

« Avoue ! avoue donc ! Tu as reçu cette lettre, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et tu es venue au rendez-vous qu’on te proposait ?

— Oui.

— Mais, pourquoi ?… pourquoi ?… » balbutia-t-il, suffoquant de rage.

Elle répondit simplement :

« Je suis venue parce que je savais qui m’attendait à ce rendez-vous.

— Qu’est-ce que tu dis ? tu savais…

— Je le savais, puisque c’est toi qui as écrit la lettre anonyme.

— Tu mens ! tu mens ! s’écria-t-il, tu ne savais pas cela ! C’est un mensonge que tu inventes maintenant ! un mensonge inadmissible… Comment l’aurais-tu su ?… »

Elle ouvrit le réticule de vieille soie brodée de perles, qu’elle portait au bras, et montra le dictionnaire dont il s’était servi.

« Tiens, dit-elle, voici toutes les pages où tu as découpé les lettres. Il manque juste les lettres qui se retrouvent sur la feuille que tu m’as envoyée. C’est par hasard que j’ai eu besoin de ce dictionnaire. Et j’ai compris tout de suite. La preuve te suffit, n’est-ce pas ? »

Hervé ne répondit pas. Il avait desserré son étreinte, et il se tenait sur la banquette, courbé en deux, la tête basse.

Ils rentrèrent ainsi, sans échanger une parole. Marceline gagna sa chambre. Il la suivit, toujours silencieux.

Lorsqu’elle eut retiré son chapeau, il s’approcha d’elle et lui dit d’une voix humble :

« Tu me pardonnes ?

— Non, » fit Marceline.

Il la regarda, très surpris, car il voyait clair maintenant en cette âme limpide, et il croyait en son indulgence. Elle reprit :

« Je te pardonnerai plus tard, quand tu ne douteras plus de moi.

— Je n’en doute pas.

— Aujourd’hui, non. Mais demain ?…

— Alors ?…

— Alors, nous allons partir. Nous vivrons à la campagne un an, deux ans, s’il le faut… et seuls… sans voir personne. Quand tu auras bien compris que je suis capable de sacrifier tous mes goûts et tous mes plaisirs… lorsque j’aime — alors, nous reviendrons.

— Nous reviendrons dans quelques jours, murmura-t-il, tremblant de joie.

— Non, dit-elle, le doute est une maladie longue à guérir. Et je veux te guérir. »

Il joignit les mains. Il fut près de s’agenouiller devant elle. Il eût voulu lui crier son amour et son bonheur. Mais il se tut. Les larmes l’étouffaient.