Aux dépens du Saint-Père (p. 1-14).
Leçon X.  ►
Tome II, Leçon IX.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON IX


MARTHE



La Rhétorique des putains, Lettrines u’avez-vous, mademoiselle ? Que veut-elle dire cette émotion qui est peinte sur votre visage, et qui vous change si fort, que vous paraissez malade ? Suis-je assez malheureuse pour n’en pouvoir pénétrer la cause ?

ANGÉLIQUE

Ah ! ma bonne, j’éprouve dans mon âme et dans mes sens l’agitation la plus violente. Tantôt une chaleur excessive brûle mon sang dans mes veines, et me met toute en feu ; tantôt un froid mortel me glace, et l’affreuse pâleur me défigure. J’aime, je souhaite, je crains, j’espère, je chante, j’attends… Dieu ! mille diverses affections combattent tour à tour mon pauvre cœur.

MARTHE

De grâce, mademoiselle, efforcez-vous de reprendre votre air accoutumé. Je vous annonce une bonne nouvelle : c’est aujourd’hui que vous allez goûter tout le bonheur imaginable. Votre jeune militaire va venir ; voulez-vous qu’il vous trouve dans une situation si pitoyable ?

ANGÉLIQUE

Ah ! c’est lui, c’est lui-même qui me met dans cet état.

MARTHE

Expliquez-vous, je vous prie, j’ai de la peine à vous comprendre.

ANGÉLIQUE

Cette nuit, à peine le sommeil s’était-il emparé de mes sens, qu’un songe agréable m’a placée près de mon bienfaiteur. Je rêve qu’il frappe à ma porte, et qu’au lieu de lui dire : Entrez, je lui réponds : Ouvrez-moi. Il m’ouvre, en effet. Il me semble que j’ai un peu à endurer, mais qu’à cette peine succèdent aussitôt des douceurs inexprimables. Tous mes sens agités m’ont réveillée, et mon réveil a dissipé cette image charmante… Je crains que ce songe enchanteur ne se réalise… Si l’illusion est si belle, que sera la réalité ? Je vous avoue qu’enivrée du plaisir que l’amour me prépare, je suis toute disposée à m’y livrer…

Qu’il vienne, et s’il m’aime, je le rendrai heureux, je serai heureuse.

MARTHE

Doucement, mademoiselle, j’aime bien à vous voir les dispositions les plus favorables, les plus décidées pour ce monsieur ; mais il ne faut pas aller si vite en besogne. Il faut beaucoup d’art, beaucoup de prudence, beaucoup de dissimulation avec les hommes. Ces messieurs ont tant de ruses pour nous abuser, qu’il nous faut aussi les artifices les plus adroits pour les attraper.

ANGÉLIQUE

Comment ! ma bonne, vous voulez m’apprendre à mettre dans ma conduite une fausseté révoltante ? Je n’ai jamais su déguiser les sentiments de mon cœur ; tout ce que je nourris dans mon âme, passe d’abord sur mes lèvres ; et si quelquefois, par des efforts pénibles, j’ai cherché à ne pas être sincère, tous ces efforts ont été au-dessus de moi et mon visage m’a toujours trahi. Croyez-moi, au moment où mon bienfaiteur paraîtra, j’aurai trop de peine à cacher au dehors ce qui se passera au dedans de moi-même ; il verra dans mes yeux tous les mouvements de mon cœur.

MARTHE

Cette leçon ne doit pas vous servir pour ce qui regarde votre premier amant, mais pour régler votre conduite envers d’autres messieurs, si la nature vous parle le même langage en leur faveur.

Oui, mademoiselle, sans la ruse, sans la dissimulation, on ne peut jamais aller à ses fins, on ne peut triompher. Il faut absolument que la fille ou la femme sache, avec art, persuader ses amants :

Qu’elle les aime d’une amitié toute pure, et point pour le plaisir ;

Que son amitié est tout à fait désintéressée ;

Il faut qu’elle parvienne à persuader chacun d’eux qu’elle n’aime que lui seul.

ANGÉLIQUE

Cela m’est impossible. Par bonheur que je suis fermement résolue de n’aimer que mon bienfaiteur.

MARTHE

À la bonne heure ; je ne désapprouve pas vos sentiments ; mais vous me permettrez bien de ne pas laisser mon ouvrage imparfait, et de vous instruire sur tout ce qui peut arriver. Nous ne pouvons pas disposer de l’avenir ; nous ne sommes pas les maîtresses de notre cœur ; et s’il arrive que l’amour vous parle en faveur de quelqu’un autre, oui, je le répète, il vous faut, avant toutes choses, vous couvrir du manteau de la vertu.

Ou il faut, toute la vie, renoncer aux hommes, ou il faut les attraper par ces artifices ; voilà en quoi consiste notre rhétorique. Car, ceux au moins qui pensent et qui raisonnent, s’ils s’aperçoivent que nous ne les aimons que pour notre plaisir, que pour notre intérêt, et que nous louons notre petit cabinet à tout venant, ils changent tout à coup l’amour en mépris et en haine.

À l’égard du jeune militaire, c’est moi qui ai fait, à votre insu, ce que vous auriez dû faire. Il s’est rendu presque tous les jours chez moi pour apprendre de vos nouvelles. Je le voyais dans la plus grande impatience de gagner la place, et d’y entrer victorieux ; mais je lui ai parlé toujours de la sorte :

— Monsieur, vous êtes assez sage pour ne pas prétendre l’emporter d’assaut. C’est une forteresse Presque inattaquable. Il m’a fallu imaginer et employer les ruses les plus fines pour lui faire prendre votre argent. Toutes les fois que je lui parle d’intrigues amoureuses, elle pâlit, elle tremble, elle pleure et ne parle que de mariage ; à cette seule condition, il me paraît qu’elle a quelques dispositions à se rendre ; encore n’oserai-je pas vous en assurer. Je lui ai donné plusieurs leçons ; mais au lieu de m’écouter, elle ne fait que me presser d’une infinité d’objections que j’ai toutes les peines du monde à résoudre. Je vous assure, monsieur, que je sors toujours de chez elle mon front tout trempé de sueur et hors d’haleine.

Hier, je lui tins ce discours :

— Ah ! monsieur, que d’obligations vous allez m’avoir ! Je viens de faire à mademoiselle Angélique, le tableau le plus animé de votre situation. Je lui ai dit qu’une langueur affreuse vous dévore ; qu’une triste mélancolie est peinte sur vos traits ; que vous êtes mal ; que si vous ne pouvez posséder son cœur, rien ne vous attache plus à la vie ; que vous êtes au désespoir, et que la mort sera votre recours. À ces mots, j’ai vu mademoiselle s’attendrir, soupirer, jeter quelques larmes, enfin s’écrier :

« — Qu’il vienne, je tâcherai de faire son bonheur, pourvu qu’il me rende heureuse ! »

ANGÉLIQUE

Vous possédez, au plus haut degré, l’art de mentir impunément.

MARTHE

Dites plutôt, l’art de persuader évidemment… À cette nouvelle, le jeune comte fut transporté d’une douce joie que son cœur ne pouvait contenir. Il m’accabla de caresses…

ANGÉLIQUE

Et de présents aussi ; car il me paraît fort généreux.

MARTHE

Non pas, mademoiselle ; il arrive rarement qu’on anticipe avec moi les récompenses. Il est fort rare aussi que je sois l’objet déplorable de l’ingratitude humaine ; c’est pourquoi je demeure tranquille.

ANGÉLIQUE

Ah ! ma bonne, on m’a toujours peint l’ingratitude comme le vice le plus honteux ; pour cela de mon côté…

MARTHE

Ne parlons point de cela, mademoiselle… Vous voyez donc que je vous ai peinte comme un ange, telle que vous devez paraître devant les autres, si l’occasion s’en présente. Pour monsieur le comte, vous le recevrez d’un air virginal ; vous ne céderez pas d’abord à ses tendres sollicitations ; mais aussi vous ne le ferez pas languir longtemps après votre possession. Il cherchera premièrement vos mains ; livrez-les modestement à toute l’ardeur de ses baisers : sa bouche muette cherchera à parler clairement sur la vôtre ; ne vous y refusez pas. Il glissera sa main dans votre sein pour vous serrer tendrement les tétons, vous lui direz d’un ton plaintif :

Finissez donc !

Il voudra aller à la chasse des puces sous vos jupes ; et vous direz encore :

Finissez donc !

Il vous serrera dans ses bras, et vous jettera sur le lit ; que la nonchalance accompagne votre chute, et répétez :

Finissez donc !

Il vous lèvera les jupes et la chemise, il vous ouvrira les cuisses ; ne les écartez pas, ne les remuez point ; dites toujours :

Finissez donc !

Et il finira. Mais vous devez paraître, au moins la première fois, presque insensible au plaisir ; vous ne répondrez point à ses secousses ; même vous tâcherez de répandre quelques larmes, qui savent si bien venir à nos yeux lorsque nous le voulons…

Ah ! mes enfants que vous allez être heureux ! Cette idée me fait verser des larmes amères sur ma vieillesse.

ANGÉLIQUE

Je désire, très ardemment, que mon comte fasse mon bonheur, et qu’il ne décline jamais.

MARTHE

Parlons des autres. Dans quelque quartier de la ville que vous puissiez demeurer, présentez-vous toujours aux yeux de vos voisins sous des dehors vertueux ; affectez avec eux un grand air de probité ; et si quelqu’un du voisinage vous inspire quelque passion, maîtrisez-la dès sa naissance, enchaînez-la, domptez-la ; elle vous serait trop dangereuse.

S’ils vous rendent quelques visites, ayez pour eux seuls, une chambre particulière pour les recevoir, expressément meublée de manière que tout y respire l’honnêteté et la dévotion. Des tableaux religieux les plus édifiants, des livres de morale la plus austère, des entretiens pieux ; en un mot, que tout oblige vos voisins à vous accorder leur estime et leur admiration. Si tout le quartier ne peut dire que du bien de vous, les visites des autres ne donneront aucun ombrage ; on ne pourra point vous soupçonner ; un voile épais couvrira vos amusements, et votre conduite sera également irréprochable. Au contraire, si vous ne savez leur cacher les sentiments de votre cœur, toutes les visites qu’on vous rendra, toutes les sorties que vous ferez, seront, à leurs yeux, autant de rendez-vous pour le libertinage.

ANGÉLIQUE

Dieu ! que votre rhétorique me surprend et me persuade !

MARTHE

Si quelqu’un vous flatte et vous dit que votre beauté vous rend digne des plus tendres caresses, qu’elle seule peut enflammer les cœurs les plus froids ; vous leur répondrez que la beauté n’est qu’une fleur qui s’épanouit, qui éclate le matin, mais qui se flétrit et qu’on écrase le soir.

Si quelqu’un vous fait une proposition hardie, vous devez d’abord répondre :

— Que dites-vous, monsieur ! votre discours me glace d’horreur ; respectez-moi, monsieur, respectez-vous, vous-même… Vous me dites que vous ferez ma félicité ! Ce sont de belles paroles qui frappent l’air et qui s’évanouissent en le frappant… Malheureuse ! que deviendrais-je, si je consentais à vous écouter, si je me livrais à vos transports !… Votre goût n’est peut-être que passager : aujourd’hui, je veux le croire, je suis l’objet de vos désirs, mais demain je le serai de votre indifférence ; après-demain, de vos mépris… vos visites me seront toujours agréables… j’aime bien à vous voir… Votre absence me jetterait dans le chagrin…

ANGÉLIQUE

Ah ! voilà de la ruse, de la rhétorique, n’est-ce pas, ma bonne ? Je commence à voir clair.

MARTHE

Bon !…

— Votre absence me jetterait dans le chagrin… je ferais peut-être la bêtise de vous mander… Mais aussi, je ne vous permettrai jamais la moindre chose qui puisse me déshonorer. Si le roi même l’exigeait de moi, je le refuserais.

Si c’est quelqu’un d’église, à qui vous donniez de l’appétit, vous devez lui dire d’abord d’un ton ferme :

— Comment, monsieur ! la sainteté de votre état ne vous retient donc pas de former des attentats contre la vertu ? Votre vœu solennel n’est pas un frein suffisant à vous brider ?

Mais on vous dira peut-être :

— Eh bien ! mademoiselle, puisque vous ne voulez parler que vertu, on vous la laisse pratiquer en paix ; c’est la dernière fois qu’on a l’honneur de vous voir.

Alors, d’un ton doucereux, vous devez dire :

— Monsieur, vous êtes trop exigeant ; contentez-vous au moins de ce que je puis accorder sans perdre mon honneur… Satisfaites vos yeux… vos mains encore, si vous le voulez… regardez et maniez mon col et mon sein, je ne le refuse pas ; mais si vous prétendez passer plus avant, je m’y opposerai sans doute.

On cherche à vous baiser, tournez la tête… On cherche à vous embrasser, fuyez, mais à pas lents, et du côté du lit… On veut vous y faire tomber, dites que vous allez crier, mais ne criez pas… On vous y jette, dites, d’une voix mourante :

Finissez donc !

Enfin, imitez la dame du perroquet, et tout ira à merveille.

Je finis ma leçon par une petite histoire aussi amusante que véritable ; et je vais vous en faire le récit avec d’autant plus de plaisir, qu’il s’agit d’une de mes élèves qui me fait bien honneur.

Une jeune orpheline, presque aussi belle que vous, après la mort de son père et de sa mère, ne trouva point de parents, parce que, contrainte à partager un bien fort médiocre entre deux frères et elle, sa portion était réduite presque à rien. J’eus occasion de la connaître ; sa figure, son caractère, m’intéressèrent à elle. Je réussis à l’initier aux mystères de Cythère ; je la plaçai chez une dame où elle était comme une des Grâces auprès de cette nouvelle Vénus.

Elle répondit parfaitement à mon attente ; mais ayant oublié, un instant, mes préceptes, elle se trouve enceinte. Que faire ? Celui qui avait fait la blessure, ne pouvait pas y apporter de remède, puisque le vœu qu’il avait prononcé l’obligeait à ne pouvoir former des nœuds légitimes. Je fis tous mes efforts pour lui trouver un bon benêt, car on en trouve toujours quelqu’un, même dans un siècle aussi éclairé que le nôtre : j’y réussis.

Voilà mon homme prêt à se marier. Je lui dis que la fille n’a pas beaucoup de bien, mais qu’elle porte toujours une belle et bonne dot avec elle : il est content, il l’épouse. On me prie d’être de ses noces ; j’y assiste.

Après le souper ils se mettent au lit, et moi, je me couche dans une chambre à côté. Le mari veut jouir de ses droits ; elle saute en bas du lit, et s’écrie :

« — Cochon que vous êtes, que prétendez-vous ? Est-ce que vous m’avez épousée pour me faire de ces infamies ? Il n’y a que les bêtes qui font cela ; me prenez-vous pour une chienne ?

« — Mais, ma bonne amie, cela est permis, ordonné même entre mari et femme.

« — Vous en avez menti, car ma bonne maman me disait bien souvent : « Garde-toi bien, ma fille, des attouchements des hommes, ils sont empoisonneurs. »

« — Mais sans cela tu ne serais pas venue au monde.

« — Tout ce que vous me dites est faux ; car ma bonne maman disait que quand elle voulait faire un enfant, elle formait, avec de la pâte, un petit poupon, qu’elle le mangeait, que ce poupon grossissait peu à peu dans son ventre, et que neuf mois après elle le mettait au jour. »

On m’appelle : le mari me prie de faire entendre raison à sa femme. Celle-ci me prie d’accabler son mari de reproches. Je fais semblant de persuader ma belle élève de se rendre aux désirs de son époux, et il faut que je dévore mille injures. Je lui dis, à la fin, qu’il lui convient de remettre l’affaire entre les mains de monsieur le curé, qui l’instruira profondément de ses devoirs. À cette proposition elle s’apaise, mais elle ne veut pas se recoucher auprès de son mari ; elle veut venir dans mon lit. Nous pensons étouffer de rire de l’imbécillité de notre niais.

Le matin venu, je l’emmène chez le curé, avec qui elle joue on ne peut mieux le rôle de prude et d’innocente. Cependant le bon pasteur trouve de la docilité dans sa brebis, et tant de docilité que…

ANGÉLIQUE

Ah ! ah ! je vous comprends ; qu’elle retourna chez elle tout à fait convertie.

MARTHE

Oui, certainement, et mon grand nigaud se trouva assez heureux d’avoir gagné le droit de bâtir sur les fondements d’autrui.

ANGÉLIQUE

Vous vous levez pour vous en aller ? Il me paraît que votre leçon a été bien courte aujourd’hui.

MARTHE

C’est qu’il me presse de vous rendre heureuse. Je sais que le jeune officier se promène ici près ; il n’attend que le moment de me voir sortir, pour entrer. M’entendez-vous bien, mademoiselle ? Pour entrer.

Soyez heureuse, et demain vous aurez la complaisance de me faire un fidèle récit de votre entretien.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre