Aux dépens du Saint-Père (p. 108-124).
Leçon IX.  ►
Tome I, Leçon VIII.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON VIII


ANGÉLIQUE

Venez, ma bonne, me voici prête à vous écouter, mais prête aussi à vous faire une objection imprévue peut-être et insoluble. D’où vient que tous nos ecclésiastiques, qui sont les ministres du Très-Haut, prêchent, enseignent et soutiennent que la chasteté, la virginité, le célibat en un mot, est un état de perfection pour l’homme ?

MARTHE

Ah ! ah ! cette objection vous paraît insoluble ? Elle se rétorque par une autre objection bien plus forte. En vous accordant, pour un instant, votre proposition, je vous demande : L’homme peut-il être parfait sur cette terre ? Avons-nous une idée distincte de la vraie perfection ?

Dieu a dit lui-même, dès la formation du monde : « Ce n’est pas bon que l’homme soit seul, il lui faut une femme. » Il ordonna à tous deux de croître et de multiplier. Nos ecclésiastiques nous disent : « Ne croissez pas, ne multipliez point. » À qui faut-il obéir ? Il vaut infiniment mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.

Ne savez-vous pas que dans les premiers siècles de l’Église, le célibat était en horreur, et que les évêques eux-mêmes avaient au moins une femme ? Ne savez-vous pas que le système du célibat est le chef-d’œuvre de la politique romaine ? Tant de prêtres et de moines, dévoués aveuglément au Saint-Siège, n’ayant ni femme ni enfants à eux, qui les attachent solidement à leur patrie, sont toujours prêts à écouter les oracles du Vatican, à se révolter contre leurs souverains légitimes, et à soutenir, les armes à la main, les prétendus droits du pontife ! Voyez-en, mademoiselle, un exemple tout récent dans la révolution des Pays-Bas.

Ces messieurs prêchent que le célibat est un état de perfection, mais c’est dans le dessein d’en imposer au peuple, de faire toujours de nouvelles recrues pour le pape, de peupler et d’enrichir les monastères. Ils disent, mais ils ne croyent pas ; ils ne font pas ce qu’ils disent. Ce sont comme les cloches qui appellent le monde à l’église, mais qui ne quittent jamais le clocher. Ce sont comme des généraux qui commandent l’exercice aux pauvres soldats, mais eux ne le font jamais. Ce sont comme ces parasites qui n’ont point de cendre chaude sur leurs foyers, parce qu’ils trouvent toujours à manger chez leurs voisins et amis. Vous voyez donc que leurs conseils, leurs instructions sur le célibat ne sont que des impostures, que des folies, puisqu’ils ne peuvent tenir eux-mêmes contre l’impulsion constante de la nature qui, malgré leur vœu imprudent et téméraire, les ramène tôt ou tard sous sa loi.

Grâce au ciel, notre Assemblée Nationale, éclairée par le flambeau de la raison, vient de défendre les vœux solennels des moines et des religieuses ; mais elle devrait aussi permettre, ordonner même le mariage à nos prêtres, qui ne font que donner des fruits bâtards à la société.

En supposant que nos ecclésiastiques soient tels qu’ils devraient être, je dis que le vœu de célibat, non seulement n’est point une vertu, mais que c’est un outrage sanglant qu’on fait à l’humanité.

« Comme il n’est permis à personne de se rendre aveugle ou sourd, il semble qu’il ne devrait pas l’être davantage de se réduire à une impuissance volontaire ; d’autant plus que par les premières privations on ne punit au moins que soi-même ; tandis que celle-ci retombe presque tout entière sur la société. N’est-ce pas encore la raison qui nous persuade qu’il ne peut y avoir de contradiction dans les dons du créateur ? Qu’il serait absurde de penser qu’il nous eût donné des sens, sans nous en accorder l’usage, et des penchants qui ne seraient, à ses yeux que des tentations pour le mal[1] ? »

Mais que direz-vous, mademoiselle, si je soutiens que vous devez plutôt vous faire conscience de ne pas satisfaire vos penchants, lorsqu’ils sont violents, que de ne pas contenter les désirs enflammées dont peut être tourmenté sans cesse quelqu’un de vos amants ?

Si vous vous sentiez consumer d’une faim dévorante, ne seriez-vous pas coupable, si vous ne cherchiez point à satisfaire ce besoin impérieux ?… Si quelqu’un, brûlant de soif, vous demandait un verre de vin ou d’eau pour l’étancher, n’auriez-vous pas un cœur de tigre, si vous osiez le lui refuser !… Une chaleur imprévue vous saisit, anime toutes les parties de votre corps, vous brûlez ; quelqu’un se présente pour jeter de l’eau dans le feu, et vous ne laisserez pas éteindre l’incendie ?… Une affreuse langueur menace les jours d’un jeune homme qui vous adore ; vous avez la médecine pour le guérir, et vous ne le ferez pas ?… Un jeune, berger était parvenu…

ANGÉLIQUE

Est-ce quelque jolie histoire que vous allez me raconter ?

MARTHE

Oui, mademoiselle, si cela vous fait plaisir.

ANGÉLIQUE

Vous êtes bien sage, ma bonne ; je vais vous écouter avec l’attention la plus sérieuse.

MARTHE

Un jeune berger était parvenu à cet âge où la nature parle chez nous d’une voix très forte, et où il est impossible de lui imposer silence. Habillé toujours avec propreté, quoique sans aucune élégance, à sa démarche, à sa beauté, il aurait trompé Vénus même, qui l’aurait pris pour Adonis. Il avait toujours vécu dans la plus grande simplicité d’esprit et de cœur ; c’est pourquoi la première fois qu’il aperçut son membre enflé, tendu, raide comme une barre de fer, il prit cela pour une maladie dangereuse, et courut tout de suite chez le docteur du village, pour y apporter du remède.

Le savant médecin en rit au fond de son cœur ; mais dans la bonne intention de gagner toujours quelque chose, il lui donne, dans une petite bouteille, de l’eau pure d’une fontaine, lui faisant accroire que c’était une liqueur fort rare, qu’il avait fait venir de loin à grands frais. Il lui raconta des merveilles de cette eau, et lui ordonna d’en arroser sa machine ; et cette eau froide en amollit bientôt la raideur.

Le jeune homme cria au miracle ! et il promit de lui porter du beurre, de la crème et du fromage, pour avoir de cette liqueur prodigieuse. Mon médecin fit la bêtise d’en parler à sa femme qui, par pruderie, fit bien des grimaces en l’écoutant ; mais le lendemain quand elle vit venir le beau garçon, elle voulut satisfaire sa curiosité ; elle regarda par le trou de la serrure, la nouvelle expérience que faisait son mari dans son cabinet d’étude ; elle lorgna le jeune berger, elle aperçut la flèche de l’amour ; elle brûlait déjà d’en être blessée.

Le surlendemain ce jeune homme attaqué de nouveau de sa maladie, courut chez le médecin ; mais il était sorti pour faire ses visites. La bonne docteuse le reçut avec toutes ses grâces ; le pauvre garçon en rougit ; la rougeur donna plus d’éclat à sa beauté et enflamma davantage les parties malades.

« — Où est monsieur le médecin ?

« — Il n’y est pas.

« — Dieu ! quel malheur pour moi.

« — Dites plutôt quel bonheur !

« — Ah ! madame, je me sens mal.

« — J’ai une bonne médecine pour vous guérir.

« — Vous a-t-il laissé ordre de me donner de cette eau qui m’a si bien guéri hier et avant-hier ?

« — Non, mais je connais un remède bien plus efficace. Mon mari ne se connaît pas bien à votre état, laissez-moi faire. Il faut commencer par s’embrasser et se baiser.

« — Vous me faites trop d’honneur, madame.

« — Allons, courage, mon ami, je veux voir où vous avez mal.

« — Ayez pitié de moi, ma chère dame !… Voyez comme il est envenimé !… Mais vos touchements, loin de le guérir, l’enflamment davantage… Dieu ! quelle chaleur ! quel feu !… Voyez comme il découle de l’ordure !

« — Bien, mon enfant, voici un lit de repos, voici la médecine qui te convient, voici le vase où tu dois tremper ; courage, un plaisir inexprimable va accompagner ta guérison.

« — Ah ! madame ! où suis-je !… de quelle liqueur vous me mouillez !… je suis en paradis !… Faut-il en sortir ?… Ah ! par pitié, soyez toujours mon médecin… Que d’obligations je vous ai ! car je vois bien que votre liqueur, non seulement a amolli la raideur de mon membre, mais elle en a fait sortir toute la pourriture. Oh ! je veux dire à monsieur le docteur que…

« — Que dis-tu là, mon petit sot, prends bien garde de lui en parler ; il m’empêcherait, par jalousie, de te soigner.

« — Que je meure à vos pieds, si je lui en fais le moindre mot.

« — Ni à lui, ni à personne.

« — Je vous le jure, madame. Mais s’il me demande pourquoi je ne reviens plus prendre de son eau ?

« — Tu lui diras que tu t’es aperçu que ce n’était que de l’eau de fontaine.

« — Ce n’était que cela ?

« — Eh ! quoi donc, mon petit imbécile ?

« — Mais si j’essuie de nouveau cette maladie ?

« — Reviens me voir, et je te guérirai.

« — Mais si monsieur est au logis ? il ne me guérira jamais aussi bien que vous !

« — À quelque distance de la maison, joue de ta flûte, ou chante quelque chanson ; j’irai t’ouvrir par la porte du jardin, laisse-moi faire.

« — Mais, madame, qu’avez-vous ?… Deux nouvelles roses couvrent vos joues… Vous me fixez sans mot dire… Je sens que vos mains tremblent en serrant les miennes ; avez-vous mal ?

« — Oui, mon petit médecin, rends-moi la réciproque, viens, viens me guérir.

« — Très volontiers, ma chère dame. »

Que dites-vous, mademoiselle, de ces guérisons prodigieuses ? Blâmerez-vous cette dame d’avoir eu pitié de ce pauvre garçon ? Reprocherez-vous à ce jeune berger d’avoir été reconnaissant envers sa bienfaitrice ?

ANGÉLIQUE

En vérité, je n’ai pas le cœur de les blâmer ; et je vous avoue sincèrement qu’à ce récit j’ai commencé à ressentir un petit chatouillement et une certaine démangeaison… qui me donne du plaisir et des tourments.

MARTHE

Voilà le langage de la nature, il faut l’écouter. Profitez des avantages de votre brillante jeunesse, avant que le temps vienne, temps de regrets et de chagrins, où personne ne veut plus de nous.

ANGÉLIQUE

Mais j’ai encore trois objections à vous faire, auxquelles je vous prie de répondre, de manière à me rendre tranquille. Si je perds mon honneur, si je deviens grosse… Si je gagne quelque maladie honteuse, que deviendrai-je ? Vous savez, sans doute, que les attraits de l’honneur sont les plus forts pour les âmes bien nées ; que l’honneur une fois perdu ne peut plus se recouvrer ; que l’honneur doit être toujours la règle invariable de notre conduite ; que l’honneur doit l’emporter sur les sens ; et qu’enfin les sentiments de l’honneur doivent nous retenir dans le devoir. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

MARTHE

Je réponds que l’honneur n’est qu’un mot, qu’une chimère ; et je veux qu’on m’écrase si l’on me peut définir et expliquer ce que c’est que l’honneur.

On dit qu’il faut rendre honneur à Dieu, cela est juste ; mais comment ? Par des actes de religion ; mais ces actes varient dans tous les pays du monde. Nous trouvons bizarre, ridicule, absurde, le culte que rendent à Dieu tant de peuples divers ; les autres peuples trouvent bizarre, ridicule, absurde, le nôtre. Les hommes se sont déchirés, se déchirent encore les uns les autres pour défendre la religion ; et les uns et les autres croyent rendre honneur à Dieu, en égorgeant leurs frères. Quel honneur !

On appelle honneurs funèbres les cérémonies éclatantes et fastueuses qui accompagnent les cadavres au tombeau, et qui ne servent qu’à satisfaire l’orgueil des parents et l’avarice des prêtres. Quels honneurs !

On appelle les honneurs du Louvre le droit de ne pas devoir marcher avec ses jambes, mais de se faire traîner en carrosse ou à cheval, au risque de se casser les bras et le cou, dans la cour des maisons où le roi est logé. Quel honneur !

On appelle les honneurs de l’Église les prééminences, les titres, les droits, qui ne sont que des usurpations, l’orgueil, en un mot, des gens d’église, pendant que leur chef, Jésus-Christ, plaçait l’honneur dans l’humilité la plus profonde, et dans la plus parfaite égalité. Quel contraste d’honneur !

On dit : « Faire les honneurs d’une maison », lorsque quelqu’un reçoit chez lui, selon les règles de politesse établies, des personnes qu’il déteste souvent du fond de son cœur… On dit : « Faire honneur à un repas », quand on y mange bien, qu’on y boit mieux, et qu’on témoigne, par conséquent, qu’on est bon gourmand et excellent buveur. On dit : « Faire honneur à une lettre de change », pour dire qu’à son échéance on fait son devoir en la payant.

Voyez comme les actions les plus indifférentes, les plus communes sont honorables chez nous ! Si l’on rencontre quelqu’un de connaissance, on s’écrie aussitôt : « Oh ! quel honneur pour moi de vous voir !… Faites-moi l’honneur de me dire si vous vous portez bien… Quand aurai-je l’honneur de m’entretenir avec vous ?… Quand me ferez-vous l’honneur de prendre une tasse de café chez moi ?… J’ai lu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire — et dont j’ai fait tant de petits mouchoirs pour me torcher… »

On appelle marques d’honneur, les conditions favorables qu’on accorde à une garnison qui se rend par capitulation. Il y a donc de l’honneur, même à être vaincu !

On appelle Dames d’honneur, Filles d’honneur, des faiseuses de lit, des videuses de pots de chambre, des entremetteuses, des tribades.

On appelle Conseillers d’honneur, des gens qui ne font souvent que flatter, que surprendre, que tromper leurs princes.

On dit, par manière de serment : « Sur mon honneur… Je vous en réponds sur mon honneur. » Ma foi, nous autres femmes, puisque l’on place notre honneur entre nos cuisses, nous devrions mettre la main sur notre con, lorsque nous assurons quelque chose sur notre honneur.

On dit souvent : « Je vous promets cela, je vous en donne ma parole d’honneur ». Cependant, quelques jours après, on trouve mille prétextes pour ne pas la tenir, et cela ne déshonore point.

S’il s’élève quelque dispute entre frères, entre amis, adieu la parenté, adieu l’amitié : l’honneur veut qu’on se batte, et celui qui tue son frère, est le plus honoré. Dieu ! quel honneur !

Une fille ou une femme se laisse embrasser, se laisse donner un baiser, serrer la main, manier les tétons ; l’honneur lui reste encore. Elle se laisse toucher l’endroit le plus sale de son corps, et l’honneur s’en va. Quelle folie !

Messieurs les maris veulent toujours avoir leur passe-partout, et entrer où bon leur semble, sans se déshonorer ; et ils ont attaché l’honneur à la porte de leurs femmes, pour qu’elle ne soit ouverte qu’à eux. Quelle fourberie !

Une pauvre fille laisse entrer quelqu’un dans son jardin, et elle est vouée à l’infamie. Et celui qui a ouvert, qui a dépouillé le parterre, peut s’en aller tête levée, et chanter victoire. Quelle injustice !

On nous enseigne à faire honneur à notre siècle, à notre pays. Le siècle de l’humanité va paraître ; notre pays va jouir d’une parfaite liberté. Si cela arrive, qu’on déclare donc que ce n’est plus faire une tache à l’honneur que de servir l’humanité, que de suivre les lois de la nature. En tant de pays, comme je l’ai déjà dit, on se fait même gloire de ces actions humaines ; et ces actions ne seront déshonorantes que chez nous, que pour notre sexe ?

Méprisez, mademoiselle, l’opinion du vulgaire. Quelques faux dévots, quelques hypocrites pourront censurer votre conduite ; mais le beau monde, les beaux esprits, les gens du bon ton vous accableront par le tribut de leurs adorations et de leurs éloges. Vous voyez donc, mademoiselle, que l’honneur n’est qu’un mot, qu’une chimère, qu’un funeste préjugé qu’il faut secouer.

ANGÉLIQUE

Tout cela va bien tant que ces amusements ne laissent après eux aucune trace : mais si j’en porte des marques, mais si je deviens enceinte ? Dieu ! cette idée me fait frémir ; un pareil événement me réduirait au désespoir. Dans ce cas-là, mon honneur ne serait-il pas perdu ?

MARTHE

Voilà encore un préjugé, voilà un joug, dont on tient toujours la raison captive. On raisonne toujours ; on s’écrie partout : « Liberté, liberté ». Cependant la raison demeure toujours esclave, et cette liberté marche à pas bien lents !

Doit-on couper et jeter au feu un jeune arbre s’il produit quelque bon fruit ? Ce fatal préjugé rappelle dans ma mémoire une loi salutaire et en même temps absurde qui existe dans l’île de Formose. Cette loi, je l’appelle salutaire, en ce qu’elle ordonne que les filles se marient aussitôt qu’elles sont nubiles ; et plût à Dieu que cette loi devînt universelle ! Je l’appelle absurde et barbare, en ce qu’elle ne leur permet de devenir enceintes qu’à l’âge de trente-six ans. Elles tombent très rarement en faute ; mais si cela leur arrive, elles font venir leurs religieuses, qu’on nomme Juibas, qui ne se font point scrupule, qui croyent même faire une œuvre de charité, en foulant le ventre à ces femmes, d’une certaine manière qui procure l’avortement.

ANGÉLIQUE

Est-ce qu’il est défendu à ces femmes de badiner avec leurs maris jusqu’à l’âge de trente-six ans ?

MARTHE

Point du tout. L’état de mariage serait pour elles un véritable enfer. Comment ! avoir toujours du saucisson près de la bouche, et ne pas pouvoir en manger ! Mais comme le gouvernement politique, dans ce pays-là, n’aime pas tant la multiplication des êtres, il ordonne au peuple de semer de bonne heure ; et par une contradiction inconcevable, il ne lui permet de produire du fruit que fort tard.

ANGÉLIQUE

Mais que font-elles, s’il vous plaît, pour ne pas violer la loi ?

MARTHE

Ah ! ah ! vous êtes un peu trop curieuse… Mais il faut vous satisfaire.

Aussitôt que le laboureur a planté ou semé, la maîtresse du jardin remue soigneusement la terre, y seringue de l’eau fraîche, ou quelque liqueur spiritueuse, fait découler sa fontaine autant qu’elle peut y jeter d’eau, afin que tout sorte. De cette manière, tout ce qu’on a planté ou semé ne prend point racine. Si la maîtresse s’oublie quelquefois, si le fruit paraît, c’est sa faute ; et sans le secours des Juibas, elle serait sévèrement punie.

ANGÉLIQUE

Savez-vous que je n’oublierai jamais cette leçon, et que j’aurai bien soin de remuer, de seringuer !

MARTHE

Tant que vous êtes fille, à la bonne heure, vous agirez prudemment ; vous ne ferez aucun tort à personne ; même tout cela contribuera à la propreté de votre corps et à votre santé. Mais si vous vous mariez, gardez-vous-en bien, vous vous rendriez criminelle de lèse-nation ; car une femme doit des enfants à l’État, et c’est une épouse dénaturée celle qui ne se procure pas le doux, l’aimable titre de mère.

ANGÉLIQUE

Mais si, étant encore fille, je m’oublie quelquefois, nous n’avons pas de ces Juibas si charitables ?

MARTHE

Dites plutôt impies, ou du moins fanatiques ; car c’est toujours avoir un cœur dénaturé que de faire périr ces innocentes productions de la nature.

ANGÉLIQUE

Vous me charmez, ma bonne, parce que je vois bien que vous ne me prêchez pas une morale corrompue. Mais que devrais-je faire en pareil cas ?

MARTHE

Presser le laboureur d’acheter le jardin et le fruit avec. En supposant qu’il y ait eu plus d’un laboureur, vous devrez toujours presser celui dont vous pourrez attendre un plus haut prix ; c’est la ruse ordinaire de nos filles.

ANGÉLIQUE

Mais s’il ne voulait point conclure le marché ?

MARTHE

Ce serait bonne marque ; vous ne seriez point heureuse avec lui ; vous lui donnerez son fruit, vous garderez votre jardin. On en parlera deux ou trois jours ; c’est une faiblesse commune au sexe ; le silence, l’oubli succèdent, et vous êtes maîtresse de vous-même.

ANGÉLIQUE

Mais si l’état de mon laboureur était tel qu’il ne pût se procurer la possession légitime de mon jardin ? Par exemple, si c’était un laboureur ecclésiastique ?

MARTHE

Bon Dieu ! vous avez un fonds inépuisable d’objections. Dans ce cas-là, pour ne pas le perdre de réputation, on feint une maladie ; le changement d’air peut rendre la santé ; on fait un petit voyage ; on dépose le fardeau ; et l’on revient toute guérie.

ANGÉLIQUE

À merveille ! Mais si je gagne quelque maladie honteuse ?

MARTHE

Prenez vos précautions, et cela ne vous arrivera jamais.

1° Avant que de laisser faire au laboureur, cherchez, en badinant, à voir et à manier son outil ; si vous remarquez quelque tache à sa bêche, trouvez, sur-le-champ, quelque prétexte pour ne pas le laisser sillonner.

2° Après l’ouvrage, n’oubliez pas de remuer, d’arroser, de seringuer.

3° Si votre cœur est abattu par la crainte, hâtez-vous d’appeler quelque médecin, ou apothicaire ; point de honte quand il s’agit de la santé.

Ces messieurs seront bien aises de vous faire voir les prodiges de leur art : ils introduiront leur sonde dans la plaie, pour vous assurer que vous devez calmer votre esprit ; et ils seront assez généreux pour faire opération gratis.


FIN DU TOME PREMIER.

  1. Les Inconvénients du Célibat. Chap. IV. p. 22.