Librairie socialiste internationale (p. 16-19).
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V

Quantité de travailleurs succombent chaque année, victimes du règlement barbare, du manque d’hygiène des ateliers, usines, chantiers et mines : qui donc s’élève contre le triste sort fait à ces parias livrés en pâture au minotaure capitaliste ?

À peine quelques précurseurs, secondés par une minorité de salariés, souvent en butte eux-mêmes aux railleries de leurs camarades, aux sarcasmes, quand ce n’est aux calomnies de ceux pour lesquels ils luttent.

Nous nous plairions au grand soleil
Et sous les rameaux verts des chênes,


a dit Pierre Dupont, dans le Chant des Ouvriers.

Hélas ! petit encore est le nombre de ceux condamnés, de l’aube au crépuscule, à tourner la roue du travail, qui comprennent cet idéal !

Comme les gladiateurs romains acclamant César pour lequel ils versaient leur sang dans l’arène, des mercenaires du labeur, en ce siècle de progrès, acclament Crésus, pour lequel ils succombent dans le champ clos de l’industrie.

N’est-ce pas ce que l’on vit au banquet de Saint-Mandé, où des esclaves du salariat n’eurent pas honte de fraterniser avec le politicien Waldeck, l’accoucheur-ministre de la loi contre les chambres syndicales, loi de division qui, si elle n’était combattue par les révolutionnaires, consacrerait leur servitude économique ?

Ça ne rappelle-t-il pas les manifestants en guenilles de 48, qui criaient de bonne foi : « À bas les communistes ! » et n’avaient chez eux d’autre contemplation que leur gamelle vide et quelques loques pendues au mur ?

Pauvres hères, qui ne savaient, comme les barberettistes et autres coopérateurs d’aujourd’hui, que jeter de la boue à ceux qui veulent alléger leurs souffrances !

Ils ignoraient que de tout temps il y eut des esprits généreux qui démontrèrent la possibilité d’affranchir l’homme du joug de la misère.

Deux mille ans avant l’ère romaine, des philosophes de l’Inde affirmaient le socialisme, et des lettrés de la Chine en élucidaient le problème du temps de Hugues Capet.

« Rien de neuf sous le soleil », a dit Salomon il y a trente siècles.

Ah ! le possesseur est heureux de l’ignorance du dépossédé !

Et cette ignorance, comme il sait l’entretenir habilement ! Tous les larbins à sa solde : professeurs et députés, faussent l’histoire et tronquent l’économie sociale ; journalistes et magistrats, salissent et condamnent ; sabreurs et policiers, maltraitent et égorgent !…

Témoin les récentes grèves et Les affaires Saint-Elme[1], Mignoquet, Wisler et Vorelle.

Témoin la tentative d’assassinat, agrémentée de violation de domicile et de guet-apens, faite par ces alguazils qui se nomment les frères Ballerich, sur la rédaction du Cri du Peuple, coupable de dévoiler les turpitudes de la « maison du bord de l’eau. »

On sait que ce bel exploit à la Camescasse-tête s’est terminé, grâce au sangfroid du citoyen Quercy, par l’exécution à coups de revolver d’un de ces deux sbires.

Nous assistâmes fortuitement à la fin de cette bagarre.

Le commissaire Ballerich vient, pour la forme, de passer aux assises, devant une salle faite d’avocaillons et de mouchards : il fut naturellement acquitté. Pour un peu, c’était Quercy qu’on fourrait au bagne.

Et comme ce joli monde, ce monde gouvernemental, lorsqu’on lui parle des revendications ouvrières, déborde de colère fangeuse ! Ne dirait-on pas un égout crevé lâchant sa vase et sa puanteur ?

Et les forçats libérés, escarpes et souteneurs que le préfet de police, défenseur de la morale, emploie et appointe sous le nom d’agents des mœurs ?

Paris n’est-il pas livré à ces bandes d’argousins à rouflaquettes qui font payer aux ouvrières et mères de famille les complaisances qu’ils témoignent, contre des avantages qui se devinent, aux hirondelles de trottoir ?

Ces dernières sont des malheureuses moins blâmables que les hirondelles de potence, qui se distinguèrent si bien aux abords de la salle Lévis : presque toujours, n’est-ce pas la misère, engendrée par l’exploitation patronale ou l’abandon d’un séducteur riche, qui les jette au ruisseau ?

Les belles bases que celles sur lesquelles se fondent, dans notre prétendue civilisation, la morale, la famille et la propriété !

Dans la République des Galligènes, voici ce qu’en pense Diderot :

Charmes de l’état de nature ; bonheur des Otahitiens, qui ne connaissent ni la propriété, ni la famille, ni la morale. Satisfaction de tous ses désirs, en tant qu’ils ne gênent pas la liberté des autres : voilà la vraie morale et la condition du bonheur[2].

Au tour maintenant de Chateaubriand, cet écrivain réactionnaire qui, dans ses capucinades, eut quelques envolées lumineuses. Il nous trace d’Otahiti ce tableau enchanteur :

Sous ces ombrages ignorés, la nature avait placé un peuple beau comme le ciel qui l’avait vu naître. Les Otahitiens portaient pour vêtement une draperie d’écorce de figuier ; ils habitaient sous des toits de feuilles de mûrier, soutenus par des piliers de bois odorant, et ils faisaient voler sur les ondes de doubles canots aux voiles de jonc, aux banderoles de fleurs et de plumes. Il y avait des danses et des sociétés consacrées au plaisir ; les chansons et les drames de l’amour n’étaient point inconnus sur ces bords.

Tout s’y ressentait de la mollesse de la vie, et un jour plein de calme y succédait à une nuit dont rien ne troublait le silence. Se coucher près des ruisseaux, disputer de paresse avec leurs ondes, marcher avec des chapeaux et des manteaux de feuillage, c’était toute l’existence des tranquilles sauvages d’Otahiti. Les soins qui, chez les autres hommes, occupent leurs pénibles journées, étaient ignorés de ces insulaires : en errant à travers les bois, ils trouvaient le lait, le vain et les bananes suspendus aux branches des arbres[3].

L’opinion du conventionnel Brissot est aussi fort curieuse :

Homme de la nature, écoute ! Ton besoin est ton seul maître, ton seul guide. Sens-tu s’allumer dans tes veines un feu secret à l’aspect d’un objet charmant… La nature a parlé, cet objet est à toi : jouis (!) Tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. L’amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l’est de la propriété[4].

« Arrêtons-nous ici, » car je vois le bourgeois pudibond — ce pilier de morale — se voiler la face.

Les anarchistes, pourchassés, sous ce régime libéral, comme des bêtes fauves, ont-ils jamais rien écrit de plus concluant ?

  1. Nous fûmes l’ami de Saint-Elme, chouriné en Corse par les opportunistes, comme nous le sommes d’Olivier Pain, menacé du même sort au Soudan par les Anglais. De ce lieutenant du Mahdi, pour se venger des tripotées qu’il leur inflige, n’ont-ils pas eu la bassesse de mettre la tête à prix ? Rares sont les publicistes qui, « par leurs actes, » défendent à l’atelier le salaire dû au travail, et ces deux pionniers méritent ce souvenir d’un délégué du travail.
  2. Malon. — Histoire du Socialisme, p. 236.
  3. Chateaubriand. — Génie du christianisme, vol. II, p. 193.
  4. Brissot : Recherches philosophiques sur le droit de propriété et sur le vol, p.24. — Reproduit dans l’Histoire du Socialisme.