La Revanche du passé/Partie 2/Chapitre VI

F. Payot, libraire-éditeur (p. 240-264).

CHAPITRE VI


Avant de sortir, Mme Georges se retourna. Elle sentait comme toujours l’œil attristé de Gertrude attaché à la friperie de ses vêtements de deuil, la commentant tout bas.

Sa figure presque toujours immobile, un peu rigide, ébaucha un sourire :

— À tantôt.

Et, sans attendre de réponse, elle s’en alla vite.

Elle ne pouvait pas donner le change à sa compagne : le dénûment entrait dans la maison par toutes les portes ; il était inutile de chercher à égarer sa perspicacité, mais elle ne lui avait jamais permis, et elle ne lui permettrait jamais de mentionner tout haut le soupçon du sacrifice fait pour Elisabeth.

Il y avait des choses qu’elle ne pouvait pas tolérer sur les lèvres de Gertrude. Non.

Elle avait dû mesurer à fond sa dette chaque jour grandissante envers la fidèle alliée qui acceptait sans mot dire le retour des heures difficiles, pour lui pardonner la joie manifestée au moment du départ d’Élisabeth.

Elle ne parlait jamais avec Gertrude de la jeune femme. Élisabeth était restée pour la servante l’enfant de la faute, la preuve évidente de la honte ; les seules syllabes de son nom irritaient dans l’esprit des deux femmes un point particulièrement douloureux. Elles gardaient sur ce sujet un silence obstiné.

Mme Georges avait repris son ancienne existence de courses, de travail, tâche morne, désormais sans stimulant, qu’elle traînait derrière elle avec une lassitude tous les jours plus pesante.

Ses relations avec des inconnus, jadis faciles, l’exposaient aujourd’hui à d’humiliants frottements. On discutait longuement les chiffres qu’elle proposait, on avait des familiarités protectrices que dans l’éclat de son éblouissante jeunesse elle n’avait jamais connues.

’Dans les demeures où autrefois elle avait été accueillie avec bonté, on la regardait d’un œil indifférent. Personne ne la reconnaissait ; on avait le plus souvent oublié jusqu’à son nom. Ailleurs il fallait subir les questions de gens défiants, qui toisaient son deuil fané comme s’ils cherchaient à sa brusque déchéance une cause honteuse.

Il lui semblait que sa faute, unique et lointaine, reprenait vie et venait l’avilir jusqu’au seuil de la vieillesse. Écrasée entre le passé et l’avenir, son âme étouffait d’une perpétuelle angoisse.

Gertrude avait accompagné sa maîtresse sur le palier, et elle suivit des yeux la silhouette noire jusqu’à ce qu’elle eût tout à fait disparu.

Dans ses plus sombres prévisions de l’avenir, elle n’avait jamais anticipé ce dépouillement cruel ; elle n’avait jamais imaginé la misère matérielle, où, sans regarder ni en avant ni en arrière, avec une froide insouciance, sans même jeter, en guise de remerciement, un sourire de pitié, Élisabeth plongeait sa mère. Elle pensa à la figure insensible sortant toute blanche des étoffes légères, lors de la première visite de la jeune femme après son mariage, et elle murmura :

— Je la hais.

En ce moment un coup de sonnette vibra, un cou sec, nerveux, que Gertrude connaissait bien.

Elle courut à la porte, sûre de trouver sur le seuil la créature sans cœur qui avait désorganisé toute l’existence de sa mère, et, en effet, elle se trouva vis-à-vis d’Elisabeth, plus pâle qu’à l’ordinaire, presque livide.

Tout de suite, de son corps épais, elle obstrua le passage, et heureuse de se sentir une fois délivrée de l’étroite surveillance de la mère, elle dit sèchement :

— Il n’y a plus rien à prendre ici. Que venez-vous faire ? Madame n’y est pas. Elle travaille du matin jusqu’au soir, comme à l’ordinaire.

Au ton hostile, Élisabeth reconnut la malveillance qui avait fait route avec elle depuis sa petite enfance, rampant sous ses pas avec une allure de reptile, sans jamais se manifester au grand jour ni expliquer sa raison d’être.

L’injustice du passé, qui jadis froissait sans cesse dans son âme de petite fille un besoin d’équité, semblait, aujourd’hui qu’elle avait dépouillé sa mère, se légitimer, revêtir tout à coup le caractère du droit et de la vérité. Quelque prescience instinctive semblait avoir révélé à une femme sans culture le malheur qu’elle, Élisabeth, en retour d’un infatigable dévoûment, apporterait un jour à sa mère. Cette servante avait, à force d’amour pour sa maîtresse, pressenti tous ces jours obscurs, et, aujourd’hui, les faits donnaient raison à ses prévisions.

Et c’était aussi à force d’aimer sa mère que cette femme l’avait détestée, elle, l’enfant, l’obstacle visible, tangible, brutal, qui rendait impossible vis-à-vis du monde aucun retour dans le chemin ouvert de l’honneur.

Elle fut sur le point de trahir son angoisse à cette intraitable antagoniste, de lui demander une trêve, une trêve pour l’heure sombre et désolée, ou tout au moins, à défaut de pitié, de lui arracher des éclaircissements précis sur le sacrifice de sa mère. Mais l’effort était trop grand pour son orgueil, le courage lui manqua. Elle murmura :

— Vous m’avez toujours haïe, Gertrude. Depuis que je suis au monde, vous m’avez toujours haïe.

Et l’écartant de son chemin, elle entra.

D’une porte ouverte au fond du corridor, un jour chétif venait, éclairant à peine la nudité froide de l’appartement. Elle regarda un instant autour d’elle l’installation pauvre, presque misérable, puis elle murmura :

— Oh ! si seulement je pouvais oublier la honte… la honte !

Et pour fuir l’œil froid de Gertrude, qu’elle sentait fixé sur elle, épiant son attitude et cherchant à surprendre ses paroles étouffées, elle entra dans la chambre d’où venait la lumière, en ferma la porte sur elle, et alla s’asseoir devant la table.

La tête cachée entre ses mains, elle se mit à réfléchir profondément, au milieu d’un hou-hou continu de grosses mouches d’arrière-saison, qui glissaient le long des vitres jusqu’en bas, puis remontaient le verre, refaisant infatigablement le même trajet.

Elle reprenait les choses depuis le commencement, et elle essayait de se rassurer.

Elle n’avait pas, après tout, non, elle n’avait jamais eu entre les mains la preuve absolue qu’André eût exploité sa mère, jusqu’à la ruiner.

Si pourtant elle s’exagérait son malheur ?

Sa blessure personnelle, aiguë et profonde, la rendait impropre aux équitables conclusions. Elle s’était arrêtée trop vite aux apparences, oui, elle s’était laissé prendre tout entière à la vraisemblance, mais n’était-il pas possible qu’elle se fût trompée sur la grandeur du désastre ?

Depuis qu’elle était au monde, on lui avait caché tant de choses ; tant de chosès resteraient pour elle enfouies dans la lourde brume du passé. De son père, elle ne savait rien, pas même le nom. Elle ne saurait jamais rien du funeste roman de sa mère. Elle se souvenait très bien que, lorsque la nouvelle de l’héritage était arrivée, sa mère elle-même avait été surprise. Le testament de l’aïeule ne pouvait-il pas avoir été contesté, annulé, et cette rechute dans la pauvreté s’expliquer par une cause qui lui restait inconnue.

Elle se leva, se dirigea machinalement vers la fenêtre, l’ouvrit, et, entre les toitures serrées, elle regarda un moment l’étroite bande de ciel, d’un bleu lavé, effacé, très lointain, puis elle murmura :

— Pourquoi est-ce que je me dis ces choses ? À quoi bon ?

Et brusquement la réalité rétablit autour d’elle son cercle étroit, méchant, qui la broyait de tous côtés à la fois. Elle balbutia désolée :

— André ! André !

Et elle se mit à sangloter tout haut, avec la sensation aiguë d’avoir aimé un mort ou un être irréel, qui lui échappait, qu’elle ne pourrait plus jamais saisir. Ce qui avait éveillé en elle la tendresse qui dort au cœur de toutes les femmes était donc l’œuvre de son imagination ? Inspirée par son incurable ressentiment et par le désir de quitter le foyer de sa mère, elle avait vêtu un squelette d’oripeaux trompeurs pour l’adorer comme un fétiche. Elle pleura très longtemps, secouée par des soubresauts d’indignation. Elle se révoltait contre sa faiblesse, contre son aveuglement volontaire, qui l’avait pendant deux longues années asservie à un homme faible, banal, rusé, flottant sur les éventualités de l’existence comme un bois mort. Qu’avait-elle été entre ses mains ? Un instrument passif, jeté ou repris selon les besoins de l’heure. Elle était devenue ainsi stupidement complice de la ruine de sa mère.

Quand ses larmes tarirent enfin, elle se mit à aller et venir dans la chambre, lentement, écrasée par le poids d’une obligation impossible à acquitter.

Après le long martyre muet de sa mère, aboutissant à ce désistement incroyable, lui offrir de la pitié ? Non.

Il n’y avait qu’une seule façon d’alléger sa dette, une seule ! Oublier le passé ! Oui, l’oubli, l’oubli voulu, absolu, l’effacement généreux et brave, sans arrière-pensée.

Mais cet effort-là, cette générosité-là, ce triomphe sur ses instincts révoltés lui était impossible. Jamais elle ne pourrait effacer ce qui était, agir et penser comme si elle ignorait le passé, réveiller l’énergie de son cœur engourdi.

Alors que faire ? Quelle attitude trouver vis-à-vis de sa mère, où une gratitude dépouillée de respect et de tendresse ne fût pas une offense ?

Confesser son erreur, chercher une excuse, un semblant d’excuse dans sa propre misère, sans lendemain possible ? Non. Ce serait agrandir et faire saigner davantage la plaie béante.

Simuler des sentiments qu’elle n’avait pas, qu’elle ne pourrait jamais avoir ? S’abaisser à une trahison systématique ? Oh ! non, jamais !

Mais alors que faire ?

Tout à coup son visage expressif s’illumina d’une joie brusque, intense ; elle interrompit net sa promenade enfiévrée, tandis qu’une attention profonde tendant ses traits délicats les immobilisait un instant dans une rigidité de marbre.

Elle resta quelques secondes droite au milieu, de la chambre, l’œil noir fixé devant elle, très ouvert, puis elle balbutia :

— Mon enfant ! Mon enfant !

Dans son sein la vie venait de s’éveiller, et la certitude de sa prochaine maternité la possédait pour la première fois tout entière, la pénétrait d’une ivresse inconnue, puissante.

Elle joignit enfin les mains dans un transport de délivrance. Tout près d’elle la solution venait de surgir, inespérée ; elle la découvrait tout à coup sous une forme que son irréductible orgueil pouvait accepter.

— Mon enfant ! Mon enfant !

En ce moment elle aperçut sur le seuil le visage mécontent de Gertrude. Inaperçue, la servante l’épiait depuis un moment.

Élisabeth la considéra quelques secondes, indécise, puis brusquement elle courut à la forme massive, saisit les poignets vigoureux, les secoua, et avant que l’inimitié injuste qui avait pesé sur elle dès avant sa naissance, eût le temps de se manifester, elle jeta à la figure malveillante son cri de joie :

— Mon enfant ! Mon enfant !

Quelques minutes plus tard, cachée au fond d’un fiacre, elle roulait du côté de la fabrique. Avant tout autre soin, il fallait arracher a André l’os qu’il rongeait gloutonnement, stupidement, le forcer à vendre cette misérable baraque, qui ne secouerait jamais sa léthargie, et où l’argent de sa mère continuait à s’engouffrer par larges nappes de dix mille francs.

Elle avait retrouvé toute sa lucidité d’esprit, et elle voyait se dessiner devant elle une ligne de conduite très nette.

Quand le fiacre s’arrêta, elle sauta à terre, et d’un pas ferme elle s’achemina vers la carcasse de briques délabrée et déserte. La porte ayant résisté à son effort, elle atteignit le bout de fer d’un cordon de sonnette dépouillé de sa poignée, rouillé et mutilé, et aussitôt l’éclat d’une grosse cloche secoua l’air endormi, courut à travers la poussière, rendit au bâtiment vide un instant de vie bruyante et factice, puis le silence se rétablit, écrasant.

Entre ces murs lézardés, il n’y avait évidemment personne.

Midi sonnait, et dans les rues le va-et-vient du milieu du jour s’enfiévrait. Comme la première fois, Élisabeth sortit des grandes artères populeuses, pour atteindre le parc où voltigeaient, parmi les arbres, les souvenirs ternes de son enfance. L’image de sa mère, telle qu’elle était dans ce temps-là, se dressa aussitôt au milieu d’eux, et elle se souvint tout à coup du but de sa visite matinale, ce jour-là. Elle ne pouvait pas décevoir la confiance d’un moribond qui s’était adressé à elle pour parvenir jusqu’à sa mère. L’impatient désir de M. Musseau d’obtenir une entrevue lui avait servi à elle-même de prétexte pour se rendre chez sa mère, et elle y avait couru, poussée par l’âpre désir de voir les choses de ses propres yeux, de découvrir, si possible, l’étendue du sacrifice maternel. Elle sortit du parc, entra dans un bureau de poste et griffonna une dépêche.

Puis, d’un pas de plus en plus rapide, elle reprit sa course, vers la demeure où, sans doute, André se trouvait déjà, et peut-être l’attendait.

Un quart d’heure plus tard elle rentrait, mais André était sorti de grand matin, sans laisser de message, et depuis il n’avait pas reparu.

De son ton souriant et vif, Mariette lui rendit compte des faits, sans y rien ajouter.

À cause de cette fille, dont elle sentait l’œil curieux constamment fixé sur elle, Elisabeth se mit à table et déjeuna du bout des dents, mais les morceaux l’étranglaient. Elle se sentait incapable de se contraindre davantage, et elle se décida tout à coup à se débarrasser de cet espionnage, à la fois servile et hardi, que la crainte inavouée d’une contestation possible avec André lui avait fait supporter, jusque-là, impatiemment. À présent, débarrassée de tout scrupule, elle se sentait libre d’agir sur-le-champ.

— Dans un mois, dit-elle froidement, sans lever les yeux, je n’aurai plus besoin de vous. À partir d’aujourd’hui vous pouvez chercher un autre service.

— Je voulais justement dire aujourd’hui à Madame, répondit Mariette souriante, que j’avais l’intention de la quitter dans quinze jours.

Elle ajouta :

— Sans Monsieur la maison ne serait pas tenable.

Élisabeth posa son œil noir sur le visage chiffonné, à la bouche grande et rieuse. Les paroles de Mariette traduisaient la sourde inquiétude qui l’agitait elle-même depuis son retour de la fabrique. Une question lui monta aux lèvres, mais elle ne l’exprima pas. Elle refoula l’envie d’interroger cette créature sournoise, chez qui elle avait toujours cru sentir une occulte envie de la narguer et comme une surveillance moqueuse, qui suivait tous ses mouvements, devinant peut-être jusqu’à ses angoisses.

Après un silence, Mariette continua, toujours souriante :

— J’ai souvent dit à Monsieur que sans…

Élisabeth l’interrompit :

— Sortez, dit-elle, cassante. Allez faire votre malle, partez sur-le-champ.

Dès qu’elle fut seule, cependant, sa passagère irritation tomba. Elle n’avait touché que l’épiderme, elle n’avait fait qu’effleurer la surface de son morne désespoir. Seulement elle s’expliquait à présent l’attitude un peu railleuse qui l’avait si souvent froissée dans ses rapports avec Mariette. André, elle n’en doutait plus, avait divulgué à cette fille les circonstances humiliantes de leur mariage, et sa conduite à elle, ses actes, sa docilité aimante avaient sans cesse servi d’aliments aux curiosités oisives et moqueuses de son entourage.

Jusqu’à ce que la porte d’entrée s’ouvrît et se refermât bruyamment, elle suivit, attentive, le va-et-vient de Mariette, dont le pas alerte et menu trottinait tout près d’elle, puis elle se laissa aller sans résistance à sa fièvre d’attente, à ce mal si connu depuis qu’elle vivait avec André, tandis que sur le cadran d’émail l’aiguille paresseuse marquait les heures du jour une à une. Une à une le timbre argentin les annonça à mesure qu’elles passaient, lentes et lourdes, et peu à peu l’acuité des sensations d’Élisabeth s’engourdit dans une pesante torpeur physique. Elle avait épuisé depuis longtemps toutes les conjectures possibles, et, à force de les prendre et de les reprendre, de les retourner en tous sens, elle ne saisissait presque plus leur signification. Tout était confusion en elle et autour d’elle.

La nuit vint épaisse et noire, sans qu’elle sortît de son immobilité. Mais à l’aube, quand une première pâleur glissa dans la chambre, elle secoua son engourdissement et se dressa sur ses pieds, raidie, glacée jusqu’aux moelles.

Une fraîcheur d’arrière-saison avait mis aux vitres une légère buée, et dans la maison les bruits du mâtin s’éveillaient. Des boum-boum de pas étouffés allaient et venaient dans l’étage au-dessus d’elle ; des fenêtres s’ouvraient furtivement, et les mille rumeurs insaisissables de la vie bourdonnaient confusément dehors, dans le lointain gris et froid du grand matin.

La jeune femme alla appuyer son front au verre humide et demeura l’œil fixe, sans pensée, le cœur inerte, mort. Elle ne sentait distinctement que la lourdeur presque douloureuse de ses membres, et dans son cerveau un engourdissement qui lui semblait bienfaisant. Les lumières éparses qui avaient brillé toute la nuit, ici et là, derrière les fenêtres où veillait le plaisir ou le travail, s’éteignaient une à une. Quelques passants commençaient à paraître dans la rue, premiers esclaves du labeur matinal, chiffonniers à l’affût de la récolte de la nuit, ouvriers se rendant à la besogne, l’outil sur l’épaule, et toute l’escouade des trafiquants de petite industrie.

Et peu à peu les bruits devenaient plus distincts, plus rapprochés ; des voix s’élevaient, toute sorte de sons d’origine différente se fondaient dans une rumeur continue. Lentement la grande ville secouait son assoupissement.

Tout à coup, à la porte de l’appartement vide, un violent coup de sonnette retentit. La vitre où Élisabeth appuyait son front vibra, et la jeune femme sortit enfin de sa longue torpeur. L’affreuse réalité lui apparut tout entière, comme à la lueur d’un éclair, et elle courut à la porte. Ce ne pouvait pas être André ; André avait toujours une clé, mais c’était certainement quelque messager de malheur, chargé de donner à son incertitude une forme définie, d’en faire une conviction écrasante.

Haletante d’appréhension, elle ouvrit, et se trouva face à face, avec un homme blond, d’une trentaine d’années, le menton caché sous une barbiche roussâtre, frisée et courte. Il souleva son chapeau de feutre et demanda :

— M. André Cyrier, s’il vous plaît.

Élisabeth balbutia :

— Mon mari est absent.

Et, bien qu’elle ne l’eût jamais aperçu, elle devina l’homme dont le nom était associé à ses plus humiliantes expériences : Miquel, c’était Miquel.

— Absent, siffla-t-il étonné.

En même temps son œil pâle de myope fureta méfiant dans l’intérieur encore sombre de l’appartement.

Élisabeth devina le doute.

Elle s’écarta pour laisser entrer ce visiteur matinal, sentant que la certitude qu’elle redoutait était proche, qu’elle allait lui être assénée comme un coup de massue.

— Absent ! répéta Miquel, absent ! Et la faillite ? Il sait bien pourtant que ce n’est pas seulement à votre mère qu’on en doit de l’argent. S’en aller aujourd’hui, c’est une lâcheté.

— Je ne sais pas, balbutia Élisabeth, tremblante ; je ne sais rien… je ne sais pas où il est… je…

Miquel jeta les yeux sur les traits décomposés d’Élisabeth ; et, sous ses paupières lourdes d’homme fatiguée une flamme de pitié passa ; son ton jusque-là agressif s’adoucit :

— Si j’avais su que les choses tourneraient comme çà, dit-il gêné… mais… c’était une chance à courir, vous comprenez. Si j’avais su… naturellement je n’aurais pas insisté… Mais André comptait toujours sur l’argent de votre maman pour tout arranger. Il me le disait encore hier, et puis aujourd’hui le voilà qui a filé.

Il resta encore un moment apitoyé devant cette désolation muette, qui était en partie son œuvre. À la fin pourtant, ânonnant d’insaisissables mots de regret et d’excuses, il prit congé.

Élisabeth rentra lentement dans ses chambres vides, désolées, où jamais, jamais plus le bonheur qu’elle avait connu dans des heures de mensonge, courtes et rares, ne devait revenir, même en passage, s’asseoir à côté d’elle.

Elle avait à présent la pleine connaissance de son malheur, la certitude d’être, après tout le reste, livrée seule à une défaite honteuse. Elle s’écria :

— Le misérable ! le misérable !

Et la vision de sa mère, mordue par une décrépitude anticipée, dépouillée de sécurité en face de la vieillesse, vint lui écraser le cœur d’un fardeau de regrets brûlants, mais toujours inertes, sans qu’elle réussît à leur trouver une expression quelconque.

Elle lutta un moment avec elle-même, essayant d’arracher à ses instincts un consentement, ou, tout au moins, une complaisance qui lui permît de tromper sa mère sur l’incurable ressentiment de son cœur, mais elle se heurta à l’invincible résistance intérieure, toujours la même, irréductible.

Il lui était impossible de jouer la comédie du respect, et, sans respect, l’amour filial n’existait pas. Il se transformait selon les cas en agression, sourde ou aiguë, en pitié froide, en remords brûlants, mais le souffle de la vie, l’élément nécessaire lui manquait. Elle se figura la rencontre prochaine avec sa mère, l’inévitable explication où la nudité de son cœur, dépouillé des chiffons d’orgueil dont elle l’avait jusque-là enveloppé, paré et travesti, s’étalerait honteusement, et elle s’écria :

— Qu’est-ce que je lui dirai, mon Dieu ! Qu’est-ce que je pourrai bien lui dire ?

Et prise d’une insupportable détresse, elle se tordit les mains, ne voyant aucun moyen de traverser l’impasse où elle allait se trouver acculée, d’en sortir sans mentir, sans ajouter à l’infamie d’André l’hypocrisie d’une fausse attitude. Cela c’était impossible.

Tout à coup ses traits contractés, désolés, se détendirent. Sa pâleur de morte s’atténua, se teinta de rose, et le long de ses veines courut une montée de sang rapide.

Elle joignit les mains sur sa poitrine et resta immobile, attentive.

De nouveau la joie de sa prochaine maternité venait de la saisir à l’improviste, et à son oreille, elle entendait distinctement un accent inconnu lui épeler pour la seconde fois un long mot difficile. Un long mot difficile, mais dans une langue que son pauvre cœur déçu, meurtri, blessé, pouvait comprendre.

Elle resta longtemps rêveuse, puis serrant l’une contre l’autre ses mains sèches, elle s’écria :

— Mon enfant ! Mon enfant ! Oh ! mon enfant !

Et plus bas, elle ajouta comme si elle répondait à l’appel intérieur, insistant :

— Cette miséricorde-là… Oui, celle-là ! Il sera à elle comme à moi. À toutes les deux. À elle autant qu’à moi.

Elle réfléchit un moment apaisée, puis elle ajouta :

— Mais, moi ! Qu’est-ce que je vais faire ?

Et le sort difficile qu’elle avait fait à sa mère lui apparut, pour la première fois, très près d’elle, menaçant l’enfant.