La Revanche du passé/Partie 2/Chapitre V

F. Payot, libraire-éditeur (p. 223-239).

CHAPITRE V


Il était passé quatre heures lorsque Élisabeth se rendit le lendemain chez sa mère.

Elle n’avait pas trouvé pendant toute une longue nuit sans sommeil de raison plausible pour reprendre la parole donnée, et le matin même les instances d’André l’avaient obligée à fixer à l’après-midi sa visite.

Elle s’en était allée à pas lents le long du chemin qu’elle parcourait si rarement et, tout en marchant, avait cherché, sans la trouver, une forme présentable à donner à sa requête.

En lui arrachant ce matin-là, par de fiévreuses sollicitations, la promesse de lui apporter une réponse le soir même, André l’avait rendue incrédule aux assurances reçues de sa bouche la veille. C’était un service, — un sacrifice peut-être qu’elle allait demander à sa mère ; il ne s’agissait pas d’une ordinaire complaisance. Non !

Lorsqu’une demi-heure plus tard, sa visite faite, elle sortit de chez Mme  Georges, le ciel était brumeux et quelques gouttes de pluie commençaient à tacher la poussière. Elle héla un fiacre, jeta l’adresse, et à travers les rues mouvementées, elle se laissa emporter distraite, l’œil errant dehors par la portière, et suivant sans le voir le défilé des magasins, l’incessant croisement des voitures et toute l’armée mouvante des piétons, ceux-ci pressés, se hâtant vers leur but, ceux-là badaudant devant les étalages.

Elle traversa toute la partie élégante, bruyante, vivante de la ville, puis peu à peu la circulation se ralentit.

Le fiacre roulait toujours, et elle se trouva bientôt dans un quartier entièrement inconnu, excentrique et désert.

C’était un large faubourg misérable, avec, de droite et de gauche, de vastes terrains vagues d’une nudité lugubre sous le ciel gris.

Des petites masures basses, des échoppes de tout métier pullulaient sur ces espaces de terre arides et libres.

Le fiacre s’arrêta enfin en face d’un bâtiment de briques rouges, ternies, noircies, mangées par l’air et l’eau, dressant très haut une carcasse piteuse.

Élisabeth sauta lestement sur le pavé, et, avant d’entrer, elle regarda un moment, le cœur un peu serré, l’étrange bâtisse dégradée et sale. Était-il possible qu’il y eût là des promesses pour l’avenir, une sécurité pour l’argent de sa mère ?

À travers la cassure des petites vitres verdâtres formant les grandes fenêtres d’éclairage, on apercevait des roues immobiles, des bouts de lanières rompues, restées accrochées aux poutrages vermoulus, toute une machinerie délabrée et silencieuse, couverte de longues toiles d’araignée pendant, déchirées, dans le vide avec leur fardeau de poussière.

Elisabeth poussa la grande porte vermoulue, et tout de suite, au milieu d’un dédale de débris poussiéreux, elle aperçut la silhouette droite et élégante d’André. Elle l’appela d’une voix nette et, dès qu’il fut près d’elle, elle lui jeta l’enveloppe dans la main :

— Voilà !

— Comment ? Déjà ? Elle a pu ainsi tout de suite ?

Il sortit les billets, les compta soigneusement un à un, jusqu’au dixième, puis il demanda :

— Elle n’a rien dit ? Elle n’a fait aucunes conditions ?

Il ajouta sans reprendre haleine :

— C’est fort tout de même qu’elle ait pu ainsi tout de suite, sans se déranger…

Et s’apercevant tout à coup qu’Élisabeth le regardait d’un regard étrange, un peu pesant, il lui dit :

— Tu es gentille, toi, d’être venue tout de suite. Tu es vraiment gentille.

En même temps, il la prit par les épaules, amical, mais elle lui échappa, et recula d’un pas.

— Non… non

Dans les mots d’André, dépourvus pour elle d’actualité, voulus, vides de sincérité, elle saisissait trop nettement l’accent d’une incurable indifférence : elle ne pouvait pas, deux fois pendant l’espace d’une heure, accepter l’humiliation d’une charité.

Alors, pour distraire l’éternel désir inapaisé qu’il devinait chez elle, éviter à tout prix la fatigue de nouvelles démonstrations, il appela joyeusement :

— Miquel, Miquel !

Par la porte restée entr’ouverte, Élisabeth se sauva.

Montrer à un étranger son visage honteux de mendiante ? Non, non !

Et le long des rues mortes, son pas conserva une allure de fuite jusqu’à ce qu’elle eût laissé loin derrière elle le spectre inerte de la fabrique.

Quelques gouttes de pluie continuaient à tomber rares et menues. La jeune femme s’orienta, sortit des grandes artères et se trouva à l’entrée du parc ombreux et solitaire, où, si souvent, autrefois, lorsqu’elle était une toute petite fille, elle était venue courir autour des marbres sous l’œil attentif de sa mère, les dimanches d’été.

Dans ce temps-là le souffle mortel n’avait pas encore passé sur sa tendresse, la flétrissant comme le froid d’une nuit tue la fleur nouvellement éclose.

Si elle souffrait déjà alors, dans sa petite âme molle d’enfant, de la solitude de ses heures, et de l’humeur acariâtre de Gertrude, c’était d’une façon vague et indécise, au gré de sensations flottantes, que son esprit n’analysait pas encore, et qu’un seul sourire de sa mère chassait.

Dans ce temps-là, oui, elle aimait sa mère aveuglément.

Aujourd’hui, à la place où vivait jadis un sentiment unique, si fort, il n’y avait plus que des débris, la ruine, la désolation.

Rien n’était changé dans ce cadre frais où autrefois, en plein air libre, ses joies enfantines éclataient au soleil. Les arbres vigoureux n’avaient pas sensiblement grandi ; dans le bassin de pierre, le jet d’eau svelte éparpillait toujours au vent ses gouttelettes de cristal ; à peine, pendant toutes ces années lentement disparues, les buissons bas sans cesse taillés, émondés, mutilés, avaient-ils pris une épaisseur plus massive. Non, rien, absolument rien n’était changé dans l’aspect extérieur des choses. Le temps semblait avoir glissé sans y toucher au travers des feuilles et des fleurs. Mais pour les floraisons intérieures, cette bienfaisante loi de renouvellement n’existait pas. Ce qui était mort en elle était mort, sans retour possible à la vie, sans perspective aucune d’une renaissance quelconque.

L’approche de la pluie avait dégarni les bancs. Seules quelques voitures d’enfants, retardataires, se hâtaient vers la sortie, faisant crier le gravier des allées.

Elisabeth s’enfonça dans un sentier obscur, trouva le banc où sa mère allait s’asseoir pour la regarder jouer avec le sable du chemin quand elle était toute petite, ou, plus tard, déjà grandelette, l’amusait en lui racontant des histoires.

Elle s’assit, et tout de suite les larmes l’étouffërent.

Au-dessus de sa tête les gouttes de pluie se multipliaient. Elles tombaient à présent, drues et pressées, martelaient les feuilles plates des platanes, et à côté d’elle le vert dur des lauriers. La poussière de l’allée se marquetait de taches, se criblait de petits trous de plus en plus serrés.

La solitude s’était faite complète, et Élisabeth pleura un moment très fort, librement, incapable de contenir plus longtemps l’explosion de chagrin qu’elle refoulait depuis son départ de la fabrique.

Mais par sa violence même cet accès s’épuisa vite.

Au bout d’un instant, la jeune femme s’essuya les yeux, résolue à se dominer, et, reprenant une à une les étapes de sa longue après-midi, elle essaya de la revivre tout entière, heure par heure, à la lumière de son bon sens, sans permettre aux insinuations peut-être mensongères de sa passion d’intervenir.

Tout d’abord, elle revit l’étonnement intense de sa mère à sa demande hésitante.

Dans les grands yeux tendres et tristes, une stupéfaction s’était peinte, si vive qu’Elisabeth avait cru au premier instant que sa tentative serait repoussée sans examen.

Mais, s’il y avait eu une hésitation dans l’esprit de sa mère, elle n’avait duré que l’espace d’une seconde. Elle s’était dissipée instantanément, et une expression de joie, un épanouissement de la figure fanée avait aussitôt remplacé le premier choc de surprise.

Un peu plus tard, lorsque Gertrude était rentrée, rapportant de la banque l’argent, elle revoyait l’incertitude de la longue main veinée, le tremblement des longs doigts maigres cherchant à introduire les dix billets dans une enveloppe, et enfin le mouvement vif de sa mère en lui tendant le pli sans la regarder.

Et elle ? Qu’avait-elle trouvé à dire ? Quelles paroles étaient sorties de son gosier serré de honte, d’angoisse ? Aucunes.

Elle s’était enfuie, le cœur si plein qu’elle n’avait pas pu articuler un simple merci ; non, pas même cela. Elle s’était enfuie, le visage brûlant, et, pas à pas, jusqu’au moment où elle avait jeté ce détestable argent dans la main d’André, l’image douloureuse, avec son obsédant sourire de joie, l’avait accompagnée ; elle l’avait suivie comme un fantôme effrayant, tantôt mêlée à la cohue des rues, tantôt assise silencieuse à côté d’elle sur la banquette du fiacre, et maintenant circulant mystérieusement dans les allées désertes où la pluie tombait en avalanche.

Elle était enfin arrivée à l’adresse donnée par André, et elle lui avait remis l’enveloppe qu’elle avait tenue pendant l’interminable course à travers la ville, serrée entre le pouce et l’index. Elle la lui avait presque jetée : — Voilà.

André avait fiévreusement compté les billets, un à un, sans prendre garde, d’abord, à sa présence, puis… lorsqu’il s’était souvenu qu’elle était là… il avait appelé Miquel.

Elle se leva brusquement.

La nuit était venue, et la flamme des réverbères étoilait de clartés rousses la lourde atmosphère mouillée. Des torrents de pluie continuaient à tomber. Les magasins étincelants de lumière ouvraient des abris engageants.

Fouettée par l’eau et le vent, Éiisabeth regagna sa demeure à pied.

André ne tarda pas à la rejoindre, et il se mit aussitôt à lui reprocher sa fuite précipitée de la fabrique. Miquel avait été stupéfait de sa façon d’agir, il avait ri à perdre haleine de ce stupide enfantillage. Elle le rendrait la risée du monde, à la fin, avec, ses absurdes coups de tête.

Éiisabeth ne répondit pas. Chacune des paroles et chacune des attitudes d’André blessait ce jour-là sa fierté. Elle ne pensait pas du tout à s’excuser.

Luttant avec quelque chose d’obscur qui s’agitait dans son âme, elle passait en revue rapidement les deux années de sa vie conjugale, et tous les faits du passé semblaient se souder et se compléter d’une façon inattendue. En même temps, une certitude abominable, tenue jusque-là captive, bataillait énergiquement pour briser ses liens.

Parmi tous ses souvenirs amers, il y en avait un plus irritant que les autres, mais si insignifiant qu’elle ne trouvait pas de forme à lui donner. C’était pourtant à cette réminiscence futile qu’elle devait sa première défiance vis-à-vis d’André. Elle la formula enfin d’une voix contenue :

— Il y a longtemps… un soir… Est-ce toi qui avais donné à Mariette cette fleur de seringa ?

André la regarda, stupéfait :

— Est-ce que tu deviens folle, Élisabeth ?

— Ce jour-là, continua la jeune femme du même ton bas, tu avais envie de te débarrasser de moi. Tu m’as dit : « À la bonne heure, plus de noir ! » et tu m’as envoyée chez maman. Et tu tenais cette fleur de seringa…, et tout cela s’est lié dans mon esprit. Comprends-tu ?

— Ma foi non, dit André froidement ; tu as des lubies incompréhensibles aux autres gens.

Après un silence, il ajouta, provoquant :

— Eh bien ! oui, c’est moi qui avais donné cette fleur à Mariette. Et après ?

Mais, à peine eut-il formulé cet aveu qu’il la regretta comprenant tout à coup que cette galanterie bête, faite au début de leur mariage, à une autre femme, à une servante, dans la maison même où habitait Élisabeth, l’avait de trop bonne heure renseignée sur sa complète indifférence vis-à-vis d’elle.

Mais que tout cela était puéril ! Est-ce qu’on pouvait exiger d’un homme une adoration exclusive, dans un tête-à-tête de toute la vie, lorsqu’on n’avait rien d’autre pour le retenir que des exigences tous les jours grandissantes ? D’autres auraient ri des détails mesquins auxquels Élisabeth s’accrochait. Mais Elisabeth ne riait jamais de rien. Avec elle on était toujours sur la sellette, forcé d’expliquer le va-et-vient de ses plus minimes pensées.

Il fit un effort pour dissimuler son mortel ennui, et il reprit doucement :

— Pourquoi me cherches-tu querelle justement aujourd’hui où je revenais à toi si content ?

Et, sûr de l’apaiser, comme toujours, par des caresses, il se rapprocha d’elle, un sourire aux lèvres ; mais elle le repoussa avec une telle vivacité qu’il recula stupéfait. Pour le moment, ses ordinaires moyens de conciliation n’étaient pas ee qu’il fallait. Il alla s’accouder à la cheminée, tandis qu’Élisabeth balbutiait à mots entrecoupés :

— Et cela aussi… c’est vrai… n’est-ce pas ?… que tu as été… payé… pour me tromper… payé par l’argent de maman ?

Il y eut un silence, puis André répondit froidement :

— Ta mère, en te mariant, t’a donné une dot ; c’est vrai. Pourquoi pas ? Il n’y a rien là qui puisse te blesser. Cela se fait toujours. Toujours, entends-tu ? On ne se marie pas autrement. Tu es tellement ignorante des habitudes de l’existence commune qu’on ne sait pas comment t’expliquer les choses les plus simples.

— Pour moi, dit Élisabeth amère, les règles ordinaires de la vie sont sans valeur, et tu le savais bien quand tu m’as nié avoir rien reçu de maman. Tu le savais, autrement tu aurais parlé comme tu parles aujourd’hui ; mais tu as eu peur de voir l’argent t’échapper, et tu as nié. Car tu as nié.

— Ta mère te l’avait caché. Je n’ai pas voulu contrarier ses plans. J’ai fait comme elle. Voilà tout.

Élisabeth se tut. Elle revivait avec une poignante intensité la scène où sa mère, à bout de courage, lui avait abandonné le choix de sa destinée. Ce n’était pas sa mère qui la trompait ce jour-là. Non.

Depuis, tous les jours, patiemment, faisant d’elle le jouet complaisant de ses caprices, André avait spéculé sur son stupide attachement, comme on spécule sur une valeur à intérêt qu’il faut faire travailler. Et il avait joué ce jeu malpropre, sans même en sentir la bassesse, le trouvant tout naturel.

Elle eut un élan de désespoir, elle courut à lui, et lui secoua les deux mains :

— Mais défends-toi, dit-elle ardente, défends-toi. Ne comprends-tu pas ce que tu me fais souffrir ? N’as-tu rien dans le cœur ni dans l’esprit ? Est-il possible que je sois assez malheureuse pour m’être trompée à ce point ? Mais dis donc quelque chose. Ne me laisse pas l’horreur de ce mépris. Défends-toi, dis quelque chose.

André resta un moment perplexe. L’excitation d’Élisabeth lui semblait exagérée jusqu’à friser le ridicule. Il ne comprenait rien à son cri d’angoisse. Tout cela était de la mise en scène, du mélodrame, et à ce moment critique où il avait dans l’esprit d’autres soucis que les crises de nerfs d’une femme à grands sentiments, ce surcroît d’ennui tombait mal.

Pourtant Élisabeth était plus que jamais une alliée précieuse. Il fallait la ménager.

Il s’approcha d’elle souriant :

— Qu’est-ce qu’il faut donc dire pour t’apaiser, Élisabeth. Voyons, dis-le-moi toi-même. Dicte-moi ce que je dois dire.

En même temps, il essaya de l’attirer à lui. Elle le repoussa durement. Une montée de dégoût la suffoquait.

— Ah ! non, cria-t-elle, laisse-moi. Va-t’en, va-t’en !