La Revanche du passé/Partie 2/Chapitre II

F. Payot, libraire-éditeur (p. 171-197).

CHAPITRE II


André prit sur la nappe une branche de seringa, qu’il avait posée à côté de son couvert, et il se leva de table.

Le grand jour donnait en plein sur son fin visage créole, légèrement bronzé. Il appuya les deux mains au dossièr de sa chaise, et regarda un moment sa femme d’un air préoccupé. Enfin il sourit, laissant voir sous la moustache très noire une rangée de dents irréprochables, et il dit :

— Est-ce que tu n’iras pas voir ta mère aujourd’hui, Élisabeth ? Il me semble que tu l’oublies.

Élisabeth se leva à son tour, elle vint appuyer sa joue à l’épaule de son mari, et elle répondit :

— Si tu viens avec moi, j’irai.

Il y avait plus de quinze jours que les jeunes gens étaient de retour, et pendant ce laps de temps, l’arrangement d’une nouvelle demeure, l’installation de son petit ménage, la nouveauté de tous les détails de l’existence avaient retenu André à la maison, à la fois affairé et badin.

Élisabeth n’avait jamais voulu sortir sans lui, et depuis la rapide entrevue au saut du train, a la grande gare pleine de monde, le jour de l’arrivée, elle n’avait pas revu sa mère.

Elle alla mettre son chapeau, son manteau, ses gants, puis, toute prête, elle vint prendre le bras d’André et réitéra sa prière, câline :

— Viens avec moi.

— Non, dit-il, un peu bref, pas aujourd’hui.

Et il se dégagea doucement. Il trouvait Élisabeth très exigeante. Tous les jours elle devenait plus avide de démonstrations et d’assurances. Cette sensiblerie lui donnait des bouffées d’impatience presque impossibles à réprimer.

Cependant, pour corriger l’effet de son refus un peu trop brusque, il la prit par les épaules, la considéra de la tête aux pieds, la toisa longtemps sans rien dire dans sa toilette neuve d’étoffe claire. Enfin il s’écria d’un air distrait :

— À la bonne heure, plus de noir !

Élisabeth resta immobile, indécise, un pli au front. Elle ne trouvait pas d’expression juste pour traduire sa pensée. Sa pensée ! Ce n’était pas même une pensée, c’était une de ces fugitives impressions qui effleurent l’esprit, si légères qu’elles n’ont pas dans le langage de forme correspondante. En l’arrêtant dans des mots, elle lui donnait une consistance qu’elle n’avait pas. Elle dit simplement :

— J’aurais beaucoup voulu que tu vinsses avec moi.

Et elle marcha vers la porte lentement. Arrivée sur le seuil sans qu’André eût prononcé une parole, elle se retourna :

— Et toi, dit-elle d’une voix un peu basse, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Moi !

Il réfléchit quelques secondes et reprit :

— J’ai une quantité de choses à faire, qu’il est inutile de détailler.

Cependant après un nouveau silence, il ajouta :

— Pourquoi ne pas te le dire, après tout ? Nous avons beaucoup dépensé en voyage. Je veux voir où nous en sommes.

Élisabeth rentra vivement.

— Je savais bien que tu dépensais trop, beaucoup trop.

Et comme cela lui était arrivé souvent pendant le court voyage de noces où André avait jeté l’argent à pleines mains, choisissant partout les plaisirs les plus coûteux, les meilleures places, la comblant de cadeaux inutiles, vivant, en un mot, avec un luxe insouciant qui n’a pas besoin de compter, elle rougit de sa pauvreté, de son absolu dénûment.

André se mit à rire, montrant toutes ses dents, tout son râtelier jeune et complet. Il rit longtemps, de tout son cœur, sans reprendre haleine. Enfin, comme Élisabeth s’était rapprochée de lui, et qu’il voyait toujours, entre les fins sourcils noirs, un pli fixe que son accès de gaîté n’avait pas fait disparaître, il releva jusqu’à la naissance des cheveux la voilette blanche et effleura de ses lèvres le front soucieux.

— Tu es vraiment folle, Élisabeth. Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire qu’après notre jolie escapade je veuille mettre de l’ordre dans nos affaires ? Pourquoi prendre, pour une chose tout à fait naturelle, cet air tragique ? Rassure-toi, il n’y a point de mal.

Il y eut un silence.

— Tu dois comprendre, dit enfin Élisabeth, que je ne puis pas supporter l’idée que tu fais des extravagances pour me faire plaisir, à moi. Après ce que je t’ai demandé autrefois, c’est assez naturel pour que je n’aie pas besoin de te l’expliquer, n’est-ce pas ?

André aspira un moment, de tout près, la fleur de seringa qu’il tenait entre le pouce et l’index, et avec un commencement d’impatience dans la voix, il répéta :

— Je te dis qu’il n’y a point de mal. Laisse-moi faire, et va donc voir ta mère. Cela lui fera plaisir, et cela te distraira.

Le visage d’Élisabeth s’assombrit davantage, se contracta presque. Comment André, au fait du passé, pouvait-il mentionner une visite à sa mère comme une distraction opportune à lui offrir ? Il ne pensait pas à ce qu’il disait, et cette inattention la blessait.

Du bout de la branche de seringa qu’il balançait dans sa main, André se mit à caresser la joue pâlotte. Il avait compris à temps qu’en oubliant la susceptibilité d’Élisabeth au sujet de ses rapports avec sa mère il avait fait fausse route. Il reprit, amical :

— Voyons… va pour me faire plaisir à moi. Il ne faut pas abandonner ta mère. Elle m’accuserait de te retenir. D’ailleurs, il n’y a aucune raison pour cesser toutes relations avec elle. Ce serait une simple cruauté, je t’assure.

Élisabeth comprit l’inutilité de continuer une lutte où l’emploi de ses meilleures armes lui était défendu. Elle ne pouvait pas dire à André le soupçon que sa mère avait fait planer sur lui. Il ignorerait toujours l’imputation imaginée pour combattre son ardente aspiration, à elle, d’occuper dans la société une place légitime à côté de l’homme qu’elle aimait. André ne pouvait donc pas comprendre l’effort qu’il exigeait d’elle.

Elle s’en alla lentement au milieu du va-et-vient des rues, poursuivie par une impression très vive et désagréable.

Les paroles dites avec tant d’indifférence par André, au moment même où il refusait de l’accompagner, revenaient frapper ses oreilles comme un refrain persistant : « À la bonne heure, plus de noir. »

Elle avait senti un souffle glacé lui passer sur la figure à ce moment-là, et elle en gardait encore sur la peau une sensation de froid.

Distraite elle marcha droit devant elle, le long des rues connues, au gré de son instinct.

C’était la première fois depuis son mariage qu’elle était ainsi livrée à elle-même, et elle souffrait de son isolement comme si, séparée d’André, elle retrouvait tous les anciens plis soucieux de son esprit.

Tout à coup elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Un parfum de fleurs chauffées au grand soleil d’été, une odeur forte qu’elle détestait la tirait de sa rêverie.

Au-dessus du mur faisant face à leur ancienne demeure, elle vit la tête droite et blanche du seringa en pleine floraison. Elle murmura :

— Suis-je assez folle ! Mais qu’est-ce que je fais ? Où est-ce que je vais ?

Et elle regarda un moment les deux fenêtres sans rideaux, qui semblaient fixer sur elle des yeux morts.

Sa préoccupation intérieure lui avait fait oublier qu’après son départ sa mère avait changé de demeure. Pourquoi ce changement ? Elle l’ignorait. Le fait lui avait été communiqué pendant son voyage, sans explication.

Elle rebroussa chemin et, voyant passer dans la vitrine des grands magasins sa silhouette claire qui fuyait, elle sentit la remarque distraite d’André la blesser une troisième-fois à la même place : « À la bonne heure, plus de noir ! »

Se regarder marcher sous ce costume voyant, trop clair pour son teint maladif, cela lui donnait un malaise inconnu. Sous cet attirail frais, rose et blanc, elle ne se reconnaissait presque pas, et elle allait très vite, fouettée d’impatience, de plus en plus pressée d’en avoir fini avec cette excursion solitaire.

Ce fut Gertrude qui répondit au coup de sonnette nerveux et sec, qui résonna très fort dans le silence.

Sans rien dire, la servante s’effaça, se colla au mur pour laisser passer la jeune femme. Tout de suite Élisabeth reconnut la piqûre de cette hostilité de bas étage. L’ancienne malveillance silencieuse marchait derrière elle, suivait dans l’étroit corridor obscur le sillon de sa fraîche toilette neuve. Elle regretta d’avoir mis cette robe tapageuse, qui, en face du deuil toujours profond de sa mère, avait presque l’air d’une provocation.

Une porte s’ouvrit. Mme Georges s’élança :

— Élisabeth, est-ce toi ? Oh ! est-ce toi ?

Et deux bras fiévreux l’enlacèrent, l’étreignirent. La jeune femme se laissa prendre sans résistance, mais elle demeura absolument inerte sur le cœur bondissant de sa mère. À la fin, elle se dégagea doucement et dit :

— Oui… c’est moi !

— Tu es bonne d’être venue, murmura Mme Georges. Je t’ai attendue tous les jours.

Elle ajouta sourdement :

— Je croyais que tu ne viendrais plus !

Et, entraînant sa fille dans une chambre écartée, à l’abri de l’attention hostile de Gertrude, elle la prit par les épaules, comme André l’avait fait tout à l’heure, et la considéra longuement sans parler.

— Comme tu as l’air bien ! dit-elle enfin.

Elle ajouta après un court silence :

— Je ne t’ai jamais vue avoir l’air si bien. Dans cette robe claire vraiment… tu…

Élisabeth l’interrompit vivement :

— C’est la première fois que je la mets. Je ne sais pas pourquoi je l’ai mise.

Elle reprit avec une vivacité singulière, qui avait presque l’air de s’excuser :

— Il faisait très chaud ce matin, et alors… j’ai pensé… Mais je ne sais pas pourquoi je l’ai mise.

Et une fois de plus l’expression distraite et froide d’André lui serra le cœur.

— Assieds-toi là, dit Mme Georges en poussant un fauteuil vers la fenêtre. Elle-même s’assit sur une chaise en face de la jeune femme, en pleine lumière.

Alors seulement Élisabeth vit les hachures menues qui sillonnaient la peau aux tempes, sous les yeux, autour de la bouche. Elle demanda :

— Est-ce que tu as été malade ?

— Non, répondit la mère faiblement. Elle ajouta aussitôt :

— J’ai souffert.

En même temps, elle recula sa chaise de façon à ce que l’ombre cachât les dégâts de son visage.

Elisabeth resta un moment silencieuse. Une pitié avait passé sur elle, une de ces courtes crispations intérieures qu’elle avait si souvent, dans sa vie passée, éprouvées vis-à-vis de sa mère. Tout ce que, dans d’autres circonstances, elle aurait pu sentir et dire assaillit un moment son cœur d’enfant révolté.

Mais cette sensation passa vite, si vite que son visage blanc n’en trahit pas même le passage. Il garda son impassibilité d’expression.

Elle dit enfin de son ton naturel, toujours froid :

— Nous avons vu beaucoup de choses en voyage. Et elle énuméra Marseille, Cannes, Gênes, avec quelques mots de rapide description qui ne trahissaient rien de ses impressions personnelles, une simple revue de choses extérieures débitée hâtivement, au gré de ses souvenirs. De temps en temps, comme par hasard, elle signalait quelques-unes des extravagances faites par André pour lui plaire.

— Pourvu que tu sois heureuse, disait la mère avec un sourire tendu, c’est tout ce que je demande.

Mais, lorsque sa fille eut fini sa nomenclature de lieux et de dates, et qu’elle s’arrêta enfin au bout de son écheveau, la mère céda à l’irrésistible tentation de heurter encore une fois de front la barrière de glace qui la séparait d’Élisabeth.

— Cela au moins, supplia-t-elle, anxieuse, tu pourrais me le dire. Oui, tu pourrais me dire si tu es plus heureuse à présent qu’autrefois. Si j’ai réussi…

— Réussi ! s’écria Élisabeth amère, mais c’est toi qui ne voulais pas, non, absolument tu ne voulais pas. Pour nous séparer tu as inventé des choses… Oh ! cela !…

— J’ai inventé des choses ?

Et la mère joignit ses mains sur ses genoux, tandis que de son cœur torturé un désir impétueux de franchise, un élan presque impossible à réprimer montait à ses lèvres. Elle dit enfin avec effort.

— Ce que j’ai fait, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour pour toi. Si je me suis trompée…

Elisabeth l’interrompit vivement :

— J’ai pris par mégarde le chemin d’autrefois tout à l’heure ; j’ai été jusqu’au seringa. Il était en fleur. Il sentait très fort.

— Ici, dit Mme Georges pensive, je ne vois plus de fleurs.

Mais voyant Éiisabeth jeter autour d’elle un regard circulaire, investigateur, un peu surpris, elle ajouta vivement :

— Tu vois, j’ai vendu quelques meubles, ils m’encombraient. Maintenant que je suis seule, je n’ai plus besoin de tant de choses, mais j’ai fait recouvrir les fauteuils, ils sont pour toi.

— Oh ! dit Éiisabeth, contrainte, merci. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Avant notre départ, André a eu soin de tout arranger, nous n’avons place pour rien de plus. Il m’a gâtée. Beaucoup trop, j’en suis confuse.

Et elle regarda sa mère en face, comme pour la faire souvenir des fausses accusations portées jadis contre André.

Mme Georges se tut. Elle croyait avoir tout prévu, mais elle n’avait pas un moment envisagé comme possible une dilapidation extravagante qui mangerait son bien à grandes bouchées stupides. Elle avait cru le bien-être d’Élisabeth assuré pour la vie.

Elle considéra un moment sans parler la pâle figure obstinée que n’éclairait jamais pour elle aucune lueur de confiance, d’abandon, ni même de simple compréhension, et une inquiétude d’un genre nouveau l’envahit. À tout prix, il fallait empêcher quelque nouvelle et obscure catastrophe d’atteindre Élisabeth, mais par quels moyens ? Cédant à l’impulsion du moment, elle demanda :

— Est-ce que ton mari a repris ses occupations ?

Mais à peine l’eut-elle formulée qu’elle regretta sa question. Élisabeth, comme touchée par un ressort, se trouva debout devant elle, prête à partir.

Mme Georges la saisit par les bras, essayant de la faire rasseoir :

— Oh ! non, ne t’en va pas encore.

Et elle vit de nouveau s’ouvrir devant elle la tristesse monotone des heures, le vide du gouffre béant et noir. Sa pauvre figure se sillonna de plissures anxieuses. Elle ajouta :

— Tu ne fais que d’arriver. Pourquoi veux-tu déjà t’en aller ?

Mais Élisabeth restait debout, décidée :

La question de sa mère contenait un blâme latent, dont elle retrouvait, dans sa propre pensée, un écho affaibli. Ce reproche, transparent dans la bouche d’une autre, dans celle de sa mère surtout lui était insupportable. C’était un rappel trop direct des calomnieuses imputations du passé ; toute sa rancœur, restée intacte, bouillonnait sourdement.

Mme Georges reprit :

— Je t’en prie, Élisabeth, ne t’en va pas encore. Je t’ai à peine vue. Parle-moi de ce qui t’intéresse, dis-moi ce que tu as vu, ce que tu fais. J’ai si besoin de te voir et de t’entendre. Oh ! si tu comprenais la joie que j’ai de t’avoir là tout près de moi !

Voyant Élisabeth garder son air froid et inflexible, elle ajouta, la voix brisée, suppliante :

— Reste encore un peu ; oh ! je t’en prie, encore un peu… pas longtemps… encore un peu…

— Pas aujourd’hui, balbutia enfin Élisabeth, je ne puis pas m’attarder davantage aujourd’hui. Je reviendrai… une autre fois, plus tard, quand nous serons installés. Aujourd’hui André s’étonnerait de mon absence, il m’attendrait ; je reviendrai une autre fois, plus tard.

Et retraversant le couloir obscur où sa robe claire passait comme un rayon très lumineux, poussée par la hâte fébrile de fuir le pénible entretien, elle se sauva.

D’un pas de plus en plus rapide, avec un frou frou d’étoffe neuve et légère, elle marchait le long des rues sans rien voir autour d’elle.

Très vite, elle franchit la courte distance qui séparait les deux demeures, si vite que les joues délicates se couvraient peu à peu d’une passagère teinte rosée.

Un âpre désir de certitude lui donnait des ailes. Jamais elle n’avait éprouvé ce besoin pressant d’identifier la réalité de sa vie avec le rêve de son esprit ; elle avait une envie violente de revoir André, de descendre avec lui jusqu’aux assises de leur bonheur, d’en faire le tour ensemble et de se convaincre de sa solidité.

Elle monta en courant le large escalier clair, et dès qu’elle eut franchi le seuil de l’appartement coquet qu’André avait garni pour elle, elle l’appela :

— André !

La petite bonne à la mine éveillée et mutine qu’André avait engagée avant leur mariage, et qu’elle avait trouvée installée avant elle sous son toit, accourut. Gracieuse, souriante, l’air joyeux, elle dit :

— Presque tout de suite après Madame, Monsieur est sorti.

D’un ton qu’elle s’efforçait de rendre indifférent, Elisabeth demanda :

— Il n’a pas laissé de message pour moi ?

— Non, Madame. Aucun.

Élisabeth ne répondit pas. Elle entra chez elle, et apercevant dans la glace son image redevenue très pâle, que sa toilette claire semblait jaunir et priver de son éclat particulier, un peu maladif, elle se hâta de quitter ce costume voyant et d’en revêtir un autre d’étoffe sombre.

La phrase d’André : « À la bonne heure, plus de noir », cessa enfin de la hanter, et elle se mit à attendre le retour de son mari avec une impatience fiévreuse. Que pouvait-il faire dehors si longtemps sans elle, et comment avait-il négligé de laisser un mot qui l’instruisît de ses intentions ? Elle se promit de ne plus jamais le laisser échapper sans mieux s’informer de ses projets, et, tout en conjecturant ce qu’ils pouvaient être, elle se mit à aller et venir sans but dans la chambre, avec ce machinal besoin de mouvement qui naît d’une angoisse morale inavouée, sourde et déjà rongeante.

Toute une heure passa lentement, puis la petite bonne proprette, toujours alerte et pimpante, reparut. Le corsage orné d’une fleur de seringa, elle vint mettre le couvert. Par la porte restée entr’ouverte, Élisabeth la voyait aller et venir, sautiller par la chambre avec l’allure courte et gracieuse d’une fauvette, et elle éprouvait une irritation inexplicable à sentir à côté d’elle cette exubérance de jeunesse, cette gaîté insouciante, sans cause appréciable. Elle suivait avec attention les mouvements vifs et légers, attendant avec impatience que Mariette, ses préparatifs terminés, la débarrassât de sa présence.

Dès qu’elle eut achevé ses apprêts, la petite bonne disparut en effet, mais au bout d’une demi-heure, elle revint, curieuse, entr’ouvrir la porte.

— Est-ce que Madame ne veut pas dîner ? Il est sept heures et demie.

Et dans la voix fraîche, cristalline, Elisabeth saisit une note moqueuse. Elle crut aussi apercevoir un sourire.

Elle domina aussitôt l’angoisse qui l’étouffait et répondit sèchement :

— Sans doute… J’ai oublié de vous prévenir, Monsieur ne revient pas pour le moment. Il rentrera tard ce soir.

Elle alla s’asseoir à sa place, et elle mangea du bout des dents tout ce que Mariette lui présenta. Très accorte, la petite bonne, démangée du désir de parler, s’empressait autour d’elle. Elle allait, venait, multipliait les détails du service, les entremêlait de mille attentions inusitées, qui avaient l’air de solliciter un mot de bienveillance, mais Éiisabeth ne semblait s’apercevoir de rien. Elle mangeait distraite, sans souffler mot. À la fin pourtant, la présence encombrante de Mariette lui devint insupportable. Elle la congédia :

— Je n’ai plus besoin de rien pour le moment, merci. Je vous rappellerai.

Dès qu’elle fut seule, elle repoussa son assiette et s’accouda, le menton dans la main.

Il faisait encore jour, elle voyait par la fenêtre le bleu pâlissant du ciel. C’était la fin d’une belle journée d’été, et des bouffées d’air tiède venaient jusqu’à elle, mais l’odeur du seringa la poursuivait toujours. Elle croyait sentir tout près d’elle l’émanation violente de cette fleur qu’elle détestait. Pour la fuir, elle se leva et marcha dans la chambre. Un désordre d’idées inachevées tourbillonnait dans sa tête, et, par moment, au milieu d’un chaos de suppositions informes, invraisemblables, elle voyait très loin, dans une brusque échappée de lumière, très loin comme un tableau perdu au fond d’immenses distances, l’image amoindrie et flétrie de sa mère. Elle la voyait debout dans sa robe noire, disant d’un air effrayé :

« Reste encore un peu. »

Neuf heures avaient sonné depuis longtemps lorsque la petite bonne vint voir s’il fallait desservir.

Élisabeth l’envoya se coucher et garda la table dressée. Ce couvert mis attendait avec elle, il conservait à son impatience une apparence de fin prochaine. Cela la rassurait de voir la place d’André prête à le recevoir d’une minute à l’autre.

Elle s’assit et se força à l’immobilité, essayant de sonder assez calmement ses inquiétudes pour en découvrir les causes complexes, les détruire toutes, une à une, et se moquer d’elle-même. Mais à côté de ce travail de son esprit, son âme restait torturée de doutes. Elle se dit :

— J’attendrai jusqu’à onze heures.

Il était passé minuit quand elle entendit enfin une clé tourner dans la serrure.

Pour traverser le couloir, André gratta une allumette sur le mur. Élisabeth aussi fit de la lumière.

Elle tremblait d’un frisson de fièvre, elle tremblait de tous ses membres raidis d’attente, et, lorsque le jeune homme la prit dans ses bras, elle ne parvint pas à articuler un mot ; sa longue angoisse lui serrait encore trop violemment la gorge.

— Que je suis content que tu m’aies attendu, dit-il, j’apporte de grandes nouvelles. Miquel…, tu sais, Miquel…

Et il raconta sajournée. Miquel, son ancien camarade, un homme de tête, qui n’avait pas comme l’oncle Musseau du plomb aux pieds, venait enfin, à force d’avoir l’œil au guet, de découvrir ce qu’il leur fallait. Quelque chose de superbe ; point de risques et beaucoup d’espérances. Il lâcherait ce stupide bureau, cette vie de fossile qui n’était pas faite pour lui, qui le dégoûtait du travail…

Le silence obstiné d’Élisabeth finit par le frapper. Dès qu’il se trouvait seul avec sa femme, il percevait cette même note sourde de souffrance personnelle ; cette continuelle attente de choses qu’il ne pouvait pas lui donner.

— Pourquoi ne dis-tu rien ?

Elle balbutia la voix étranglée d’émotion :

— J’ai peur que tu ne m’aimes plus comme autrefois.

Il se récria surpris :

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce que tu as ?

En même temps, sentant quelque chose glisser sous son pied, il se baissa et ramassa l’objet. C’était une branche de seringa à moitié flétrie. Il introduisit la tige dans sa boutonnière, puis il revint à Élisabeth :

— Est-ce parce que je t’ai fait attendre, dis ? Voyons qu’est-ee que tu as ?

— Jette cette fleur, murmura la jeune femme sourdemént, jette-la vite.

Il arracha de sa boutonnière la branche de seringa et la jeta loin de lui par-dessus son épaule. L’émotion contenue d’Élisabeth le gagnait malgré lui, l’impressionnait.

Un éclat fiévreux remplaçait la pâleur ordinaire de la jeune femme, et dans ce visage surexcité et maladif, les yeux noirs brillaient comme des étoiles. Quelque chose de la griserie qu’un moment il avait ressentie auprès d’elle, là-bas, en face des cerisiers, dans l’enivrante éclosion du printemps, lui fouetta tout à coup le sang. Il l’attira à lui tendrement.

— Élisabeth !

Il y avait dans l’intonation basse et contenue un accent de vérité inusité. La résistance de la jeune femme fléchit aussitôt. La sincérité du ton la touchait en plein cœur.

Elle n’avait pas trouvé d’autre philtre pour guérir la plaie de sa jeunesse, l’âpre déception due à sa mère, que l’amour de cet homme, elle n’avait pas d’autre refuge, pour échapper à ses réminiscences, à l’obsession du passé que la foi, la foi absolue en l’homme qu’elle avait choisi.

Elle s’appuya sur la poitrine d’André et balbutia.

— Si tu ne m’aimais plus comme autrefois… vois-tu… je ne sais pas ce que je…

Il lui ferma la bouche d’un baiser brusque et l’enveloppa plus étroitement.

Toutes les associations d’idées qui, pendant cette interminable soirée d’attente, avaient torturé l’esprit soupçonneux d’Élisabeth se dissipèrent. Elles s’envolèrent comme d’insignifiantes vapeurs dans la belle nuit d’été brillante et sereine. L’éternel mensonge de l’amour les emporta sur ses ailes diaphanes, et les éparpilla çà et là au gré de la brise nocturne.