La Revanche du passé/Partie 2/Chapitre I

F. Payot, libraire-éditeur (p. 159-170).

SECONDE PARTIE

CHAPITRE I


Mme Georges reposa sur la table le billet qu’elle venait de lire, et elle soupira. À la porte un coup de sonnette venait de retentir, et déjà, dans le vestibule, on entendait des pas. C’était la visite, devenue quotidienne, de la locataire d’en haut venant s’informer d’Élisabeth.

Elle traînait derrière elle, comme toujours, un marmot joufflu de cinq à six ans, et tout de suite, en jetant un coup d’œil dans la chambre dont un pêle-mêle inusité d’objets, un encombrement de fuite, changeait l’aspect élégant, elle s’écria :

— Ah ! voilà que vous déménagez à présent !

— Je serais trop seule ici… sans Elisabeth, dit Mme Georges simplement.

Et elle ajouta pensive :

— Oui, j’irai demeurer dans le voisinage de ma fille.

La femme fixa un moment sur elle son regard de blonde pâle, fatiguée, puis elle dit :

— C’est singulier comme vous vous cachez du monde. On ne sait jamais ce que vous avez dans l’esprit.

Et elle s’assit. Le petit garçon se mit à courir autour de la chambre, joyeux, fureteur, touchant à tout.

Mme Georges s’assit aussi, les mains sur ses genoux.

Tous les jours cette femme, qu’elle avait eu la maladresse d’introduire chez elle en sollicitant sa complaisance, venait empoisonner sa solitude de questions hardies, pleines de sous-entendus transparents.

Dès qu’elle avait eu connaissance du mariage d’Élisabeth, elle était accourue très offensée, se plaindre de l’ignorance où on l’avait laissée, elle qui n’avait pas passé un jour sans témoigner à la jeune fille un intérêt bienveillant. Aigrement, elle avait observé qu’on savait bien se souvenir de son existence lorsqu’il s’agissait de quémander ses services, mais qu’ensuite on la traitait en étrangère, allant jusqu’à la frustrer d’une cérémonie publique, où même les passants de la rue ont le droit d’assister. Elle avait insinué qu’une façon d’agir si extraordinaire donnait à réfléchir aux gens les mieux intentionnés…

Mme Georges avait allégué son deuil encore profond, et cette excuse avait paru suffire, mais, depuis ce jour, quelque chose de la vérité flottait comme une impalpable poussière dans l’air, et Mme Georges, par prudence, s’était résignée à subir les quotidiennes invasions de cette femme. L’éconduire dans ce moment équivaudrait à un aveu, et elle était sûre qu’Élisabeth, avec son silencieux mépris, regarderait cet acte comme une lâcheté.

Et ce jour-là, comme à l’ordinaire, elle s’efforça, pendant près d’une heure d’éluder la curiosité mal apprise qui la harcelait, rôdant autour de son secret, presque ouvertement.

Esquivant les questions directes, elle détournait l’entretien avec cette adresse souple qu’Élisabeth haïssait, sans quitter des yeux le petit garçon qui s’ébattait dans la chambre. Tout à coup, voyant l’enfant s’approcher de la table où la lettre était restée ouverte, et menacer le papier de ses petits doigts noirs, elle se leva.

— Oh ! dit la mère, soyez sans crainte. Le petit sait se conduire. Il ne touche jamais à rien.

Sans répondre, Mme Georges alla jusqu’à la table, mit tranquillement à l’abri des menottes inquiétantes quelques objets délicats, puis, comme par hasard, elle prit la lettre et la glissa dans sa poche.

— Ce n’était pas la peine d’avoir peur, dit sèchement la visiteuse en se levant. Est-ce que ça sait lire, des mioches comme ça ?

— C’est une lettre d’Élisabeth, dit Mme Georges froidement.

Et elle essaya de masquer d’un sourire la brusque souffrance qu’éveillait l’impertinente observation.

— Ah ! vous avez donc enfin des nouvelles ? Il était temps.

Évitant de rencontrer le regard hardi et soupçonneux, Mœe Georges répondit évasivement à l’avalanche de questions indiscrètes que déchaîna la nouvelle. Elle pensait, soulagée, que ce supplice-là, au moins, cette obsession, bourdonnant autour de son mal comme une mouche infatigable et vulgaire, prendrait fin prochainement. Elle s’en irait de cette demeure où elle avait tant souffert, sans laisser de trace de son passage ; elle se mettrait à l’abri de cette inquisition grossière et bête.

L’enfant, fatigué de ses perquisitions, était revenu auprès de sa mère, et depuis un moment, les dix petits doigts cramponnés aux plis de la jupe, il la sollicitait :

— Allons-nous-en, allons-nous-en.

La visiteuse se dirigea vers la porte et, tout à coup, comme si une bouffée de bonté eût effleuré son âme banale et vide, elle dit :

— C’est égal, on vous regrettera dans la maison, car enfin on n’est pas tenu de tout dire à tout le monde.

— Merci, dit Mme Georges, en essayant de nouveau de sourire… moi aussi… certainement… je… merci !

Elle resta seule, avec la certitude aiguë d’avoir été pour ces étrangers, qui vivaient sous le même toit qu’elle, une perpétuelle source d’observation et de commérages.

Par où, comment, depuis quand, ce qu’elle croyait avoir gardé si soigneusement caché avait-il filtré au dehors ?

L’atmosphère lourde de son chagrin était-elle donc imprégnée d’un poison de honte si subtil qu’il pénétrait à son insu partout ?

Elle resta un moment la tête cachée dans les mains, et une fois de plus, depuis le mariage d’Élisabeth, triste cérémonie célébrée à huis clos, où pas une fois sa fille n’avait tourné les yeux de son côté, elle s’interrogea :

— Ai-je bien fait de souscrire à ce hideux marché ? Était-ce bien ce qu’il fallait faire ? N’ai-je pas cédé trop vite à une crainte lâche de souffrir ?

Elle reprit dans sa poche la lettre d’Élisabeth, et pour la centième fois elle la relut. Elle la relut attentivement, espérant, à force de solliciter les mots, en extraire pour l’avenir une lueur consolante et, pour le présent, le courage de supporter son abandon, sa noire et amère solitude.

Mais, dans le billet laconique d’Élisabeth, il n’y avait rien de ce qu’elle cherchait. C’était une ligne hâtive, annonçant le retour des jeunes gens pour la fin de la semaine, l’annonce sèche d’un fait, sans un seul de ces mots délicats où l’amour maternel dépouillé trouve un apaisement. C’était un avis pur et simple, sans commentaire aucun.

Elle ne pouvait pas même, par ce banal document, se faire une idée de l’état d’esprit d’Élisabeth. Elle ne savait pas même si son enfant avait trouvé dans le triomphe de sa volonté l’éphémère bonheur qu’elle pouvait en récolter.

Découragée, elle jeta la lettre sur la table. Il n’y avait rien pour elle dans ce message conventionnel, vide de pensées et de sentiments.

Cédant à uné bouffée d’indignation, elle le poussa loin d’elle et releva la tête.

Aussitôt son visage à la peau froissée et flasque alla se refléter dans la grande glace léguée par sa mère, ou toutes les joies pures de sa jeunesse avaient passé sans laisser de trace, et elle aperçut tout à coup, sur le poli du verre, ce spectre inconnu.

Elle s’approcha lentement, et considéra de tout près le masque vieilli, aux innombrables plissures, tandis que, devant elle, des choses mortes se soulevaient lentement, s’animaient, se mouvaient confusément, très loin. Et brusquement, à travers les années disparues, elle vit à côté de son image flétrie, surgir l’autre, le visage frais et jeune d’autrefois.

Il lui sembla que tout le passé ressuscitait, peuplait soudain sa morne solitude de fantômes légers et joyeux.

L’impression violente des joies pleines de ce temps-là la pénétra jusqu’aux moelles. Elle serra l’une contre l’autre ses mains sèches, nerveuses, et un sanglot l’étrangla :

— Ô mon Dieu, mon Dieu ! Est-ce que vraiment je mérite de souffrir ainsi ?

Au milieu du désastre de sa vie, tout ce qui subsistait en dehors de son expérience immédiate, tout ce qui n’était pas en connexion directe avec le drame de sa jeunesse et ne touchait pas au sort de l’enfant jeté par elle à une destinée incomplète avait depuis longtemps cessé d’occuper son esprit.

Au début de son malheur, lorsque la trahison qui la livrait au déshonneur était devenue une certitude, qu’elle avait senti l’horrible désespoir de l’abandon lui labourer le cœur, elle s’était tournée, ardente, vers quelque secours miraculeux qui pût créer une issue à l’impasse désolée où elle s’était jetée. Mais ayant trouvé le ciel inattentif à son appel, elle s’était éloignée de la piété avec la vive rancœur que suscite au fond de l’âme désespérée, une attente déçue. Sa foi concentrée sur l’accomplissement immédiat d’un fait unique avait tout de suite sombré devant le silence absolu d’une divinité sourde, indifférente ou impitoyable, et elle n’avait plus jamais cherché dans la religion un abri contre la souffrance continue attachée à sa passion maternelle.

La joie amère de posséder Élisabeth avait ensuite banni toute idée de repentir.

Elle avait vécu absorbée tout entière dans ce sentiment qui la rattachait à la vie. Il était devenu le centre fixe où allaient aboutir toutes ses pensées, la raison d’être de sa propre existence et le point de départ de chacune de ses actions.

Elle avait souffert, passive et muette, tout ce qu’il était possible de souffrir dans sa fierté et dans son cœur, et peu à peu elle s’était laissée glisser doucement à l’obscure conviction que cette acceptation silencieuse des faits, cette résignation complète à un sort d’exception devait suffire à effacer sa responsabilité.

Depuis qu’Élisabeth était née et avait rempli jusqu’au bord sa vie désemparée, elle n’avait jamais pu, non, pas un seul instant, faire abstraction de sa présence, se figurer une vie de pénitence possible, sans le constant secours qui lui venait de sa tendresse pour son enfant.

Sans Elisabeth la grandeur du monde désert lui eût glacé le cœur d’effroi. Elle eût erré affolée dans de mornes solitudes, stériles et desséchées, où pas une source rafraîchissante ne serpentait à travers les pierres. Peu à peu l’intense désir de bonheur qui renaît comme une plante vivace aux crevasses de toutes les ruines avait pris racine sur les débris de son passé et en avait caché les détériorations.

L’idée poignante de sa déchéance s’était adoucie, sa faute, en quelque façon, légitimée, au fond de sa conscience par l’indispensable présence d’Elisabeth, s’était réfugiée dans une place forte où aucun remords ne l’inquiétait plus.

Longtemps, longtemps, elle resta abîmée dans ses pensées, cherchant à éclairer le dédale obscur où, dans un chaos contradictoire, les impressions saines et vivaces de sa jeunesse se mêlaient tout à coup à la torturante obsession du présent.

Elle alla enfin regarder dehors. En face des fenêtres un mur blanchi à la chaux arrêtait la vue à dix mètres, mais au-dessus de ce mur on apercevait, entre l’angle des toitures, un bout de ciel bleu.

Elle fixa un moment cette échappée lumineuse, puis ses lèvres s’entr’ouvrirent :

— Mon Dieu, mon Dieu, est-ce que c’est possible ?

Et elle ajouta sourdement :

— Élisabeth, mon enfant, ma petite fille, oui, il aurait mieux valu qu’elle ne vînt jamais au monde !